Bien volontiers mon cher Garcinion !
C'est en 1817 que la relation sentimentale entre Albine et Napoléon passe du stade de la simple attirance à l'amour charnel qui se mue bien vite en passion.
De cette union adultérine naîtra une fille, le 26 janvier 1818.
Albine a choisi de l'appeler Marie, Caroline, Julie, Elisabeth, Joséphine, Napoléone.
Sur l'île, c'est une situation sans précédent qui se crée : Albine et Charles aiment tous deux Napoléon. Et Albine aime Charles et Napoléon à la fois.
Cette situation devient vite insupportable pour Charles.
Il sait disposer de la confiance absolue de Napoléon. C'est lui qui est chargé de l'intendance et il réalise vite que ce poste représente le moyen idéal de se débarasser de son rival.
A cinq heures du matin, ou pendant son déjeuner, Napoléon buvait seul le vin de Constance qui lui était réservé. Il parvenait en quantité tellement mesurée à Longwood que sur ce point ses valets se trouvaient dans l'obligation de présenter à l'empereur sans méfiance une bouteille entamée.
Montholon étant chargé de toute l'intendance est aussi dans l'obligation de mettre en bouteilles, une fois par mois, le vin de Constance qu'il reçoit en bonbonne de Hut's Gate.
Pour le reste, il a lu et relu la Brinvilliers. Elle a avoué : "J'ai empoisonné à l'arsenic plus de trente personnes et il m'en a fallu en tout gros comme un petit bouton."
Dans le livre qu'il possède, Charles a lu attentivement les passages suivants : "Ce poison artificieux (l'arsenic) se dérobe aux recherches qu'on en veut faire, il est si déguisé qu'on ne peut le reconnaître, si subtil qu'il trompe l'art et la capacité des médecins...Il se dépose au fond d'un liquide, fut-ce l'eau ou le vin, il faut donc agiter la bouteille ...
La confession de la Brinvilliers le démontre clairement. On ne meurt pas d'une très légère intoxication progressive à l'arsenic. La santé s'altère et se rétablit ensuite.
Mais un détail a frappé Charles : on a trouvé dans la cassette de la marquise un "régule d'antimoine". Elle s'en servait à la fin pour tuer. Sur un organisme ayant absorbé de l'arsenic, l'antimoine procure un coup fatal.
Un matin de février 1818, Charles passe machinalement à l'office pour vérifier les stocks. Il réalise soudain que trois bouteilles de vin de Constance ont disparu. Elles ont indubitablement été volées. Mais par qui ?
Aurait-on percé à jour son plan machiavélique ? Impossible !
Un ou deux verres restent inoffensifs pendant des mois ou des années, mais si le voleur venait à consommer une bouteille entière en un seul coup, tous les accidents seraient possibles.
C'est alors que le nom de Cipriani lui vient à l'esprit. Il est le seul avec lui à disposer d'une clé de l'office en sa qualité d'intendant en second.
Que faire ?
Il éprouve le sentiment d'être piégé par une chapardise innocente : s'il s'étonne des bouteilles qui manquent, s'il questionne Cipriani à ce sujet, il attire l'attention. S'il feint de n'avoir rien remarqué, il encourage la récidive. S'il reprend la clé à son subordonné, il fait l'aveu de sa découverte. Il est donc condamné à la plus extrême prudence.
Le soir du 24 février, dans la salle à manger de l'empereur, Cipriani qui revient pour désservir la table, titube. Il lâche les assiettes qui se brisent sur le parquet. Ses traits livides deviennent méconnaissables sous l'empire de la douleur.
Napoléon fait aussitôt appeler le docteur O'Meara qui ausculte Cipriani sans connaissance sur le tapis et diagnostique : "Crise d'appendicite aigüe. Risque de péritonite. Il faudrait pouvoir opérer..."
Mais Cipriani mourra au cours de la nuit sans avoir repris connaissance.
Il sera enterré le surlendemanin au cimetière protestant.
La petite colonie hélénoise est consternée. Charles fait l'éloge du défunt et en profite pour récupérer la clé de l'office. Il sera le seul à prêter attention à Albine, ce matin-là, quand elle le prendra à part, bouleversée : "Charles mon ami, notre bonne Louise et son enfant...Elles sont mortes cette nuit l'une et l'autre, comme Francesco. N'est-ce pas étrange ?"
Charles lui rétorque : "Ils auront sans doute goûté au val des Nymphes ces baies rouges sur lesquelles les gens de Jamestown nous ont mis en garde. Elles sont très toxiques. N'en parlons pas. Sir Hudson Lowe et les Anglais en feraient des gorges chaudes et nous passerions pour des imbéciles. Ce n'est pas convenable, tu peux me croire. Je vais me charger de te trouver une remplaçante pour Louise..."
- "Paix à sa mémoire, mon ami. Mais elle était voleuse. Elle m'avait dérobé deux jupes de mousseline qu'elle avait vendues à Jamestown...
- Voleuse ? Ah ! Tout s'explique...
- Pardon ?
