L'Énigme des Invalides

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Message Publié : 09 Juin 2005 16:39 
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Il s'agît-là d'un fragment de mon manuscrit sur Saint-Domingue, refusé par les éditeurs.

VI- La Reconquête de Saint-Domingue

La réponse de Christophe est limpide ! Cependant, à moins d’attendre de prendre connaissance des instructions de Toussaint, Leclerc estime qu’il n’a guère le choix. Aussi, toujours confiant dans sa force et sa bonne étoile, à l’instar de son beau-frère, fait-il répondre au général Christophe, gouverneur du Cap Français :

« Je vous préviens que si dans le courant de la journée vous ne rendez pas les forts Picolet et Belair, avec toutes les batteries de la côte, 15 000 hommes débarqueront demain au point du jour ! »

Bonaparte a été très clair : il faut un peu –si nécessaire- épouvanter les noirs de Saint Domingue ; lui même se persuade qu’il convient de les rudoyer pour les ramener à la raison. Il n’est pas douteux que son message et le déploiement de toute son escadre impressionnera Christophe qui finira par s’incliner.

Entre-temps, une délégation de la municipalité du Cap, composée de notables, blancs et gens de couleur, monte à bord du vaisseau-amiral. Elle exprime sa joie de voir enfin les soldats de la métropole et fait part de son angoisse en évoquant les affreuses menaces de Christophe.

Les perplexités de cette délégation, ses appréhensions, gagnent l’esprit du capitaine général qui comprend alors que la partie est loin d’être jouée : Christophe ne bluffe pas et il mettra certainement ses projets incendiaires à exécution. Mais ses instructions sont impérieuses et sa crainte d’exposer une population blanche et française à la fureur des noirs ne doit pas l’empêcher de descendre à terre.

Leclerc promet à la délégation du Cap d’agir promptement et vigoureusement, en vue de surprendre Christophe par sa célérité et de lui interdire ainsi de réaliser ses terribles instructions. Il exhorte les délégués à prévenir les leurs de s’armer pour défendre leurs personnes et leurs biens et leur remet –pour tout viatique- une proclamation du Premier consul destinée à rassurer les noirs.

Déroulement des débarquements : le Cap Français et Fort-Dauphin.

Les bâtiments français prennent le large pour obéir à une saute des vents, régulière en ses parages. Leclerc arrête alors un nouveau plan de concert avec Villaret-Joyeuse : une partie des troupes sera placée sur les frégates et débarquera dans les environs du Cap, derrière les collines qui dominent la ville, près d’un lieu appelé « l’embarcadère du Limbé » ; pendant que cette avant-garde tournera les défenses rapprochées, l’escadre forcera les passes.

En réalisant une double attaque par terre et par mer et avec rapidité, il semble possible de reconquérir la ville avant que Christophe ne mette à exécution ses affreuses menaces. Le capitaine Magon et le détachement de Rochambeau embarqué sur sa division pourront seconder le mouvement s’ils réussissent au Fort Dauphin qu’ils sont chargés d’occuper.

Le lendemain, 5 février, bien avant l’aube, les troupes sont transférées sur des frégates et des bâtiments légers et débarquent, après avoir remonté la côte, à l’endroit prévu. L’opération se passe sans coup férir ; seulement, elle prend du temps : toute une journée ! Est-ce là cette célérité promise aux délégués municipaux du Cap ?



Leclerc attend la nuit pour combiner son mouvement avec l’escadre devant le port. Alors que cette dernière s’engage dans les passes, les troupes ont sérieusement prononcé leur mouvement tournant. Deux vaisseaux, le Patriote et le Scipion, s’embossent devant le fort Picolet et le réduisent bientôt au silence, après avoir essuyé le feu des canons qui tirent à boulets rouges. Mais la journée est trop avancée, et cette brise de terre qui se lève tous les soirs contraint l’escadre à s’éloigner. Tandis que les navires français gagnent le large, leurs équipages découvrent avec stupeur une lueur rougeâtre qui s’élève au-dessus des flots : à n’en pas douter, cela provient du Cap en proie à l’incendie !

Malgré toutes les précautions prises, la marche des Français n’a pas échappé aux guetteurs postés par Christophe : quoique moins féroce que Toussaint, il décide de se conformer aux instructions de son chef ; a-t-il le choix, du reste ? Le canon de l’escadre a sonné l’alarme dans toute la ville et les noirs sont décidés à réduire la cité en cendres.

Le général noir trouve juste de répandre l’incendie en portant le feu dans sa propre demeure ; il est imité par ses hommes et très vite, la ville construite principalement en bois se consume dans les flammes. Dans les rues, c’est la panique ; les gens –toutes races confondues- essayent de sauver les objets les plus précieux. La brise qui vient de la mer attise encore l’incendie et l’air devient proprement irrespirable. Les noirs, armés par Christophe, pénètrent dans les maisons, enfoncent les portes et souvent, massacrent les blancs qui font mine de résister.

Les autres sont poussés dans la rue à coups de crosse pour être emmenés en captivité. Les noirs s’enfuient par milliers pour se réfugier sur les hauteurs du Cap. Les incendiaires, une fois leur tâche accomplie, se défoulent en tuant tous les blancs qui n’ont pas encore été capturés. L’hôpital de la Providence n’échappe pas à l’incendie : tous les malades périssent, brûlés vifs dans leurs lits. Ainsi, la ville n’est plus qu’un horrible charnier et un véritable brasier !

Lorsque les soldats Français aperçoivent les premiers tourbillons de fumée, il est trop tard. Leclerc peut bien décider de canonner la ville et de s’emparer des forts, quand il pénètre dans les faubourgs, un spectacle de désolation s’offre à lui : la plus riche et la plus belle cité des Antilles est réduite en cendres.

Il peut bien ordonner de pousser jusqu’aux marais avoisinants pour chasser le plus loin possible les guerriers de Christophe, les derniers noirs ont pu gagner les Hauts du Cap et les collines qui dominent la baie. De là, ils s’enfoncent dans l’intérieur de l’île, ivres de haine, massacrant les colons qui ne se soumettent pas. Ils n’hésitent pas à saccager les plantations, à détruire les réserves d‘aliments, et vont jusqu’à empoisonner les sources, dévastant tout sur leur passage !

Le jour suivant, 6 février, Villaret-Joyeuse fait voile vers le port pour y jeter l’ancre. Toute résistance ayant cessé par la retraite des noirs, il débarque immédiatement 1200 matelots sous le commandement énergique du général Humbert, afin de tendre la main aux troupes de Leclerc et surtout, d’essayer de sauver de la ville ce qui peut encore l’être.




Une partie des habitants qui avait suivi la municipalité errante et désolée, fait fête aux marins et court aux demeures incendiées pour tenter d’éteindre le feu en compagnie des matelots. Si Leclerc est arrivé trop tard pour empêcher le désastre, la poursuite qu’il a ordonnée permet au moins de sauver les riches habitations de la plaine du Cap et de soustraire ainsi les blancs et les métis qui s’y sont rassemblés.

