Les perplexités du 17 juin, vues par Thiers :
Résultats de cette première journée. Telle avait été cette affreuse bataille du 16 octobre, composée de trois batailles, qui nous avait enlevé à nous 26 ou 27 mille hommes, et près de 40 mille à l'ennemi. Triste et cruel sacrifice qui couvrait notre armée d'un honneur immortel, mais qui devait couvrir de deuil notre malheureuse patrie, dont le sang coulait à torrents pour assurer non sa grandeur, mais sa chute!
Quoique ayant eu partout l'avantage, c'était pour nous un immense péril que de n'avoir pas détruit l'un de nos trois adversaires. Sur aucun point nous n'avions été forcés dans notre position; nous avions gardé le terrain au sud entre Liebert-Wolkwitz et Wachau, et au couchant vers Lindenau; nous l'avions abandonné, mais presque volontairement, au nord, et pour en prendre un meilleur. Mais dès que nous n'avions pas rejeté loin l'un de l'autre, de manière à ne plus leur permettre de se rejoindre, Schwarzenberg et Blucher, la bataille, quoique non perdue, pouvait se convertir bientôt en un désastre. Immensité des forces qui arrivaient aux coalisés. Dans ce moment Bernadotte s'approchait avec 60 mille hommes; on annonçait Benningsen avec 50 mille, et nous, il nous en arrivait 15 mille sous Reynier, dont 10 mille prêts à nous trahir! La situation, dès que nous n'avions pas remporté une victoire éclatante, était donc bien près de devenir affreuse! Napoléon pouvait-il agir autrement dans la journée du 16? Aurait-on pu obtenir un résultat décisif dans cette première journée du 16? Voilà ce qu'ont agité tous les historiens spéciaux, ce que les uns ont nié, les autres affirmé. Peut-être si Napoléon, après s'être mis dans une position extrême, avait poussé l'audace jusqu'au dernier terme, et ne laissant à Leipzig que Margaron pour défendre la ville seulement, se bornant de plus à laisser au nord de Leipzig Marmont et Dombrowski sur la Partha pour contenir Blucher, avait attiré à lui Bertrand et Ney pour renforcer Macdonald de 30 mille hommes, ces cinquante mille combattants de Macdonald, Bertrand et Ney, jetés de notre gauche sur la droite du prince de Schwarzenberg, auraient pu l'accabler, et le précipiter dans la Pleisse. Une grande victoire obtenue de ce côté, nos communications avec Lutzen et Mayence eussent été bientôt rouvertes, et Blucher aurait été rudement puni le lendemain des progrès qu'il aurait pu faire. Au lieu de cela, les troupes de Bertrand étaient restées dans Leipzig presque oisives, et les divisions de Souham, tantôt dirigées vers Napoléon, tantôt ramenées vers Marmont, avaient perdu la journée en allées et venues inutiles. C'est ainsi qu'une force décisive avait manqué sur le théâtre de l'action principale. Mais ces raisonnements, vrais d'ailleurs, ont été faits après l'événement. Il aurait fallu que Napoléon eût pu prévoir que Lindenau ne serait pas l'objet d'une attaque principale, que Bernadotte n'arriverait pas avec Blucher au nord et à l'est de Leipzig; il aurait fallu enfin que le corps de Reynier n'eût pas été si loin en arrière. Ce qu'il est juste de reprocher à Napoléon, ce n'est pas d'avoir mal livré la bataille, que personne certainement n'aurait mieux livrée que lui, mais de s'être mis dans une position où, assailli de tous les côtés à la fois, obligé de faire face en même temps à toute espèce d'ennemis, il ne pouvait exactement deviner celui qui, à chaque instant donné, serait le plus pressant, et exigerait l'emploi de ses forces disponibles. C'est sa conduite générale et non pas sa conduite particulière dans cette journée, qu'il faut, cette fois comme tant d'autres, blâmer sévèrement[27]. Napoléon allait dans la prochaine bataille se trouver avec 150 mille hommes en présence de 300 mille. Quoi qu'il en soit, la position de Napoléon était tout à coup devenue des plus périlleuses, dès qu'il n'avait pas rejeté loin de lui l'armée de Bohême, afin de se reporter le lendemain sur celles de Silésie et du Nord. Sans doute il pouvait se dire que l'ennemi avait cruellement souffert, et que ses pertes lui ôteraient peut-être le courage de recommencer le combat. C'était possible à la rigueur, et même vraisemblable, si de nouveaux