Cette analyse lukacsienne de 1990, qui m'a inspiré d'amples développements jusqu'à ce jour, qui reste ignorée de beaucoup mais n'a jamais été réfutée,
Si les événements de Norvège dépriment à bon droit l’opinion britannique, rien n’indique qu’elle opte massivement pour une politique plus énergique. Elle a d’autant moins de raisons de le faire que celui qui s’est fait le champion d’une telle politique est lui-même éclaboussé par la défaite. C’est donc bien l’heure de Halifax qui semble sonner, à moins que ce ne soit celle de Lloyd George.
L’opposition réclame le 4 mai un débat aux Communes sur la politique militaire. Il est fixé au mardi 7. Entretemps, on essaie de désamorcer la critique en faisant courir le bruit, à partir du 5, que la direction de la guerre va désormais devenir plus cohérente, car des pouvoirs étendus vont être confiés à Churchill dans ce domaine. Signe que le premier lord est prêt à sauver la mise du premier ministre et ne croit nullement le moment arrivé de gravir la plus haute marche.
Accueilli aux cris de « manqué le bus ! », Chamberlain ouvre la séance du 7 par le discours terne de quelqu’un qui n’a pas grand-chose à dire pour sa défense, mais compte sur le soutien de sa majorité habituelle. Avec sa légèreté coutumière il lâche que « la Norvège n’est pas Gallipoli », manière de mettre en cause Churchill tout en insinuant qu’il a tout de même fait mieux sous un gouvernement conservateur que sous celui du libéral Asquith.
Le débat est animé, successivement, par Sinclair, Keyes et Amery. Le premier et le troisième concentrent les feux sur la « conduite de la guerre », c’est-à-dire sur Chamberlain. Le second, conformément à sa spécialité, ne s’occupe que de la marine, et son réquisitoire met en cause Churchill, disant notamment qu’on avait renoncé sans raison à une attaque navale sur Trondheim. Il précise toutefois, au sujet du premier lord :
J’attends avec impatience que l’on se décide à faire un usage convenable de ses vastes capacités. Je ne crois pas que ce soit possible dans le cadre du système tel qu’il est actuellement constitué.
Il faut torturer cette phrase pour lui faire dire que l’amiral réclame le remplacement de Chamberlain par Churchill. En fait, à soixante-huit ans, Keyes est une espèce de Gamelin qu’on aurait, à la veille de la guerre, mis à la retraite au profit de Georges. Il pourrait être encore en activité, si on ne lui avait préféré Dudley Pound comme chef de la Navy. Il lui reste ses décorations, sur six rangs dont pas un ne manque ce jour-là, gagnées surtout dans la première guerre qui l’a vu, en avril 1918, mettre hors d’usage par un raid audacieux la base de Zeebrugge, principal point d’appui des sous-marins allemands en face de l’Angleterre. En revanche, lorsqu’il rétorque à Chamberlain que, précisément, la Norvège c’est Gallipoli, l’opinion est-elle bien au fait que dans cette crise il avait été le seul amiral important à soutenir Churchill et qu’ils avaient été noyés ensemble sous la bureaucratie ?
Le 15 avril, il a adjuré Churchill de lui confier le commandement d’une escadre pour attaquer Trondheim, et c’est bien le premier lord qui a refusé, poussé par le comité des chefs d’état-major. Il le présente donc moins, ici, comme le grand patron auquel il faudrait se rallier que comme un ingénieur capable, mal employé par son chef d’entreprise. On peut donc entendre qu’il a tort d’avoir accepté cette subordination ou, pire encore, qu’il n’est plus lui-même, que le lion s’est fait agneau. Mais surtout, pour rester dans la zoologie, Keyes se conduit comme un éléphant devant un étalage de porcelaine. Il désavoue le patient travail de Churchill, qui cherche à augmenter progressivement son influence et à éviter un changement de gouvernement qui ne pourrait, semble-t-il, que se faire au profit de Halifax.
Le discours d’Amery, heureusement pour Winston, fait plus d’impression encore. Beaucoup plus que Keyes, il concentre le tir sur Chamberlain et dessine en creux, pour le remplacer, le portrait d’hommes tels que Churchill :
Il vous faut trouver des hommes décidés, aptes à aller aussi loin que leurs ennemis, sinon vous serez battus de nouveau. Sans doute n’est-il pas facile de trouver de tels hommes. On ne le pourra qu’en les mettant à l’épreuve, et en écartant impitoyablement tous ceux qui échouent et dont les insuffisances sont révélées.
Il cite pour finir, les yeux ostensiblement dirigés vers le premier ministre, la phrase par laquelle Cromwell avait chassé le Long parlement :Vous avez siégé trop longtemps pour le peu de bien que vous avez fait. Allez-vous en, vous dis-je, et qu’on en finisse. Au nom de Dieu, partez !
