[b]AVANT – PROPOS
La France est couverte de ruines, ruines des choses, ruines des dogmes, ruines des institutions. Elles ne sont point l’oeuvre d'un cataclysme unique et fortuit. Ce livre est la chronique du long glissement, des écroulements successifs qui ont accumulé ces énormes tas de décombres.
D'autres mémorialistes viendront, qui auront connu davantage d'hommes célèbres, joué dans les événements un rôle plus considérable. On lira ici les souvenirs d'un révolutionnaire qui a cherché la révolution, d'un militariste qui a cherché l'armée, et qui n’a trouvé ni l'une ni l'autre. Pour des témoignages de cette sorte, la première condition de l'absolue sincérité est que l'auteur y parle souvent de lui. Je ne pense donc point avoir à m'en excuser. Je n'aurais pas multiplié tant de sensations, de réflexions personnelles, si je n'avais su que maints lecteurs s'y reconnaîtraient.
Il m'aurait été facile de faire un livre de définitions aussi épais que celui-ci sur les concepts de démocratie et de national-socialisme. J'aurais pu provoquer une fort belle bataille de mots autour d'eux. Mais ces jeux élégants n'ont que trop duré. La démocratie, le national-socialisme sont des phénomènes suffisamment concrets pour qu'il soit superflu d'en faire encore une glose. J'ai préféré peindre de mon mieux la vie et la lutte de ce qu'ils représentent. Les dernières pages de ce volume pourront paraître sans doute sommaires. Mais il n'a point été dans mes intentions d'en faire un manifeste qui ne saurait être qu'une oeuvre collective. Je souhaite qu'on y entende plutôt un cri de ralliement, celui qui doit sortir de toutes les bouches vraiment françaises.
J'ai parlé sans ménagements de plusieurs hommes qui ont eu naguère mon estime ou mon affection. Mais ce n'est point moi le renégat, ce sont eux. Je suis resté dans la logique de mes principes, fidèle à mes convictions qui étaient ou semblaient être les leurs. Pour eux, ils ont dévié, tourné casaque, vilipendé les premiers leurs amis, créé à mon pays par leurs folles humeurs une quantité de périls supplémentaires. Je n'allais pas, au nom de liens anciens qu'ils ont brisés de leurs mains, étendre un silence équivoque sur leurs palinodies et leurs trahisons.
Je tiens à dire encore que je n'ai à recevoir de personne des leçons de patriotisme, et que je puis prétendre au contraire à en donner. Je suis un de ceux qui, s'ils avaient été écoutés et suivis avant-guerre, voire depuis l'armistice, auraient évité à notre patrie tous ses malheurs, les auraient en tous cas largement réparés déjà. J'ai acquis le droit d'entendre mon devoir à ma façon, et d'estimer que c'est la meilleure.
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Des personnages dont toute l'ardeur nationale consiste à se claquemurer, depuis deux ans, dans de séniles, impossibles ou répugnantes espérances, vont hennir d'horreur en considérant le tableau que je fais de notre pays. Mais l'inertie, la pudibonderie de ces gens-là nous ont déjà coûté assez cher. On ne choisit pas son heure pour débrider des plaies infectées, pour arrêter une gangrène.
La France est gravement malade, de lésions profondes et purulentes. Ceux qui cherchent à les dissimuler, pour quelque raison que ce soit, sont des criminels.
On connaît ce drame lamentable encore trop fréquent dans notre absurde bourgeoisie. La jeune fille d'une bonne maison s'étiole. Le médecin consulté décèle une tuberculose pulmonaire. La famille rassemblée se récrie aussitôt : “ Non, ce n'est pas possible, il n'y a jamais eu de phtisiques chez nous. Le sanatorium ? Quelle abomination ! Que diraient les voisins ? ” On met la main sans peine sur un charlatan qui rassure, qui offre ses drogues. On soigne l'enfant pour une bronchite dans un entresol distingué et ténébreux. On vante sa bonne mine. Au printemps prochain, elle sera debout. Et au printemps, la petite Colette, la petite Marie-Louise, qui pouvaient guérir, meurent à dix-huit ans.
