Berlin, 12 décembre 1940
Monsieur le Maréchal,
Le 15 décembre s'accomplira le centenaire du jour où le corps de Napoléon fut déposé aux Invalides.
Je voudrais profiter de cette occasion pour vous faire savoir, Monsieur le Maréchal, que j'ai pris la décision de rendre au peuple français les restes mortels du duc de Reichstadt. Ainsi le fils de Napoléon, quittant une ambiance qui déjà durant sa vie tragique lui était étrangère, retournera dans sa Patrie pour y reposer aux côtés de son auguste père.
Veuillez agréer, Monsieur le Maréchal, l'expression de mon estime personnelle.
(Archives nationales, Pierrefitte, fonds Brinon)
Commençons par la très inhabituelle formule finale : en lieu et place de la rituelle « haute considération », qui englobe non seulement le destinataire mais, implicitement, ses collaborateurs et ses administrés et qui, réciproquement, n'engage pas seulement le signataire mais aussi l'entité qu'il dirige, Hitler tient à faire savoir d'une part qu'il éprouve personnellement pour pour Pétain une grande estime et, d'autre part, que ce sentiment ne s'adresse qu'à lui, en excluant son entourage et ses compatriotes.
Ensuite, on ne peut qu'être frappé par un silence : il n'est nullement question d'une cérémonie et, à plus forte raison, d'une invitation. Certes la date du 15 décembre le suggère, et Abetz, dès la journée du 12, met les points sur les i en disant à Laval que la restitution se fera en grande pompe, aux Invalides, à minuit dans la nuit du 14 au 15, la présence de Pétain étant considérée comme allant de soi, mais il n'en est que plus étrange et incorrect que, dans un texte daté du même jour, le Führer ne formule pas cette invitation. Pas plus qu'il n'indique s'il sera lui-même présent. Loin de ces considérations pratiques, le texte se concentre sur le sens symbolique de la démarche. Il s'agit d'un geste gratuit, n'appelant pas de contrepartie et présenté comme la réparation d'une injustice. Ici les sous-entendus abondent : Hitler ne marchande pas sa considération pour Napoléon, qu'il présente comme l'incarnation de la patrie française. Lui-même s'affiche en Européen, et en révolutionnaire : le blâme contre la vieille aristocratie autrichienne est implicite mais cinglant.
Et en même temps, comme dirait quelqu'un, il blesse et viole le sentiment patriotique des Français en annonçant, sur une matière rendue des plus sensibles par une écrasante défaite, vieille seulement d'un semestre, et une dure occupation, une décision parfaitement unilatérale, sans la moindre consultation du bénéficiaire ni le plus petit signe avant-coureur. Un sans-gêne redoublé par les annonces orales d'Abetz sur l'organisation d'une cérémonie dès le 14 au soir (l'inhumation ayant lieu à minuit dans la crypte des Invalides après une procession depuis la gare de l'Est) : l'ennemi avec lequel la France est encore officiellement en état de guerre, profitant de l'occupation du territoire sur lequel se trouve le tombeau de l'Empereur, haut symbole de la fierté nationale, édicte à sa guise une modification de ce lieu et y imprime sa lourde griffe.
On connaît la suite : Pétain refusant d'abord de faire le déplacement, au grand soulagement de son entourage, Laval le retournant dans la matinée du 13 puis les ministres anti-Laval du gouvernement, qui conspirent contre lui depuis quelques semaines, passant à l'action et décidant le maréchal à chasser l'Auvergnat de la vice-présidence du conseil et de toute fonction gouvernementale, le soir même.
Question : est-il possible que ni Hitler, ni Abetz, ni les deux, n'aient calculé, donc souhaité, cette issue ? Pour Abetz le doute est permis et ma religion incertaine. Pour Hitler, le doute est des plus douteux !
Pour en avoir le coeur net, il convient d'examiner les initiatives du Führer, ou de subordonnés qui l'ont nécessairement consulté avant de prendre des initiatives importantes, depuis la rencontre de Montoire (24 octobre).