Je viens de soutenir mon habilitation à Brest, devant un jury composé d'Edouard Husson, président, Fabrice Bouthillon, directeur, Robert Frank, Christian Bougeard, Claude d'Abzac Epezy et Ronan Calvez.
Voici mon speech introductif :
Madame, Messieurs, chers maîtres et chers collègues,
Je vous dois tout d’abord des remerciements, ainsi qu’à l’Université de Bretagne occidentale, pour avoir encouragé et agréé ma demande d’habilitation, à un stade tardif de ma carrière de chercheur.
Le mémoire d’auto-histoire en expose les raisons, liées à un parcours atypique. Mon investissement à corps perdu dans la recherche historique a lui-même été tardif. Amorcé vers 1990 pendant la dernière étape de ma carrière professorale dans l’enseignement secondaire, il a été motivé avant tout par le sentiment qu’il restait beaucoup à découvrir sur le nazisme et la guerre qu’il avait engendrée.
Ce point de départ, pour lequel des universitaires de renom avaient manifesté un intérêt encourageant, m’a incité à donner la priorité à la recherche et à l’écriture de livres, la sanction de la thèse puis celle de l’habilitation ne présentant pas le même caractère d’urgence. Ma thèse, initiée en 1992 par un DEA sous la direction de René Girault et de Robert Frank, ne fut soutenue qu’en 2002 sous la direction de Jean-Claude Allain et la présidence de Robert Frank, qui me fait aujourd’hui l’honneur, non seulement de sa présence, mais de sa fidélité.
J’ai abordé mon champ de recherche par l’année 1940, et plus précisément la défaite acceptée de la France, contrastant avec la ténacité de l’Angleterre. Mon travail a commencé par la publication commentée d’un document inconnu et important, le rapport rédigé dans l’été 1940 par le général Doumenc, troisième personnage dans la hiérarchie militaire française ; sa famille m’avait également communiqué les notes journalières qu’il avait prises pendant la campagne. Il en ressortait que l’effondrement tenait beaucoup moins à des facteurs internes qu’à la supériorité de l’ennemi. Ce qui, en soi, peut sembler une banalité faisait plutôt figure de pavé dans la mare, par rapport à la littérature disponible au début de 1992. D’une part, les faiblesses françaises étaient détaillées comme à plaisir par des études souvent mal affranchies des débats politiques de l’époque. Elles oscillaient entre deux pôles : la sclérose de la pensée militaire, mise en relief par de Gaulle, et la "décadence", un thème polyvalent dont bien des courants idéologiques faisaient leur miel. D’autre part, l’idée que rien de ce qui était nazi ne pouvait être intelligent faisait encore florès, et de ce point de vue le pire était encore à venir : mon travail a dû frayer sa route à l’ombre d’un concurrent fort influent, le livre du colonel ouest-allemand Karl-Heinz Frieser La Légende de la guerre-éclair, qui fait de cette campagne une suite de hasards heureux et bat tous les records négatifs dans l’estimation du quotient intellectuel d’Adolf Hitler.
Or le dictateur allemand était non seulement un chef compétent, mais un excellent entrepreneur de spectacles. Dès la percée de Sedan, c’est-à-dire dès le 15 mai, il avait mis en scène à l’usage de la planète entière sa victoire sur la France -témoin la panique du lendemain à Paris, où on attendait les chars allemands dans la soirée. La tension retomba un peu quand on s’aperçut qu’ils prenaient la direction de la mer, mais la question restait entière : ne valait-il pas mieux arrêter les frais, si du moins l’Allemagne y consentait à des conditions acceptables ? Là encore, l’historiographie avait pris un mauvais pli : comme cette solution n’avait pas été choisie et qu’un mois plus tard la France avait baissé les bras toute seule, tandis que l’Angleterre tentait un improbable rétablissement pour finalement le réussir, l’éventualité d’une paix générale fin mai 1940 n’avait jamais été examinée très sérieusement -je veux dire par les historiens, alors qu’à l’époque il avait été question de paix, ô combien, à Paris comme à Londres. Ce constat attira très tôt mon attention sur le rôle fondamental, et tout à fait méconnu à l’époque et depuis, de Winston Churchill. Mon travail rejoignait sur ce point une thèse récente de John Lukacs qui, dans un livre de 1990, avait présenté la période du 10 mai au 31 juillet 1940 comme un "duel Churchill-Hitler".
Voilà qui nous amène au thème principal des deux mémoires que je présente aujourd’hui : le rôle de l’individu dans l’histoire. On sait que notre discipline s’est fondée au XIXème siècle et consolidée au XXème dans une attention croissante aux structures et en opposition aux tendances héroïsantes des chroniques antérieures. Il ne faut certes pas oublier que les meilleurs historiens ont toujours prôné et pratiqué la prise en compte des facteurs individuels : on se souvient de la fameuse apostrophe adressée conjointement par Marc Bloch aux contempteurs et aux thuriféraires de l’Incorruptible ("Robespierristes, anti-robespierristes, nous vous crions grâce : par pitié, dites-nous, simplement, quel fut Robespierre"), ou de la réhabilitation du genre biographique par Jacques Le Goff en son Saint Louis. Cependant, l’individu, même chargé de grands pouvoirs, devait être saisi par l’histoire au sein d’un ensemble de contraintes économiques, politiques et culturelles qui limitaient sa marge de manoeuvre. Ce que je propose, n’en déplaise à quelques observateurs, n’est pas un retour vers l’histoire-bataille ou le primat des grands hommes. Il s’agit au contraire de repérer et d’analyser une exception.
Les structures, en 1918-1919, ne laissent nullement prévoir une nouvelle guerre vingt ans plus tard, alors qu’il s’était écoulé, la fois d’avant, deux générations entre deux chocs franco-allemands. Le bon sens enseigne, et tout un chacun sait bien, que Hitler a fait mûrir hâtivement ce nouveau choc. La tentation du savant est de jeter par dessus bord ce bon sens et de peser des facteurs de toutes sortes suivant des modèles compliqués. Ce que je propose, c’est de prendre conscience que Hitler était justement un bon connaisseur des structures, du moins de celles qu’il avait besoin de connaître pour briller dans sa partie. En même temps, c’était un parvenu qui évoluait au milieu d’hommes d’Etat de formation classique, en Allemagne et à l’étranger, ce qui l’aidait puissamment à cacher son jeu et même à faire croire qu’il n’en avait pas, qu’il improvisait en permanence.
Chers membres du jury, je vous invite donc à jeter un regard critique sur la cohérence de son parcours vers un quasi-triomphe telle que je l’ai mise en lumière de 1919 jusqu’à la mi-mai 1940, puis sur son duel à mort avec Churchill, qui dure, de mon point de vue, jusqu’à son suicide et même un peu après.