L'affaire des fuites

L'après-Guerre et ses conséquences: la confrontation Est/Ouest jusqu'à la chute de l'URSS.

L'affaire des fuites

Message par BRH » Samedi 14 Avril 2007 23:30:28

Le 16 février 1950, le général Revers comparaît devant une commission parlementaire. Pour y parler de l'Indochine et de son rapport ultra-secret qui circule dans tout Paris...

IL Y A PEU, le général Revers (prononcez Reverse) était encore chef d'état-major des forces terrestres françaises. Or en ce 16 février 1950, il comparaît devant une commission d'enquête composée de trois socialistes, trois MRP (démocrates-chrétiens), un radical-socialiste, un républicain indépendant, un RPF (gaulliste), un UDSR, un PRS et un communiste.

Ce qui motive cette procédure inhabituelle ? Ce que l'on appelle désormais l'affaire des fuites ou encore l'affaire des généraux. Tout a commencé le 18 septembre de l'année passée sur la plate-forme d'un autobus parisien près de la gare de Lyon, quasiment en face du commissariat. Rapatrié du corps expéditionnaire en Indochine, le soldat Thomas Perez qui se rend à Juan-les-Pins pour y terminer sa convalescence, se prend de querelle avec deux Indochinois à moins que... ce ne soit le contraire. La police qui est à deux pas, intervient, emmène tout le monde au poste, découvre dans un porte-document en cuir noir complaisamment exhibé... le rapport secret du général Revers sur l'Indochine ou du moins une copie plus un carnet comprenant une longue liste d'adresses.

Le rapport sur l'Indochine est très très pessimiste. On perquisitionne le lendemain : quelques heures plus tard, des dizaines d'exemplaires du rapport « secret » ont déjà été rapportés à la DST où l'on commence à se dire que cette bagarre dans l'autobus juste devant le commissariat de la gare de Lyon est tout de même assez étrange... On perquisitionne encore : à la délégation vietnamienne, l'on découvre la bagatelle de trente-huit exemplaires du rapport Revers ! Plus un carnet de chèques appartenant à un certain Van Co, représentant en France du général Xuan, Premier ministre de l'empereur Bao Dai. Le carnet de chèques a servi à « arroser » des politiques, des officiers, des hommes d'affaires français. Les policiers interrogent le généreux donateur sur ses critères d'attribution. Au bout de trois heures d'interrogatoire, l'autre lâche : « Cet argent m'a servi à acheter les consciences ». Et la possession du rapport « secret » du général Revers ? « C'est Roger Peyré qui me l'a remis, un ami personnel des généraux Revers et Mast ».

Des deux noms qui entrent en scène à cet instant précis, le premier est officiellement négociant en tissus. En réalité, c'est un personnage trouble qui connaît beaucoup de monde, barbouze aux relations panachées et aux fidélités changeantes. Le général Mast, lui, aspire à devenir haut-commissaire en Indochine et son agent « électoral » c'est justement Roger Peyré ; le général Revers soutenant par ailleurs sa candidature... Sale histoire que l'Indochine, la guerre d'Indochine dont personne ne veut en France et surtout... ne veut pas entendre parler. Un tract distribué en juillet 1949 proclame : « Les soldats ne sont pas d'accord pour la sale guerre... plus un sou, plus un homme pour la sale guerre... Marins de Toulon, plus un homme pour l'Indochine... Nous ne sommes pas engagés pour aller mourir en Indochine pour le plus grand profit des banquiers, des marchands de caoutchouc français et américains, ni pour gaspiller notre jeunesse dans une guerre injuste faite à un peuple qui, comme le nôtre l'a fait de 1940 à 1944 contre les boches, lutte aussi pour sa liberté et son indépendance ».

L'occasion de faire la paix avec Hô Chi Minh et les maquisards du Vietminh a été manquée en 1946 et en 1947. Leclerc envoyé là-bas avait préconisé l'indépendance du Vietnam. Il n'avait pas été écouté. Depuis Leclerc était mort dans un accident d'avion. Depuis la situation du corps expéditionnaire français n'a cessé de se dégrader. D'ailleurs on le limite à 108 000 hommes et c'est dans la clandestinité qu'on lui fait parvenir du matériel... lorsqu'on lui en fait parvenir. La situation s'aggrave lorsque Mao l'ayant emporté sur Tchang Kaï-Chek, l'armée populaire chinoise se masse le long de la frontière indochinoise, fournissant au Vietminh camps d'entraînement, bases arrières, munitions, cadres.

