L'Énigme des Invalides

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Message Publié : 15 Oct 2005 22:50 
Le 5 mai 1821, Napoléon expire à Sainte-Hélène, mais la nouvelle ne parvient en Europe qu'au début de juillet. L'émotion est considérable, en France, à l'étranger, et même en Angleterre où la mort de "Bony", à en croire Pasquier, a été ressentie encore plus profondément à Londres qu'à Paris.
Survenue dans des conditions exceptionnelles, si loin de la patrie, sur ce rocher hostile perdu au milieu de l'océan, cette mort enflamme les imaginations et ravive le bonapartisme.
"Aucun homme de bruit, dira Chateaubriand, n'a eu une fin pareille à celle de Napoléon", et il ajoutera : "vivant, il a manqué le monde, mort, il le possède !"
Edgard Quinet n'a que 18 ans à l'époque, mais, plus tard, il se rappelera encore l'impression produite par la nouvelle qui, écrira-t-il, "remontra soudain Napoléon à toute la terre et lui rendit en un moment, pour toujours, son royaume de bruit".
En partant pour l'exil, Napoléon laissa derrière lui de tels souvenirs qu'au lieu de les effacer et de les estomper, le recul du temps accrut leur relief et leur donna des proportions surhumaines. Peu à peu, autour de son nom, se crée et continuera à se créer une légende, un culte, presque une religion.
En vain la Restauration l'ignore-t-elle, en vain cherche-t-elle à jeter sur lui le voile de l'oubli, les imaginations, frappées à jamais par le caractère remarquable de l'épopée, le parent de traits fabuleux. Oubliant l'oppression, les guerres et leur cortège de souffrances et de désastres, le peuple, d'un mouvement spontané, s'abandonne à l'envoûtement; Napoléon devient le héros d'une merveilleuse histoire, contée dans chaque chaumi!ère et embellie de veillée en veillée. Selon sa propre expression, l'ennemi triomphant a mis sur sa tête "la couronne d'épines".
En en faisant un martyr, écrira encore Chateaubriand, les Anglais "lui rendirent plus brillante pour la postérité la couronne qu'ils croyaient lui avoir ravie".
Si du vivant de Napoléon, alors qu'il régnait, pamphlets et libelles s'étaient accumulés contre lui, à sa mort, c'est une efflorescence de manifestations à sa louange.
L'idole est taillée, tout devient matière à entretenir son culte.
Dans les boutiques, ce ne sont que tabatières, bonbonnières à double fond à l'effigie de Napoléon, mouchoirs brodés de violettes, boîtes en forme de petit chapeau, manches de canne dessinant le profil impérial, statuettes représentant l'Empereur avec sa redingote.
L'image joue aussi son rôle, et Charlet, dira-t-on, achève l'éducation napoléonienne du peuple. Du haut en bas de l'échelle sociale, ses lithographies pénètrent dans les demeures et voisinent parfois avec celles du Christ ou de la Vierge.
Les humbles en font un dieu, les jeunes éprouvent la nostalgie d'une épopée qui offrait un aliment à leur enthousiasme; Alfred de Musset allait traduire cet état d'âme dans une page célèbre des "Confessions d'un enfant du siècle" : "Ils voyaient se retirer d'eux les vagues écumantes contre lesquelles ils avaient préparé leurs bras".
Et le Lucien Leuwen de Stendhal constatait : "Je respecte Washington, mais il m'ennuie, tandis que le jeune général Bonaparte, vainqueur au pont d'Arcole, me transporte bien autrement que les plus belles pages d'Homère et du Tasse."
Les anciens soldats et les officiers en demi-solde qui, depuis que l'armée napoléonienne a été dispersée, traînent une inactivité qui s'exalte au souvenir des années d'aventures et de gloire, retracent, non sans les amplifier, les prouesses de leurs randonnées à travers l'Europe. Tous évoquent avec émotion "l'Homme", "l'Ancien", "l'Autre"...

(A suivre)