Entre-temps, Magon a bien débarqué Rochambeau et sa division à l’entrée de la baie de Mancenille ; il n’hésite pas à pénétrer dans la baie même, pour seconder le déplacement des troupes. Cette fois, les mouvements sont si bien combinés que les noirs –effrayés par quelques coups de canons- ne songent plus à résister et décampent sans commettre aucun ravage.

Sans doute, ce second débarquement achève de dégager la campagne autour du Cap et contraint Christophe à se retirer dans les mornes ; mais Port-de-Paix, les Gonaïves, Saint-Marc sont dévastées au point que les Français chercheront en vain de quoi s’y établir.

Port-au-Prince.

Pendant que Leclerc et Villaret-Joyeuse opèrent autour du Cap, l’escadre de Latouche-Tréville, se portant à l’ouest, double la pointe de l’île, pour se rendre devant la baie de Port-au-Prince (ou encore Port-aux-crimes ou Port-républicain), le 2 février 1802. Les navires vont jeter l’ancre quand un canot s’avance avec un homme seul à son bord. C’est un émissaire des blancs, venant supplier que la ville ne soit pas attaquée : aussitôt mis en présence du général Boudet, il explique que Dessalines, autre lieutenant de L’Ouverture, a juré d’ordonner le massacre des blancs et l’incendie de la ville si les Français touchent la côte.

Il ajoute que Dessalines est homme à tenir parole, qu’il dispose de 4 000 noirs et mulâtres entièrement dévoués. Boudet est perplexe ; il n’a que 3 000 hommes sous ses ordres. Il faut donc tenter un coup de main et investir la ville avant que les noirs ne mettent leurs menaces à exécution. Le scénario qui a vu la destruction du Cap va-t-il se reproduire ?

Non, car cette fois, le chef des noirs n’est pas sur place : Dessalines réside à Saint-Marc et, en son absence, c’est Agé –un blanc au service des noirs- qui commande. Animé des idéaux propre aux amis de la Liberté, il répugne à mettre en œuvre des moyens extrêmes. La promptitude de Boudet, son habileté, vont l’aider à ne pas commettre l’irréparable…

Latouche-Tréville qui a commandé la flottille de Boulogne, fait construire hâtivement des radeaux chargés d’artillerie et parvient ainsi à débarquer soudainement les soldats à la pointe du Lamantin. Ceci aussitôt réalisé, il fait force voile vers le Port-au-Prince. Au même moment, les troupes s’avancent avec rapidité sur la ville.

Le fort Bizoton en barre l’accès. Boudet et ses hommes s’en approchent sans tirer :

« laissons nous tuer sans faire feu, déclare le général, afin de prévenir une collision et de sauver, si nous pouvons, nos malheureux compatriotes de la fureur des noirs ».

La garnison noire du fort, voyant l’attitude amicale et résolue des Français, ouvre les portes et vient prendre sa place dans les rangs de la division Boudet. Ses soldats parviennent au Port-au-Prince alors même que Latouche-Tréville y touche avec ses vaisseaux. Mais 4 000 noirs tiennent la place. Des hauteurs où chemine la troupe, on peut apercevoir ces noirs répandus sur les principales places ou postés en avant des murs.

Boudet fait tourner la ville par deux bataillons et avec ses gros marche sur les redoutes qui la couvrent. Les premiers soldats noirs rencontrés se déclarent amis et demandent que le feu ne soit pas commandé. Rassurés, les soldats de Boudet, avec le brave Pamphile Lacroix, s’avancent l’arme aux bras. Soudain, une décharge de mousquetterie et de mitraille, déclenchée à bout portant, couche deux cents d’entre-eux, dont le pauvre Lacroix, sérieusement blessé.Les Français, révoltés d’une telle traîtrise, s’élancent à la baïonnette et massacrent tous ceux qui n’ont pas le temps de s’enfuir.

Latouche, pendant la traversée, a répété sans cesse aux généraux qu’une escadre est supérieure par ses feux à toute position de terre ; l’occasion de le démontrer est trop belle pour qu’il la laisse passer. Il vient se placer habilement sous les batteries des noirs et –en peu d’instants- réussit à éteindre leurs feux.

Alors, les bandes de Dessalines s’enfuient en désordre, comme prises entre deux feux, par les navires de Latouche et les soldats de Boudet qui dévalent les rues vers le port. Ils n’ont pas le temps d’incendier les édifices, laissant les magasins remplis de quantité de denrées coloniales et les caisses publiques pleines d’argent.

Cependant, ils entraînent avec eux de nombreux blancs en les traitant sans pitié. Boudet ne se fait aucune illusion sur leur sort. Dessalines, en apprenant ce débarquement, quitte Saint-Marc, défile devant Port-au-Prince et par une marche rapide, parvient à occuper Léogane pour interdire aux Français les contrées du sud.

Mais Boudet ne lui laisse pas le temps de s’y établir : un détachement fonce sur Léogane et en chasse Dessalines après un bref engagement. Les Français sont informés que le général Laplume, plus modéré que ses collègues, se sent isolé au milieu des mulâtres, devenus ennemis implacables des noirs. Boudet lui dépêche aussitôt des émissaires avant qu’il ne se reprenne. Laplume ne fait aucune difficulté pour se soumettre il remet intact aux troupes françaises cette riche contrée qui comprend Léogane, le grand et le petit Goave, Tiburon, les Cayes et Jacmel. Cette circonstance est heureuse pour les Français ; le tiers de la colonie (Haïti) est ainsi soustraite aux ravages des massacres et des incendies.

Reste à s’assurer l’Est de l’île, l’ancienne partie espagnole de Saint-Domingue. Peu peuplée et relativement inculte, elle n’est pas vitale aux yeux de L’Ouverture. Il y a pourtant placé son frère Paul, notamment à Santo-Domingo qui garantit le contrôle de toutes les provinces de l’Est. La ville est puissamment gardée de manière à être à l’abri d’un coup de main..

Le général Kerverseau avec deux mille hommes portés par quelques frégates a donc une forte partie à jouer pour espérer triompher. Il ne voit guère que la ruse pour l’emporter, certain qu’une tentative de vive force est vouée à l’échec. La chance va le servir.

