Le 5 mai 1821, Napoléon expire à Sainte-Hélène, mais la nouvelle ne parvient en Europe qu'au début de juillet. L'émotion est considérable, en France, à l'étranger, et même en Angleterre où la mort de "Bony", à en croire Pasquier, a été ressentie encore plus profondément à Londres qu'à Paris.
Survenue dans des conditions exceptionnelles, si loin de la patrie, sur ce rocher hostile perdu au milieu de l'océan, cette mort enflamme les imaginations et ravive le bonapartisme.
"Aucun homme de bruit, dira Chateaubriand, n'a eu une fin pareille à celle de Napoléon", et il ajoutera : "vivant, il a manqué le monde, mort, il le possède !"
Edgard Quinet n'a que 18 ans à l'époque, mais, plus tard, il se rappelera encore l'impression produite par la nouvelle qui, écrira-t-il, "remontra soudain Napoléon à toute la terre et lui rendit en un moment, pour toujours, son royaume de bruit".
En partant pour l'exil, Napoléon laissa derrière lui de tels souvenirs qu'au lieu de les effacer et de les estomper, le recul du temps accrut leur relief et leur donna des proportions surhumaines. Peu à peu, autour de son nom, se crée et continuera à se créer une légende, un culte, presque une religion.
En vain la Restauration l'ignore-t-elle, en vain cherche-t-elle à jeter sur lui le voile de l'oubli, les imaginations, frappées à jamais par le caractère remarquable de l'épopée, le parent de traits fabuleux. Oubliant l'oppression, les guerres et leur cortège de souffrances et de désastres, le peuple, d'un mouvement spontané, s'abandonne à l'envoûtement; Napoléon devient le héros d'une merveilleuse histoire, contée dans chaque chaumi!ère et embellie de veillée en veillée. Selon sa propre expression, l'ennemi triomphant a mis sur sa tête "la couronne d'épines".
En en faisant un martyr, écrira encore Chateaubriand, les Anglais "lui rendirent plus brillante pour la postérité la couronne qu'ils croyaient lui avoir ravie".
Si du vivant de Napoléon, alors qu'il régnait, pamphlets et libelles s'étaient accumulés contre lui, à sa mort, c'est une efflorescence de manifestations à sa louange.
L'idole est taillée, tout devient matière à entretenir son culte.
Dans les boutiques, ce ne sont que tabatières, bonbonnières à double fond à l'effigie de Napoléon, mouchoirs brodés de violettes, boîtes en forme de petit chapeau, manches de canne dessinant le profil impérial, statuettes représentant l'Empereur avec sa redingote.
L'image joue aussi son rôle, et Charlet, dira-t-on, achève l'éducation napoléonienne du peuple. Du haut en bas de l'échelle sociale, ses lithographies pénètrent dans les demeures et voisinent parfois avec celles du Christ ou de la Vierge.
Les humbles en font un dieu, les jeunes éprouvent la nostalgie d'une épopée qui offrait un aliment à leur enthousiasme; Alfred de Musset allait traduire cet état d'âme dans une page célèbre des "Confessions d'un enfant du siècle" : "Ils voyaient se retirer d'eux les vagues écumantes contre lesquelles ils avaient préparé leurs bras".
Et le Lucien Leuwen de Stendhal constatait : "Je respecte Washington, mais il m'ennuie, tandis que le jeune général Bonaparte, vainqueur au pont d'Arcole, me transporte bien autrement que les plus belles pages d'Homère et du Tasse."
Les anciens soldats et les officiers en demi-solde qui, depuis que l'armée napoléonienne a été dispersée, traînent une inactivité qui s'exalte au souvenir des années d'aventures et de gloire, retracent, non sans les amplifier, les prouesses de leurs randonnées à travers l'Europe. Tous évoquent avec émotion "l'Homme", "l'Ancien", "l'Autre"...
(A suivre)
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