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Message Publié : 16 Oct 2005 23:02 
Qui ne se rappelle le récit de Goguelat dans la grange du "Médecin de campagne" et les aspects fantastiques qu'il donne de bonne foi à la chevauchée impériale : "Etait-ce naturel ? Auriez-vous fait cela pour un simple homme ?" Et lorsque, parmi ses auditeurs, un officier fait allusion au décès de Napoléon, Goguelat ne cache pas son incrédulité : "Faut pas leur en vouloir, parce que, voyez-vous, un soldat ne connaît que sa consigne."
Enfin, les âmes pieuses font réciter des prières dans les églises et célébrer "à bas bruit" des services funèbres à la mémoire du grand disparu.
Un tel jaillissement d'hommages irrite le Pouvoir contre les faiseurs de légende, "cette histoire insaisissable qui n'est écrite nulle part, qui se renouvelle et se transforme dans la bouche de chaque narrateur" (Edgard Quinet).
Il est difficile de lutter contre une légende ! Et celle-ci, répandue par les soldats de l'Empire et par tous ceux qui sont restés fidèles à la mémoire de leur héros, ainsi que le bonapartisme naissant, issu de la lutte contre la Restauration, doivent apporter un apport décisif à l'Empereur lui-même qui, à Sainte-Hélène, s'adresse à la postérité et grave sur son île un testament pour les Français.
Brisée dans l'espace, son ambition prépare sa revanche dans le temps. Le conquérant frappe l'imagination populaire en vue d'ultimes victoires : son apothéose posthume et la revanche de son fils. Il transforme en légende l'épopée du passé et façonne l'avenir en rêves démesurés : "Nouveau Prométhée, je me suis cloué à un roc et un vautour me ronge. Oui, j'avais absorbé le feu du Ciel pour en doter la France; le feu est remonté à sa source et me voilà !"
Sa volonté de puissance survit à sa chute et, désormais impuissant à construire le présent, il prépare l'avenir. Dépouillé du pouvoir et privé de liberté, l'Empereur vaincu se sert des seuls moyens d'action qui lui restent : la parole et la plume. Pour fixer son histoire et celle de son fils, il trace sa propre image posthume et, connaissant les Français de 1815, leur impatience du despotisme, leurs dégoût de la guerre, leur désir d'apaisement, il leur offre des récits qui nourriront sa légende et des principes qui créeront la doctrine bonapartiste. Le Mémorial en sera l'aboutissement, le comte de Las Cases l'instrument et, de ces pages, comme l'écrira Carlo Bronne, "le monde verra se lever un personnage nouveau, le Napoléon de la postérité".


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Message Publié : 17 Oct 2005 20:53 
En 1814, à Fontainebleau, faisant ses adieux aux soldats de la Vieille Garde, Napoléon leur fait une promesse : "J'écrirai les grandes choses que nous avons faites ensemble." Il tiendra parole avec la rédaction du Mémorial.
Le but de l'Empereur en dictant ses souvenirs à Las Cases est double : d'une part, émouvoir l'opinion par le récit de ses souffrances, des mesquineries, des humiliations dont il est l'objet à Sainte-Hélène; c'est le dossier de l'accusation.
D'autre part, dresser le bilan de quinze années de règne et dégager les idées-forces pour l'avenir de la France et de son fils.
Le "Héros dans ses chaînes" est une évocation frappante dont se nourrira la légende.
M. André Fugier, dans son introduction à l'édition du Mémorial, remarque qu'en dépeignant ainsi la captivité napoléonienne dans un détail et avec une force incomparablement supérieure à tous les autres documents parus à l'époque, le Mémorial fait entrer l'Empereur dans la communauté de ceux qui ont souffert dans les camps de prisonniers.
Devant l'adversité, raconte Las Cases, Napoléon témoigne d'une force d'âme peu commune, supportant héroïquement ses épreuves, et s'en étonnant lui-même, il dit qu'elles glissent sur lui comme du plomb sur du marbre et que "leur poids avait pu comprimer le ressort mais n'avait pu le briser"; il reconnaît que c'est là le véritable triomphe de la raison et de l'âme.
Personnage de légende, Napoléon se décrit comme un surhomme : "Je crois que la Nature m'avait calculé pour les grands revers; ils m'ont trouvé une âme de marbre, la foudre n'a pu mordre dessus, elle a dû glisser."

(A suivre)


Dernière édition par Joker le 17 Oct 2005 21:43, édité 1 fois.

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Message Publié : 17 Oct 2005 21:19 
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:salut: Vivement la suite! :aime:


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Message Publié : 17 Oct 2005 21:48 
Merci D2R !
Votre enthousiasme m'incite à poursuivre dans cette voie.
Je vous promets encore quelques beaux moments de lecture... :4:


