En recherchant dans les Mémoires de la duchesse d’Abrantès, j’ai fini par retrouver le passage auquel vous faites allusion.
Ma mère paraissait repousser une demande au moment où le premier mot me parvint. « Pour première objection, disait-elle, ma fille ne me quittera jamais à moins d'avantages immenses. - C'est une sottise ; comment d'ailleurs pouvez-vous l'espérer ? - Enfin c'est ma volonté ; et puis elle est trop jeune. - Pas du tout ; elle a l'âge que vous aviez ; son esprit est formé comme celui d'une personne de vingt-cinq ans ; et puis son caractère est ce qui m'a séduit. Cette jeune fille-là serait capable d'être une seconde Charlotte Corday si on touchait un cheveu à quelqu'un de nous trois. Elle ne peut pas me souffrir ? Eh bien ! cette haine pour un homme qui apporte la proscription sur la tête de sa mère est admirable, et je ne l'en aime que mieux. Enfin si vous consentez à ce que je veux, je paie sa pension dans l'une des premières écoles de Paris. Voulez-vous la garder près de vous ? Eh bien, elle aura une gouvernante et tous les maîtres les plus habiles ; mais le fruit de cette éducation ne sera que pour moi. Si dans deux ans je ne suis pas rappelé, elle viendra me joindre en Italie. Remarquez, madame Permon, que votre existence est ruinée, que vous n'avez plus de dot à donner à votre fille ; que je lui offre un sort comme elle ne peut en espérer un, et tout cela avec un mari de vingt-deux ans ? joli garçon et de la plus belle espérance. — Ah ! dis-je, en respirant enfin, ce n'est donc pas lui ! » Cette pensée m'étouffait. « Tout cela, reprit ma mère, ne me fait pas changer d'avis. Je ne veux, d'ailleurs, pas vendre ma fille. — Quelle expression ! Vous êtes bien vive, madame Permon ; lorsqu'une fois vous vous emportez, vous n'avez plus de bornes ; qui jamais vous a adressé une pareille parole? — Voulez-vous, répondit ma mère avec un grand sang-froid, trouver un autre nom à toutes vos propositions ? Le peu de délicatesse de votre manière devoir vous aveugle sur ce qu'il y a d'offensant dans tout ce que vous m'avez dit. Mais que m'importe que ce soit un mariage pour ma fille qui en soit le résultat ? Vous m'offrez la terre de Bresmes (une terre qu'il possédait dans la Normandie ou la Picardie, je ne sais laquelle), une somme d'argent pour terminer l'éducation de Laurette, et puis, en résumé, tout cela aboutit à une alliance qui me l'enlève. Je l'aurais donc vendue ! Non, je ne veux entendre à aucun arrangement de cette nature. D'ailleurs, M. de Permon est seul maître de ses enfans ; écrivez-lui : s'il y consent, je le veux bien ; mais il est tard. Adieu, je vais me coucher, Felice notte caro ; dolce riposo. » Lorsque ma mère entra dans la cabine qui n'était éclairée que par la lune, dont les rayons perçaient à travers la petite fenêtre, elle ne me vit pas d'abord, et crut que j'étais endormie. Mais j'avais trop de confiance en elle pour lui cacher que j'avais toute entendu. Je lui demandai pardon, en l'embrassant, de n'être pas montée sur le pont : « Tu as très-bien fait, me dit ma mère. Si tu étais montée, la conversation aurait cessé, et Salicetti aurait pu croire que je pouvais accepter ses propositions. » Je demandai à ma mère quel était le jeune homme dont il était question. — C'est un de ses neveux, un de ses cousins, je n'ai pas bien compris, me dit ma mère. Mais si je ne me trompe pas, je crois plutôt que c'est lui qui est le jeune homme. – Allons donc, tu plaisantes ; il serait mon père ! - Je ne plaisante pas du tout. Au surplus, que ce soit lui ou un autre, je ne veux pas que ma Loulou me quitte de cette manière ; embrasse-moi, ma fille. » Je me jetai dans les bras de ma mère, avec un abandon de tendresse qui tenait du délire, si un tel mot peut aller à ce sentiment pur et doux, qu'une fille éprouve pour sa mère. Nous nous couchâmes et ne parlâmes plus, car le fugitif entrait en ce moment dans sa cabine, qui n'était séparée de la nôtre que par des planches mal jointes.
Cet épisode se situe après l’émeute du 1er prairial an III (20 mai 1795) au cours de laquelle le député Féraud avait été assassiné et qui avait été suivie de l’arrestation de plusieurs députés. Salicetti qui aurait dû être arrêté également s’était réfugié chez madame Permon, mère de la future duchesse d’Abrantès, qui l’avait ensuite emmené avec sa famille dans le sud de la France en le faisant passer pour un domestique afin qu’il puisse s’embarquer sur un navire et échapper à la proscription. Les éléments qui permettraient de conclure que cette proposition de mariage concernerait Cipriani sont assez ténus. La mère de Laure ne croit pas que le neveu ou le cousin de 22 ans dont lui a parlé Salicetti existe vraiment. Elle pense plutôt que c’est Salicetti lui-même qui veut épouser sa fille, alors qu’elle est seulement âgée de 11 ans. La réponse que lui fait Salicetti quand elle lui objecte que sa fille est trop jeune est quelque peu surprenante. A quoi fait-il référence en disant : elle a l’âge que vous aviez ? Une telle réponse pourrait peut-être se comprendre si c’était celle qu’avait faite Junot au moment où il a demandé Laure en mariage alors qu’elle n’avait que 16 ans. Etrangement, les notices biographiques de Salicetti ne mentionnent pas l’épisode de la proscription suite à l’émeute du 1er prairial an III. Celle figurant sur Wikipédia indique même que Salicetti aurait été nommé commissaire à l’armée d’Italie en janvier 1796, alors que Laure Permon indique qu’il ne serait revenu en France que l’année qui suivit la première campagne de Bonaparte en Italie, soit en 1797. Quel crédit peut-on accorder à ce récit ? N’est-il pas sorti tout droit de l’imagination d’une enfant qui n’avait encore qu’une vague idée de ce qu’était le mariage ? Dans tous les cas, ce récit ne permet pas de conclure que Cipriani était né en 1785, car si c’était bien de lui dont il avait été question, pour avoir 22 ans en 1795, il faudrait que sa naissance remonte à 1773. L’année même où l’on suppose qu’il serait né à Guagno, même si les registres paroissiaux de Guagno ne conservent aucune trace de la naissance d’un Cipriani cette année-là.
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