- Non, rien...Je ne sais pas pourquoi... La fatigue, sans doute."
Charles écrira plus tard, dans son journal secret, inconnu des historiens et intitulé Conversations de Sainte-Hélène : "La maladie de Napoléon n'a point comme on l'a dit commencé dès les premiers moments de son arrivée à Sainte-Hélène...La vérité c'est que c'est seulement le 17 mars 1821, quelques jours avant sa mort, que les premiers symptômes de quelque gravité se sont manifestés..."
Pourquoi donc alors avait-il écrit à Albine le 19 janvier de la même année : "L'Empereur nous donne toujours de vives inquiétudes, sa maladie marche constamment, sa faiblesse est inexprimable, j'ai bien peur que notre docteur ne soit pas de force..." ?
Auparavant, le 6 novembre 1820, il écrivait de même : "Il vient d'être fort malade, la semaine dernière et nous a donné des jours de grandes inquiétudes..."
Cette contradiction évidente signe son crime.
Fin avril 1821, sous la présidence de Charles, se tient une une conférence médicale réunissant les docteurs Arnott, Short, Mitchell et Antommarchi.
Pour luttre contre une constipation opniâtre depuis sa jeunesse, on administrait depuis longtemps à Napoléon du calomel. Ce protochlorure de mercure était à cette époque un laxatif très populaire. La dose normale était d'un quart de grain (un grain représentait 0,6 grammes).
La constipation de Napoléon ayant empiré, les médecins réunis ce jour-là décident de porter cette dose à 10 grains, ce qui est proprement insensé.
Personne ne semble se douter que cette prescription délirante suffit en soi à tuer le malade.
Il y a pire ! Napoléon ayant exprimé le souhait de boire de l'orgeat, on fait venir de Jamestown des amandes amères pour en fabriquer.
Or, celles-ci contiennent de l'acide prussique qui provoque, associé avec le protochlorure mercureux (le calomel) une formation foudroyante de cyanure de mercure.
A cette époque, personne ne le sait, pas même les médecins et à plus forte raison, Charles.
Ainsi Napoléon est-il mort d'un accident. Charles l'a empoisonné à doses infimes pendant plus de trois ans, mais c'est cette dose extravagante de calomel et l'association fatale entre le calomel et l'orgeat qui auront raison de l'empereur.
Pour se couvrir , Charles imagine alors d'exploiter la révélation que lui a faite Napoléon : le cancer à l'estomac dont son père est mort.
Hudson Lowe redoutait que son prisonnier ait été victime d'un empoisonnement, mais si tel était le cas, il serait désavoué et déshonnoré dans le monde entier, dans la mesure où on l'accuserait d'avoir manqué de vigilance. Aussi est-il pressé de faire procéder à l'autopsie, dans le but de se disculper au plus vite.
Celle-ci a donc lieu le lendemain, 6 mai.
Mais les médecins ne parviennent pas à se mettre d'accord sur la cause de la mort. Les uns parlent d'hépatite chronique, d'autres d'hépatite amibienne, d'ulcère...
Ils ne s'accordent que sur un seul point : il ne s'agit pas d'un cancer. La métastase eût été visible; le corps ne serait pas aussi gras.
Pour éviter l'enquête que le gouverneur se propose d'ordonner, Charles a alors un trait de génie.
Il suffit d'obtenir que le constat du décès mentionne un cancer héréditaire à l'estomac. Rien ne semblerait plus naturel et cela aurait pour conséquence d'éxonérer le gouverneur de toute responsabilité.
Au demeureant, les médecins eux-mêmes ne seront pas accusés d'avoir commis quelque faute professionnelle : ils ne pouvaient rien contre un tel cancer !
C'est du Montholon à l'état pur et il ne lui restera plus qu'à convaincre Antommarchi de suggérer cette explication à Lowe.
Pour éviter une enquête gênante qui les retiendrait tous consignés sur l'île pendant une période indéterminée, pour éviter d'être lui-même compromis dans le décès impérial, Antommarchi va informer Lowe de l'hérédité fatale dont a été victime Napoléon.
Soulagé, ce dernier s'inspirera de ces informations pour rédiger sa missive au cabinet de Londres.
En récompense de ses services, Antommarchi, qui n'avait pas été couché sur le testament de l'empereur, recevra malgré tout sa part ; Montholon, en sa qualité d'exécuteur testamentaire, y pourvoira.
A Boulogne, à la fin de sa vie, rongé par le remords, Charles écrit cette lettre pathétique datée du 1er octobre 1852 ; elle est adressée à Napoléone, Mme de Lapeyrouse.
"Je ne veux pas dire adieu à la France sans t'avoir encore embrassé (sic) avant d'aller mourir sur la terre étrangère. Jane (sa femme) est un ange de soins et de dévouement, elle fait de constants efforts pour me faire oublier ces pensées qui me tuent...Dieu protège le Prince et rende le repos à mon âme ! J'en ai un si grand besoin..."
Je fus long, et je m'en excuse, mais j'espère vous avoir satisfait et, qui sait, convaincu...