Alors même qu’il marche sur la ville après avoir prudemment débarqué d’un lieu assez éloigné de Santo-Domingo, un envoyé de L’Ouverture est intercepté, porteur d’un message du « consul des noirs » à son frère. Cette circonstance fortuite devient providentielle. Kerverseau s’empare de la missive et fabrique un faux en utilisant la signature du vieux nègre. Il confie à l’un de ses seconds le soin d’expliquer à Paul L’Ouverture que la guerre est terminée et qu’il doit restituer en toute confiance Santo-Domingo aux Français. Secondé par les habitants et l’influence de l’évêque français Mauvielle, l’émissaire de Kerverseau obtient satisfaction sur toute la ligne.
Enfin, un peu plus tard, le capitaine Magon établi au Fort Dauphin, réussit par d’adroites négociations et à l’influence du même évêque Mauvielle, à obtenir la soumission du général mulâtre Clervaux et ainsi, à pacifier la riche plaine de Saint-Yago.

En somme, au bout d’une décade (du 2 au 11 février 1802), les troupes françaises sont parvenues à occuper les ports, le littoral et les principaux chefs-lieux de Saint-Domingue. Surtout, ils contrôlent désormais la plus grande portion des terrains cultivés. Ce résultat, finalement assez inattendu, rassérénère Leclerc.

En effet, à l’issue des combats autour du Cap Français, il s’est trouvé comme hébété ; pensant reconquérir l’île sans combat, il a été confronté à un déchaînement de violence auquel il n’était pas habitué. Et ses troupes ont pu se sentir déçues, épuisées dans une contrée sans nourriture fraîche, écrasée par le soleil !

Quoi qu’il en soit, la première partie du plan de Leclerc est réalisée ; même si les Français ont provoqué une insurrection générale rien qu’en paraissant, il n’en demeure pas moins qu’ils sont les maîtres des parties les plus importantes de Saint-Domingue. Leclerc peut encore nourrir de grands espoirs : il a mené la campagne-éclair que son chef lui avait enjoint d’accomplir ; de plus, ces premiers affrontements, plutôt favorables, avec des pertes minimes, vont achever d’effrayer les noirs qui redouteront désormais de s’attaquer à de telles troupes. Le prestige du renom français est rétabli à Saint-Domingue !

Une question reste sans réponse : où est Toussaint L’Ouverture ? Depuis le début des hostilités, il n’est apparu nulle part. Pourtant, le fidèle de Bonaparte sait que le vieux chef est encore dangereux : il ne craint pas les périls et peut encore passer à la contre-attaque. Il convient donc d’agir avec prudence et –qui sait ? obtenir une soumission volontaire. Leclerc ignore que Toussaint vient juste de quitter Santo-Domingo pour rallier le Cap à l’autre bout de l’île, sans connaître encore les désastres qui s’abattent sur la partie occidentale de Saint-Domingue. Ce n’est qu’en apercevant de loin l’immense panache de fumée qui s’élève au-dessus de la capitale qu’il réalisera le malheur qui vient fracasser son rêve de semi-souveraineté !

De son côté, une fois mieux établi dans ses quartiers, Leclerc fait afficher partout la proclamation que lui a confiée Bonaparte : le Premier Consul y prône la liberté pour tous, l’égalité entre toutes les races et l’aide assurée de la France généreuse. Tout semble aller pour le mieux, malgré les ruines et la désolation entraînées par la fureur des noirs. Leclerc va pouvoir installer sa petite Cour que pourra diriger son épouse, la belle Pauline.

Il a assuré la conquête. Désormais, ses seconds vont mener la « petite guerre », celle des embuscades et des coups de mains. Et encercler dans un périmètre de plus en plus étroit le vieux nègre s’il persiste à ne pas se soumettre. Pour cela, la saison est encore favorable. Toussaint n’a pas eu d’autre ressources que de se renfermer dans une région montagneuse et tourmentée.

Située à l’Ouest, entre la mer et le mont Cibao, point culminant de l’île d’où se déversent ses rares eaux, la région communique par les affluents de l’Artibonite jusqu’à la mer, entre les Gonaïves et le Port-au-Prince, tout près de Saint Marc. Leclerc voit bien qu’il faut y marcher de tous les points à la fois, pour mettre les noirs entre deux feux, et les repousser sur les Gonaïves afin de les y envelopper.

Seulement, pour pénétrer dans ces mornes, il faut franchir des gorges étroites, quasiment impénétrables du fait de la végétation tropicale et dans lesquelles les noirs, blottis en tirailleurs, peuvent tendre des embuscades et opposer une résistance difficile à briser. Et se presser d’agir d’ici à la fin avril, car, au-delà les chaleurs et les pluies rendront les opérations militaires impossibles.

L’arrivée des escadres de la Méditerranée, commandées par Ganteaume et Linois, porte l’armée de l’expédition à 18 000 hommes. Déjà, près de trois milliers d’hommes sont malades, mais l’effectif en mesure d’agir est de 15 000 hommes, ce qui semble suffisant pour venir à bout des rebelles.

Cependant, avant de poursuivre la « pacification » de l’île, et pour tenir compte des instructions de Bonaparte, Leclerc compte bien adresser une dernière sommation à L’Ouverture et pour cela, il entend se servir de ses deux fils Isaac et Placide, élevés en France et que le Premier consul a fait sortir de leur collège en vue de les charger du message de paix du « consul blanc ».

Le précepteur chargé de leur éducation a bien pour mission de les conduire à leur père, de lui remettre ce fameux message, cherchant ainsi à le rattacher à la France, en lui assurant la seconde place dans l’île après le capitaine général. Toussaint L’Ouverture reçoit ses deux fils et leur précepteur dans son habitation d’Ennery, son repaire ordinaire.

Les serrant longtemps dans ses bras, ce vieux noir, capable des plus grandes atrocités pour parvenir à ces fins , est ébranlé. Isaac et Placide, leur précepteur, lui décrivent la puissance et le rayonnement de la nation française sous l’autorité de Bonaparte ; ils insistent sur les avantages qu’il pourrait tirer de sa soumission qui lui laisserait presque la première place dans l’île et assurerait à sa famille un avenir prospère et riant ; ils soulignent, au contraire, les dangers qu’il y aurait à combattre une puissance civilisée invaincue en Europe, et dont la colère pourrait entraîner l’extinction des noirs et leur asservissement définitif. La mère de l’un des deux joint elle-même ses instances aux vœux de ses fils.

Toussaint L’Ouverture, ému, doutant de sa propre détermination, craignant le danger d’une lutte inégale lit et se fait relire le message de paix, d’estime et d’amitié de Bonaparte. Il ne comprend guère comment de telles intentions ont besoin d’être appuyées par toute une flotte armée jusqu’aux dents :

« Citoyen général.

