MONSIEUR DE TALLEYRAND ET SA FIANCEE
AVANT-PROPOS
Lorsque, sur les instances de Mme de Staël auprès de Barras, il devint ministre des Relations extérieures du Directoire exécutif de la République française, l’ancien abbé de Talleyrand-Périgord avait quarante-trois ans. Il était déjà célèbre par son esprit comme par son manque de scrupules ; et il possédait depuis quelques jours une maîtresse fort inquiétante.
Bernard NABONNE
Mrs Grant était une toute jeune Anglaise adorablement jolie. Presque enfant, elle s’était mariée aux Indes, à Patna, avec un chef de service de la Compagnie anglaise dans le Bengale. Bientôt après, un autre Britannique, celui-là richissime, nommé Whitehill, fasciné par elle, l’avait enlevée à son époux. Il avait pris le bateau et l’avait amenée à Paris, alors en pleine Révolution.
S’il voulait la conserver, il commettait évidemment une imprudence en produisant dans une telle ville aussi éclatante beauté ; mais les esprits malveillants se demandèrent par la suite si Whitehill, corrupteur émérite, n’était pas un agent de la diplomatie anglaise, et s’il n’avait pas calculé froidement les lointaines conséquences de son acte.
Un étranger opulent, une étrangère très belle s’introduisent aisément dans la société parisienne. M. Whitehill et Mrs. Grant furent tout de suite accueillis avec faveur dans les salons politiques. Ils rencontrèrent en 1791 un quinquagénaire, ancien commis de Necker, nommé Claude Valdec de Lessart.
Celui-ci était un des innombrables personnages étranges de la Révolution. On faisait de vagues hypothèses sur son père, sur ses origines, et son nom était fabriqué. Cela ne l’empêchait pas d’être ministre de l’Intérieur et des Finances et d’avoir la confiance du Roi comme celle de l’Assemblée.
Il trouva avec Mrs Grant des sujets de conversation, car il avait été liquidateur de la Compagnie française des Indes ; et il devint son amant au début de 1792, quelques jours après avoir troqué son ministère de l’Intérieur contre celui des Affaires étrangères.
Dès lors, Mrs. Grant faisait partie des milieux diplomatiques. Elle ne devait plus en sortir.
On a beaucoup parlé, plus tard, lorsqu’elle fut princesse de Talleyrand, de la sottise de cette jolie femme. On se demande s’il ne s’agit point là d’une légende accréditée par son mari, lorsqu’il voulut se séparer d’elle. Craignait-il qu’elle parlât trop et voulait-il frapper de nullité son témoignage ?
Quoi qu’il en soit, personne ne s’avisait, en 1792, du manque d’intelligence d’une ravissante créature qui menait sa barque avec tant d’habileté qu’elle restait la meilleure amie de la femme du ministre dont elle était la maîtresse, qui se faisait assurer pour l’avenir une rente de 30 000 livres par Whitehill qu’elle trompait ouvertement, et qui obtenait même du malheureux Grant, abandonné aux Indes, des envois de colis contenant des objets précieux.
Claude de Lessart avait beau être amoureux d’elle, elle le quitta dès qu’il ne fut plus ministre ; et, après le 10 août, la Révolution entrant dans une phase trop tragique à son gré, elle émigra en Angleterre où elle fut reçue, les bras ouverts, par les diplomates anglais qu’elle avait servis et parmi lesquels elle trouva une succession d’amants, de pareils charmes ne pouvant pas rester sans emploi.
Dans leur société, elle rencontra le marquis Cristoforo de Spinola, ministre de Gênes à Londres, galant homme qui lui avoua incontinent sa flamme et auquel elle ne résista guère. Quelques années passèrent ainsi. Le Directoire avait succédé à la Convention ; et les royalistes conspiraient pour le renverser.
Le moment était venu pour les chercheurs d’aventures de rentrer en scène. Cristoforo de Spinola qui avait de grandes ambitions et qui s’occupait de haute politique, était en relations avec les contre-révolutionnaires du club de Clichy. Appelé par eux en 1797, il débarqua à Paris où il n’était pourtant nanti d’aucune fonction officielle.
Bien entendu, la belle Mrs. Grant avait tenu à l’accompagner. Elle fut encore plus fêtée par les salons parisiens qu’elle ne l’avait été lors de son premier séjour. On avait oublié M. de Lessart, égorgé après les journées de Versailles.