Je ne veux pas voir déposer la France entre quatre planches. Si elle était condamnée, ce serait alors que l'on pourrait la bercer, lui parler de mirages, lui cueillir des couronnes. Je me refuse, quant à moi, à croire qu'elle soit incurable. Mais pour la traiter et pour la sauver, il faut d'abord connaître les maux dont elle souffre. Ce livre est comme une contribution à ce diagnostic.
J'auraisvouluêtrerequispardesbesognespluspositives.Cespages auront trompé un peu mon impatience. Mais que vienne donc enfin le temps de l'action !
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LES DÉCOMBRES
I
ENTRE MAURRAS ET HITLER
CHAPITRE PREMIER
DE MAYENCE AU PONT DE LA CONCORDE
Au début de septembre 1938, je revenais d'un assez beau voyage en Europe Centrale. C'était la sixième fois, en moins de quatre ans que j'avais franchi les frontières du Reich. J'avais vu les villages, les auberges et les sommets de la Forêt Noire tout rouges des drapeaux à la Croix gammée, dans la semaine où Hitler se faisait élire à la Présidence. J'étais à Sarrebruck pour le plébiscite, sous deux pieds de neige, d'assez méchante humeur parmi cinq cents journalistes français, ignares, feignants, bourdonnants, des Helsey, des Andrée Viollis, des Sauerwein, des Louis Lévy, qui se disputaient sans répit au poker dice leurs frais de route, ramassaient chez les barmen des mégots de nouvelles et attendaient d'heure en heure le putsch antinazi de Max Braun, l'homme des démocraties dans ce lieu.
On disait Max Braun enfermé avec ses troupes dans une énorme maison du peuple, aux murailles mystérieuses et massives. Je ne sais trop quel juif m'avait fait ouvrir cette citadelle du marxisme. J'y avais trouvé trois bambins jouant sur le carreau à la marelle, et cinq ou six petites gouapes à cravates rouges tapies au fond d'une cour, dans un réduit poussiéreux : “ Ne croyez- vous pas que Max Braun est en train de flancher ? ” demandais-je le soir même à l'honorable Louis Lévy du Populaire : “ Max Braun est solide et ardent à son poste ”, me répondit Louis Lévy avec la hauteur de l'homme introduit, renseigné et écouté pour un débutant marmiteux. Deux jours plus tard, le quarteron des partisans de Braun franchissait nuitamment la frontière à toutes jambes. On les comptait le lendemain dans les bistrots de Forbach, pauvres diables livides, avec leurs hardes nouées dans un linge. Quant aux Juifs, leurs précautions étaient depuis beau temps prises. Dans le wagon qui me ramenait à Paris, deux retardataires de la race élue, chargés de ballots, jouaient sereinement aux cartes, en attendant de retrouver les cousins de la rue du Sentier et toutes les consolations de la République.
J'étais arrivé à Mayence et à Coblence, pour l'entrée de la Reichswehr en Rhénanie, mais en bien moins brillante et nombreuse compagnie. Beaucoup de mes confrères avaient sans doute supputé les dangers de ce vaste déploiement d'armes. Les journalistes juifs ne passaient plus volontiers ni même aisément
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les frontières de l'Allemagne. Ils supportaient mal que, sur leur ancienne terre d'élection, une espèce de privilège pût échoir ainsi aux chrétiens. La France ne devait pas avoir le droit de connaître sur l'Allemagne d'autre vérité que la leur. Ils distribuaient la plupart des commandes, ils donnaient le ton à Paris. Dans la liste des grands reportages, on avait donc biffé l'Allemagne. Elle proposait désormais trop de sujets d'affliction aux amateurs de mirages. La randonnée en Allemagne avait fait fureur quand il s'agissait de célébrer le libéralisme, la bonhomie, la culture, l'opulence de la démocratie fleurissant sur le sol natal de Karl Marx. Mais comme nos Juifs se voyaient refuser le cachet à croix gammée, ils avaient persuadé sans peine aux aryens que ce serait sur leurs passeports une dégoûtante souillure. Il fallait bien cependant que la grosse presse entretînt à Berlin quelques envoyés spéciaux. On les avait choisis parmi les judaïsants notoires, à peine tolérés par la Wilhelmstrasse, récoltant leurs documents dans les poubelles du ghetto berlinois. On ne niait plus les canons de l'Allemagne, et ses avions, et ses chars, mais on se refusait toujours à les compter sérieusement. Tant d'acier eût pesé trop lourd sur les rêves bibliques. La grande tâche était désormais de comploter à l'abri de quelque bonne frontière, en attendant avec la même fièvre la chute du monstre d'Hitlérie et l'an prochain à Jérusalem.
