Tiré du Gaulois
L ÉTOILE
Hier, chez Mme de B. comme le dîner s'achevait, au moment où l'on allait passer les fruits, le maître d'hôtel, devant chaque convive, solennellement mit une assiette singulière.
Il y en avait douze, douze assiettes petites, à gros grains de porcelaine très jaunie, avec encadrements de lauriers verts et d'aigles en grisaille, et au centre, une vignette a personnages, en couleur, frappée et conservée nettement. C'était toute la série du Retour des cendres de Napoléon, éditée au lendemain de l'installation sous le dôme des Invalides.
Je suis très fière de ma trouvaille, s'écria Mme de B.et-ne donnerai pas pour beaucoup la joie de vous en faire les honneurs
Et avec infiniment de douceur, de respect-presque de religion, Mme de B. sur son assiette, au milieu du médaillon où s'enlevait le profil assombri de l'Empereur, déposait un quartier de callevillé.
Mélancoliques et maigres assiettes, mais qu'un incomparable souvenir re- haussait un moment s'établit entre nous tous comme le lien d'une songerie, d'une vision commune du passé, et puis une voix dit:
Voici donc que le Hasard lui aussi se mêle de réveiller la légende ?
Admirable et mystérieux réveil en effet, où le théâtre, le livre, la livraison, la mode, le bibelot entrent en action, et qui ne laisse personne indifférent. Tout d'un coup, sans que rien n'explique cette curiosité fervente, elle éclate du fond des lassitudes, et du terre-à-terre, et de l'incolore, l'épopée surgit, un public se trouve pour aller applaudir l'évocation de cette grandeur; le faubourg, au lieu d'acheter, pour dix centimes, le Fils <~e la yo~e ou les -M~M de C~MW, achète le portrait de Sainte-Hélène; l'enfant apprend à lire dans Marbot et regarde des images dans Raffet; et les femmes aussi, en cette piété qui ne se rattache à rien, se répand au-dessus de toute politique, entendent avoir leur prix et leurs raisons.
J'ai demandé à Mme de B. de me faire l'amitié grande de confier à mes'soins ses bienheureuses assiettes; les lecteurs et les amis du Gaulois pourront les contempler dans la salle des dépêches, Mme de B. pour quelques jours, ayant bien voulu se séparer de son héros. Et quand elle l'appelait ainsi, elle résumait le sentiment actuel de toutes les femmes.
Aussi bien, l'Empereur, maître du monde, n'a pas toujours eu leur faiblesse pour lui; immortel de gloire, cette gloire îui manquait d'exercer le simple charme d'un homme le témoignage écrit par les contemporaines indique qu'il inquiétait, enrayait, éblouissait, mais qu'à l'ordinaire il était gauche et brusque avec le cœur des femmes et ne lui savait point parler.
La duchesse d'Abrantès conte des anecdotes Mlle Avrillon, la générale Durand, malgré le respect que leur imposait leur charge, laissent percer quelques indiscrétions; l'auteur anonyme de ces Mémoires iéminins que Ladvocat a enclavés dans son édition des Mémoires de Constant, est bien pittoresquement explicite a ce sujet; quant a Mme de Rémusat, à laquelle le prince Napoléon fit une réponse si bellement césarienne, elle se délecte dans l'égratignure.avec un sourire d'exquise perfidie.
Et tout d'un coup, voici que les femmes elles aussi passionnément se déclarent et entonnent l'hymne; en cette prestigieuse reprise, elles comptent maintenant au premier rang, et ce qu'il y a la de plus notable, c'est qu'elles disent pourquoi.
Pourquoi, en effet, vers lui, dans l'heure qui passe, ce retour ému des femmes, et pourquoi cette affirmation soudaine d'un culte, qui est comme une victoire nouvelle pour l'Empereur endormi ?
C'est qu'à présent, de tout ce lointain tumultueux, une lumière se dégage, lumière très douce, lumière qui est le vrai guide et dans laquelle il faut croire, lumière de l'Etoile.
Oui l'Empereur était par excellence le héros de son étoile, c'est ainsi qu'il appa- raît aux femmes et dans l'histoire finale, et c'est ainsi qu'une superstition délicate, toujours a aimé se représenter les élus. L'Empereur, c'est l'homme dont la mère, hantée de pressentiments et de rêves, voulait accoucher, elle la femme d'un pauvre procureur, sur une tapisserie où combattraient les héros de l'Illiade; c'est l'homme qui, pour présent nuptial, donnait a Joséphine une bague noire qui portait cette dédicace « au Destin »
Homme soumis à la Providence, de qui il tient tout, et qui n'hésite point à le pro- clamer. Ses historiens lui rendent cette justice, et. Lanfrey lui-même observe que Bonaparte parlait toujours de la Fortune singulier orgueil ou plutôt calcul plein de justesse et de pénétration qui lui faisait placer sa gloire dans la fidélité de sa fortune encore plus que dans la sûreté de ses combinaisons, parce qu'il connaissait assez les hommes pour savoir qu'il y a plus a gagner avec eux à prouver son etoile qu'à prouver son génie ou sa vertu.
L'Etoile-! cette étoile qui luit dès un berceau et qui conduit t'être choisi à travers les chemins, n'est-ce pas vers elle que nous tendons, et sans cesse et quand même? Malgré soi, on l'attend, on la cherche, on la. veut, comme par un besoin déposé en nous !
