CNE503 a écrit :
Si Hitler veut à ce point la paix avec la Grande-Bretagne - ce dont je ne doute pas un instant au vu de l'intense activisme politico-économico-militaro-diplomatique allemand visant des objectifs britanniques dans les Balkans, sur les mers, dans les airs, entre l'été 1940 et le printemps 1941 - il est suspect, pour ma part, qu'il ne fasse pas tout ce qu'il peut pour l'imposer.
Qu'entends-tu par "suspect" ?
"L'intense activisme" du printemps 41 pour amener le Royaume-Uni à la paix, que j'ai été l'un des premiers en 1999 à repérer (et qu'un Kershaw continue de nier), en l'appelant "feu d'artifice", et en montrant que le vol de Hess en faisait partie intégrante (l'intègres-tu en écrivant "dans les airs" ?), a ceci de remarquable qu'il se compose de gestes qui ne touchent pas la puissance britannique au coeur. Tu l'expliques peut-être uniquement par la nécessité d'aller vite et de ne pas retarder un Barbarossa décidé d'avance... ce que j'ai moi-même longtemps pensé et écrit (avant de penser que Hitler espérait peut-être encore que Hoare n'avait besoin que d'un coup de pouce passer à l'action et que le début de Barbarossa à lui seul, en réaffirmant l'orientation anticommuniste et pro-anglaise du Troisième Reich, le fournirait) . Mais ce n'est nullement incompatible avec le souci de ne pas créer, avec Londres, un trop grand fossé, et de viser donc le seul Churchill, présenté comme un gaspilleur de la richesse nationale sans perspective aucune de retour sur investissement. Il est donc logique de ne le vaincre qu'en terre grecque et libyenne, mais surtout pas dans les joyaux de la couronne, et de se contenter de menacer deux-ci.
Autre argument (sinon les verrouilleurs professionnels, qui heureusement n'ont pas ici le pouvoir et que cela chagrine, auraient pour une fois raison de dire qu'on tourne en rond) : Hitler est le premier à savoir qu'il a violé en mars 39 les accords de Munich, dont Chamberlain s'était fait une gloire immense, et qu'il sait lui-même que sa parole ne vaut plus rien. C'est bien pourquoi il met autant Göring en avant et raconte à qui veut l'entendre que la guerre n'est pas sa vocation mais l'architecture. Il importe plus que tout, surtout tant que Churchill est au pouvoir, de rétablir un maximum de confiance, sinon en lui, du moins en un traité que l'Allemagne aurait signé (lui-même devenant une sorte d'icône de la Nation tandis que Göring, réputé anglophile, dirigerait le gouvernement).
Je verse au débat un extrait de mon dernier livre, exploitant les mémoires si méconnus d'Otto Wagener. Vers 1930, Hitler cause avec ce conseiller brièvement intime de ses projets de politique extérieure :
Il se présente à Wagener comme un homme de paix, tout en laissant entendre qu’il s’agit surtout, en montrant au monde un tel visage, de gagner du temps pour permettre au régime de se consolider ; et il ne cache pas que c’est la Grande-Bretagne, avant tout, qu’il s’agit de séduire. En faisant d’une pierre deux coups : il dissipera, à Londres, la crainte que le « renouveau » de l’Allemagne ne rallume la guerre mondiale ; il s’attirera la bienveillance de la Grande-Bretagne quand il entreprendra de « mettre de l’ordre en Europe de l’Est ». Mais il trouve un opposant précoce dans la personne même de Wagener, qui ne nous conte pas moins de quatre conversations sur l’attitude de la Grande-Bretagne dans l’éventualité d’une victoire des nazis en Allemagne ; elle ne pourra, d’après Wagener, que s’en tenir à sa politique traditionnelle d’« équilibre européen », et ne tolèrera jamais la constitution d’un bloc d’Europe centrale dominé par l’Allemagne. Sauf si la Russie soviétique devenait très menaçante. Ainsi lui dit-il ce jour-là :
Herr Hitler, ce n’est pas si simple de s’arranger avec l’Angleterre. Je ne sais pas si l’envoyé de Pilsudski vous a parlé des réserves du maréchal envers ce pays. Les craintes de Pilsudski quant à l’attitude anglaise concernant l’Europe centrale me semblent fondées aussi longtemps que la Russie n’atteint pas les Dardanelles ou le golfe Persique. Si nous pouvons faire en sorte que la Russie atteigne ces régions un peu plus tôt, nous pourrons nous-mêmes en venir à un traité centre-européen un peu plus tôt. Tant que la Russie reste les mains dans les poches à s’occuper de questions sociales, fût-ce sur un mode bolchevique, l’Angleterre verra une mise en cause de l’équilibre européen dans toute union économique ou même fédérale de l’Europe centrale. Et elle mettra tout en œuvre pour contrarier nos plans, si pacifiques et si pondérés soient-ils.
Sur ce sujet, Hitler a écrit (cf. supra, p. 15) un livre en 1928-1929, conçu comme un développement des pages de politique extérieure de Mein Kampf mais inédit de son vivant, trouvé dans les archives après la guerre et publié au début des années 1960 sous le titre Zweites Buch (Second livre). Son chapitre 14 intitulé « L’alliance anglaise » est conforme à ce qu’il dit ci-dessus à Wagener, tout en précisant certains points :En Allemagne, surtout, il existe une conception erronée et très répandue : l'Angleterre combattrait immédiatement toute prédominance européenne. En fait, ce n'est pas exact. L'Angleterre s'est peu souciée des affaires européennes aussi longtemps que l'une des puissances européennes n'est pas devenue pour elle un concurrent mondial, dont le développement menace de s'opposer un jour à la domination maritime et coloniale anglaise.
[...] le combat gigantesque de l'Angleterre contre la France ne fut pas mené contre la France continentale de Napoléon, mais contre celle qui faisait de sa politique continentale un tremplin pour des desseins plus grands encore, qui n'étaient pas du tout continentaux .
Ici on est dans le noyau dur des convictions hitlériennes, qui entraîne des paroles et des gestes d'une grande fixité : pas touche à un cheveu de l'Empire britannique, sinon on le raidit dans ses profondeurs et on se voue au sort de Napoléon.
Tu me diras, en Russie... Mais justement, le surgissement de Churchill dans la dernière ligne de droite de la victoire à l'ouest oblige Hitler à choisir entre des maux, ce qu'il déteste, mais fera sans faiblesse.