Je voudrais maintenant poster un message à destination, prioritairement, de Tonnerre.
La rage raguséenne qui a interrompu nos féconds échanges sur la folie de Hitler et sur la qualité des matériaux découverts à son sujet par Rudolf Binion ne doit pas nous empêcher de poursuivre, avec les moyens du bord. Un honnête homme finira bien par mettre un lien à l'adresse suivante :
, si la censure du verrouillage est levée entre-temps, ou par ouvrir un nouveau fil "folie de Hitler" sur PH.
Voici donc le passage de mon mémoire d'habilitation, soutenu lundi prochain à partir de 14h en l'université de Brest (tout lecteur passant par là est cordialement invité, y compris au pot qui suivra), concernant cet historien et tenant le plus grand compte des apports de notre discussion :
4) Le moment Binion (1976)
En 1976 paraît l'un des livres les plus importants sur Hitler, et encore à ce jour les plus méconnus même si la période récente autorise quelque espoir de voir finir ce purgatoire : Hitler Among the Germans . L’auteur, Rudolph Binion, est un universitaire de Boston, né en 1927 et passé de l’histoire politique française (avec des études sur Caillaux et Tardieu) à l’histoire culturelle allemande, en commençant par une biographie de Lou Andreas-Salomé . Voilà qui l’amène à Freud et aussi, très vite, à Hitler, par le truchement d’Ernst Deuerlein. Ce dernier, né en 1918, un Allemand catholique qui avait laissé une jambe en URSS puis commencé à fouiller, en tant que jeune historien, la genèse du nazisme, avait eu le temps, avant de mourir d’une crise cardiaque devant ses étudiants en 1971, de faire remarquer à Binion l’importance de la période de Pasewalk. Il l’avait notamment guidé vers une source étrangement précise : un roman d’Ernst Weiss, Der Augenzeuge, publié en 1963 après avoir été miraculeusement retrouvé. Car ce Juif germanophone, originaire des Sudètes et ami de Franz Kafka, s’était suicidé lors de l’entrée des Allemands dans Paris. Dans ce livre, on voit le soldat A. H. soigné par hypnose à l’hôpital de P. Le médecin lui suggère qu’il a l’étoffe d’un héros national en susurrant notamment : « Croyez en vous aveuglément et vous cesserez d’être aveugle. » Or on ignorait tout du séjour de Hitler dans cet hôpital, à l’exception du peu qu’il avait bien voulu en dire lui-même, essentiellement dans Mein Kampf. Deuerlein avait dit à Binion qu’il donnerait cher pour connaître le nom du psychiatre qui l’avait traité… et la solution vint à Binion en 1973 aux Etats-Unis même, de John Toland, l’un des plus inventifs, au bon sens du terme, des historiens-journalistes qui fouillaient l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il transmit à Binion un rapport de l’OSS sur le témoignage d’un neurologue allemand exilé, Karl Kroner, ancien médecin de Pasewalk. Ce texte de 1943 établissait que Hitler avait été soigné dans un service psychiatrique par un médecin nommé Edmund Forster.
Binion dès lors n’eut plus qu’à suivre la piste… et elle menait bien à Ernst Weiss. Il retrouva tout d’abord le fils de Forster, qui lui apprit que son père avait dit un jour à sa mère avoir eu Hitler pour patient et l’avoir estimé « hystérique ». En 1933, très antinazi, il était venu à Paris rencontrer des émigrés allemands gravitant autour du journal Das neue Tagebuch et leur avait remis deux exemplaires du dossier médical de Hitler. Weiss était lié à ce cercle dont un survivant, Walter Mehring, le confirma à Forster en 1975. Le journal susnommé avait mentionné, sinon le dossier, du moins le voyage, dans son numéro du 16 septembre 1933, à l’annonce de la mort de Forster, qui s’était suicidé le 11.
Le roman de Weiss reste, hélas, la seule voie d’approche du dossier médical et il s’agit, hélas encore, d’un grand romancier, adepte de Freud alors que Forster ne l’était pas du tout : son Témoin oculaire est bardé de considérations psychanalytiques concernant le patient « AH », et de notations évoquant diverses influences littéraires, politiques et historiques. Il n’en reste pas moins que la description de la cure administrée à Hitler par le psychiatre de Pasewalk doit moins à la psychanalyse qu’à ce qu’on connaît des méthodes de Forster, notamment par ses propres articles : il considérait les « hystériques de guerre » comme des faibles qui avaient besoin d’être secoués et on le voit, dans ce récit, suggérer sous hypnose à son patient qu’il a l’étoffe d’un sauveur national. Il lui dit notamment, outre la phrase précitée, « L’Allemagne a maintenant besoin d’hommes comme vous ».
Par rapport à cette source romanesque, Hitler relate cette période dans Mein Kampf en termes plus complémentaires que contradictoires. Il n’évoque aucun médecin et les voix qui lui parlent sont tout intérieures. Néanmoins, le fait qu’il recouvre la vue coïncide étroitement avec sa résolution de vouer sa vie au service de son pays.
Binion estime que Hitler devient antisémite immédiatement après cet épisode et c’est là, en 1976, une affirmation rare et précieuse… qui n’a guère de précédent sinon chez Churchill . L’explication en est simple : Hitler lui-même, sans doute peu fier d’avoir identifié le pire ennemi de son peuple aux approches de la trentaine, et après quatre années de guerre, s’ingénie dans Mein Kampf à antidater la chose tout en brouillant les pistes (il parle d’une longue lutte intérieure… conclue par une « haine » qui naît –sic- à Pasewalk). Du coup la propension des humains à croire sur parole le mal que chacun dit de soi-même, conjuguée à l’antinazisme primaire qui fait prendre pour argent comptant tout propos nazi qui semble pouvoir être retourné contre ses auteurs, a induit presque tout le monde à faire remonter l’antisémitisme de Hitler au début de sa période viennoise, soit autour de 1910.
