J'avais signalé ce livre, qui m'avait été recommandé comme donnant peut-être le fin mot sur les sources concernant Otto :
Rolf-Dieter Müller, Der Feind steht im Osten: Hitlers geheime Pläne für einen Krieg gegen die Sowjetunion im Jahr 1939, avec un chapitre qui semblait causer du plan Otto ("Grenzsicherung Ost Offensiv lösen: Der Halder-Plan im Juni 1940"), sorti en mai 2011. Je viens de le recevoir.
Déception !
-pas le mot "Otto";
-pas trace de Dirks, de Janssen ni de leur livre de 1999 sur lequel s'appuyait Lemay;
-pas la moindre référence, pour la période considérée, à des sources soviétiques.
Halder apparaît comme une sorte d'Alleintäter (acteur unique, comme van der Lubbe, le gringalet immigré et isolé détruisant l'immense Reichstag, ou Rudolf Hess, le ministre qui fait 1000 km en territoire ami puis ennemi sans prévenir personne) ! Mais lui n'a fait que penser et prôner : il n'est pas question de dire qu'il a commencé à exécuter en cachette son plan antisoviétique, en déplaçant des divisions à l'insu de Hitler.
P. 195, l'apparition d'une pensée personnelle de Halder (le redéploiement à l'est doit être fait dans une intention offensive et non défensive), divergente à la fois du point de vue de Hitler et de celui de son chef direct Brauchitsch, se fait jour le 25 juin et "plus clairement encore" le 28. Les sources ne sont pas claires. Je prends conscience à cette occasion que l'édition anglaise du journal de Halder n'est pas complète et que les deux passages en question n'y figurent pas, quelle escroquerie ! (je crois que j'avais moi-même ici présenté cette édition comme fiable il y a quelques années). Nous voilà bien montés car je ne connais d'édition du journal en allemand en France qu'à la BDIC, où un tome a été volé !
P. 196, un passage des plus étranges. Le 30 juin, Halder confère avec Weizsäcker (adjoint de Ribbentrop) et note les conclusions, sans dire de qui sont venues les idées :
a) Nous pouvons préserver les victoires de ces campagnes seulement par les moyens qui ont permis de les obtenir, à savoir la puissance militaire;
b) pas encore de base concrète pour un traité de paix;
c) nous devons surveiller l'est en permanence;
d) la Grande-Bretagne a encore probablement besoin d'une nouvelle démonstration de notre puissance militaire avant de céder et de nous laisser les mains libres à l'est.
Or l'auteur (Müller) soupçonne Jacobsen (qui édite le journal en 1962) et Halder (qui a encore dix ans à vivre et est effectivement très copain avec Jacobsen) de s'être arrangés typographiquement pour qu'on croie que ces quatre points reflètent l'opinion de Weizsäcker, vraisemblablement inspirée par Hitler, alors que le manuscrit ne l'indiquerait pas "de façon contraignante"... Si l'on comprend bien, il faudrait pas exclure l'hypothèse que Halder pourrait avoir mentionné en une ligne son entrevue avec le sous-chef de la diplomatie, avant de tirer, pour lui-même, des plans sur la comète ! Ou encore, de consigner des réflexions que pourrait lui avoir inspirées après coup l'entrevue.
Müller cite alors les points c et d, pour donner lui-même l'impression qu'ils reflètent la pensée de Halder : que ne fait-on pas pour écarter ce qui gêne !
Il est clair au contraire, et confirmé par la structure de mille autres passages, que Halder consigne les informations reçues de son visiteur. Le point a) est, bien évidemment, une donnée collectée par la Wilhelmstrasse... et le c et le d, rattachés au a par l'alphabet, ont clairement la même provenance. Il s'agit de l'analyse de la situation par le ministère des Affaires étrangères, et elle a bien des chances, en effet, d'être inspirée par le Führer.
P. 200 : Halder aurait fait fin juin 40 des plans pour un déploiement offensif à l'est de divisions rapatriées de l'ouest dans les trois semaines suivantes, significatifs d'une volonté de déclencher la guerre contre l'URSS. Source ? Secondaire, une fois de plus : DER ANGRIFF AUF DIE SOWJETUNION (DAS DEUTSCHE REICH UND DER ZWEITE WELTKRIEG) d'Ernst Klink, p. 210. Mais là tout de même nous avançons : le livre étant de 1983, il ne saurait contenir de ces archives soviétiques dévastatrices devant lesquelles il n'y aurait plus qu'à s'incliner bien bas ! Une phrase de Klink est citée :
Car finalement il ne s'agissait pas d'une défensive débouchant sur une offensive dans le cadre d'une campagne en cours, mais bien d'un acte qui signifiait l'ouverture des hostilités.