Nous sommes en 1949 et le gouvernement présidé alors par le bon docteur Queuille décide d'envoyer le général Revers en mission d'inspection et d'enquête. En ce printemps 49, ledit général est au zénith : il vient de représenter la France aux négociations sur le Pacte Atlantique.

Ah Revers, belle carrière tout de même ! D'abord employé des PTT, officier de réserve, mobilisé en 14 comme sous-lieutenant, il gagne au front une demi-douzaine de citations et la Légion d'honneur. La guerre terminée, il reste dans l'armée, conscient de ne pas faire partie du sérail puisque n'étant passé ni par Saint-Cyr ni par Saint-Maixent. Pourtant, entre 1936 et 1939, le voilà professeur de tactique à l'Ecole supérieure de guerre ! D'ailleurs quelques semaines avant la déclaration de guerre, il a la malencontreuse franchise de confier à ses élèves que si les Allemands attaquent, on mettra moins de trente jours pour gagner les Pyrénées.

Après la débâcle, il est choisi par Darlan comme chef d'état-major. Partisan de la collaboration alors ? Non puisqu'il devient chef de l'ORA (Organisation de la Résistance Armée). Explication par Lucien Bodard : « Sa chance fut qu'un jour le chef de l'ORA demanda à son adjoint, le jeune et superbe commandant Cogny, qui s'était évadé de son camp de prisonniers par un égout : "Si je suis pris quel est l'homme le plus capable de me remplacer?" "Revers". "C'est un salaud". "Oui, mais il est valable". Et tout se passa ainsi. Le chef de l'ORA fut capturé. Revers fut son successeur, un remarquable successeur. Il ne lui arriva rien. Il sortit de la guerre avec l'auréole de la Résistance, de la "grande Résistance". Il l'avait d'ailleurs amplement méritée ».

Mais ce « héros » a aujourd'hui des ennuis d'argent. Est-ce pour cette raison qu'il est fort lié avec le fort louche Roger Peyré ? Un Roger Peyré qui, curieusement, le précède de 24 heures dans sa mission en Indochine. En tous les cas, Revers ne chôme pas lors de sa mission d'enquête et d'inspection, parcourant à toute allure l'Indochine et en arrivant rapidement à quelques conclusions alarmantes voire alarmistes. Premier constat : les effectifs du corps expéditionnaire ne suffiront pas à contenir les infiltrations chinoises, son matériel est insuffisant, obsolète, son état-major pléthorique dans les villes et les sous-lieutenants - dans la jungle - sont abandonnés à eux-mêmes. De surcroît, l'Indochine est le pays de tous les trafics : des piastres d'abord, des licences ensuite. Rentré à Paris le 15 juin, le général Revers rédige un solide rapport avec une partie militaire et une partie politique, cinq appendices, dix-huit annexes, six pièces jointes.

C'est une implacable critique de la politique gouvernementale comme de l'administration coloniale ou postcoloniale si l'on préfère. La conclusion du rapport est explosive : « Il est permis de faire remarquer que dans un territoire réellement en état de guerre, la séparation des pouvoirs entre le civil et le militaire n'est pas une chose heureuse. Cette séparation est indispensable quand les opérations ne sont pas pressantes. Elle est actuellement gênante... Au total, nous désirons ici un chef militaire ayant du prestige et une grande autorité personnelle. La personne du haut-commissaire actuel n'est d'ailleurs pas en cause. Tous reconnaissent son admirable dévouement. Il n'en est pas moins vrai que beaucoup d'habitants d'Indochine souhaitent une direction plus autoritaire susceptible d'une action plus marquée sur le gouvernement des trois Etats (Vietnam, Laos, Cambodge), susceptible également de conférer avec les autorités politiques et militaires des Etats voisins ».