« La paix avec l’Angleterre (…) met à même le gouvernement de s’occuper de la colonie de Saint Domingue. Nous y envoyons le citoyen Leclerc en qualité de capitaine général, comme premier magistrat de la colonie. Il est accompagné des forces convenables pour faire respecter la souveraineté du peuple français. C’est dans ces circonstances que nous nous plaisons à espérer que vous allez nous prouver, et à la France entière, la sincérité des sentiments que vous avez constamment exprimés (…). Nous avons conçu pour vous de l’estime et nous nous plaisons à reconnaître et à proclamer les grands services que vous avez rendus au peuple français (…)La Constitution que vous avez faite, en enfermant beaucoup de bonnes choses, en contient qui sont contraires à la dignité et à la souveraineté du peuple français, dont Saint-Domingue ne forme qu’une portion. Les circonstances où vous vous êtes trouvé (…) ont rendu légitimes les articles de cette constitution. Mais aujourd’hui que les circonstances sont si heureusement changées, vous serez le premier à rendre hommage à la souveraineté de la nation qui vous compte au nombre de ses illustres citoyens pour les services que vous lui avez rendus, et par les talents et la force de caractère dont la nature vous a doué (…).

Que pouvez- vous désirez ?
La liberté des noirs ? Vous savez que, dans tous les pays où nous avons été, nous l’avons donnée aux peuples qui ne l’avaient pas. De la considération, des honneurs, des richesses ? Ce n’est pas après les services que vous lui avez rendus (…) que vous devez être incertain sur votre considération, votre fortune et les honneurs qui vous attendent… Comptez sans réserve sur notre estime et conduisez-vous comme doit le faire un des principaux citoyens de la plus grande nation du monde. »

Cette lettre est certainement ce que Bonaparte –dans le contexte du Consulat triomphant- pouvait offrir de mieux. Le drame, c’est qu’en voulant débarquer sans attendre l’avis de L’Ouverture, Leclerc a bien compromis l ‘effet possible qu’elle pouvait avoir sur le vieux chef. Car, en admettant sa sincérité, que valent ces promesses après tout le sang qui a déjà coulé et les destructions perpétrées ?

Les partisans contemporains de la liberté et de l’indépendance d’Haïti la jugent comme une infamie et une manœuvre, destinée à le mettre devant le fait accompli pour mieux le ficeler, tout en l’achetant. Ils l’estiment odieuse et humiliante. Et c’est bien ainsi que dût la considérer le vieux L’Ouverture. Il y a là une exagération propre aux fiertés blessées et l’on doit se demander ce qui ce serait passé si Leclerc –avec un peu de patience- eût attendu en mer les réponses du général noir.

Mais comme nous l’avons vu, les instructions données à Leclerc ne lui permettait de guère de tergiverser. Ce n’est pas un diplomate que Bonaparte a envoyé à Toussaint, mais un guerrier et cette circonstance, à elle seule, permet de s’interroger en effet sur les véritables intentions du Premier consul !

Quoiqu’il en soit, l’ambition et l’amour de la liberté l’emportent dans le cœur du vieil homme sur la tendresse paternelle et le danger de défier les Français : il se décide pour la guerre ; faisant appeler ses deux fils et les serrant à nouveau dans ses bras, il leur laisse le choix entre la France, qui les a civilisés, et lui, qui leur a donné le jour, déclarant qu’il continuera à les chérir, même dans les rangs de ses ennemis.

L’un des deux se jette à son cou et annonce qu’il mourra, en noir libre, à ses côtés. L’autre, encore incertain, décide de suivre sa mère dans l’une des terres du vieux chef. Ce dernier décide cependant de répondre à Leclerc. A-t-il encore l’espoir d’arriver à un compromis ou tient-il à agir en homme d’honneur ? En tout cas, il met trois jours à en peaufiner le texte.

Il y écrit sa surprise de se voir traiter en ennemi, lui qui a toujours servi les intérêts de la République à Saint-Domingue et qui n’a pensé qu’à l’intérêt général pour tous les habitants de l’île ; il évoque le respect, l’amitié qu’il a pour les Français et ne cache pas le chagrin qu’il éprouve à se voir chasser à coups de canon. Sans illusions, il fait porter la missive au capitaine général.




Après avoir achevé de lire le texte tout juste apporté, Leclerc est surpris : il ne s’attendait pas à tant de noblesse et de caractère de la part de son adversaire. Cette lettre le touche plus qu’il ne le dit. Néanmoins, redoutant L’Ouverture et sa duplicité, il craint que celui-ci ne cherche à gagner du temps ; en accord avec son état-major, il décide de ne pas s’attarder à ce qui peut paraître comme une chance ultime de négocier. Au reste, est-il encore temps de calmer les esprits ?

Toussaint vient d’apprendre la chute de Port-au Prince et l’arrivée de renforts français en provenance de Toulon ; ceci n’est pas pour l’amadouer. Existe-t-il encore un parti pour défendre la modération et serait-il entendu ? Il semble que non : ainsi, très inquiets après les déclarations martiales de Leclerc, les habitants des Gonaïves ont envoyé une délégation au Cap Français pour essayer d’établir un compromis. C’est à peine si les Français les ont reçus.

Ceci étant, pour l’état-major de Leclerc, il n’y a aucun doute : il ne s’agit pas seulement de tenir les « nègres » en respect, il s’agit d’écraser la révolte générale qui ne va pas manquer d’éclater. Le beau-frère du 1er Consul, à cette perspective, persuadé de se couvrir de gloire, est impatient de lancer les hostilités : c’est chose faite le 17 février 1802, et transparaît dans cette proclamation adressés à tous les Dominicains :

« J’ordonne ce qui suit :

Article 1er :
Le général Toussaint et le général Christophe sont mis hors la loi, et il est ordonné à tout citoyen de leur courir sus et de les traiter comme des rebelles à la République Française.
Article 2 :
A dater du jour où l’armée française aura occupé un quartier, tout officier soit civil, soit militaire, qui obéira à d’autres ordres qu’à ceux des généraux de la République Française que je commande, sera traité comme rebelle.
Article 3 :
Les cultivateurs qui auront été induits en erreur, et qui, trompés par les perfides insinuations des généraux rebelles, auraient pris les armes, seront traités comme des enfants égarés, et renvoyés à la culture, si toutefois ils n’ont pas cherché à exciter des soulèvements.
Article 4 :
Les soldats des demi-brigades qui abandonneront l’armée de Toussaint feront partie de l’armée française… »

La proclamation de l’Ouverture n’est pas moins martiale et marque bien qu’une guerre inexpiable s’engage où aucune faiblesse ne sera tolérée, ni aucun quartier : harangue énergique et déclaration de guerre à la fois, elle est destinée avant tout à électriser l’énergie des noirs. On remarquera cependant que ses excès déclamatoires rappellent fâcheusement les accents du Manifeste de Brunswick :

« Vous allez combattre des ennemis sans foi, ni loi, ni religions ; ils vous promettent la liberté, ils veulent votre servitude. Ils dédaignent de reconnaître en vous des enfants soumis ; et si vous n’êtes leurs esclaves, vous êtes des rebelles. Ce n’est pas pour la patrie et la liberté qu’ils font la guerre, mais pour servir la haine et l’ambition du Consul, mon ennemi parce qu’il est le vôtre. Ce ciel, ces montagnes, ces rivages, tout leur est étranger. Que dis-je ? Dès qu’ils respirent le même air que nous, leur bravoure s’affaiblit, leur courage s’éteint. La fortune semble nous les avoir livrés comme des victimes. Jamais ils ne reverront leur patrie et la liberté régnera sur leurs tombeaux. »
Le plan de Leclerc est imposé par les circonstances et la géographie. Contre un chef expérimenté, avec des troupes européennes, pouvant se concentrer à l’improviste sur un seul des corps assaillants, il eût été dangereux. Mais, contre des bandes indigènes, peu propres à se mouvoir de manière disciplinée, il est le seul praticable.

