Maintenant que le fil massacré est ressorti, tel Lazare, de son tombeau et que nul n'en a contesté le bon aloi [*], il est temps de le prolonger -en partenariat implicite ou explicite avec tous les blogs ou forums sur lesquels mon travail est discuté, isolément ou parmi d'autres.
Je voudrais justement parler d'un autre : celui d'Eric Kerjean sur Canaris, qui après un mémoire de master en juin 2010 et un article dans
Histoire(s) de la Dernière guerre en janvier 2011 a débouché, en février dernier, sur un livre chez Perrin, intitulé
Canaris, le maître espion de Hitler.
Extrait d'une interview en ligne depuis le 30 avril
http://www.paperblog.fr/5515255/eric-ke ... e-canaris/ :
Il y a eu jusqu'ici assez peu de biographies de Canaris. Comment l'explique-t-on ?
Il y a eu un certain nombre de biographies qui ont paru en Allemagne, en Angleterre et aux Etats-Unis. Il y en a une seule écrite par un Français, André Brissaud, mais il ne s'agit pas à proprement parler d'une biographie mais plutôt d'une hagiographie. C'est un éloge, du début à la fin, de tout ce qu'a fait Canaris. Les raisons pour lesquelles il a été pour l'instant présenté comme un résistant, c'est lié à ce qui s'est passé à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il y a eu notamment le procès de Nuremberg, et Canaris y a été présenté comme un résistant par le seul survivant qui appartenait à l'Abwehr...
Erwin von Lahousen...
Tout à fait. Lahousen dirigeait les services secrets autrichiens avant qu'Hitler envahisse l'Autriche et rassemble l'Autriche et l'Allemagne. Et il a donc rejoint Canaris. Lahousen est loin d'être un personnage très "clean" et il le présente à Nuremberg comme la figure tutélaire de la résistance.
Toute l'interview vaut le détour. On y voit un historien de quelque trente ans, d'abord latiniste et antiquisant, qui a acquis en quelques années une maîtrise remarquable de l'histoire du Troisième Reich et s'est lancé sans peur à contre-courant de la vision universellement admise d'un personnage capital. Parmi ses audaces, une référence appuyée à mon travail, dont il sait pertinemment qu'elle ne lui vaudra pas que des amis. Je crois tout bonnement que c'est cela, un historien.
Il semble que la profession, prise à contre-pied, ne se presse pas de réagir. Rien encore à ce jour dans
L'Histoire. Dans
Historia http://www.historia.fr/web/nos-critique ... 2012-78327 , le spécialiste maison du renseignement, Rémi Kaufer, ne se mouille guère :
L'amiral-mystère
Eric Kerjean noircit le tableau, déjà très sombre, de l'amiral Canaris, le chef des renseignements militaires du IIIe Reich. Sans apporter de pièces définitives à sa démonstration.
Wilhelm Canaris (1887-1945) fut à coup sûr un personnage ambigu. Jeune officier de marine, il trempe dans l'assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, les fondateurs du Parti communiste allemand. Plein d'enthousiasme pour le programme hitlérien de "renaissance allemande", ce nationaliste de choc rallie le nouveau régime au point d'être nommé chef des services secrets militaires, l'Abwehr. Décisif dans le soutien allemand à Franco (un épisode que Kerjean évoque à peine), Canaris entre ensuite en contact avec l'opposition antinazie dont il tolère la présence au sein-même de l'Abwehr. Arrêté à la suite du coup manqué contre Hitler du 20 juillet 1944, l'amiral sera assassiné en camp de concentration. Pour Kerjean, qui prend le contrepied des historiens allemands tels Heinz Höhne, Canaris n'aurait été qu'un agent nazi chargé d'espionner l'opposition. Une thèse renversante mais trop peu étayée pour emporter la conviction. Les liens de l'amiral avec les numéros 1 et 2 de la SS Heinrich Himmler et Reinhard Heydrich ? Bien connus, ils reposaient semble t-il beaucoup plus sur le chantage mutuel que sur une vulgaire subordination. Son rôle direct dans l'échec des attentats de 1944 contre Hitler ? Même surprenantes, quelques coïncidences ne suffisent pas à le prouver, sauf à instruire le dossier Canaris à charge seulement ce qui est un peu le cas ici. Un chef de l'Abwehr dont les activités de renseignement ne sont, paradoxe, presque jamais évoquées dans cette ébauche de biographie.