Quant à Cristoforo, il ne l’embarrassa pas longtemps. Fructidor vint bientôt balayer les complots et les espoirs du ministre génois, qui ne tarda point à être expulsé de France par le Triumvirat.
Entre temps la belle Anglaise avait séduit Talleyrand. Cet homme prudent fut saisi d’une passion si profonde qu’il ne songeait pas le moins du monde à cacher sa liaison. Mrs Grant était décidément la femme de sa vie, et il lui promettait le mariage, ce qui ne l’émerveillait point, car la situation financière du nouveau ministre était encore précaire.
A cette époque, c’était sans doute pour elle qu’il éprouvait le besoin de s’enrichir au cours de son passage au pouvoir. Tout de suite, il s’y était employé de son mieux. Barras prétend qu’en apprenant sa nomination au ministère, il s’était écrié :
« Nous tenons la place. Il faut y faire une immense fortune, une fortune immense. »
Sans hésiter, Mrs. Grant l’aida à atteindre ce but, lui servant d’intermédiaire pour des tractations louches comme celles qui eurent lieu lors de la venue à Paris des sénateurs américains Pinkney, Marshall et Gerry, chargés de rétablir des relations normales entre les Etats-Unis et la République française.
Mrs. Grant alla trouver les sénateurs et leur conseilla de verser 120 000 francs au ministre s’ils voulaient faire aboutir leur mission. Les Américains ayant repoussé cette demande avec indignation, Talleyrand refusa, deux jours plus tard, de négocier.
Les Etats-Unis étaient alors une toute petite nation, dont les habitants passaient pour ne savoir quoi faire de leur argent. Les sénateurs sentirent qu’il fallait composer.
Ils reçurent de nouveau Mrs. Grant, qui ne cacha point que les prétentions du ministre avaient augmenté. Il lui fallait à présent 1 250 000 francs. Beaumarchais, qui réclamait devant les tribunaux 145 000 livres sterling à l’État de Virginie, offrait de faire les fonds si le gouvernement de l’Union assurait le bien de son procès.
Ces combinaisons étranges, qui restèrent inconnus du public français, devaient recevoir une grande publicité dans le reste de l’Europe et surtout aux Etats-Unis, les dépêches des sénateurs américains ayant été publiées, après leur échec et leur retour à Philadelphie, dans le New-York General advertiser.
Bien entendu, le Directoire, fort monté contre les Etats-Unis, ne fut pas tenu au courant. S’il soupçonna quelque chose, il fut gêné par la vénalité de l’un de ses membres, Barras, pour dénoncer un ministre vénal. Il se contenta de faire arrêter Mrs. Grant, émigrée du 10 août, qui avait eu l’audace de venir parader au palais directorial du Luxembourg, ce qui amena Talleyrand a écrire aux Directeurs pour obtenir sa libération.
Mrs. Grant ne devait pas s’en tenir là. Le Directoire fut mis au courant d’une correspondance clandestine qu’elle entretenait avec Londres par une lettre qui tomba fortuitement entre les mains d’un de ses membres, La Revellière-Lépaux.
Dans cette lettre, adressée à un ami du cabinet de Saint-James, la belle Anglaise parlait surtout de son ami, le ministre, surnommé par elle Piedcourt en raison de sa claudication et sur lequel elle s’exprimait sans ambiguïté.
Mrs. Grant raillait les sollicitations amoureuses dont le ministre la harcelait et dont elle savait faire profiter ses amis anglais, car, dans ses moments d’abandon, Piedcourt ne lui cachait rien de nos préparatifs militaires, de nos projets d’une expédition en Irlande, et des autres secrets de la politique française. Il espérait, selon elle, se faire élire au Directoire afin, disait-il, de « mettre un sceptre à ses pieds » ; mais il craignait « l’Enchanteur et sa clique » sans doute Merlin de Douai.
La Revellière, homme prudent, inscrivit en marge de cette lettre, que le hasard nous fit découvrir aux Archives de France, les mots : Pièce secrète. – Registre secret N° 348 (A.N.A.F. III, 58). Il n’osa point la faire lire à Barras ; mais il en dit la substance à deux de ses collègues, Reubell et Merlin de Douai.