renforts n'avaient pas dû survenir; mais avec l'ardeur qui animait les coalisés, avec l'apparition certaine de Bernadotte sous un jour ou deux, avec l'arrivée probable de l'armée de Benningsen, la légère espérance qu'ils ne continueraient pas cette terrible bataille, n'était plus que la faible branche à laquelle s'attache le malheureux roulant dans un abîme. Tandis que les coalisés étaient presque assurés de recevoir cent mille hommes, à peine Napoléon en attendait-il quinze mille sous Reynier, dont les deux tiers de Saxons fort douteux, ce qui devait porter ses forces, réduites de 26 ou 27 mille hommes par la journée du 16, à 165 mille hommes présents, et environ à 150 mille hommes sûrs; et pouvait-il se flatter, si 300 mille ennemis lui tombaient sur les bras, ennemis acharnés, se battant avec fureur, de leur faire face avec 150 mille soldats, héroïques sans doute, mais ayant en tête des adversaires que le patriotisme rendait leurs égaux au feu?
Napoléon pour voir les choses de plus près, parcourt le 17 au matin toute l'étendue du champ de bataille. Il n'était pas possible que Napoléon se dissimulât cette situation. Espérant la veille encore, qu'après avoir battu la principale des armées coalisées, il aurait bon marché des deux autres, il dut éprouver une sensation bien amère en voyant à la chute du jour une bataille indécise, qui, au lieu de le dégager, l'enfermait au contraire dans les bras d'une espèce de polype composé d'ennemis de toute sorte. Toutefois, pour croire à une situation si nouvelle et si désolante, il fallait qu'il considérât encore la chose de plus près. Après avoir pris à peine quelques heures de repos, il monta à cheval le 17 au matin pour parcourir le champ de bataille. Il le trouva horrible, bien qu'en sa vie il en eût contemplé de bien épouvantables. Une morne froideur se montrait sur tous les visages. Murat, le major général Berthier, le ministre Daru l'accompagnaient. Nos soldats étaient morts à leur place, mais ceux de l'ennemi aussi! Et s'il y avait certitude de ne pas reculer dans une seconde bataille, il y avait certitude presque égale que les coalisés ne reculeraient pas davantage. Or, une nouvelle lutte où nous resterions sur place, et où nous ne gagnerions rien que de n'être pas arrachés de notre poste, en voyant le cercle de fer formé autour de nous se resserrer de plus en plus, et les issues demeurées ouvertes jusque-là se fermer l'une après l'autre, une nouvelle lutte dans ces conditions ne nous laissait d'autre perspective que celle des Fourches Caudines. Tout le monde le sentait, personne n'osait le dire. Murat, dont le cœur excellent cherchait une consolation à offrir à Napoléon, répéta plusieurs fois que le terrain était couvert des morts autrichiens, prussiens et russes, que jamais, excepté à la Moskowa, on n'avait fait une pareille boucherie des ennemis, ce qui était vrai. Mais il en restait assez, et en tout cas il allait en venir assez, pour réparer les brèches de cette muraille vivante qui s'élevait peu à peu autour de nous. Après avoir bien observé la situation, il songe lui-même à battre en retraite. La retraite immédiate par la route de Lutzen, pour ne pas laisser fermer bientôt l'issue de Lindenau, était donc la seule résolution à prendre. Napoléon se promenant à pied avec ses lieutenants, sous un ciel triste et pluvieux, au milieu des tirailleurs qui faisaient à peine entendre quelques coups de feu, tant la fatigue était grande des deux côtés, prononça lui-même et le premier le mot de retraite, que personne n'osait proférer. On le laissa dire avec un silence qui cette fois était celui de la plus évidente approbation. Objections graves qui s'élèvent contre cette résolution. Cependant la retraite offrait aussi de graves inconvénients. La bataille que nous venions de livrer pouvait, sans mentir autant que nos ennemis, s'appeler une victoire, car nous avions sans cesse ramené, refoulé les coalisés sur leur terrain, et nous leur en avions même enlevé une partie. Néanmoins ce qui lui donnerait sa vraie signification, ce serait comme à Lutzen, comme à Bautzen, l'attitude du lendemain. Si nous nous retirions, la bataille serait une défaite. C'était