Ce plan consiste à attaquer par le nord et par l’ouest la région pleine de fourrés et difficile d’accès où L’Ouverture s’est retiré avec ses généraux. En effet, Maurepas est établi dans la gorge étroite dite des Trois-Rivières (elle débouche sur la mer au Port-de-Paix). Christophe occupe les versants des mornes autour de la plaine du Cap. Dessalines a pris position à Saint-Marc, à proximité de l’embouchure de l’Artibonite ; sa mission est de brûler Saint-Marc s’il se peut et de défendre les mornes du Chaos par l’Ouest et par le sud. Pour point d’appui il dispose d’un fort bien retranché et pourvu en abondance de munitions : « la Crête à Pierrot ». Cette ressource est placée dans la contrée plate que l’Artibonite traverse et inonde, formant de nombreux détours sinueux avant de se jeter dans la mer. Au centre de cette région ainsi délimitée, L’Ouverture se tient en réserve avec un corps d’élite, entre Christophe, Maurepas et Dessalines.

Le 17 février 1802, Leclerc se met donc en marche avec son armée, formée en trois divisions. A sa droite, la division Desfourneaux doit, par le Limbé, gagner Plaisance. Hardy marchera par la plaine du nord sur la Marmelade et Rochambeau, à gauche, partant du fort Dauphin, se portera sur Saint Raphaël et Saint-Michel. Certes, ces trois divisions ont des gorges étroites à franchir, des hauteurs escarpées à escalader, avant de pouvoir pénétrer dans la région des mornes et s’emparer des affluents qui forment le cours supérieur de l’Artibonite et Toussaint peut compter que sous leur incommode chapeau de feutre et leur tenue de gros draps, les Français peineront à gagner leurs objectifs.

Humbert, le vainqueur de Castlebar, reçoit le commandement d’un détachement, en vue de débarquer au Port-de-Paix, et remonter la gorge des Trois-Rivières en refoulant Maurepas sur le Gros-Morne. Boudet doit remonter du sud au Nord, en partant du Port-au-Prince, alors que les quatre autres groupes marchent du nord vers le sud ; ainsi, il occupera le Mirebalais, les Verrettes et Saint-Marc.

Ainsi assaillis, les généraux noirs seront bousculés vers les Gonaïves, dans une sorte de nasse dont on n’aura plus qu’à tirer les lacets ! L’accomplissement de ce plan méthodique est mené avec célérité, malgré les marches affreuses à réaliser, sous un feu nourri de tirailleurs. Dès le 18, Desfourneaux est proche de Plaisance, Hardy a gagné Dondon et Rochambeau tout près de Saint-Raphaël !

Sa division s’empare de Saint-Michel, sans trop de résistance ; celle de Hardy pénètre de vive force dans la Marmelade, culbutant Christophe et ses 2 400 noirs, moitié soldats moitié cultivateurs soulevés. Desfourneaux occupe Plaisance remis par Jean-Pierre Dumesnil, un noir assez sage pour se rendre avec sa troupe sans déchaîner l’incendie. Les noirs sont surpris de la vigueur d’une telle attaque : jamais ils n’avaient été confrontés à pareils soldats, les anciens de l’armée du Rhin !

Seul Maurepas résiste énergiquement à Humbert dans cette gorge des Trois-Rivières ; le détachement du bouillant Français n’est pas assez nombreux pour venir à bout de cette opposition opiniâtre : le général Debelle est envoyé par mer à sa rescousse avec plus de 1200 hommes. Mais ce dernier n’effectue son débarquement que difficilement au Port-de-Paix ; des pluies abondantes contrariant ses mouvements.
Deux jours de mauvais temps oblige en effet Leclerc à suspendre la marche en avant. Il pousse ensuite Desfourneaux sur les Gonaïves, Hardy sur Ennery (l’ancienne résidence de Toussaint) et Rochambeau sur la formidable position de la Ravine aux Couleuvres. Le 23 février, Desfourneaux et sa division pénètrent dans les Gonaïves, où les noirs allument partout l’incendie ; Hardy s’empare de d’Ennery et Rochambeau enlève la Ravine aux couleuvres !

Il importe de conter ce combat, l’un des plus durs de la campagne. Pour venir à bout de cette redoutable ravine, il faut d’abord avancer dans une gorge resserrée entre deux parois rocheuses taillées à pic, parsemée de buissons épineux et d’arbres gigantesques, à l’abri desquels des tirailleurs sont embusqués. Ensuite, prendre pied sur un plateau, que L’Ouverture occupe avec trois mille de ses grenadiers et toute son artillerie.

Mais le péril n’est pas pour décourager l’intrépide Rochambeau : il pousse hardiment sa troupe dans cette gorge, celle-ci en escalade les deux bords, nettoyant le terrain à la baïonnette et chassant devant-elle les tirailleurs qui lui cause des pertes. Débouchant sur le plateau, se donnant à peine le temps de se reconnaître, les vieux soldats du Rhin en finissent par une seule charge, malgré un feu terrible dirigé sur leurs rangs. Huit cents noirs sont à terre et toute l’artillerie de Toussaint est prise. Moins de 400 tués ou blessés, tel est le prix pour cette victoire qui affecte le moral des noirs et leur croyance en l’invincibilité de leur chef !

Durant ce laps de temps, Boudet a laissé dans Port-au Prince le général Pamphile Lacroix qui se remet de sa blessure avec 600 hommes de garnison, et se porte avec le reste de ses forces sur Saint-Marc, réoccupé par Dessalines. Ce dernier attend les Français, bien décidé à commettre les plus grandes atrocités. Lorsque la force de son adversaire ne lui laisse plus de doutes sur l’impossibilité de résister, lui-même, renouvelant le geste de Christophe, porte le feu dans sa propre demeure, imité aussitôt par les siens ; il se retire ensuite, égorgeant une partie des blancs et traînant le reste avec lui dans le terrible asile des mornes.

