Huyustus sur Passion-Histoire a écrit :Je vais dans le sens de Foulques pour dire que le vrai sujet de ce fil me semble plus être « l’affaire Gouguenheim » en tant que telle, que le fond de savoir qui a transmis quoi à qui et quand.
C’est l’analyse de la réception de ce livre et des réactions qu’il suscite qui me parait intéressante. D’autant plus qu’une partie des intervenants sur PH, à commencer par moi, n’est pas historien de métier, et encore moins spécialiste de la période et de la problématique en question. Et effectivement, une fois les diverses sources pour et contre exposées sur les pages précédentes (au fait, le jpeg de l’article de Heers dans la NRH a disparu ?), chacun a de quoi se faire une idée, mais je doute que ce soit ici que le débat scientifique sera tranché.
Passons donc à « l’affaire » elle-même.
Il me semble que plusieurs problématiques sont à l’oeuvre ici ; j’en vois au moins cinq :
1) La liberté d’expression
2) L’attitude de la communauté des Historiens
3) La confusion entre Histoire, Mémoire et Repentance
4) L’utilisation et la manipulation politiques de l’Histoire
5) Le renvoi à des thèmes identitaires
1) La liberté d’expression
On oublie bien souvent, dans la France d’aujourd’hui, cette phrase attribuée à Voltaire : « Je hais vos idées, monsieur, mais je me ferais tuer pour que vous ayez le droit de les exprimer »
Parmi les réactions au livre de Gouguenheim, on note des procédés, dont les pétitions et le tribunal des experts mis en place par l’ENS, qui semblent viser à l’intimider et à intimider de manière préventive d’autres qui voudraient lui emboîter le pas.
Je trouve surprenant, de la part de gens qui se disent scientifiques, d’utiliser de telles méthodes à l’encontre d’un confrère. D’autant qu’il suffit de lire le livre pour s’apercevoir qu’il ne contient aucune outrance, aucun propos méprisant ou injurieux ; il reste en cela parfaitement dans le cadre de la liberté d’expression.
Ou alors, les opposants au livre et à son auteur ont-ils défini un référentiel plus élevé que la recherche de la vérité historique et la confrontation d’idées ? Ont-ils par là décidé de tabous, c’est à dire de sujets qu’on n’a pas le droit d’aborder, ou qu’il n’est pas souhaitable d’aborder, pour des raisons autres, qui n’ont rien de scientifique ?
Il y a de toute façon un test : quand en réponse à une opinion exprimée précisément et courtoisement, on ne répond que par indignations, invectives, jugements de valeur et attaques ad hominem, ça montre en général que l’opinion heurte quelque chose qui constitue un tabou pour ceux qui s’indignent. On n’est plus en ce cas dans la science, et de ce fait, la parole des scientifiques qui s’indignent ne vaut en l’espèce pas plus que celle du quidam lambda.
Conclusion numéro 1 : « l’affaire » n’est pas un modèle de respect de la liberté d’expression.
2) L’attitude de la communauté des Historiens
Mais pourquoi ces historiens réagissent-ils comme cela ? Et pourquoi si c’est le cas se sont-ils généré ce tabou au sujet de la place de l’Islam dans la culture occidentale ?
Qu’est-ce qui fait que des dizaines d’historiens, tous honorables et sérieux individuellement je le suppose, ont jugé utile de signer ces pétitions, ou de convoquer ou participer au tribunal des experts ?
Je mets de côté les aspects désolants qui pourraient être liés à des considérations de carrière et de services rendus ou à rendre...
Ceci mis à part, il me semble qu’on a affaire à une machine à générer du consensus. Sur ce sujet réputé « sensible », le consensus permet à chacun de rester dans sa zone de confort, et la communauté tend à protéger ce confort, quitte à mettre au ban un de ses membres.
Or, on sait bien que le consensus est contraire au progrès en sciences. Et même pire, il est régressif, voir par exemple le fameux paradoxe d’Abilène, qui représente le cas général montrant que la recherche consciente ou inconsciente du consensus dans un groupe aboutit en général à des solutions qui sont inférieures à toutes les solutions individuelles qu’auraient proposées les membres du groupe.
Mais au delà de ça, il me semble qu’il y a aussi des éléments plus politiques qui sont à l’oeuvre.
Conclusion numéro 2 : la réaction de la communauté scientifique est contraire aux règles de débat et de progrès de toute communauté scientifique. Il faut en chercher les raisons en dehors de la science.
3) La confusion entre Histoire, Mémoire et Repentance
L’histoire est sans tabou. La Mémoire en est pleine ; elle n’est même que cela, en tout cas telle qu’elle est « travaillée » de nos jours – elle n’a donc aucun rapport avec l’Histoire. Et la Repentance est fille de la Mémoire.
Faisons un instant l’hypothèse que Gouguenheim a raison, et donc que la vérité historique est celle de sa thèse, et de celle de Heers.
Que dit la Mémoire ? La Mémoire dit que l’occident a causé beaucoup de tort à l’Islam et au monde Arabe (les croisades, le non-partage du progrès des sciences et des techniques, la colonisation, la différence de niveau économique et militaire contemporains, le racisme, l’humiliation face à l’arrogance occidentale, etc...)
Démontrer qu’il est historiquement faux que l’Islam a eu une influence décisive sur l’Occident constitue alors une agression contre cette Mémoire, et un sujet d’humiliation supplémentaire infligé par cet Occident encore une fois arrogant au lieu de se repentir.
Conclusion numéro 3 : l’ « affaire » met en évidence une confusion regrettable entre Histoire et Mémoire.
4) L’utilisation et la manipulation politiques de l’Histoire
Cette affaire de Mémoire rejoint la Politique.
