Le récit de Jacques-François Miot, commissaire aux armées (1) (Mémoires pour servir à l'histoire des expéditions en Egypte et en Syrie) :
<<Le 20 ventôse, dans l'après-midi, les prisonniers de Jaffa furent mis en mouvement au milieu d'un vaste bataillon carré formé par les troupes de de la division du général Bon. Un bruit sourd du sort qu'on leur préparait me détermina, ainsi que beaucoup d'autres personnes, à monter à cheval et à suivre cette colonne silencieuse de victimes, pour m'assurer si ce qu'on m'avait dit était fondé. Les Turcs marchant pêle-mêle, prévoyaient déjà leur destinée ; ils ne versaient point de larmes, ils ne poussaient point de cris ; ils étaient résignés. Quelques-uns blessés, ne pouvant suivre aussi promptement, furent tués en route à coups de baïonnettes. Quelques autres circulaient dans la foule, et semblaient donner des avis salutaires dans un danger si imminent. Peut-être, les plus hardis, pensaient-ils qu'il ne leur était pas impossible d'enfoncer le bataillon qui les enveloppait ; peut-être espèraient-ils qu'en se disséminant dans les champs qu'ils traversaient, un certain nombre échapperait à la mort. Toutes les mesures avaient été prises à cet égard, et les Turcs ne firent aucune tentative d'évasion.
Arrivés enfin dans les dunes de sable au sud-ouest de Jaffa, on les arrêta auprès d’une mare d’eau jaunâtre. Alors, l’officier qui commandait les troupes, fit diviser la masse par petites portions, et ces pelotons, conduits sur plusieurs points différents y furent fusillés. Cette horrible opération demanda beaucoup de temps, malgré le nombre des troupes réservés pour ce funeste sacrifice, et qui, je dois le déclarer, ne se prêtaient qu’avec un extrême répugnance, au ministère abominable qu’on exigeait de leurs bras victorieux.
Il y avait près de la mare d’eau, un groupe de prisonniers, parmi lesquels étaient quelques vieux chefs au regard noble et assuré, et un jeune homme dont le moral était fortement ébranlé. Dans un âge si tendre, il devait se croire innocent, et ce sentiment le porta à une action qui parut choquer ceux qui l’entouraient. Il se jeta dans les jambes du cheval que montait le chef des troupes françaises ; il embrassa les genoux de cet officier, en implorant la grâce de la vie. Il s’écriait : « De quoi suis-je coupable ? Quel mal ai-je fait ? » Les larmes qu’il versait, ses cris touchant furent inutiles ; ils ne purent changer le fatal arrêt porté sur son sort. A l’exception de ce jeune homme, tous les autres Turcs firent avec calme leurs ablutions dans cette eau stagnante dont j’ai parlé, puis, se prenant la main, après l’avoir porté sur le cœur et à la bouche, ainsi que se saluent les Musulmans, ils donnaient et recevaient un éternel adieu. Leurs âmes courageuses paraissaient défier la mort ; on voyait dans leur tranquillité la confiance que leur inspirait, à ces derniers moments, leur religion et l’espérance d’un avenir heureux. Ils semblaient se dire : « Je quitte ce monde pour aller jouir auprès de Mahomet d’un bonheur durable. » Ainsi, ce bien être après la vie, qu lui promet le Qorân, soutenait le Musulman vaincu mais fier dans son malheur.
Je vis un vieillard respectable dont le ton et les manière annonçaient un grade supérieur, je le vis faire creuser froidement devant lui, dans le sable mouvant, un trou assez profond pour s’y enterrer vivant : sans doute il ne voulut mourir que par la main des siens. Il s’étendit sur le dos dans cette tombe tutélaire et douloureuse, et ses camarades, en adressant à Dieu des prières suppliantes, le couvrirent bientôt de sable, et trépignèrent ensuite sur la terre qui lui servaient de linceul, probablement dans l’idée d’avancer le terme de ses souffrances. Ce spectacle qui fait palpiter mon cœur et que je peins encore trop faiblement, eût lieu pendant l’exécution des pelotons répartis dans les dunes.
Enfin, il ne restait plus de tous les prisonniers que ceux placés près de la mare d’eau. Nos soldats avaient épuisé leurs cartouches ; il fallut frapper ceux-ci à la baïonnette et à l’arme blanche. Je ne pus souffrir cette horrible vue ; et je m’enfuis pâle et prêt à défaillir.
Quelques officiers me rapportèrent le soir que ces infortunés, cédant à ce mouvement irrésistible de la nature, qui nous fait éviter le trépas, même quand nous n’avons plus l’espérance de lui échapper, s’élançaient les uns dessus les autres, et recevaient dans les membres les coups dirigés au cœur, et qui devaient terminer sur le champ leur triste vie. Il se forma, puisqu’il faut le dire, un pyramide effroyable de morts et de mourants dégouttant de sang ; il fallut retirer les corps déjà expirés pour achever les malheureux qui, à l’abri de ce rempart affreux, épouvantable, n’avaient point encore été frappés. Ce tableau est exact et fidèle, et le souvenir fait trembler la main qui n’en rend point toute l’horreur.>>
Afin que l'on soit bien persuadé qu'il n'y a pas de tabou sur ce forum...
(1). A ne pas confondre avec Miot de Melito.
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