Boudet et ses soldats écoeurés n’occupent que des ruines inondées de sang humain. Lui et ses braves jurent à leur tour de ne rien épargner pour venir à bout de tels adversaires indignes de leur commisération. Mais Dessalines ne manque pas d’à-propos et après avoir feint de se retirer à l’intérieur des mornes, se porte rapidement sur Port-au-Prince qu’il sait faiblement défendu. Lacroix, à l’annonce de l’irruption des bandes de Dessalines, monte à cheval et harangue sa petite troupe. Latouche, informé du danger, n’hésite pas à descendre à terre avec tous ses matelots et se met sous les ordres, lui vice-amiral, d’un général de brigade :

« Sur mer, vous étiez sous mes ordres ; sur terre, je serai sous les vôtres, et nous défendrons en commun la vie et la propriété de nos compatriotes. »

Malgré sa rage, Dessalines est repoussé et n’ a d’autre choix que de se jeter dans les mornes
Boudet, craignant pour Port-au-Prince, s’est précipité à marche forcée sur les traces de Dessalines. Il y déboule pour apprendre la victoire de Lacroix magnifiquement soutenu par Latouche-Tréville. Mais ces marches et contre-marches n’ont pas permis de seconder comme il aurait fallu les mouvements du capitaine général. Ainsi, les troupes noires n’ont pu être enveloppées comme le prévoyait le plan initial pour être précipiter dans les Gonaïves.





Cependant, les lieutenants de l’Ouverture sont partout défaits. La prise de la Ravine aux Couleuvres alors même que le grand chef commandait les décourage fortement. Leclerc veut pousser ses avantages en venant à bout du dernier des généraux noirs à résister victorieusement : Maurepas, qui tient la dragée haute à Humbert et Debelle dans cette gorge des Trois-Rivières. Détachant la division Desfourneaux, celle-ci se rabat sur le Gros-Morne au pied duquel conduit la fameuse gorge. Assailli de tous côtés, Maurepas n’a d’autre ressource que de capituler : il fait sa soumission avec 2 000 noirs des mieux entraînés. C’est là encore un coup très rude pour Toussaint.

Ce dernier voit bien le danger : autour de son camp retranché, au fin fond des montagnes du Grand et du Petit Chaos, il est comme encerclé, voire neutralisé. Privé de tout moyen d’agir, il ne tardera pas à être dépouillé de tout prestige. Il lui faut réagir et tenter une contre-attaque. Toutefois, désormais, il manque des effectifs nécessaires et ne peut même pas envisager de s’en prendre aux soldats redoutables qui lui font face.

L’Ouverture –en bon stratège- décide de créer un point de fixation pour y attirer les Français : en y concentrant ses meilleures troupes et en leur donnant l’ordre de tenir jusqu’à la mort, il espère ralentir toute la manœuvre de resserrement concentrique imaginée par Leclerc. S’il parvient à attirer des zones excentrées les renforts français vers le point choisi, il pourra forcer les lignes dégarnies du capitaine général et s’en prendre à ses arrières, en tendant la main à ses nombreux partisans qui forment pour l’instant des « réseaux dormants ».

C’est Dessalines qui est choisi pour tenir le fort de la Crête à Pierrot, dernière position de choix qui demeure entre les mains des rebelles. Debelle, un peu trop enthousiaste, a abordé la position sans la reconnaître suffisamment. Il est repoussé avec de nombreuses pertes. Leclerc fait marcher sur la Crête à Pierrot les divisions Hardy et Rochambeau d’un côté, celle de Boudet de l’autre.

Dès que Rochambeau fait sa jonction avec Debelle, ils repartent à l’assaut le 11 mars. Malgré tous ses efforts, Dessalines ne peut empêcher le fort d’être encerclé. Il y commande 2 000 noirs, tous bons soldats, commandés par les meilleurs officiers noirs. Les Français sont dans l’obligation d’entreprendre un siège en règle, exécutant des travaux d’approche, établissant des batteries avec des canons qu’il faut hisser à force de bras.

Dessalines n’entend pas céder et tente de troubler le siège par des attaques de nuit. Bientôt, les vivres viennent à manquer ; le fidèle second de Toussaint ordonne de les rationner ; mais ce sont maintenant les munitions qui manquent . Pourtant, les ordres de L’Ouverture sont formels : on tiendra donc jusqu’à la dernière cartouche.

Quand ce moment est arrivé, la garnison –unanime- décide de suivre Dessalines qui veut tenter de briser le cercle des assiégeants. Dans un premier temps, les noirs traversent le campement de leur adversaire dans le plus grand silence ; bientôt reconnus, ils sont assaillis de tous côtés : alors, sans répit, à l’arme blanche, à la baïonnette, s’engage un terrible corps à corps dans l’obscurité. Dessalines parvient à franchir les lignes françaises, alors que son arrière-garde est rejetée vers le fort. A la levée du jour, l’assaut est donné et les Français découvrent un amas considérable d’armes diverses et de boulets inemployés. La vue des cadavres de nombreux blancs sauvagement exécutés les met en furie : les rescapés de la sortie de Dessalines sont passés au fil de l’épée !


Mettant à profit ce court répit, L’Ouverture profite de ce dégarnissement des lignes françaises pour sortir de son piège et se précipiter au-delà des montagnes où il a trouvé refuge : il dévale des mornes dans les plaines récemment conquises par les Français et rallume la guerre devant lui, tantôt sur les flancs ou les arrières des Français, interrompant les communications entre les unités, incendiant une à une les bourgades que Leclerc lui avait reprises. La manœuvre peut sembler une réussite.

Mais ceci, c’est la petite guerre. Dès que Dessalines a pu se soustraire à ses poursuivants, L’Ouverture bat le rappel de ses troupes et court se réfugier au creux des montagnes du Chaos, au fin fond de cette sauvage vallée de l’Artibonite.

Les Français battent les mornes pour disperser les derniers attroupements qui n’ont pas rallié Toussaint afin de les réduire avant les grandes chaleurs. Aux Verrettes, les soldats découvrent un spectacle terrifiant. Les noirs avaient longtemps conduit à leur suite des convois de prisonniers blancs, les forçant à les suivre, au besoin, en les maltraitant. Se voyant sur le point d’être rattrapés par les soldats de Leclerc, ils égorgèrent plus de 800 individus, hommes, femmes, vieillards et, chose atroce, les enfants eux-mêmes !

Les militaires, à l’âme bien trempée, pensaient avoir tout vu, dans toutes les campagnes qu’ils avaient menées, ayant assisté à de nombreux carnage. Il leur restait à découvrir qu’on peut aussi massacrer des femmes et des enfants. Horrifiés, ils sont saisis d’une colère profonde et jurent d’exterminer une race qu’ils considèrent comme maudite, se promettant de ne faire aucun quartier aux rebelles qu’ils captureront les armes à la main !