Binion, qui au début de sa quête avait demandé à Deuerlein s’il avait une explication de la métamorphose de Hitler, longtemps solitaire et incapable de la moindre insertion sociale, en un meneur d’hommes méthodique et efficace, a donc trouvé une solution qui me semble à la fois crédible et, à ce jour, sans rivale :
- dans cette crise de Pasewalk, à la fois physique et morale, il a ressenti un appel, probablement avec l’aide du psychiatre mais sans exclure une autosuggestion, et il s’y est ensuite tenu, en étant notamment convaincu d’avoir noué un pacte avec la Providence ;
-immédiatement ou très peu de temps après, il a érigé « le Juif » en ennemi absolu, et de lui-même, et de son pays.
Binion, récemment décédé, avait des qualités d’historien très précieuses, notamment son aptitude à rassembler une documentation impressionnante sur les sujets qu’il traitait, tant sous la forme de documents de toute nature que de bribes significatives dans des textes apparemment éloignés du sujet, le tout parfaitement daté et ordonné. Ainsi présente-t-il en annexe une collection impressionnante d’allusions de Hitler ou d’autres personnes à son hospitalisation de Pasewalk, faisant état d’une « vision ». Toutes choses que Weiss pouvait difficilement connaître et qui complètent bien son travail.
Cependant, je trouve moins convaincant le psycho-historien du Massachussets, et même beaucoup moins, lorsqu’il extrapole ses découvertes sur Pasewalk à l’ensemble de la vie et de la carrière d’Adolf Hitler, et développe la thèse d’une maladie mentale collective qui aurait saisi les Allemands, convergeant avec celle de leur dictateur. D’une part, il estime que cet épisode a réactivé un traumatisme originel datant non pas de la petite enfance du sujet mais de sa dix-huitième année : la maladie fatale de sa mère et le traitement de son cancer du sein par un médecin juif, Eduard Bloch, en 1907. Ce traitement à l’iodoforme, douloureux, onéreux et inefficace, aurait dégagé une odeur de gaz… ce dont Binion tire les conclusions qu’on devine. Il n’ignore certes pas que Hitler a, lors de l’Anschluss, accordé au vieux médecin une protection personnelle et efficace. J’en déduis pour ma part que le fait d’avoir touché le corps sacré de la mère le rendait lui-même sacré plutôt que maudit, par exception unique aux préjugés raciaux de son protecteur : face à cette réalité, Binion se réfugie dans l’inconscient, qui aurait dicté à Hitler, lorsque la défaite de 1918 et la cure de Pasewalk eurent réactivé le traumatisme, une réaction d’autant plus vive contre Bloch et l’ensemble des Juifs qu’il ne pouvait s’en avouer la source, car il continuait à nourrir consciemment des sentiments de reconnaissance envers celui qui avait soigné sa mère. Je renverrai ici aux remarques de Ron Rosenbaum , qui a recensé en quelques pages bien senties la propension d’un grand nombre d’auteurs à situer dans la rencontre d’un Juif précis l’origine de la malédiction que Hitler a fait porter sur l’ensemble… une tare dont n’est pas exempt Ernst Weiss lui-même, qui fait transiter son héros AH, peu avant son admission à l’hôpital de P., par le lit d’une prostituée juive, où il ne déploie pas des moyens à la hauteur de ses prétentions.
Surtout, Binion identifie très acrobatiquement la maladie de Hitler à celle de l’Allemagne, au point de leur prêter une même conduite d’échec : l’un et l’autre auraient été possédés d’un besoin frénétique de « répéter » leur traumatisme –perte de la mère pour l’un… et défaite de la Première Guerre lors d’une seconde, pour l’autre ! Je n’aurai pas besoin d’en dire plus, chacun comprenant aisément qu’en disciple de John Lukacs je ne prise guère ce fatalisme. Non seulement Hitler ne voulait pas perdre et l’Allemagne non plus –ce qui est commun, au niveau conscient, dans les conduites d’échec-, mais l’un et l’autre sont passés bien près d’un triomphe absolu –ce qui est beaucoup moins commun.
Ainsi, Rudolph Binion offre, sur l’histoire en général et le nazisme en particulier, une mine d’informations et de réflexions. C’est un très grand pionnier, ébloui et stérilisé par sa découverte. En quelques fécondes années, il a fait le tour de la question nazie, en a tiré un système et n’a plus rien produit. Significativement, la note nécrologique publiée en mai 2011 sur le site de l’université Brandeis en fait un spécialiste de la « psycho-histoire » mais ne comporte pas le mot « Hitler ». Il n’a précisément pas su articuler les différents niveaux que Hitler maîtrisait, lui, de façon satisfaisante, du moins pour servir ses buts, en matière politique, culturelle, économique, militaire…
Je propose donc de retenir de son livre, outre une documentation impeccable sur les obsessions du chef nazi, un diagnostic sur la folie de Hitler en tant que psychose déclenchée. Le surgissement de l’ennemi juif dans la nuit de la défaite s’inscrivait dans quelque structure héritée de l’enfance, voire des générations précédentes, qui elle-même expliquait son parcours jusque là solitaire et erratique. Sa vie a trouvé là brusquement un point d’ancrage, à condition de se vouer entièrement à un projet insensé, en enrôlant des collaborateurs au sein d’organisations qu’il contrôlait entièrement.