Deux jours après le passage du Rhin par la Reichswehr, je buvais du vin blanc à Coblence devant l'ancienne caserne du 23e d'infanterie française. Sur le mur d'un pansage, on voyait encore, rayés à la craie, les noms des chevaux et des mulets de notre biffe : Friquette, Hanneton, Roussin. Et juste au-dessous, ceux des nouveaux locataires : Gustav, Wotan, Trommel. Dans la grande cour, deshommesjouaientaufootball.Unclaironmarquaitlescoupsensonnant nos airs réglementaires, au milieu de grands éclats de rire.
Je ruminais mon amertume.
Quelques jeunes troupiers s'étaient installés à la même table que moi, après
des politesses, selon la coutume allemande.
- J'ai été moi aussi dans cette caserne, dis-je, mais avec un autre uniforme. Les soldats riaient “ Il fallait donc y rester ”, me répondit l'un d'eux.
- Nous pourrions peut-être bien y revenir.
- Ça, c'est une autre affaire, répliqua un des garçons en français.
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Mais je vois qu'il me faut reprendre ces choses dans leur ordre.
Neuf années plus tôt, presque jour pour jour, je sortais pour la première fois de France, dans un train emmenant mille recrues dauphinoises garder au nord de Coblence la tête de pont du Rhin.
Nous étions arrivés tard dans l'après-midi à Diez-sur-la Lahn, un trou perdu du Hesse-Nassau, où notre régiment, le 150e d'Infanterie, tenait sa garnison. Les sergents et les caporaux des contingents précédents, presque tous basques ou tourangeaux, la fourragère jaune à l'épaule, avaient la plus martiale tournure. Mais au-dessus des casques bleus de Verdun et de la Champagne, au beau milieu du “ perron ” de la gare, une gigantesque et arrogante affiche nous accueillait : l'effigie du vieux seigneur de la guerre, du maréchal-président Hindenburg.
Les “ rempilés ” qui avaient fait la Ruhr nous racontaient les fastes de l'inflation, les musettes bourrées de billets de cent mille marks, les oies de Noël à vingt-cinq sous la pièce. Mais pour nous, le mark était à six francs. L’intendance française vidait dans nos belles casernes ses plus antiques et
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crasseuses collections. Nous étions chastes comme des Vestales, affublés de capotes effilochées et verdies. Lorsque quelques curieux entêtés de mon espèce battaient le pavé des villes, Coblence, Mayence ou Worms, les schupos étincelants auxquels ils demandaient leur chemin écrasaient de leur superbe l'humble poilu couleur de brouillard.
Les deux mille Anglais, superbes, cossus, considérés, s'étaient arrogé Wiesbaden, et il allait de soi, quand on nous voyait, que ce coin chic fût le domaine de tels “ gentlemen ”.
Nos musiques ne jouaient pas dans les rues. Quand le régiment se déplaçait, nous attendions de longues heures, dans les gares de marchandises, que la nuit tombante voulût bien envelopper notre discret retour. La plupart des citadins toisaient avec mépris ces vainqueurs loqueteux et rasant les murs, exhalaient avec morgue l'humiliation d'avoir été battus par ces occupants honteux.
Tandis que l'armée de Verdun servait ainsi à déshonorer la France sur le Rhin, l'Allemagne venait d'être accueillie à la Société des Nations.
Un mois après mon arrivée à Diez, je m'abonnais à l'Action Française. Comme beaucoup d'autres garçons de mon âge, j’avais, dès la sortie du collège, trouvé chez Maurras, chez Léon Daudet et leurs disciples une explication et une confirmation à maintes de mes répugnances instinctives. J'étais en politique du côté de Baudelaire et de Balzac. contre Hugo et Zola, pour “ le grand bon sens à la Machiavel ” voyant l'humanité telle qu'elle est,
contre les divagations du progrès continu et les quatre vents de l'esprit.
