Bonsoir Cher Lourmarin,
Face à un désir aussi intensément exprimé, je ne peux qu'accourir pour vous donner satisfaction, d'autant plus que j'en avais fait la promesse au Duc cet après-midi ...
La nuit est tombée, les bougies se consument en faisant danser follement leurs petites flammes dont la lueur apporte douceur et sérénité ...
Dehors, souvenez-vous, nous avions laissé l'Empereur avec son moine espagnol ; la conversation se poursuivit :
"- Est-ce que, par hasard, vous seriez ambitieux" ?
demanda brusquement Napoléon.
-Nullement, Sire, je ne suis qu'un pauvre franciscain.
-Ganganelli l'était comme vous, et il est devenu pape.
"- Je ne voudrais pas même être supérieur de ma communauté, répliqua modestement l'adepte de Saint François.
- Alors que voulez-vous ?
' Vous servir, Sire, et vous sauver, sans autre espoir de récompense que d'occuper une petite place dans votre souvenir.
- Voyons, arrivez au fait : on pourrait nous surprendre, et je ne voudrais pas qu'on me trouvât ici, d'après ce qui se passe, en conférence mystérieuse avec un moine.
- Il y a de bons moines, Sire, comme il y a de bons rois.
- C'est possible, mais encore un coup, expliquez-vous
- Sire, vous n'ignorez pas que, dans notre ordre, le premier voeu est celui de la pauvreté : nous mendions ...
- Ah ! Nous y voilà, fit Napoléon en souriant ; oui, je sais cela, continua-t-il, et vous n'en faites pas mieux.
- Peut-être, Sire. Tous les hommes mendient plus ou moins : ceux-ci des richesses, ceux-là des dignités.
- Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites là. Poursuivez.
' En faisant nos quêtes dans les provinces d'Espagne, Sire, nous nous identifions en quelque sorte avec les populations ; nous connaissons bien mieux que les ministres de Sa Majesté très catholique, notre augiste roi, les besoins, les espérances de ses peuples.
C'est pour cela, Sire, qu'en vous parlant, c'est la voix du peuple que vous entendez par la mienne, et, vous le savez, la voix du peuple, c'est la voix de Dieu !
- Exceoté quand c'est un Marat qui se fait l'organe de peuple, objecta Napoléon.
- Peut-être ,Sire. Mais de grâce, écoutez les voeux et les espérances du peuple espagnol.
Si vos Soldats entrent en Espagne, pour imposer au pays un prince qui ne soit point Espagnol, et des lois qui lui soient étrangères, ces Soldats n'en sortiront pas."
Et en prononçant ces derniers mots, le franciscain s'était de nouveau jeté aux pieds de Napoléon qui, n'ayant pu maîtriser une certaine émotion à ces singulières paroles, lui dit :
- Que faitesèvous, Monsieur ?
- Sire, répondit le moine, toujours prosterné, je sais que les princes sont faciles à irriter. Je vous ai offensé peut-être, en vous parlant comme je l'ai fait ; mais Dieu m'ordonnait d'agir ainsi, et j'ai obéi.
Maintenant que ma mission est accomplie, ordonnez de moi ce que vous voudrez ; je suis prêt à tout souffrir.
- Retirez-vous, répartit Napoléon, je ne décerne pas les palmes du martyre.
Celui qui a relevé en France la croix et les autels, ne vient pas ici renverser les autels et briser la croix.
Retournez dans votre couvent, et dites à vos compatriotes que l'Empereur Napoléon veut le bonheur et l'indépendance de l'Espagne, et qu'il ne portera jamais une main profane sur les institutions d'un peuple fidèle et allié de la France. Adieu, Monsieur. A propos, reprit l'Empereur dès que le moine se fut relevé, n'oubliez pas de répondre au "
qui-vive" de mes sentinelles :
Lodi, c'est le mot d'ordre d'aujourd'hui, car c'est l'anniversaire de cette bataille...
Le franciscain se retira lentement, et disparut bientôt sous les sombres allées du parc ...
Quelques instants après être rentré au palais, l'Empereur entendit un coup de fusil tiré dans la direction qu'avait prise le religieux.
Il envoya s'informer de la cause de cette explosion ...
Le messager revînt et lui annonça qu'un des factionnaires venait de tirer sur un individu, qui n'avait pas répondu au "
qui-vive", trois fois répété par lui, et que malheureusement cet individu avait été tué sur le coup ...
"- Sire, ajouta le messager, c'était un moine espagnol" ...
'" C'est mon homme, dit Napoléon à voix basse ; le nom de Lodi devait décidément porter malheur à ce pauvre diable de moine."
Bonne nuit, en espérant que vous ne ferez pas de mauvais rêves, après ce triste épisode...
