Progression allemande en France à partir du 15 juin 1940
Continuant de harceler mes collègues lisant l'allemand (ce qui n'est pas mon cas), j'ai pu recueillir les informations suivantes à partir des copies de documents d'archives qui sont à la bibliothèque. Les originaux sont aux BundesArchiv.
Luftwaffe
Parmi les éléments fournis par les rapports envoyés par les commandements locaux de la Luftwaffe à Jeschonnek (le chef d'État-major) ou par ce dernier à Goering, les éléments les plus intéressants sont les suivants :
(a) À la date du 15 juin 1940, la chasse (Bf-109) n'est pas capable d'intervenir au sud d'une ligne (demi-cercle) allant du nord de Bordeaux au nord de Valence. Osterkamp (qui aura le commandement des chasseurs lors de la Bataille d'Angleterre) signale à ses chefs qu'il lui faut au mieux 14 jours et sans doute 21 jours pour redéployer ses unités afin d'opérer au sud de cette ligne.
(b) Un document qui semble venir de la direction "matériel" de la Luftwaffe (la photocopie est de mauvaise qualité) indique, à la date du 10 juin 1940, 453 Bf-109 disponibles sur le front ouest (non compris les unités en Allemagne, au Danemark et en Norvège). On sait que, pour le déclenchement de la Bataille d'Angleterre, le nombre total de Bf-109 déployés pour cette opération est de 734 exactement. L'écart entre le chiffre du 10 juin 1940 et celui du 6 août 1940 correspond aux livraisons à partir des usines, moins les avions conservés en parc, attribués aux unités d'entraînement et les accidents normaux en période de guerre. Si l'attrition des 3 dernières semaines de la Bataille de France s'était maintenue, on serait tombé au 10 juillet à probablement 310-330 Bf-109 disponibles (compte tenu des pertes et des accidents). En admettant l'arrêt des hostilités (ou simplement des combats) avec l'Armée de l'Air à cette date, on ne peut retrouver le chiffre de 700 appareils que 12 semaines plus tard soit début octobre ...
(c) En réponse à la note du 30 juin 1940 de Goering, Jeschonnek répond le 2 juillet que les unités ne seront déployées sur les terrains du nord de la France et de Normandie qu'à compter du début août. Il indique que le jour de déclenchement de l'attaque (le fameux Adler Tag) devra être compris entre le 10 et le 15 compte tenu de la météo. Or l'ordre de déploiement date d'avant la note de Goering (qui ne concerne que la nature de l'offensive aérienne et les objectifs). Ceci est une confirmation du délai de 6 semaines logistiquement nécessaire. Il faut signaler que les lignes de communications étant plus courtes vers le Pas de Calais et la Normandie que vers la région de Bourges ou Lyon, si la Luftwaffe avait du se déployer en force pour attaquer des objectifs dans le Midi de la France elle aurait mis AU MOINS autant de temps. Quant à un déploiement en force en Italie, il aurait été impossible avant au moins 2 mois après l'arrêt des combats en France. Si on estime que les allemands sont à Marseille au 10 juillet 40 (ce qui est complètement irréaliste, comme on le montre plus bas), le déploiement ne peut survenir avant le 10 septembre.
Compte tenu des pertes supplémentaires d'un mois de campagne, et compte tenu du rythme de livraison des avions, il faut compter un mois de plus avant d'avoir la Luftwaffe en situation réellement opérationnelle sur les bords de la Méditerranée. On retombe sur la date du 10 octobre évoquée en (b).
(d) Le niveau des pertes en avions durant la Bataille de France ne doit pas être estimé du point de vue des "victoires" de l'Armée de l'Air, mais depuis le nombre des appareils rayés des registres de la Luftwaffe pour "causes opérationnelles" durant cette période, et incluant les avions endommagés et considérés comme non réparables sur place (ils ont pu être ensuite réparés après envoi en usine, mais ceci est une affaire de plusieurs mois). Jeschonnek, dans sa réponse à la note de Goering du 30 juin 1940, évoque 1800 avions perdus. Le ratio de un avion perdu pour un avion abattu par l'ennemi est à peu près le même que pour la campagne de Pologne. Pour cette campagne, les chiffres de la Luftwaffe donnent 285 appareils détruits du fait de l'ennemi et 279 appareils "perdus" à la suite des combats (note du 5 octobre 1939). Le premier chiffre couvre les avions qui ne sont pas rentrés (y compris ceux crashés dans les lignes allemandes) et les autres les avions rentrés, mais considérés comme trop endommagés pour être conservés en unité et renvoyés en dépôts, en usines ou mêmes simplement abandonnés sur place après cannibalisation.