donc avouer tout à coup au monde que nous avions été vaincus dans une journée décisive, lorsque nous avions au contraire écrasé l'ennemi partout où il s'était présenté! En vérité l'aveu était cruel à faire. Mais ce n'était pas tout. Les 170 mille Français laissés à Dresde, Torgau, Wittenberg, Magdebourg, Hambourg, Glogau, Custrin, Stettin, Dantzig, comme base d'un édifice de grandeur qu'on s'était flatté de relever en une bataille, qu'allaient-ils devenir? Il y avait dans le nombre bien des malades, bien des écloppés, mais il était possible d'en tirer 100 à 120 mille soldats excellents, qui, se joignant à ceux qui restaient, rendraient invincible la frontière du Rhin. Pourraient-ils se grouper, et former successivement une masse qui sût se rouvrir par Hambourg et Wesel le chemin de la France? C'était une grande question. Le maréchal qui commandait à Dresde, seul en position de commencer ce mouvement, avait assez d'esprit pour en concevoir le projet, aurait-il assez d'audace pour l'exécuter?
Battre en retraite, c'était donc à l'aveu d'une défaite ajouter une perte irréparable, perte qui était la suite d'une immense faute, celle d'avoir voulu garder jusqu'au bout les éléments d'une grandeur impossible à refaire, perte enfin désolante, quelle qu'en fût la cause. On ne peut blâmer Napoléon d'avoir consumé en affreuses perplexités la journée du 17, sans juger bien légèrement les mouvements du cœur humain. Se déclarer soi-même vaincu dans une rencontre générale, abandonner tout de suite 170 mille Français laissés dans les places du Nord, sans quelques heures de méditation, de regrets, d'efforts d'esprit pour tâcher de trouver une autre issue, était un sacrifice qu'il serait peu juste de demander à quelque caractère que ce soit. Nécessité d'attendre au moins toute la journée du 17 pour recueillir Reynier resté en arrière. De plus, il y avait un autre sacrifice, et bien cruel à faire en se retirant tout de suite, c'était celui de Reynier, qui marchait en ce moment entouré d'ennemis, et qui ne pouvait arriver que dans la journée du 17. Il fallait donc de toute nécessité temporiser pendant la plus grande partie de cette journée. Alors, après vingt-quatre heures passées devant les armées de la coalition, on pourrait dire qu'on les avait attendues longtemps comme dans un duel, et que les ayant attendues vainement, on avait décampé pour regagner une ligne plus avantageuse. D'ailleurs, il fallait bien accorder un peu de repos à des soldats accablés de fatigue; il fallait bien rendre quelque ensemble à des corps désorganisés par le combat, approvisionner avec le grand parc les parcs de chaque corps épuisés de munitions, toutes choses indispensables si en se retirant on avait l'ennemi sur les bras. Le meilleur parti à prendre serait de rester toute la journée du 17 sur le champ de bataille, et de décamper dans la nuit du 17 au 18. Attendre une journée, et décamper la nuit suivante, était évidemment la seule conduite qui dût convenir à Napoléon, la seule qu'on pût même lui conseiller, mais à la condition de l'adopter résolûment, de tout préparer pour qu'à la chute du jour la retraite commençât, et que le 18 au matin les coalisés n'eussent devant eux que d'insaisissables arrière-gardes.
Malheureusement les perplexités de Napoléon furent extrêmes. Un immense orgueil mis à la plus terrible des épreuves, et s'appuyant au surplus dans sa résistance sur des raisons très-fortes, le retint toute la journée presque sans rien prescrire. Tantôt seul, tantôt accompagné de Murat, du prince Berthier, de M. Daru, il se promenait, sombre, soucieux, à chaque instant se répétant douloureusement qu'il fallait battre en retraite, mais n'en pouvant prendre la résolution, et aimant à croire que l'ennemi demeuré immobile pendant cette journée, ne l'attaquerait point le lendemain, et que Schwarzenberg, usant d'une vieille maxime fort en renom chez les capitaines sages, ferait un pont d'or à l'adversaire qui voulait se retirer. Il pourrait alors défiler à travers Leipzig d'une manière imposante, changeant sans être vaincu sa base d'opérations. Vaine espérance, dont son esprit avait besoin, et dont il se nourrit quelques heures!