Je n'ai jamais eu dans les veines un seul globule de sang démocratique. J'ai retrouvé une note que j'écrivais à vingt ans, en 1924, pour un de mes amis, et où il était dit : “ Nous souffrons depuis la Révolution d'un grave déséquilibre parce que nous avons perdu la notion du chef... J'aspire à la dictature, à un régime sévère et aristocratique. ” A cette époque-là, pourtant, j'y pensais une fois tous les deux mois. Plongé dans la musique, la littérature et les grandes disputes sur nos fins dernières, je tenais pour dégradante la lecture de quelque journal que ce fût. Mais j’étais maintenant en Allemagne un figurant dans la
démission de mon pays. J'éprouvais le besoin de faire un acte civique.
Mon travail de journaliste politique, dans la suite, n'a jamais eu d'autre sens, n'a jamais été inspiré que par l'urgente nécessité de faire triompher quelques idées et surtout quelques méthodes saines. Mon plaisir personnel et ma plus vive ambition seraient uniquement d'écrire des livres de critique et des récits
qu'on pût encore relire dans une trentaine d'années. *****
La germanophobie systématique du méridional Maurras m'avait toujours fait hausser les épaules. Si l'occasion s'en était offerte, j'aurais sans doute débuté dans les lettres, vers 1923, quand je venais d'arriver en Sorbonne, par un essai qui fut aux trois quart écrit sur le ridicule du pseudo-classicisme maurrassien, avec Papadiamantopoulos, les tambourinaires du félibrige et les alexandrins à faux cols empesés de l'école romane, en face des oeuvres immortelles du génie nordique auxquelles il prétendait s'opposer. J'aurais été assez en peine de dire si Wagner, Jean-Sébastien Bach et Nietzsche comptaient plus ou moins dans mon éducation, dans ma petite vue du monde que Racine ou Poussin. Quelques mois dans les forêts du Nassau, aux bords de la Moselle et du Rhin, parmi les vignes, les petits bourgs gris fleuris de géraniums, m'avaient familiarisé avec des images de l'Allemagne où j'aurais eu bien du mal à faire pénétrer quelque haine.
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Mais pour un garçon qui avait quinze ans à la victoire, la suprématie et l'hégémonie de la France ne pouvaient être mises en question. Le journal de Maurras représentait justement le parti du prestige français. Il proclamait que son instrument était la contrainte, sa vocation la vigilance devant le redoutable adversaire enfin hors de combat, et qu'il importait avant tout de maintenir courbé sous les crosses de nos fusils.
Nous n'avions guère à nous demander, moi et bien d'autres, si ces desseins étaient encore compatibles avec notre temps, si l'on pouvait, sans danger pour soi-même et pour le monde entier, maintenir au coeur de l'Europe une grande nation dans un pareil état d'appauvrissement et de servitude, dont le terme fatal serait une décomposition qui risquait de rendre le continent tout entier fort malade. Nous n'avions pas le choix, entre ces extrémités de l'égoïsme français et les ridicules fumées de la fraternité universelle.
Aristide Briand était ainsi le premier homme politique que j’eusse sérieusement détesté, dont j'eusse réclamé l'assassinat comme une mesure de salut public. Il figurait pour nous la démocratie dans son débraillé le plus sordide, dans ses chimères les plus niaises, dans sa plus vulgaire ignorance de l'histoire et des réalités humaines. Retors, doué d'une méprisable habileté pour se maintenir et évoluer dans le bourbier du Parlement, il était cornard dès qu'il s'attablait avec l'étranger pour défendre devant lui les intérêts de la France. Il mettait à l'encan les fruits les plus légitimes de nos terribles sacrifices et de notre victoire, pour nous offrir en échange de risibles parchemins. Il traînait avec lui les plus grotesques et haïssables bonshommes d'un régime manifestement putride, les Herriot, les Sarraut, les Steeg, les Paul-Boncour.
J'avais donc serré les poings de fureur en voyant, au printemps de 1930, dans un cinéma des boulevards, le dernier défilé de nos capotes bleues sous les tilleuls de Mayence. Les clairons vibraient, les hommes marquaient le pas comme devant un généralissime. Chacun voulait laisser derrière soi, malgré tout, une image fière et encore menaçante. Cette ingénuité militaire me touchait aux larmes. Elle accroissait encore ma révolte devant le tableau de notre force allègrement saccagée. Sambre et Meuse ne changeait rien à notre fuite.
