Quelques nouveaux développements, en réponse à un internaute (Tie-tie) qui va répétant (le plus souvent désormais pour toute argumentation, une contre-vérité selon laquelle je jugerais Hitler "omniscient".
Cf.
http://www.delpla.org/article.php3?id_article=554 Omniscient, mon Hitler... ou obsédé ?TT est coutumier du fait : il rabâche un peu partout que pour moi Hitler était omniscient (variante : omnipotent) et cela finit par devenir un tic argumentatif. Qu'en est-il ?
-ma vision du personnage s'inscrit effectivement dans le cadre d'une réévaluation de ses capacités intellectuelles et de ses qualités de chef. Je ne suis heureusement pas le seul. Qu'il suffise de citer Lukacs, Husson, Kershaw ou encore Timothy Ryback, l'auteur d'une récente étude sur la bibliothèque du dictateur, propre à surprendre tous ceux qui hier encore écrivaient qu'il ne s'était jamais gavé que de "brochures".
-j'ai toujours nuancé cette réévaluation par le constat d'un délire qui handicapait ces qualités. Je travaille depuis quelques années à mieux cerner sa psychose. Celle-ci est génératrice, en particulier, d'une fixité totale des grandes lignes de son action (censée être au service des desseins de la Providence, et guidée par elle), même si l'intelligence de Hitler, et en particulier son art de la surprise, conduisent à des infléchissements apparents... toujours momentanés, et toujours réversibles.
Le nazisme est, dès avant la prise du pouvoir, une entreprise de séduction de l'Angleterre, qu'il essaye de plier à une vision raciste de la politique mondiale. Les deux grandes nations "aryennes" domineront la planète entière, l'Allemagne imposant sa loi en Europe tandis que l'Angleterre règnera sur les mers. Cela suppose l'élimination par l'Allemagne,
manu miltari, de la puissance française, suivie de la conquête et de l'aménagement d'un immense "espace vital" aux dépens des Slaves. Cette perspective est tracée en toute clarté dès le tome 2 de
Mein Kampf, paru en 1927.
Ce rappel est essentiel pour expliquer l'arrêt devant Dunkerque. Et les efforts de certains pour ne pas expliquer cet arrêt, sinon par des craintes irrationnelles de Hitler (découlant de ses propres justifications devant divers officiers atterrés), passent par la négation, sous une forme ou sous une autre, du programme nazi. A tout le moins, dit-on, il aurait été périmé lors de la campagne de 1940.
Mais en ayant à l'esprit ce programme, on comprend comment Hitler a pu en venir à suspendre une offensive très bien partie, au point de paraître laisser échapper maladroitement une proie quasiment en cage.
Il lance le 10 mai 1940 une offensive, apparemment pour occuper les trois pays du futur Benelux, en fait pour casser les reins de l'armée française, dont il s'agit de piéger en Belgique la fine fleur en portant un coup massif dans l'est du pays à travers les Ardennes, de façon à ouvrir une brèche de 80 kilomètres entre Namur et Sedan. A partir de là, les troupes avancées en Belgique (dont la totalité de l'armée de terre anglaise) seront menacées d'encerclement si elles ne se replient pas au plus vite -et de destruction pure et simple si elles le font.
Oui mais... Ce n'est précisément pas l'objectif du nazisme, puisqu'il ménage au maximum l'Angleterre, et donc aussi la France, ou du moins son territoire : il se doit de briser le plus rapidement et le plus sobrement possible son outil et son prestige militaires.
A cet effet, Berlin a fait partir, à l'heure même des derniers réglages militaires, une fusée diplomatique, le 6 mai, lors d'une conversation entre Göring et Dahlerus. Le second de Hitler a dit à l'homme d'affaires suédois, coutumier depuis août précédent des navettes entre Berlin et Londres, que si la guerre était portée en Belgique et que l'armée allemande parvenait, le long de la côte, jusqu'à Calais, son gouvernement ferait une offre de paix "généreuse". Le territoire allemand ne s'agrandirait que d'Eupen et de Malmédy (pris à la Belgique) et du bassin de Briey (soustrait à la France, qui ainsi garderait l'Alsace-Lorraine).
Mais le 10 mai n'est pas seulement le jour de l'offensive et de la réaction des Alliés qui foncent tête baissée en Belgique conformément aux voeux du chef adverse. C'est aussi, sans rapport aucun, celui du remplacement de Chamberlain par Churchill comme premier ministre de George VI, au terme d'une crise confuse de trois jours.