Napoléon mande auprès de lui M. de Merveldt, fait prisonnier la veille, afin de jeter en avant quelques idées d'armistice. Dans cet état, il imagina de mander auprès de lui M. de Merveldt, qui avait été fait prisonnier la veille à Dölitz, qu'il connaissait depuis longtemps, et qui était un militaire d'infiniment d'esprit. Il voulait avec art le questionner sur les dispositions des coalisés, lui faire certaines insinuations tendantes à la paix, le charger même d'une proposition d'armistice, puis le renvoyer libre au camp des souverains, pour les amener peut-être à perdre un jour en hésitations, et pour provoquer de leur part quelque ouverture acceptable. Voilà où il en était arrivé pour avoir refusé d'écouter M. de Caulaincourt deux mois auparavant, lorsqu'on négociait à Prague!
Curieux entretien avec M. de Merveldt. Vers deux heures de l'après-midi il reçut M. de Merveldt[28], auquel on avait rendu son épée. Il l'accueillit avec courtoisie, et le complimenta relativement à la tentative faite contre le pont de Dölitz, bien qu'elle eût mal réussi; puis il lui dit qu'en mémoire de son mérite, de ses anciennes relations avec le quartier général français, il allait le renvoyer sur parole, ce dont le général autrichien le remercia fort. Amenant ensuite la conversation sur le sujet qui l'intéressait, Napoléon lui demanda si en attaquant ils avaient su qu'il était présent sur les lieux.--Le général Merveldt ayant répondu que oui, Napoléon lui répliqua: Vous vouliez donc cette fois me livrer bataille?--Le général Merveldt ayant répondu de nouveau, avec respect mais avec fermeté, que oui, parce qu'ils étaient résolus à terminer par une action sanglante et décisive cette longue lutte, Napoléon lui dit: Mais vous vous trompez sur mes forces; combien croyez-vous que j'aie de soldats?--Cent vingt mille au plus, repartit M. de Merveldt.--Eh bien, vous êtes dans l'erreur, j'en ai plus de deux cent mille.--On a vu, par ce qui précède, de combien se trompaient l'un et l'autre interlocuteur, mais l'un par ignorance, l'autre par calcul. Et vous, reprit Napoléon, combien en avez-vous?--Trois cent cinquante mille, dit M. de Merveldt.--Ce chiffre n'était pas très-éloigné de la vérité. Napoléon ayant avoué qu'il n'en avait pas supposé autant, ce qui expliquait du reste la situation où il s'était mis, ajouta avec sang-froid et un semblant de bonne humeur: Et demain, m'attaquerez-vous?--M. de Merveldt répondit avec la même assurance que les coalisés combattraient infailliblement le lendemain, résolus qu'ils étaient à acheter leur indépendance au prix de tout leur sang.--Napoléon dissimulant son impression, rompit le cours de l'entretien, et dit à M. de Merveldt: Cette lutte devient bien sérieuse, est-ce que nous n'y mettrons pas un terme? Est-ce que nous ne songerons pas à faire la paix?--Plût au ciel que Votre Majesté la voulût! s'écria le général autrichien, nous ne demandons pas un autre prix de nos efforts! nous ne combattons que pour la paix! Si Votre Majesté l'eût désirée, elle l'aurait eue à Prague il y a deux mois.--Napoléon, alléguant ici de fausses excuses, prétendit qu'à Prague on n'avait pas agi franchement avec lui; qu'on avait usé de finesse, qu'on avait cherché à l'enfermer dans un cercle fatal, que cette manière de traiter n'avait pu lui convenir, que l'Angleterre ne voulait point la paix, qu'elle menait la Russie et la Prusse, qu'elle mènerait l'Autriche comme les autres, et que c'était à cette dernière à travailler à la paix si elle la souhaitait sincèrement.--M. de Merveldt, après avoir affirmé qu'il parlait pour son compte, et sans mission (ce qui était vrai, mais ce qui n'empêchait pas qu'il ne fût instruit de tout), soutint que l'Angleterre désirait la paix, qu'elle en avait besoin, et que si Napoléon savait faire les sacrifices nécessaires au bonheur du monde et de la France, la paix serait conclue tout de suite.