La manipulation de l’Histoire par la Politique n’a pas forcément des buts inavouables.
Par exemple, on voit souvent après des périodes de troubles, une histoire officielle se mettre en place jetant un voile sur les crimes et les horreurs, et embellissant la vérité dans un but de réconciliation nationale.
C’est par exemple la voie choisie par de Gaulle à la libération, présentant le mythe d’une France entièrement résistante, à quelques brebis galeuses près.
Cette approche basée sur le mensonge a deux principaux défauts :
a) Elle fait l’hypothèse qu’on ne s’adresse pas à des citoyens adultes et raisonnables, mais à des sots
b) Elle enterre les sujets douloureux sous la cendre, sans les résoudre ni les éteindre, et génère des tabous.
Il y a une autre approche, adulte et responsable. C’est celle mise en oeuvre par exemple par Nelson Mandela avec les commissions Vérité et Réconciliation. On dit tout, on met tout sur la table, on se confronte au passé dans ce qu’il a de plus pénible. Mais on ne condamne pas ceux qui parlent, et qui sont prêts à s’insérer dans la nouvelle Afrique du Sud.
C’est une approche fondée sur la Vérité et la Responsabilité, sans tabou.
Pour revenir à l’ « affaire », je crains qu’on ne soit plutôt devant un exemple du premier cas : indépendamment de ce que serait la vérité, il n’est pas « souhaitable » d’aborder ce sujet sous l’angle qu’utilisent Gouguenheim et Heers, pour des raisons politiques. Et il y a pour le moment un quasi consensus parmi les scientifiques pour cela.
On note aussi que pour les mêmes raisons, il est aussi « souhaitable » pour d’autres de remettre en cause « a priori » cet héritage de l’Islam. Et chacun est tenu de choisir son camp, au milieu il n’y a que des traitres...
Ce sont deux approches idéologiques et politiques qui sont prêtes à préférer le mensonge à la vérité.
Conclusion numéro 4 : l’ « affaire » dans ses mécanismes semble être un cas où une communauté souhaite une vérité a priori pour des raisons politiques. Et est prête à préférer le mensonge dans le cas où la vérité vraie n’est pas la sienne.
5) Le renvoi à des thèmes identitaires
On voit aussi que ce qui rend cette affaire sensible, c’est qu’elle semble toucher aux questions d’identité.
Là pour le coup, ça ne me semble avoir aucun sens.
L’identité de l’Occident, c’est ce que l’Occident « est » aujourd’hui. C’est intéressant de savoir comment cette identité s’est construite, mais ça ne change rien à ce qu’elle « est » aujourd’hui.
Dit autrement, que l’identité de l’Occident telle qu’elle est aujourd’hui contienne ou pas des apports importants de l’Islam médiéval, ça ne change rien à ce qu’elle « est » aujourd’hui.
Dit encore autrement, si la thèse de Gouguenheim et Heers est vraie, ça ne change pas du jour au lendemain l’identité de l’Occident. Ca ne change rien du tout, à part l’idée qu’on s’en fait.
Et tout le problème me semble venir de là. Le débat n’est pas autour de l’identité, mais de l’idée qu’on s’en fait.
Certains n’aiment pas l’idée qu’une partie de leur identité proviendrait de l’Islam médiéval. D’autres jugent « froid et glacial » que leur identité provienne exclusivement de la culture classique antique.
De même qu’on n’a pas à s’excuser de ce que nos ancêtres ont fait ; on n’a pas non plus à en tirer fierté, car on n’y est pour rien, on est arrivés après, on a hérité de tout cela, et on ne construit « que » le présent. Seul ce qui existe aujourd’hui est important pour nous (ce qui inclut toute la culture héritée du passé)
Donc, pour un français, quelle que soit son origine, bretonne, chinoise ou arabe, il n’y a aucune fierté à tirer qu’Averroès ait profondément influencé la culture occidentale ; et il n’y a aucun dépit à ressentir du contraire.
Ca ne change rien, factuellement, à l’Europe d’aujourd’hui ni à l’identité de chacun.
Qu’on souhaite connaître la vérité de la constitution de cette identité, c’est souhaitable, pour comprendre, et pour assouvir notre curiosité. Mais quelle que soit cette vérité, ça ne change rien à la situation actuelle de cette identité.
Alors pourquoi est-ce un sujet si sensible, si objectivement ça n’a pas d’importance concrète ?
Conclusion numéro 5 : l’idée que l’identité de l’Occident pourrait changer en fonction de découvertes scientifiques sur son passé, et que donc ce champ d’études serait sensible et devrait être soumis au contrôle politique, est absurde.
En conclusion générale, laissons donc travailler les chercheurs, laissons les publier ce qu’ils veulent, et oublions les pétitions, les indignations et les tribunaux comme moyens de discuter une thèse. Et donc, discutons les thèses publiées au fond, calmement et sérieusement.
PS : je précise que ce post ne prend pas position sur le fond de la thèse de Gouguenheim, ce n'est pas son objet...
Paul Ryckier a écrit :Addendum:
En respectant la "diversité": un site de "droite"?
http://club-acacia.over-blog.com/articl ... 047-6.html
Cordialement,
Paul.
Huyustus a écrit :Paul Ryckier a écrit :Addendum:
En respectant la "diversité": un site de "droite"?
http://club-acacia.over-blog.com/articl ... 047-6.html
Cordialement,
Paul.
Je ne comprends pas : pourquoi citer un site dit "de droite" pour illustrer une "diversité" ?
L'Histoire serait-elle institutionnellement "de gauche" ?
Qu'est ce que cela signifie ?
Huyustus a écrit :Une remarque de détail : ce fil ne devrait-il pas plutôt se trouver dans la rubrique "Moyen-Age" ?
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