La percée de Sedan s'étant déroulée comme prévu, les dix Panzerdivisionen foncent vers la Basse-Somme à partir de la mi-mai et sont en train de couper à toute allure la voie du repli terrestre aux armées lancées en Belgique, qui ne les importunent guère. Restent les ports de la Manche et de la mer du Nord. Hitler a probablement espéré que les Anglais, comme en mars 1918, seraient fortement tentés de s'y replier, ce qui serait une excellente préface à une alliance qui verrait Londres, pour des siècles, préférer désormais Berlin à Paris. Or il n'en est rien. Non seulement les troupes anglaises restent au contact des françaises dans un lent repli vers le sud (qui n'aurait de sens que pour préparer des contre-attaques, mais ce n'est de toute évidence guère le cas), mais les ports tombent comme des quilles au pouvoir des Allemands, du moins leurs accès terrestres : Boulogne le 21 mai, Calais le 23... et Dunkerque devrait suivre au soir du 24 ou dans la journée du 25... n'était l'ordre d'arrêt infligé à des troupes en pleine euphorie, le 24 à 12h 30, par Hitler, depuis le PC du général commandant toutes les troupes blindées, Gerd von Rundstedt.
Le devenir de la fusée lancée par Göring n'est pas l'objet d'une foule de traités historiques -il faut dire que les gouvernements des capitales concernées n'ont pas archivé, ou du moins rendu accessibles, beaucoup de documents sur le sujet. A peine sait-on que le consul suédois Nordling a été reçu à ce sujet par Paul Reynaud, chef du gouvernement français, le 20 mai, et que le ministre anglais des Affaires étrangères Halifax a eu vent de la conversation Göring-Dahlerus avant le 23.
Mais ce qui importe le plus pour expliquer le déconcertant arrêt, ce n'est pas ce qui se passe réellement à Paris et à Londres, mais ce que Hitler peut en supposer. Autant il voit qu'à Paris Reynaud se débat avec impuissance, changeant les chefs pour de plus vieux et emmenant le gouvernement implorer un miracle à Notre-Dame, autant il doit se dire qu'en Angleterre le "Juif" Churchill a une certaine autorité, notamment en raison des faibles signes que donnent ses troupes d'une volonté d'embarquement. C'est là une bonne raison de suspendre le mouvement : si on l'achevait, l'armée anglaise serait prise au piège et ce pourrait être contre-productif; le suspendre, c'est au contraire donner quelques chances de plus à une paix prochaine.
Ma thèse reste, dans l'actuel débat consécutif à la parution de l'article du 1er juillet dans {Dernière Guerre mondiale}, souvent caricaturée (et notamment par Danielll) : il s'agirait de "favoriser une paix avec l'Angleterre après un embarquement". Non ! Une paix immédiate, et il n'est pas question d'embarquement.
Pendant l'arrêt, le 25 au soir, sans être semble-t-il au courant d'un ordre allemand d'arrêt mais en constatant simplement que l'embarquement reste possible, Churchill l'ordonne. C'est le début d'un nouveau chapitre... et une cause possible de la reprise de l'offensive allemande vers Dunkerque, le 27.
On peut constater un hiatus entre la conversation Göring-Dahlerus et le comportement de Hitler quand son armée est à Calais : il ne présente pas alors, ni à Paris ni à Londres, l'offre annoncée. On ne sait avec certitude pourquoi mais là encore, le changement de gouvernement à Londres offre une explication.
Les conditions "généreuses" ne le sont pas tant que cela, puisque elles permettraient tout bonnement à l'
Allemagne de conquérir le territoire soviétique et de se rendre inexpugnable grâce à ses matières premières. Cela, un Chamberlain est peu capable de le comprendre d'un coup d'oeil, un Churchill si ! Les conditions généreuses présentées à lui, ou à un gouvernement présidé par lui, risqueraient de se transformer en un formidable moyen de propagande. Comment, après un tel triomphe, Hitler nous ménage ? La méfiance est de mise !
Hitler en est donc réduit à supputer et à attendre : peut-être Halifax va-t-il faire état des conditions ou obliger Churchill à les soumettre au cabinet ? Dans le cas contraire, il ne restera plus qu'à s'enfoncer en territoire français, en espérant faire grandir à Londres la prise de conscience d'une catastrophe et d'une impasse, créant des conditions plus sûres pour que sa "modération" (à court terme) soit reçue comme une aubaine.
Alors TT, et tous ceux qui ne trouvent rien à redire à ses propos, il est omniscient, mon Hitler... ou obsédé ?