L'analyse se perd ensuite dans des considérations sur les correspondances entre le plan de Halder (dont rien de plus n'est dit) et ceux qu'avait établis l'état-major en 1939 dans le cas d'une guerre contre l'URSS avec l'assistance de la Pologne, objet des premiers chapitres du livre. Müller passe ensuite (p. 202) à l'examen des directives données à la 18ème armée, dont CNE503
http://www.passion-histoire.net/n/www/v ... &sk=t&sd=a a remarqué qu'elles ne préfiguraient en rien une conduite agressive... pour laquelle cette armée aurait été bien légère.
Et nous voilà dans la dernière décennie de juillet. Sur le 21, jour de la grande révélation du plan de l'OKH à un Hitler abasourdi, d'après Lemay citant Dirks, le livre se contente de citer un passage archi-connu du journal de Halder. Il s'agit du plan d'opérations communiqué au Führer lors de la réunion, semble-t-il en interrompant (sans doute sur sa demande) un discours-fleuve qui en était à son point 8, introduit ainsi :
8. Nous devons tourner notre attention vers le problème soviétique, nous y attaquer et faire des plans.
L'insertion ici d'un plan de l'OKH ne signifie certainement pas qu'on prend l'orateur par surprise en lui présentant un programme plus élaboré qu'il ne s'y serait attendu, mais bien plutôt que, ayant mis le pied des généraux à l'étrier le 13 (en disant, toujours d'après le journal de Halder, que, si l'Angleterre restait en guerre, c'est qu'elle comptait sur l'Armée rouge), il leur avait commandé ce jour-là des études ou au moins leur avait fait comprendre qu'elles seraient bien accueillies.
Le 30, on l'a vu, Halder fait état d'une conversation avec Brauchitsch, dans laquelle le chef de l'armée de terre prend vigoureusement parti pour le maintien de relations amicales avec l'URSS. Müller se tire ainsi de ce mauvais pas : Hitler ayant déclaré dans son discours du 19 juillet que l'Allemagne était durablement en bons termes avec l'Union soviétique, Brauchitsch était bêtement dans la ligne mais peut-être n'en pensait pas moins. Ce qui est parfaitement contradictoire avec la réunion du 21 juillet et l'attitude, ce jour-là, de Brauchitsch. Il avait obéi docilement le 21 en sortant à point nommé un plan d'attaque, mais neuf jours plus tard il était en train de se raviser et d'opter pour une série d'attaques contre l'empire britannique.
Commence alors un sous-chapitre sur "le mythe du 31 juillet 1940". Le projet de Hitler (attaque massive pour détruire l'Etat soviétique, au printemps suivant) est censé, sans argument aucun, dériver du fantomatique "plan Halder". Surtout, il ne s'agirait pas d'un prodrome de Barbarossa parce qu'on n'y trouverait pas l'idée d'une "guerre de races" ! Ne suffisait-il pas qu'elle soit dans Mein Kampf et que ce plan soit loin d'y faire obstacle ? Ne s'agissait-il pas avant tout de mettre à des généraux le doigt dans l'engrenage en affectant des motivations uniquement militaires ?
La conclusion montre tout bonnement les ravages de l'expression "travailler en direction du Führer", mise à toutes les sauces par d'imprudents disciples de Kershaw :
Cette légende [d'une initiative imposée par Hitler à ses généraux], largement et victorieusement répandue après la guerre par Halder, masque l'initiative propre et la coresponsabilité de la direction militaire, qui a "travaillé en direction du Führer" à la guerre la plus grande et la plus sanglante de l'histoire. Elle ne prenait pas sa source dans l'idéologie nazie de l'espace vital, mais -indépendamment de toute affinité avec le national-socialisme- dans la pure routine militaire. L'affirmation que Hitler se serait décidé le 31 juillet pour la guerre à l'est à partir de préoccupations idéologiques est une construction largement due à l'historien Andreas Hillgruber, qui ainsi relativisa la légende, forgée par Halder en 1954, des raisons stratégiques de Hitler, mais en même temps la consolida.
Je conclurai pour ma part que ceux qui se sont méfiés de cette histoire de "plan Otto" ont eu bien raison. Mais aussi qu'il urgerait de savoir sur quoi se sont appuyés Dirks et Janssen, ainsi que Klink. Car l'affaire son complique et la pollution stalinienne pourrait bien s'être accouplée à l'erreur fonctionnaliste.