L'année précédente, par le plus pur hasard, mais avec une vive joie, j'avais fait mes débuts de journaliste à l'Action Française dans une petite rubrique musicale, à quoi s'était ajoutée bientôt la chronique cinématographique, que je signais François Vinneuil, et le secrétariat des pages littéraires. J'avais estimé superflu de m'inscrire parmi les ligueurs, mais j'épousais avec ardeur la plupart des querelles et des raisons politiques du journal.
Dans les jours qui suivirent notre fuite de Mayence, nous aurions tous voulu qu'un coup de théâtre contraignît l'armée française à retraverser le Rhin au son du canon. Mais notre abandon définitif était dans la nature de la démocratie croulante comme l'étaient dans celle de l'Allemagne ces légions de chemises brunes que nous voyions se dresser sur les pas mêmes de nos soldats.
Surgissant au milieu des sombres images du cinéma expressionniste, des émeutes, des rues sans joie, des gigantesques déploiements identiques mais ennemis du Front Rouge, du Stalhelm et du nazisme, des remous financiers, sexuels, sociaux, judaïques, dont les vagues ballottaient l'Allemagne en tous sens, Hitler grandissait à l'horizon.
La Germanie avait vu passer depuis douze ans bien des personnages étranges. Celui-ci ne serait-il à son tour qu'un météore ? Huit ou dix Français peut-être étaient instruits sur ce chapitre dès 1931. Pour moi, j'avais d'abord jugé cet
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Autrichien à peu près comme ma concierge, c'est-à-dire comme tout le monde. Sa figure plébéienne n'émergeait peu à peu de la première légende et des reportages à dix sous la ligne que pour offrir des traits fort déconcertants : Le peuple pense par chromos, et sur ce point, nous sommes tous très peuple. Les Français eussent considéré aussitôt beaucoup plus sérieusement une incarnation classique du militarisme prussien, par un personnage massif, titré et glabre. Hitler eût conservé sa moustache pour tromper la légèreté française, qu'il aurait pu se féliciter d'une parfaite réussite.
Ces variations sur la moustache du Führer ne sont pas une pirouette au milieu d'un grave sujet. Les ressorts de la psychologie populaire, honnêtement reconnus, expliquent souvent mieux d'immenses événements que de brillantes considérations sur les lois de l'histoire et de la société. Le pinceau de poils de Hitler a favorisé bien des malentendus, entretenus à loisir par tous les ramasse-crottes de la presse judaïque. Il ne nous aida même pas à comprendre la popularité du Führer, homme du peuple en qui le peuple allemand s'était très vite reconnu.
Les mois et les semestres passaient. Au fur et à mesure que l'hitlérisme prenait corps, les démocrates affectaient de n'y voir qu'un vulgaire accident, un phénomène ridiculement archaïque. Quant à son chef, c'était un aventurier échappé du cabanon et que les républicains allemands ramèneraient bientôt sous la douche par l'oreille.
L'Action Française, accoutumée depuis trente années à épier les forces de l'Allemagne, avait su dès les premiers jours discerner dans le futur chancelier le symbole de la volonté germanique en train de renaître. Elle pouvait se vanter d'avoir été la première en Europe, en même temps que Claude Jeantet, son élève dissident du reste, qui eût su prédire l'ascension de l'agitateur, gravissant régulièrement et rapidement tous les degrés du pouvoir. A sa clairvoyance se mêlait un singulier mépris pour l'homme dont elle découvrait si bien certains aspects et annonçait infailliblement le succès. Il apparaissait clairement que cet inconnu pauvre, sortant seul de l'obscurité pour tirer son pays du chaos, possédait l'énergie, le courage, l'adresse politique et qu'il avait déjà parcouru l'une des carrières les plus étonnantes de l'histoire. Mais ces qualités, ces talents, dès lors qu'ils appartenaient à un Allemand, se trouvaient ravalés au rang le plus bas. Hitler était un Fichte pour cours du soir, un mystagogue de brasserie, Wotan caporal. On n'en démontrait pas moins, à grand renfort de vues sur la barbarie germanique, que dans cet Ostrogoth barbouillé d'une idéologie primaire, s'incarnait parfaitement le pays de Goethe et de Mozart.