L’armée de Leclerc, après de telles scènes, commence à s’assombrir. La vie douce qu’ils s’attendaient à mener à la manière des créoles, s’éloigne bien loin de leurs pensées comme un mirage désormais inaccessible. Le capitaine général peut bien étaler avec une certaine emphase sur ses premières victoires dans ses rapports qu’il adresse à Bonaparte, il n’en minimise pas moins les atrocités et les ravages de la campagne, n’omettant pas de réclamer instamment le renfort de 6 000 hommes pour combler les pertes et remplacer les nombreux malades…

Dans son repaire, L’Ouverture reste prêt à diriger la guerre ; il essaye de restructurer les quelques centaines d’hommes qui lui restent et leur donne de nouveaux chefs ; pour donner à cet ensemble plus de cohésion, il les intronise solennellement devant ses bandes. Sa stratégie est simple à définir, n’ayant pu tenir la côte, ni conserver aucune ville, ses hommes n’ont pas pu tenir en bataille rangée contre le talent manœuvrier des Français et –il faut bien le dire – devant leur furia : moins violente que la rage de vaincre qui anime les noirs, elle permet –tout en restant lucide- de donner le vigoureux coup de rein qui est nécessaire quand il le faut.

Dans tous les ces, il a eu l’intelligence de se retirer avant d’être débordé. Ne pouvant dominer en plaine, il pense pouvoir se soustraire à ses poursuivants s’il demeure dans les mornes et les montagnes. Assez, en tout cas, pour attendre la saison des pluies qui ne peut manquer d’être funeste aux blancs venus de la métropole. Il pourra se contenter jusque-là d’entretenir la guérilla, en misant sur ses sympathisants qu’il a eu soin de se ménager dans toutes les contrées de l’île.




Et, en effet, là où il décide des opérations ponctuelles, ses partisans surgissent en masse et disparaissent instantanément, sans que les colonnes lancées à leur recherche, ne parviennent à les atteindre. On est au mois d’avril et les soldats français commencent à être fatigués ; leur moral s’en ressent ; celui de Leclerc aussi qui réclame maintenant pas moins de 25 000 hommes pour garantir sa conquête !

L’énergie de L’Ouverture ne semble pas prête de faiblir, bien qu’atteignant la soixantaine, il est toujours aussi fringant à cheval. Il n’a besoin ni de cartes, ni de plan de campagne. Toujours à galoper par monts et par vaux, il ne prend que quelques heures de repos la nuit. Malgré son âge et les revers de la campagne, l’unanimité des noirs contre la France lui insuffle l’énergie nécessaire pour vaincre. Cette force quasi animale qui pousse les noirs jusqu’au sacrifice suprême est la meilleure des drogues. Comment songer à traiter, dans de pareilles conditions ?

Il ne se rend pas compte que le découragement est patent chez ses principaux lieutenants et une bonne partie de leurs seconds. Christophe, surtout, regrette sa vie passée, entourée de magnificence. Il n’est pas certain de voir le pari du vieux chef se réaliser. Les renforts français se succèdent ; un homme tel que Bonaparte ne cédera pas. Faut-il toujours se battre, alors que les Français paraissent se conduire comme ils l’ont annoncé ? Frappé des bons procédés employés par Leclerc envers les chefs qui se sont rendus, comme Laplume, Clervaux et Maurepas, à qui on a laissé leurs grades et leurs terres, il décide de s’adresser, par l’intermédiaire de proches déjà soumis, au capitaine général.

Christophe offre de faire sa soumission si on lui garantit les mêmes traitements qu’à ses collègues déjà soumis. Leclerc, avec bon sens et l’opportunisme qui sied à tout conquérant, accepte le traité de Christophe. Et il fait bien, car Dessalines se voit déjà errer tout seul avec le vieux L’Ouverture dans la montagne. Bien que plus féroce encore que Christophe, il n’entend pas laisser à ce dernier les seuls lauriers qu’un ralliement à bon compte peut encore lui procurer.

Pour le vieux chef, la reddition de ses deux principaux lieutenants est un coup terrible. Aucune blessure, aucun échec ne pouvait le toucher à ce point. Il en est ébranlé au plus profond de sa fierté. Subitement, en peu de temps, ses cheveux restés très noirs deviennent gris, sa peau prend un teint de cendres. Alors, les hommes qui le chérissaient, s’écartent de lui. Pire, les trahisons se multiplient.

L’Ouverture en est brisé. Pas un jour ne se passe sans défections. Le héros qu’il sentait en lui et qui lui dictait ses résolutions les plus farouches n’est plus. Il est devenu un vieux nègre, fatigué, usé, à bout de souffle. Ne conservant d’autre espérance que celle que peut lui inspirer encore le climat et l’entrée en scène d’un affreux auxiliaire, cette fièvre jaune dont il a vu cent fois l’effet qu’elle produit chez les Blancs, il admet qu’il faut attendre en paix le moment propice et qu’alors une nouvelle insurrection pourra réussir. A moins que Leclerc et les Français ne respectent réellement leurs engagements et ne remettent pas en cause la liberté des noirs.

En conséquence, Toussaint L’Ouverture offre de traiter. C’est une aubaine pour le capitaine général Leclerc qui n’espérait plus l’atteindre, même en le pourchassant sans trêve ni repos. Aussi, se hâte-t-il de préparer les modalités du traité de paix. Le Premier consul lui a bien donné l’ordre dans une lettre du 16 mars 1802, de déporter tous les nègres « à épaulettes ».
Néanmoins, Bonaparte est bien trop éloigné des réalités locales ; et mettre en application cette mesure serait provoquer une nouvelle insurrection. Leclerc devine parfaitement qu’il ne peut pacifier Saint-Domingue sans la participation des noirs ; aussi décide-t-il de passer outre les volontés de son beau-frère. Pauline peut bien lui rappeler les ordres impératifs de Bonaparte, il ne se laisse pas influencer. Il brosse le cadre général de l’accord qui va ramener la paix : L’ouverture continuera à gouverner Saint-Domingue comme avant l’arrivée de l’expédition française ; ses actes seront simplement soumis à l’approbation du capitaine-général ; les officiers et ses troupes seront employées dans l’armée de Leclerc, en conservant leurs grades.
La métropole s’engagera à respecter la liberté du peuple de Saint-Domingue, sans distinction de couleur.

En attendant la ratification définitive, son grade est respecté et ses propriétés restituées. Leclerc précise seulement qu’il vivra dans un lieu désigné et ne changera de séjour que sur la permission du capitaine général. D’un commun accord, c’est son habitation d’Ennery qui sera le lieu fixé pour sa retraite. On est le 1er mai.

Ces conditions communiquées, L’Ouverture estime tout cela acceptable ; il prend alors la résolution de se rendre au général vainqueur plus tôt qu’il n’est prévu. A l’aube du 6 mai, après avoir endossé son plus bel uniforme et toutes ses décorations (jusqu’à 35 !), il monte à cheval et s’éloigne de son campement improvisé avec son escorte.