Ceux-ci, qui étaient, malgré les bruits infâmes qui couraient sur eux, des hommes rudes et probes, prirent très mal la chose ; et il y eut, au sein du Directoire, une vive discussion au sujet du ministre des Relations extérieures et de sa curieuse fiancée.
« Je demande que la nomination de ce prêtre impudent soit révoquée », s’écria Reubell.
Ce Directeur n’imaginait pas qu’un ministre pût trahir son pays. La lettre incriminée n’indiquait d’ailleurs aucune trahison de sa part ; mais c’était trop qu’il fût un « débauché suivant l’école de Sade ». Sa liaison faisait horreur à l’Alsacien, connu pour ses vertus familiales.
« Ne pouvant se satisfaire en France où cependant on ne manque pas de catins, vitupéra-t-il, ce misérable défroqué en a pris une outre-Manche, et de celles que les Anglais font venir de l’Inde pour qu’elles aient un goût plus épicé. »
Merlin de Douai était plus soupçonneux que son collègue. Il déclara froidement :
« Qui peut nous garantir que la prétendue liaison galante de Talleyrand avec cette femme aimée ne soit pas une liaison politique, que Talleyrand – comme tant de patriotes l’en accusent depuis longtemps – ne soit pas réellement un homme vendu à l’Angleterre, un véritable agent de l’Angleterre, dont Mrs. Grant ne serait que le paquebot intermédiaire ? »
Le jurisconsulte du Directoire n’aurait pas été opposé à ce qu’on mît cette créature à la question. En tout cas, il fallait lui faire subir un « interrogatoire serré ». Après quoi, l’on essaierait de prendre le ministre en flagrant délit ; et on l’enverrait avec sa maîtresse devant une commission militaire pour une « justice éclatante », qui ne pouvait être qu’une condamnation capitale.
Heureusement pour les deux amants, les trois autres Directeurs furent beaucoup moins sévères. La Revellière se perdit, selon son habitude, dans des considérations philosophiques ; François de Neufchâteau invoqua « le sanctuaire de la vie privée » ; et ce ne fut qu’un jeu pour Barras de faire renvoyer l’affaire au ministre de la Police, qui était à sa dévotion. Il n’en fut plus parlé.
Ce silence était un signe de la faiblesse grandissante du Directoire. Bonaparte n’était pas le seul homme qu’il craignît. Talleyrand lui-même paraissait redoutable à ses membres divisés. Ils n’eurent pas à se féliciter de leur manque d’énergie en cette circonstance. L’opinion européenne leur imputa les turpitudes de leur ministre.
Une caricature anglaise, qui circula à Paris, les représenta sous les traits d’une hydre à cinq têtes brandissant un poignard contre les trois sénateurs américains. L’hydre directoriale criait : « Money ! Money ! », tandis que les sénateurs américains protestaient : « Assez, monstre ! Tu n’auras pas six pence. »
À la suite de ces affaires, Talleyrand resta ministre ; mais il ne parvint jamais à se faire élire Directeur. De plus, Reubell, qui s’était réservé au Directoire la partie diplomatique, désormais plein de méfiance à son égard, l’écarta de plus en plus des affaires, nommant les ambassadeurs sans le consulter, correspondant directement avec les agents.
Talleyrand acceptait toutes ces humiliations. Ses fonctions devenaient purement honorifiques, mais, après tout, étaient bien payées. Même sans les « à-côtés » du métier, il touchait 90 000 livres par an, ce qui, pour lui, à cette époque-là, était appréciable.
Cependant, sa liaison durait toujours avec la belle Mrs. Grant, qui n’eut plus rien à communiquer à ses amis anglais, au moins jusqu’à la fin du Directoire.
Talleyrand prenait une part importante à la préparation du 18 brumaire. Désormais investi de la confiance d’un homme plus large d’esprit que le citoyen Reubell, il pouvait poursuivre, sous le Consulat, l’édification de cette fortune qui était un des buts de sa vie.
En 1802, lorsqu’il se décida à faire bénir ses liens avec Mrs. Grant, l’ex-abbé de Talleyrand-Périgord, l’ancien évêque d’Autun, reconnut par contrat à sa fiancée des fonds considérables, rapidement constitués chez un banquier de Hambourg et dont personne ne lui demanda l’origine.
La jeune Mme de Talleyrand allait pouvoir se reposer de ses peines.
FIN
******************************************
MIROIR DE L'HISTOIRE N° 11 - DECEMBRE 1950
|