--Des sacrifices, s'écria Napoléon, je suis prêt à en faire! et afin de donner à croire qu'il n'avait tenu à garder certaines possessions en Allemagne qu'à titre de gages, et pour s'assurer la restitution de ses colonies, il ajouta: Que l'Angleterre me rende mes colonies, et je lui rendrai le Hanovre.--M. de Merveldt ayant indiqué que ce n'était pas assez, Napoléon laissa échapper un mot qui, prononcé au congrès de Prague, aurait changé son sort et le nôtre.--Je restituerai, dit-il, s'il le faut, les villes anséatiques...--Malheureusement il était trop tard. Kulm, la Katzbach, Gross-Beeren, Dennewitz, Wachau, avaient rendu ce sacrifice insuffisant. M. de Merveldt exprima l'opinion que pour obtenir la paix de l'Angleterre il faudrait consentir au sacrifice de la Hollande. Napoléon se récria fort, dit que la Hollande serait dans les mains de l'Angleterre un moyen de despotisme maritime, car l'Angleterre, il le savait bien, voulait le contraindre à limiter le nombre de ses vaisseaux.--C'était une idée singulière, qui avait pu traverser certains esprits, mais que jamais le cabinet britannique n'avait sérieusement regardée comme proposable.--Si vous prétendez, Sire, reprit M. de Merveldt, joindre aux vastes rivages de la France ceux de la Hollande, de l'Espagne, de l'Italie, alors comme aucune puissance maritime n'égalerait la vôtre, il se pourrait qu'on songeât à imposer une limite à l'étendue de vos flottes; mais Votre Majesté, si difficile en fait d'honneur, aimera mieux sans doute abandonner des territoires dont elle n'a pas besoin, que subir une condition dont je comprends qu'elle repousse jusqu'à l'idée.--
De cet entretien Napoléon put conclure que tandis qu'il aurait deux mois auparavant obtenu la paix en sacrifiant seulement le duché de Varsovie, le protectorat du Rhin, et les villes anséatiques, il lui faudrait maintenant abandonner en outre la Hollande, la Westphalie, l'Italie, celle-ci toutefois à la condition de la laisser indépendante de l'Autriche comme de la France. Certes la France avec le Rhin, les Alpes, les Pyrénées, restait bien encore assez belle, aussi belle qu'on la pouvait désirer! Sur tous ces objets Napoléon parut admettre qu'à la paix générale il faudrait consentir à de grands sacrifices, et se montra même plus disposé à les accorder qu'il ne l'était véritablement. Mais la paix l'occupait bien moins que l'espérance, malheureusement très-vague, d'un armistice. C'était à cette conclusion qu'il aurait voulu amener son interlocuteur.--Je n'essaye pas, dit-il à M. de Merveldt, de vous parler d'armistice, car vous prétendez vous autres que j'ai le goût des armistices, et que c'est une partie de ma tactique militaire. Pourtant il a coulé bien du sang, il va en couler beaucoup encore, et si nous faisions tous un pas rétrograde, les Russes et les Prussiens jusqu'à l'Elbe, les Autrichiens jusqu'aux montagnes de la Bohême, les Français jusqu'à la Saale, nous laisserions respirer la pauvre Saxe, et de cette distance nous pourrions traiter sérieusement de la paix.--M. de Merveldt répondit que les alliés n'accepteraient point la Saale pour ligne d'armistice, car ils espéraient aller cet automne jusqu'au Rhin.--Me retirer jusqu'au Rhin! reprit fièrement Napoléon; il faudrait que j'eusse perdu une bataille, or je n'en ai point perdu encore! Cela pourra m'arriver sans doute, car le sort des armes est variable, vous le savez, monsieur de Merveldt (celui-ci était venu jadis implorer des armistices après Léoben et après Austerlitz); mais ce malheur ne m'est point arrivé, et sans bataille perdue je ne vous abandonnerai pas l'Allemagne jusqu'au Rhin...--Partez, ajouta Napoléon, je vous accorde votre liberté sur parole; c'est une faveur que j'accorde à votre mérite, à mes anciennes relations avec vous; et si de ce que je vous ai dit vous pouvez tirer quelque profit pour amener une négociation, ou au moins une suspension d'armes qui laisse respirer l'humanité, vous me trouverez disposé à écouter vos propositions.--