Les prophéties sans cesse confirmées de l'Action Française ne lui valaient du reste qu'un très faible surcroît de crédit. Les champions de la démocratie protestaient que Maurras créait le monstre Hitler en le dépeignant. Ces magnifiques raisons, dignes des linottes de Courteline, déterminaient dans le fameux pays cartésien les plus sérieuses décisions politiques et gouvernaient les trois quarts des esprits. La bourgeoisie rassise, entre autres, s'emparait avec ensembled'unargumentsiadéquatàsanature.CegêneurdeHitler s'évanouirait assurément si on cessait de nous corner son nom.
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Pour ma part, les premières mesures anti-juives du Führer devenu chancelier, au printemps 1933, allaient commencer à mettre quelques ombres sur mon orthodoxie maurrassienne.
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Je n'avais pas vingt ans que j'étais déjà très curieux, sans plus, du pittoresque d'Israël, de sa singularité, passionnément et indéfiniment scrutée rue des Rosiers ou parmi les rapins du Montparnasse, ce qui n'est pas un moyen plus mauvais qu'un autre pour découvrir ensuite ses entreprises et ses méfaits. J'avais peu à peu reconnu les traces du judaïsme dans les oeuvres, les systèmes, les logomachies, les snobismes, les symptômes d'anarchie et de décomposition qui me répugnaient le plus, ou qui m'avaient inutilement troublé quand je débarquais sans malice de mes provinces aryennes. L'Action Française, encore que l'antisémitisme y fût fort en veilleuse depuis 1918, m'avait fourni quelques lumières. En 1933, je commençais à embrasser suffisamment le champ des déprédations judaïques pour apprendre avec une certaine allégresse les bâtonnades des sections d'assaut.
J'habitais une espèce d'atelier, rue Jean Dolent, juste à côté de la Ligue des Droits de l'Homme. Les exclus du Reich y accouraient par trains entiers, comme à un vrai consulat, pour recevoir, par la grâce de Victor Basch et d'Emile Kahn, tous les sacrements et passe-partout républicains, toutes les libertés de proliférer et de nuire. J'avais eu tout loisir pour contempler durant des mois ce défilé de cauchemar, la gueule crochue et verdâtre du socialisme international.
Pourtant, nous avions encore la candeur, cette année-là, de chicaner l'antisémitisme systématique des Hitlériens. Je regrettais la condamnation du cinéma de Neubabelsberg. Il était entendu que nous aurions su distinguer, quant à nous, entre les artistes originaux et les mercantis ou les agitateurs. J'essayais d'expliquer dans des chroniques assez emberlificotées comment l'Allemagne allait se priver d'un levain précieux par l'outrance de son germanisme. Bref, nous entr'ouvrions notre porte à tous les virtuoses du pilpoul. Ces arguties allaient être balayées promptement par mon premier voyage, l'été de la même année, dans la Palestine d'Autriche, de Hongrie et de Roumanie, où je m'étais enfoncé des jours entiers dans les sentines des ghettos comme on plongerait dans un égout pestilentiel pour découvrir un secret, par le scandale Stavisky, et surtout l'afflux de ces émigrés dont les ambitions et le cynisme ne cessaient de croître avec le nombre. Mes meilleurs amis du journalisme, et moi-même, nous avons été traités en ennemis mortels par les Juifs, qui avaient raison. Nous avions pu pratiquer à l'endroit des Juifs une méfiance traditionnelle dans notre bord : rien ne nous destinait à un antisémitisme agressif. Les juifs, par leurs oeuvres et par leur pullulement, en furent les artisans essentiels.
J'avais vu pour la première fois le drapeau rouge à croix gammée porté dans un faubourg de Bucarest par quelques garçons dont l'ignorais l'étiquette. Je les regardais avec une cordialité si visible, au milieu de l'affreux ghetto où se déroulait la petite cérémonie, qu'ils me tendirent tout un paquet de brochures anti-juives. Mais un retour à Paris par Munich, que j’avais projeté un instant, me semblait encore une aventure assez épineuse.