L’apostrophe a fait beaucoup pour la célébrité de son auteur, et plus encore pour accréditer l’idée que devant tant d’éloquence Chamberlain s’était frileusement exécuté. Bien au contraire, il rassemble fébrilement ses atouts et, d’abord, mobilise l’éloquence de Churchill, qui reste son fidèle allié pendant toute la crise. Winston est désigné pour parler le dernier, et résumer les arguments du gouvernement juste avant le vote.
Le débat se poursuit le lendemain avec un discours de Lloyd George qui demande à Chamberlain de donner par sa démission « l’exemple du sacrifice », tout en cherchant à dissocier son cas de celui de Churchill. Celui-ci l’interrompt en disant qu’il assume « sa part du fardeau ». Il n’est pas probable que le vieux Gallois ait entendu par là ouvrir la voie du pouvoir à son ancien compagnon du ministère Asquith, dont par ailleurs il réprouvait le bellicisme : sans doute voulait-il avant tout déboulonner Chamberlain en l’isolant au maximum.
Le discours de Winston est haché d’interruptions travaillistes. Il trouve le moyen de défendre à la fois l’expédition de Norvège et l’idée qu’il faut mener la guerre plus sérieusement, en évitant d’entrer dans les détails et en appelant à l’union contre l’ennemi allemand. Lors du vote de confiance, demandé par les travaillistes malgré les scrupules d’Attlee, la majorité de Chamberlain se réduit à 81 voix, alors qu’un vote positif de tous les députés conservateurs lui en aurait assuré 213. Beaucoup se sont abstenus et 33 ont voté contre, dont Amery, Macmillan, Cooper, Spears et Keyes.
Chamberlain accuse le coup, et s’en va trouver le roi pour lui indiquer que le cabinet pourrait retrouver une majorité plus large, s’il se transformait en un ministère de coalition, comprenant des libéraux et des travaillistes.
Le 9 au matin, Churchill convie Anthony Eden à un entretien et lui confie qu’il ne croit pas que les travaillistes accepteront. Leurs attaques, il est vrai, ont été très vives dans les derniers temps, non seulement contre Chamberlain, mais aussi contre Hoare et Simon, n’épargnant que Halifax dans le quatuor de tête du parti tory et de la politique d’appeasement. Cependant, peu avant sa mort survenue en 1966, Attlee expliquait à son biographe Kenneth Harris qu’il avait dit, pendant la crise, préférer à tout autre un ministère Churchill - il ne précise cependant pas à qui il l’aurait dit et quand - mais que lui-même et son parti avaient pour objectif unique le départ de Chamberlain, d’où leur refus de proposer un nom plutôt qu’un autre. Comme les observateurs présument que, dans ces conditions, Chamberlain préférera Halifax, la rumeur s’enfle partout le 9, d’un gouvernement présidé par le vicomte. Un petit problème juridique pourrait y faire obstacle, le fait qu’il soit lord et, à ce titre, habilité à paraître seulement devant la Chambre haute. Mais rien n’interdit le vote, par les Communes, d’une autorisation spéciale lui permettant de venir exposer devant elles la politique de son gouvernement.
Le journal de Cadogan livre la clé du dénouement : Chamberlain, devant la vague des critiques et le veto travailliste, se résigne, au cours de la journée du 9, à proposer son poste à Halifax - puisque la tradition conservatrice veut qu’un chef démissionnaire suggère lui-même au roi le nom de son successeur. Mais il n’apparaît nullement disposé à lui faciliter les choses : il resterait chef du parti et porte-parole du gouvernement devant les Communes. Churchill, par ailleurs, deviendrait ministre de la Défense. Halifax refuse cette solution, qui ferait de lui un prête-nom, et ouvre la voie à Churchill. Mais il faut bien voir qu’il a lui-même de grandes ambitions. Il est persuadé que c’est Winston, ainsi, qui aura la corde au cou. Il l’indique lourdement à Cadogan : le maintien de Chamberlain dans le cabinet « assagira Winston ». Il est disposé, pour sa part, à jouer de leurs contradictions, d’autant plus que le bruit se répand, avec insistance, d’une imminente attaque allemande contre la Hollande. Halifax pense à coup sûr que le nouveau gouvernement ne pilotera pas cette affaire mieux que la précédente et qu’alors Churchill, discrédité coup sur coup par deux « Dardanelles », quittera la scène, et avec lui toute idée belliciste.
au fait, où as-tu trouvé mention de l'entretien que tu racontes entre le roi et Halifax ?
boisbouvier a écrit :
Je ne sais plus, mais je suis sûr du fait.
boisbouvier a écrit :Alors ?
Qu'a donné ta consultation du livre de Kershaw que tu as dû recevoir hier A. M. ?
Je jouis par avance de ta confusion.
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