Gagnant un plateau qui domine le Cap Français, Toussaint s’arrête et fait ranger ses hommes à cheval. Avant d’abdiquer son rôle de chef suprême de Saint-Domingue, il veut parler une dernière fois à ses compagnons d’armes. C’est en créole qu’il les harangue, d’une voix calme même si on le sent par instant brisé par l’émotion.

Les félicitant de leur courage, il les remercie de leur fidélité et leur déclare que, la guerre étant terminée, ils devront servir la France de leur mieux. Etreignant longuement plusieurs officiers, il confie le petit groupe à un capitaine, lui donnant l’ordre de gagner le Cap et de se mettre aux ordres du capitaine général. Quant à lui, il descendra seul avec son fils vers la ville, voulant éviter l’humiliation d’une cérémonie publique de reddition à ses hommes.

A peine fait-il son entrée au Cap que la nouvelle de son arrivée se répand aux alentours. Bientôt, beaucoup de ceux qui l’ont trahi en suivant Christophe l’entourent et l’acclament comme si de rien n’était. Enfin, il parvient auprès de la résidence de Leclerc. Sur la galerie, les généraux Hardy et Debelle l’attendent. Ils l’accueillent et le font pénétrer dans la pièce de réception. La légende raconte que Toussaint est intrigué par le portrait d’un officier de belle allure. A ses interrogations , il comprend qu’il s’agit du général Leclerc.

Or, Toussaint n’a jamais vu son vainqueur ; ému, il stationne devant le tableau et l’examine avec attention. Entre-temps, la population du Cap se porte en masse devant la résidence pour l’acclamer. Mais lui n’y prend pas garde ; il est venu rencontrer Leclerc, pressé d’en finir. Mais justement, Leclerc qui n’attendait pas sitôt L’Ouverture dîne en ville. Dès qu’il est prévenu, il accourt en hâte en civil pour rencontrer le vaincu qui l’attend en grand uniforme !

A peine entré dans la pièce, Leclerc s’avance vers Toussaint et le prend dans ses bras avec une spontanéité qui étonne étant donné les circonstances. Il l’invite à passer dans son cabinet de travail et lui désigne un canapé pour s’asseoir et lui adresse ces mots :


« -Général, on ne peut que vous louer et vous admirer quand on a comme vous supporté le fardeau du gouvernement de Saint-Domingue. Dix ans ! Il n’y a que cent jours que je suis ici, et je suis épuisé. Votre présence au Cap est une preuve de votre bonne foi. Notre réconciliation fera refleurir cette île dont vous aurez été le restaurateur et consolidera ses nouvelles institutions qui sont les bases fondamentales de la liberté et du bonheur de tous.
« -Nous n’aurions jamais cru devoir combattre la France, répond Toussaint. Christophe m’avait envoyé un messager ; quand je suis arrivé, vos troupes débarquaient déjà et le Cap étaient en feu. Vous nous avez réduit au désespoir (…). Pourquoi êtes-vous venu si nombreux sans me prévenir ?
« -Il est vrai, reprend Leclerc, mais je n’ai pas été le maître de moi-même. Ne conservons aucun souvenir du passé. Réjouissons-nous, général, de notre union. Il faut que vos fils et les officiers de nos armées en soient témoins.

Leclerc ouvre la porte et permet à une trentaine de personnes d’entrer ; alors, il déclare à haute voix :

« -Je jure d’employer les officiers noirs dans mon armée. Je jure de respecter mon traité avec le général L’Ouverture. »

Toussaint est comme absent. Son fils lui prend la main et il s’aperçoit que celui-ci a le regard voilé de larmes. Le lendemain, Leclerc organise un somptueux festin pour honorer L’Ouverture. Tous les généraux y participent, ainsi que Christophe, Dessalines, Maurepas…
Ces derniers surtout sont à la fête : on fait bombance, parlant haut et en avalant force rasades des meilleurs vins français. Toussaint touche à peine aux plats qui défilent devant lui.

Quand tout est terminé, le « Consul des noirs » remonte à cheval et gagne ses mornes avec son fils, en direction d’Ennery, là où son épouse et ceux de ses enfants qui l’accompagnent, l’attendent. Ainsi, la soumission de Saint-Domingue paraît totale. Il n’en sera rien…

Bruno Roy-Henry. Tous droits réservés.


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Message Publié : 12 Juin 2005 8:16 
M Bruno Roy-Henry
Pour quelle raison votre maison d'édition a refusé votre texte ?
Vous avez fait un travail formidable .


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Message Publié : 12 Juin 2005 12:19 
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Inscription : 14 Déc 2002 16:30
Message(s) : 15822
Merci pour votre compliment. Mon éditeur ? Non, ça ne l'intéresse pas.

Je me suis donc tourné vers les grandes maisons habituelles. Refus généralisé... Comme pour Boulogne.

Pour ce dernier cas, j'avais un accord des éditions Teissèdre. Mais son format m'a semblé trop étroit. Comme je prenais une position à l'opposé de l'histoire officielle et de celle de notre chère Marine Nationale, on n'aurait pas manqué de me critiquer, et cela sans que le jeu en vaille véritablement la chandelle.

Autrement dit, on se serait servi de ce travail contre moi, malgré une diffusion resteinte...


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Message Publié : 12 Juin 2005 17:13 
Bonsoir,

N'ayez pas peur, et rentrez-leur dedans.

Amicalement


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Message Publié : 12 Juin 2005 18:25 
Fondez votre propre maison d'édition! :4:
Vous feriez sûrement fortune!


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Message Publié : 12 Juin 2005 18:42 
Bonsoir,

Par moment Bill a d'excellentes idées. . .
BRH êtes-vous donc tenté ?

Amicalement


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Message Publié : 12 Juin 2005 22:56 
Je suggère même un titre : les éditions BRH pour Bibliothèque de Recherches Historiques. :4:


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Message Publié : 13 Juin 2005 10:47 
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Inscription : 14 Déc 2002 16:30
Message(s) : 15822
A dire vrai, j'y songe... Mais cela ne se fait pas en un tour de main !

Il faut se replonger dan la législation en vigueur... Ayant créé un cabinet d'avocat, je me souviens surtout du poids des charges, qui a eu raison de mes vélléités d'indépendance ! :diablotin:


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Message Publié : 13 Juin 2005 12:00 
Je suis sûr qu'avec la situation actuelle (où le chômage est supérieur à 10% en France), il y aurait sûrement de l'engouement pour cette nouvelle entreprise, avec allègement des charges la première année et aide à l'entreprise (des cours sont donnés chaque année à l'ANPE...). Et puis, je pourrais très bien m'occuper de la comptabilité... :16:


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Message Publié : 13 Juin 2005 20:23 
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Inscription : 14 Déc 2002 16:30
Message(s) : 15822
Les messages n'ayant aucun rapport avec le sujet et étant plutôt du domaine des MP ont été supprimés. :2:

La parenthèse des éventuelles éditions BRH étant fermée, merci de revenir au sujet. :ange:


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