par Francois Delpla » Samedi 22 Septembre 2007 13:17:33
Pour ne pas faire mentir mon prophète... et pour ne pas accabler Reynaud, dont le tort essentiel est d'avoir prétendu après guerre qu'il avait l'étoffe d'un héros et que ses vilains compatriotes la lui ont mise en charpie.
Je prends le problème le 16 au matin, quand de Gaulle, arrivé à Londres, se fait annoncer l'abandon par Churchill de l'idée d'un réduit breton.
Son général en chef sur le continent, Brooke, l’a convaincu qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de rembarquer et Eden, très gêné, annonce à de Gaulle, ce 16 au matin, que les troupes anglaises abandonnent la France en général et la Bretagne en particulier. Que croyez-vous que fasse de Gaulle ? Il change très vite son fusil d’épaule, après l’avoir rechargé auprès du Français le plus célèbre, jusqu’à la fin du siècle, après lui-même, à savoir Jean Monnet, dont il fait la connaissance ce matin-là à Londres !
Monnet, déjà passionné de coopération entre les nations d’Europe, mais soucieux pour l’heure de mater l’Allemagne avant que de l’apprivoiser, préconisait depuis des semaines une fusion des gouvernements français et britannique. Il avait intéressé à ce projet des diplomates anglais, ainsi que Chamberlain, alors second personnage du gouvernement, mais Churchill, méfiant, l’avait fait repousser par le cabinet la veille. Monnet convainc de Gaulle qu’il faut revenir à la charge, à son tour il convainc Churchill, qui obtient l’aval du cabinet, et tous deux téléphonent à Reynaud dans l’après-midi pour le persuader de faire approuver la fusion immédiate des deux pays par son conseil des ministres avant de venir parapher le lendemain à Concarneau, aux côtés de Churchill un traité dans ce sens : le projet d’union est, accessoirement, une relance du réduit breton, et fait suspendre pendant quelques heures les embarquements britanniques.
La balle est donc dans le camp de Reynaud et surtout, peut-être, de Georges Mandel. Car plus que jamais il fait figure, au sein du gouvernement, de chef des « durs » opposés à l’armistice. Or depuis la veille un tiers-parti s’est constitué, sous la direction de l’autre vice-président du conseil (à part Pétain), le radical Camille Chautemps. Il se dit opposé à l’armistice, mais curieux d’en connaître les conditions ! Pour Mandel et les autres résolus, Campinchi, Marin etc., c’est une supercherie, car toute prise de contact avec l’Allemagne anéantirait la combativité du pays.
Mais Chautemps a rassemblé derrière lui un certain nombre de ministres qui jusque là se taisaient ou passaient pour adversaires de l’armistice. Au point que Reynaud a télégraphié la veille à Churchill pour lui demander (en vertu de l’accord franco-anglais du 28 mars qui interdit toute paix ou armistice séparés) l’autorisation, non pas de conclure un cessez-le-feu avec l’ennemi, mais de se renseigner sur les conditions qu’il y mettrait. Le cabinet anglais avait donné son accord en posant lui-même une condition : que la flotte française fût dirigée vers des ports britanniques pour la durée des « négociations ». Les télégrammes exposant cette position avaient été rendus caducs, dans l’après-midi, par le projet d’union franco-britannique, et l’ambassadeur Campbell était venu les reprendre.
Les témoignages, à propos du conseil des ministres français de la fin de l’après-midi du 16 juin, varient sur bien des points mais convergent sur les deux suivants : Reynaud a lu (par deux fois) le texte du projet d’union d’un ton fort peu enthousiaste, comme s'il s’acquittait d’une corvée ; cette lecture est tombée à plat, tout le monde s’attendant à une réponse anglaise au sujet de la proposition Chautemps et se trouvant fort dérouté par une offre d’union des deux pays qui semblait faite pour l’éluder. Tout indique que Mandel ne s’est nullement singularisé et qu’il était lui-même impatient qu’on passe à l’ordre du jour.
Voilà donc, trois jours après le dramatique échange du 13 juin (jour où Mandel avait convaincu de Gaulle de ne pas démissionner), un autre désaccord abyssal entre de Gaulle et Mandel. Le ministre de l’Intérieur est de plus en plus dérouté, et sans doute atterré, par la propension du jeune général à bricoler des expédients avec Churchill au lieu de ferrailler sur le théâtre hexagonal contre les partisans de l’armistice.
Une confirmation peut être trouvée dans les mémoires de Léon Blum. Le leader socialiste n’est pas, quoi qu’en puissent penser les antisémites des deux côtés du Rhin, un proche de Mandel et il le rencontre peu en ces journées. La captivité, en revanche, va les rapprocher et leur permettre d’évoquer ces jours terribles du repli gouvernemental à travers la France. Ainsi, en mai 1943, Blum entreprend-il de rédiger une note sur l’attitude de Churchill le 13 juin 1940 à Tours. Il en a discuté avec Mandel, à présent il s’enquiert du point de vue de Reynaud, brièvement logé dans la même villa qu’eux.
Tous trois se rejoignent pour affirmer que la francophilie churchillienne avait joué un rôle néfaste. Lorsque Reynaud lui avait dit que la France envisageait un armistice, il avait certes refusé de la délier de sa parole, mais aussi fait preuve de compréhension en disant qu’il n’y aurait pas de récriminations de la part de l’Angleterre. A sa place, conviennent Reynaud, Blum et Mandel, un autre dirigeant anglais en aurait purement et simplement appelé au respect des engagements souscrits. Et Blum, en cela aussi d’accord avec Mandel, est allé jusqu’à citer un nom : Pétain n’aurait pas eu la tâche aussi facile si le premier Britannique s’était appelé Halifax ! Ce chrétien austère n’aurait pas badiné avec la parole donnée. Une spéculation d’autant plus étrange que Halifax était présent dans la délégation anglaise ce jour-là, ne s’était pas distingué par une attitude impitoyable envers la France et qu’au contraire on peut se demander si ce n’est pas sa présence qui avait dicté à Churchill, soucieux de présenter un front britannique uni, ses paroles indulgentes. Le point de vue de Mandel dans ces discussions rétrospectives, en tout cas, suggère que Reynaud ne l’avait guère mis au courant des querelles homériques du cabinet anglais (pas plus qu’il n’en avait instruit Léon Blum) et que, en 1940, il sous-estimait les montagnes que devait soulever la foi churchillienne pour maintenir dans la lutte l’Angleterre elle-même. Alors que, comme nous venons de le voir, des idées comme le réduit breton, puis le projet d’union franco-britannique, peuvent se comprendre, non seulement comme des bouées lancées désespérément depuis Londres pour maintenir la France à flot, mais aussi comme des hochets jetés aux gouvernants découragés des bords de la Tamise pour les inciter à parler d’autre chose que d’armistice.