Napoléon espère que les paroles dont il charge M. de Merveldt jetteront quelque hésitation dans l'esprit des coalisés. Cet entretien singulier, dans lequel on voit l'art que Napoléon avait de se dominer, lorsqu'il s'en donnait la peine, avait eu pour but, on le devine, de savoir au juste ce qu'il devait attendre des coalisés le lendemain, et de faire naître, s'il était possible, quelque hésitation parmi eux, en proférant à l'égard de la paix des paroles qui jamais n'étaient sorties de sa bouche. S'ils avaient été aussi maltraités que Napoléon le supposait (et maltraités, ils l'étaient fort, mais ébranlés, point du tout), ils pouvaient trouver dans ces paroles une raison de parlementer, et lui le temps le changer de position.
Vers la fin du 17, on voit à l'horizon paraître de nouvelles colonnes ennemies. La fin du jour ne fit que jeter de nouvelles et tristes lumières sur cette situation. On vit de fortes colonnes apparaître sur la route de Dresde, et les rangs de l'armée de Schwarzenberg s'épaissir considérablement. Du haut des clochers de Leipzig on discerna clairement l'armée de Bernadotte qui arrivait vers le nord. L'horizon était enflammé de mille feux. Le cercle était presque fermé autour de nous, au sud, à l'ouest, au nord. Il n'y avait qu'une issue encore ouverte, c'était celle de l'est, à travers la plaine de Leipzig, car Blucher jusqu'ici n'avait pu dans cette plaine si vaste étendre son bras vers Schwarzenberg. Mais cette issue, la seule qui nous restât, menait à l'Elbe et à Dresde, où il n'était plus temps d'aller. Napoléon, faisant un dernier effort sur lui-même, prit enfin le parti de la retraite, parti qui lui coûtait cruellement, non-seulement sous le rapport de l'orgueil, mais sous un rapport plus sérieux, celui du changement d'attitude, celui surtout du sacrifice de 170 mille Français laissés sans secours, presque sans moyen de salut, sur l'Elbe, l'Oder et la Vistule.
Napoléon se décide à se retirer sur la Saale, mais il veut faire une retraite imposante, en arrêtant les coalisés s'ils essayent de poursuivre l'armée française. Malheureusement il se décida trop tard et trop incomplétement. Au lieu d'une retraite franchement résolue, et calculée dès lors dans tous ses détails, devant commencer dans la soirée du 17, et être achevée le 18 au matin, il voulut une retraite imposante, qui n'en fût presque pas une, et qui s'exécutât en plein jour. Il arrêta qu'au milieu de la nuit, c'est-à-dire vers deux heures, on rétrograderait concentriquement sur Leipzig, et l'espace d'une lieue; que Bertrand avec son corps, Mortier avec une partie de la jeune garde, iraient par Lindenau s'assurer la route de Lutzen; que le jour venu on défilerait, un corps après l'autre, à travers Leipzig, repoussant énergiquement l'ennemi qui oserait aborder nos arrière-gardes. Une pareille marche, en nous tirant d'une fausse position, aurait ainsi l'aspect d'un changement de ligne, plutôt que celui d'une retraite.
Napoléon se croyait encore si imposant, qu'il n'imaginait pas qu'on pût troubler une semblable retraite. Il l'était encore beaucoup sans doute, mais pour la passion enivrée de subites espérances, il n'y a rien d'imposant, et c'était une passion de ce genre qui animait alors les coalisés. Telles furent les résolutions de Napoléon pour la nuit du 17 au 18.
_________________ "Tant que les Français constitueront une Nation, ils se souviendront de mon nom."
Napoléon.
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