Il faut ajouter que nous avons estimé que, du côté de l'Armée de l'Air, seuls les avions les moins modernes ou ceux dont l'autonomie ne permettait pas le transfert en AFN sont utilisés dans les dernières semaines en France.
Armée de terre
Pour ce qui est des forces terrestres, au 15 juin 1940, les unités avancées de l'armée allemande (les automitrailleuses des groupes de reconnaissance) sont à 50 - 100 km du premier échelon de leurs forces. Ritter von Thoma, dans un document d'après-guerre (1946?), décrit la nécessité de procéder à des ravitaillements en carburant par avions des unités les plus avancées. Mais, il faut savoir que vu les faibles quantités transportées par un Ju-52 et les besoins d'un char comme le Pz-III ou le Pz-IV, ces ravitaillements ne concernent QUE les troupes de reconnaissances, dont les blindés à roues sont intrinsèquement moins gourmands en carburant.
Von Thoma précise qu'une Panzer Division doit être ravitaillée 3 fois en 7 jours en phase offensive (sauf en ce qui concernent les rations alimentaires). Pour 1 seul régiment blindé équipé de Pz-II et Pz-III, il faut 36 000 litres de carburant pour couvrir environ 100 km. Ceci représente un peu plus de 26 tonnes. Compte tenu du "poids d'emballage" (les fûts...), il faut compter environ 40 tonnes, soit l'équivalent de 40 vols de Ju-52. Il en faut 15% de moins si le régiment est équipé de chars tchèques. Or, une Panzer Division a 2 régiments de chars, sans compter tous les autres véhicules à moteurs pour l'infanterie, l'artillerie, etc... Compte tenu du parc de camions disponibles, il était impossible de ravitailler des forces substantielles au-delà du "seuil de Bourgogne" au 20 juin 1940.
Il faut noter que les unités allemandes ont très peu utilisé les stocks de carburant français capturés, et ce pour 2 raisons expliquées par Ritter von Thoma. D'une part le degré d'octane du carburant français ne correspondait pas à celui des moteurs des chars allemands, d'autre part, même pendant la débâcle, les dépôts étaient incendiés et très peu ont été capturé intacts. La première raison me semble personnellement un peu étrange, même si le taux de compression des moteurs des chars allemands est effectivement supérieur à celui des moteurs utilisés à l'époque sur les chars français (6,5/1 contre 5/1). Un élément non mentionné par von Thoma mais signalé par von Mellenthin est l'usure des moteurs des chars à la fin de la Campagne de France. Il faut se souvenir que les blindés allemands utilisent des moteurs relativement "poussés" pour l'époque et pour l'usage qui en est fait. Par ailleurs, en combat offensif un moteur de char "travaille" beaucoup. Le besoin en réparations importantes (changement des segments des cylindres, voire des pistons) devait être criant au 15 juin 1940. Or, il est vrai qu'un moteur fatigué n'accepte pas aussi facilement une essence plus pauvre qu'un moteur neuf. Ceci peut expliquer l'argument donné par von Thoma. Il faut ajouter un cas documenté d'une Panzer Division tombée en pane d'essence durant la Campagne de France ...
Je donne ci-après les chiffres des contenances de réservoir et les autonomies en tout-terrain, en rappelant qu'il s'agit de données "constructeur" et non de chiffres "réels". En conditions de combat, il faut considérer l'autonomie réelle à 40%-60% du chiffre "constructeur".
Pz-II: 170 l / 125 km
Pz 38(t) 172 l / 140 km
Pz 35(t) 120 l / 116 km
Pz-III 32 0l / 95 km
PZ-IV 470 l / 130 km
Les unités blindées allemandes auraient donc dû EN TOUT ÉTAT DE CAUSE s'arrêter du 20 juin au 5 juillet, au moins pour laisser le temps à l'échelon logistique de suivre. Pendant ce temps, les avant-gardes auraient du soit rebrousser chemin, soit auraient été détruites, privant alors les forces principales de leurs moyens de reconnaissance.