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Message Publié : 18 Oct 2005 22:09 
Si Napoléon sait parfois se hausser jusqu'au niveau du héros, il sait aussi, pour toucher les coeurs, s'identifier à celui d'un homme tout simple, d'un fils, d'un époux, d'un père.
Dans sa lettre d'adieux à Las Cases, au moment de son arrestation, Napoléon lui fait une dernière recommandation : "Si vous voyez un jour ma femme et mon fils, embrassez-les. Depuis deux ans, je n'ai eu aucune nouvelle, ni directe, ni indirecte." Voilà bien de quoi émouvoir ceux qui liront ces lignes !
Puis, au Napoléon souffrant, succède le Napoléon devant l'Histoire; désireux de constituer son plaidoyer et sa légende, il se présente comme le continuateur de la Révolution, un pacifiste qui a toujours voulu la paix et n'a fait la guerre qu'à son corps défendant, puis comme un législateur et un constructeur.
Une fois ces grandes idées développées, il en appelle au jugement de l'Histoire, qui, écrira F. Sieburg, "est sa seule vraie patrie, car c'est en elle qu'il espère trouver le seul repos qui lui soit convenable : le sommeil dans la pierre des monuments élevés à sa gloire".
Ainsi les éloges que Napoléon se décerne à lui-même précisent les traits de la créature imaginaire née de l'éloignement qui le remplace tout en le perpétuant.
"Je voyais en lui, écrira Edgar Quinet, un être différent de celui que le monde avait réellement connu. Cette idéologie qu'il avait tant maudite, il devait désormais la servir puisqu'il n'était plus qu'une idée."

(A suivre)


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Message Publié : 19 Oct 2005 15:17 
Y a pas a dire, vous etes doué Joker :4:

:honneur:


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Message Publié : 19 Oct 2005 16:24 
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:salut: Si la profession d'enseignant du "napoléonisme" n'éxiste pas, il faut l'inventer...
:2:


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Message Publié : 19 Oct 2005 22:05 
Vous êtes trop bons, messieurs. :rougi:
Je vais donc m'efforcer de rester digne de vos louanges. :4:


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Message Publié : 19 Oct 2005 22:29 
Lorsque le Mémorial paraît, en 1823, Las Cases a soin d'éviter dans sa rédaction tout ce qui pourrait heurter le régime au pouvoir et provoquer les foudres de la censure ainsi que les poursuites policières; mais dans les éditions suivantes, après la révolution de 1830, il rétablit le texte dans son intégralité.
Au Mémorial vont bientôt s'ajouter les premières oeuvres objectives ou sympathiques consacrées à l'Empereur et à son oeuvre : le "Napoléon" d'Arnault; "l'Histoire de Napoléon et de la Grande Armée en 1812" du comte de Ségur, dont la duchesse d'Angoulême pensait que si elle avait été publiée plus tôt , elle eût sauvé la vie du maréchal Ney; puis "l'Histoire du Consulat et de l'Empire" de Thibaudeau.
A ces oeuvres historiques, va s'adjoindre toute une littérature en prose ou en vers : Casimir Delavigne écrit ses premiers poèmes dont on imagine mal aujourd'hui le retentissement; Belmontet commence sa carrière; Méry et Barthélémy lancent leurs couplets satiriques - le second sera condamné en 1829 à trois mois d'emprisonnement et mille francs d'amende pour avoir célébré, dans "Le fils de l'Homme", le Roi de Rome prisonnier de l'Autriche.
Béranger, qui avait compris que la gloire de la France et celle de Napoléon étaient unies et ne formaient qu'une seule cause, fait imprimer son premier recueil de chansons chez Didot en 1821, dont 11.000 exemplaires sont vendus en une semaine; il est aussitôt l'objet de poursuites judiciaires pour "outrages à la morale publique"; c'est le poème intitule "Le Vieux Drapeau" qui a irrité le pouvoir :

De mes vieux compagnons de gloire
Je viens de me voir entouré;
Nos souvenirs m'ont énivré,
Le vin m'a rendu la mémoire.
Fier de mes exploits et des leurs,
J'ai mon drapeau dans ma chaumière.
Quand secoûrai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs ?

Las d'errer avec la victoire
Des lois il deviendra l'appui.
Chaque soldat fut, grâce à lui,
Citoyen aux bords de la Loire.
Seul il peut voiler nos malheurs;
Déployons-le sur la frontière.
Quand secoûrai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs ?

Mais il est là près de mes armes;
Un instant osons l'entrevoir.
Viens, mon drapeau ! Viens, mon espoir !
C'est à toi d'essuyer mes larmes.
D'un guerrier qui verse des pleurs
Le ciel entendra la prière.
Oui, je secoûrai la poussière
Qui ternit tes nobles couleurs.

Le procès de Béranger qu'exploitait adroitement le culte napoléonien est un véritable événement qui attirera à l'audience une foule considérable.
Trois mois de prison et cinq cents francs d'amende, telle est la condamnation.
Interné à la prison de Sainte-Pélagie, Béranger y reçoit de nombreux bonapartistes et sa popularité ne fait que s'accroître; désormais, ses chansons lues et chantées partout deviennent une arme de guerre pour l'opposition.
Maxime du Camp raconte que le fils du général Decaen ayant à un dîner de famille chanté "Le Vieux Caporal", ses oncles avaient repris en choeur le refrain et qu'on l'avait forcé à s'agenouiller : "A genoux, petit, c'est un chant sacré !"


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