Or ce rapport « ultra-secret » est connu de tout ce qui compte dans le monde politique français et vietnamien dès les premiers jours de juillet. Qui a organisé les fuites ? L'historienne Georgette Elgey posera plus tard la vraie, la bonne question : « Est-il absurde de penser qu'il y aurait pu y avoir là aussi une de ces opérations que les services spéciaux se plaisent à appeler intoxication?».

En réalité, l'on n'en saura jamais rien ! En attendant, l'automne 49 est consacré à étouffer cette bien encombrante affaire : Revers est discrètement limogé, son ami le général Mast admis à faire valoir ses droits à la retraite. C'est la revue Time qui relance outre-Atlantique l'affaire au début de l'année 50. L'article débute ainsi : « Depuis des mois, Washington soupçonnait que des secrets militaires occidentaux étaient communiqués à la Russie, en provenance de la France, le plus puissant allié continental et le principal bénéficiaire de l'aide armée américaine... Il est devenu évident que ces inquiétudes étaient en partie au moins justifiées ». Et le journaliste de s'en prendre plus particulièrement à Revers accusé de « négligences capitales, pour ne pas dire plus, dans la manipulation de secrets militaires importants ».

Du coup, l'affaire est relancée et Revers se retrouve en ce 16 février devant une commission d'enquête parlementaire dont les travaux vont durer des mois sans que pour autant la vérité sorte du puits. Un gouvernement Bidault a remplacé celui de M. Queuille. Ancien président du Conseil national de la Résistance, Bidault - membre influent du MRP - est bien ennuyé par cette histoire qui s'ajoute aux mouvements sociaux, à la pression du Parti communiste et des gaullistes et - toujours - à ce qui se passe là-bas en Indochine. Le 4 mars 1950, c'est la mêlée générale à la Chambre des députés où Mme Jeannette Vermeersch, épouse de Maurice Thorez, députée communiste fait un pied-de-nez à M. Edouard Herriot, président de la Chambre. Il s'ensuit une mêlée générale qui dure six heures et se termine par l'intervention des gardes républicains qui met tout le monde d'accord. La commission d'enquête, elle, finit par déposer un rapport extrêmement sévère qui conclut au renvoi des deux officiers supérieurs Revers et Mast devant une instance disciplinaire. Le rapporteur Roger Duveau, député de Madagascar, s'émeut des origines inexpliquées de la fortune du général Mast et reproche à Revers « des fréquentations insolites et une correspondance avilissante ». Relâchement des moeurs politiques et défaillance de la morale sont, selon lui, à l'origine de l'affaire qui, pour autant, n'en est pas beaucoup plus claire.

Ensuite, les événements se précipitent : le 7 avril 1950, le Conseil supérieur de la guerre est saisi des cas Revers et Mast. Le 5 mai, à l'Assemblée, ce sont des ministres du précédent gouvernement qui sont accusés d'avoir touché des pots de vin. Le 21, les deux généraux sont mis à la retraite d'office par le Conseil des ministres. Et curieusement, le 23, le gouvernement Bidault tombe, officiellement sur le statut des fonctionnaires, mais tout le monde sait que c'est l'affaire des fuites ou des généraux qui l'a abattu.

Pendant ce temps, en Indochine, on a commencé - trop tard - à appliquer les recommandations du rapport « secret » du général Revers. Le désastre de Cao Bang amènera le gouvernement à envoyer en Indochine un chef prestigieux en la personne de De Lattre de Tassigny. Celui-ce sera malencontreusement fauché par la maladie. Mais c'est lui qui aura, plus que Revers, intéressé les Américains à l'Indochine ; les Américains qui se sentiront naître quelques visées sur ce pays... Moins de deux ans plus tard, ce sera la funeste erreur du général Navarre parachutant six bataillons dans la cuvette isolée de Dien Bien Phu à plus de trois cents kilomètres du gros des troupes françaises. Une fois de plus, l'on n'a pas entendu Revers. Vingt ans plus tard, Revers devenu ingénieur-conseil, âgé de 77 ans, expliqua que dans cette affaire, il avait été au mieux un bouc émissaire. Un bouc émissaire qui avait vu juste.
Tant que les Français constitueront une nation, ils se souviendront de mon nom !

Napoléon
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