En tablant sur un rythme d'avance de 50 km/jour, qui suppose l'absence de résistance organisée du côté français, ceci donne les allemands à Marseille le 14 juillet. Compte tenu de la nature du terrain une fois le seuil de Bourgogne franchi, et de l'intervention logique de l'Armée des Alpes en cas de continuation des combats, un rythme d'avance moyen de 20 km/jour semble déjà optimiste (le rythme moyen de Guderian pour atteindre la Somme, avec l'effet de surprise est de moins de 24 km/jour). Il donnerait l'arrivée des allemands à Marseille pour le 28 juillet, chiffre à comparer avec la "chronologie" ... Par ailleurs, entre le seuil de bourgogne et Marseille nous avons 460 km en ligne droite, contre 240 km pour l'attaque de Gudérian entre le 10 mai et le 20 mai 1940. De nouveau, la question de l'étirement de la chaîne logistique se pose. Souvenez-vous de ce qu'une division peut "consommer" de 25 à 75 tonnes par jour en situation de combat. Même si à la mi-juillet les voies ferrées sont en état jusqu'à Dijon voire Lyon, la probabilité qu'elles aient été détruites dans la Vallée du Rhône est très élevée. Dans ce cas, il faut une noria de camions - que l'armée allemande n'a pas - pour maintenir les troupes en état de combattre devant Marseille vers le 20 juillet ...
Le scénario alternatif postule une arrivée à Marseille des troupes allemandes 3 jours après ce qu'aurait donné l'application du rythme de progression moyen, compte tenu de la nécessité d'un arrêt pour ravitailler entre le 20 juin et début juillet. Cet arrêt est TECHNIQUEMENT nécessaire. Il ne dépend pas de la qualité de la résistance française. Pour le reste, nous avons supposé une résistance d'une qualité telle qu'elle ne retarde les allemands par rapport au plan de marche moyen que de 3 jours ... C'est très optimiste POUR LES ALLEMANDS !
Si on relit notre "chronologie", on constate que Marseille tombe devant les allemands le 31 juillet, Toulon le 5 août, Montpellier le 10 août et Perpignan le 14 août.
Si on doit critiquer notre travail c'est pour son PESSIMISME quant aux capacités de résistance françaises. Certains de nos collègues américains et australiens ont estimé qu'une résistance de "poches" françaises autour de Marseille et Toulon jusqu'à la fin août était possible. Un collègue américain a même proposé une hypothèse "coréenne", soit une "poche de Marseille" (le Pusan français ...) défendue jusqu'à l'automne, avec une tentative de sortie vers novembre 1940 par une armée Franco-Britannique incluant ce qui allait devenir historiquement la VIIIème Armée de Wavell. Ceci est une hypothèse extrême. Ceci étant, nous n'avons pas retenu l'hypothèse d'une résistance jusqu'à la fin août 40, non pas parce qu'elle nous semblait irréaliste, mais justement, et je l'avoue en en prenant la responsabilité, pour ne pas trop choquer les conceptions des lecteurs, sachant que l'idée même d'une possible résistance française après le 15 juin est souvent du domaine de l'irrecevable dès que l'on sort d'une discussion "professionnelle". La vérité oblige à dire qu'une fois admise l'hypothèse de la volonté de combattre à la mi-juin, et c'est cette hypothèse qui est irréaliste compte tenu du rapport des forces politiques et de l'idéologie dominante dans une partie de la classe politique française, une analyse technique des combats montre que la côte méditerranéenne aurait bien pu être défendue jusqu'à la fin août.
J'attends toujours que l'on me montre que les estimations d'épuisement des forces allemandes, à terre comme dans les airs, sont fausses. Personne n'a prétendu que les forces françaises sont en bon état. Mais l'allongement des lignes de communication logistique pour des forces allemandes employées de manière très intensive est un facteur matériel incontournable de ralentissement dans l'avancée.
Les faiblesses logistiques des forces allemandes sont elles aussi bien documentées pour 1940 et pour la suite. Elles ne renvoient pas à un manque de préparation comme on l'affirme souvent, mais elles relèvent d'un choix stratégique et même en un sens "philosophique" des décideurs allemands. Il n'y a aucune raison que ceci change et ces faiblesses limitent considérablement les réactions allemandes après juin 40, mais aussi dans des opérations qui sont à la fois intenses et de longue durée (Grèce et Barbarossa).
Fantasque