C'est elle, depuis si longtemps paresseuse, que dans l'ensemble de la Vie du grand Empereur, on vient de voir briller tout d'une pièce, et c'est cela qui parle au meilleur de nos coeurs. Sans elle on n'est rien, et dans la triste vie que nous trainous au jour la nuit, les femmes ont rai- son de nous le rappeler.
Napoléon, pour elles, c'est le triomphe, la démonstration de l'Etoile, et quand elles se laissent émouvoir ainsi, elles qu'on prétend déchues, et quand elles compren- nent et nous montrent et acclament la nécessité de quelque chose encore qui voisine avec le bleu du ciel, elles sont dans le plus lumineux de leur mission !
Etoile de l'Amour ne descend pas des cieux crie le vers lamartinien. Cette étoile-là, elle aussi, comme par un miracle, vient de briller sur Napoléon. Comment les femmes demeureraient-elles closes à cette révélation ?
Non, ce n'est plus l'ancien et terrible pinceur d'oreilles, ce n'est plus cette bouche froide, aux railleries agressives et qui recueillait l'hommage des femmes avec des critiques sans pitié ce n'est plus ce regard qui ne savait que fulgurer et cette main que s'abattre.
Soudain, l'homme si dur de Tilsitt. celui qui avait eu la force de refuser à la reine de Prusse quand, humiliée et frissonnante, elle lui disait Merci pour cette rosé que vous m'offrez, sire. mais est-ce avec Magdebourg ?
Soudain, cet homme s'anime avec une âme; ce bronze tressaille, et sous son poids vit quelque chose de tendre et de jeune ce prodigieux vainqueur est parfois vaincu par une mélancolie, un désir, un abandon, et il se trouve qu'après Marengo ô légende napoléonienne, voir cette fois a la cuisine, le poulet, il donnerait tout pour un baiser de Joséphine.
Et voici que glisse, dans le fond de l'histoire, le profil de la Grassini voici la petite maison de l'allée des Veuves, et. le salon des Dames d'annonce; et voici tout là-bas, dans le décor des neiges de Pologne, le divin sourire de la comtesse Waleska.
Ne pas aimer un homme qui aime, et surtout quand cet homme est un magnique capitaine? Aussi bien, pour les femmes, l'amour dans Napoléon, c'est la revanche de l'amour même, de l'amour qui perdit Troie, et dont les détracteurs disent volontiers qu'il ne saurait cadrer avec les grands penseurs.
Un soupir de Napoléon, pour toutes les femmes c est une apothéose, c'est le bouquet et le philosophe peut-être ne sera pas étonné si dans la sincérité d'un tel enthousiasme, secrètement, entre aussi une joie: celle de voir manifestement établi que leur empire a. elles n'a pas épargné l'Empereur, et qu'il jouit de l'éternité refusée au sien.
Oui, c'est une gloire sans doute, mais la Femme garde cette supériorité que la gloire en dehors d'elle lui tient au cœur tout autant. Puissamment elle entend la gloire, la respire, s'en grise, et ce qui est adorablement précieux, elle sait en avoir l'ambition pour qui lui est cher.
La première a la fenêtre quand passe le régiment, toute vibrante et inspirée sitôt que devant elle de l'héroïsme éclate, c'est en elle encore, elle l'éducatrice et la gardienne, que se conserve de la sorte la plus vivace de nos traditions et de nos besoins.
Certes, a ce nom de Napoléon, en un recoin de son souvenir s évoque la vie désolée des veuves, des épouses, des fiancées d'autrefois; et à travers cette merveilleuse page de son Musset, elle revoit ce qu'il dit, d'inoubliable manière, l'époque où, conçus entre deux batailles, élevés dans les collèges au roulement des tambours, des lueurs d'enfants se regardaient entre eux d'un œil sombre, en essayant leurs muscles chétifs, et où parfois leurs pères ensanglantés apparaissaient, les soulevaient sur leurs poitrines chamarrées d'or. puis les posaient a terre et remontaient à cheval.
Mais en même temps qu'au cimetière d'Eylau, elle songe au soleil d'Aus- terlitz si elle connaît Leipsik, elle sait léna, et n'est-ce pas une réconfortante chose que de la trouver si sensible encore et si fidèle dans son émotion, quand nous-mêmes, peut-être, nous cédons sous le poids du Temps.
Elle admire Napoléon comme jamais, jamais ne s'est offerte si ardemment à elle l'image du génie même et celle de la patrie grande c'est bien l'heure, semble-t-il.
Qui sait si, parmi ces femmes éprises maintenant de tout ce qui fut si vaste et merveilleux une peut-être gardera de cette approche quelque noble aspiration, quelque force inconnue le devoir, le mépris de la logique, le sacrifice, l'indomptable passion de faire large peuvent nous être reprêchés au feu de cet exemple, le souffle des grandes choses peut renaître, et celles qui les comprennent ainsi sont bien faites pour l'honneur de cett Besogne !
Leur héros est complet puisqu'il fut capable aussi d'être le héros des femmes, et avec elles, sous le regard de l'étoile, invoquée pour demain, en cette leçon d'amour et de gloire, je le salue dans sa petite redingote grise !
ALEXANDRE HEPP
_________________ "Tant que les Français constitueront une Nation, ils se souviendront de mon nom."
Napoléon.
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