Le seul critique courageux (hélas, seulement en un sens du terme : pas celui qui équivaut à "travailleur"...) est Pierre Jardin
http://a-lire.info/canaris.html , qui utilise pour incendier le travail du jeune thésard breton la pire méthode qui soit : la contestation d'affirmations marginales, pour cerner la thèse centrale comme par une guerre de siège, sans l'aborder d'aucune façon.
Le livre de Kerjean, dont je pointe moi-même certaines limites dans la critique parue sur mon forum (des critiques dont il fait son profit deux mois plus tard dans l'interview citée), est une brèche extraordinaire dans la vision du nazisme qui prévalait auparavant. Cette affaire offre une bonne occasion d'étalonner le caractère plus ou moins ouvert au progrès de la connaissance des magazines (je proposerai de mettre à
L'Histoire zéro, à
Historia une petite moyenne pour le mérite d'en avoir parlé, et une bonne note à
Histoire(s) de la Dernière guerre(tandis qu'une fois de plus Franckj Ferrand, sur Europe 1, fait preuve d'une flair de bon, aloi
http://www.39-45.org/portailv2/media/me ... hitler.php ), mais aussi des forums :
-à Passion-Histoire, après un débat pionnier sur la découverte de Kerjean en 2010 dans un excellent esprit
http://www.passion-histoire.net/n/www/v ... a&start=30 , le forum s'est bêtement privé en octobre 2011 des services du biographe français de Hitler; Chef Chaudard a réintroduit le sujet le 5 avril sans avoir lu le livre
http://www.passion-histoire.net/n/www/v ... a&start=15 , Daniel Laurent donne pas mal de détails sur le livre et l'auteur, un "Ciders" semble ouvert puis se ferme et la discussion, pour l'instant, tourne court;
-sur le beige, j'annonce dès le 20 février la parution du livre
http://www.39-45.org/viewtopic.php?f=21&t=30689 ; plusieurs internautes lisent l'ouvrage mais aucune véritable discussion ne démarre ; le débat a failli reprendre à propos de l'émission de Ferrand mais a tourné court :
http://www.39-45.org/viewtopic.php?f=20&t=31120 ;
-sur le vert, encore rien à signaler;
-sur Livres de guerre, la discussion sur Canaris est récurrente et celle du point de vue de Kerjean a donné lieu à d'intéressants débats depuis l'article d'
Histoire(s) de la Dernière guerre (janvier 2011)
http://www.livresdeguerre.net/forum/con ... ndex=49800-le blog de l'agence Novopress (orientée très à droite; citant comme oracle, en histoire, Dominique Venner )
http://fr.novopress.info/110857/histoir ... de-hitler/ met Kerjean dans le même sac nauséabond que Benoït Lemay (un historien beaucoup moins novateur); leur péché ? avoir dévalorisé deux héros antinazis (pour Lemay, Rommel); les commentaires, sauf un, enfoncent le clou.
De tout cela, que conclure ?
Qu'on fait à Kerjean comme souvent à moi, quand on est contrarié par nos thèses, un procès en manque de preuves. Et que si parfois le ton monte, c'est que nous répondons placidement : mais vous en avez encore beaucoup moins, de preuves, pour étayer vos classiques affirmations !
Le renversement copernicien de la vision de Canaris est tributaire d'une vision nouvelle de Hitler, éclose au début des années 1990 : un maître tout-puissant mais dissimulant volontiers ses interventions et utilisant très souvent des hommes de confiance. De ce point de vue, le lien du dictateur avec Canaris via Heydrich, vraisemblablement à la source même de son ascension météorique à la tête du renseignement militaire en janvier 1935, est une piste des plus prometteuses, que Kerjean ne fait qu'esquisser.
[*]à ceci près que Raguse s'est fourvoyé sur un autre fil en prétendant que je n'aurais pas dû l'ouvrir, non point qu'il contrevînt à la charte de PH ou ne convînt pas à une rubrique intitulée "Historiographie", mais parce qu'il faisait suite à d'autres -un argument ahurissant, et bien démonstratif du fait que pour lui la charte n'est qu'un prétexte :
viewtopic.php?f=15&t=1001&hilit=poubelle&start=240 .