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Dix mois plus tard, les exécutions du 30 juin soulevaient dans la presse les clameurs horrifiées de la conscience universelle. Je crois bien que c'est à cette occasion qu'on ressortit du placard aux poncifs les ténèbres du Moyen Age. Hitler était un monstre féodal, coupant les têtes de ses leudes. La boursouflure de ces morceaux d'éloquence était décidément insoutenable. Par contre, je ne me défendais pas d'un vif mouvement d'admiration pour le chef qui venait de
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fondre lui-même du ciel, l'arme à la main, sur les lieutenants félons -- je n'ai jamais pu relire cette “ nuit du long couteau ” dans un bon récit (celui de Benoist-Méchin est superbe) sans entendre les roulements de timbales et les sombres accords de cuivres qui annoncent dans la Tétralogie les vengeances épiques des dieux. -- Je comparais cette foudroyante justice, ce farouche nettoyage, à notre piteuse foirade des journées de février. Je me demandais par quels miracles de procédure ou de casuistique Hitler descendait au rang de Jack l'éventreur, tandis que M. Daladier recevait l'auréole du martyr pour avoir fait fusiller vingt Parisiens, et que nous devenions nous-mêmes des “fascistes assassins” pour avoir essuyé les balles de sa garde.
Quelques semaines après, cependant, à la mort de Dollfuss, -- dont je devais comprendre par la suite à quel point il pouvait dégoûter les Autrichiens antisémites, - j’aurais été le plus ardent belliciste d'une croisade anti-allemande, comme à chacun des coups de tonnerre qui avaient salué les triomphes du Furher et que les mannequins figés du droit genevois voulaient prendre pour l'annonce de sa chute imminente. Si Adolf Hitler était vraiment le fauve de l'Europe, on avait une belle occasion d'organiser la battue. En me précipitant sur l'Intransigeant qui venait d'annoncer le meurtre, j'aurais voulu qu'une immense tempête suivit aussitôt : “ Ce coup-là, ça pourrait bien barder ”. - Comme si quoi que ce fût eût pu barder sous un ministère Doumergue.
Au 15 août suivant, j'arpentais sac au dos les sentiers de la forêt Noire, avec un de mes amis, marcheur endurci, l'architecte Maurice Crevel. Nous étions là tout simplement pour connaître de nouveaux paysages, et parce que nous les savions favorables aux piétons. Nous ne poursuivions pas le moindre dessein de nous documenter sur la politique allemande. C'était déjà une assez grosse affaire, surtout pour moi, que d'abattre proprement nos quarante kilomètres par jour. Nous avions craint au départ, en braves bougres de Français, les brimades des autorités. Il avait fallu une côte prodigieusement rude, gravie en plein midi, pour que nous nous décidions le premier jour à entrer dans un “Gasthaus” pavoisé d'un gigantesque drapeau hitlérien. Nous savions le lendemain que toutes les “Wirtschafte” et tous les “Gasthauser” arboraient la même oriflamme, ce qui n'empêchait point qu'on y fût hospitalier et souriant pour les deux vagabonds à bérets basques. Au bout de deux jours nous nous amusions à lancer aux nonnes et aux curés un impeccable “Heil Hitler”, pour les voir lever leurs grandes manches et les entendre répondre par un “Heil Hitler” plein d’onction.
Nous n’avions aucun besoin de chercher l'hitlérisme. Il foisonnait partout. Hitler allait se faire élire à la présidence du Reich. Nous étions obsédés par l'immense chef-d'oeuvre de publicité qui préparait l'événement. A notre troisième étape, nous avions été surpris à la fin de notre dîner, dans un restaurant comble, par un grand discours de Hitler que déversait la radio. Nous étions très las, nous ne saisissions pas un mot sur quatre, et cela durerait certainement plus d'une heure. Mais j'avais fait signe à mon compagnon que nous resterions assis jusqu'au bout, qu'il serait trop inconvenant de quitter la salle dans un moment dont la ferveur des assistants disait assez la solennité. Dans un autre village, notre hôtesse, une brave ménagère, en nous versant le café du “Frühstuck”, me demandait avec des yeux candides et brillants : “Que pensez-vous de notre Führer ?” J’avais répondu : “C'est un homme merveilleux”, et je crois bien que je commençais à être sincère.
Quelques jours dans le Reich me prouvaient en tout cas qu'il était absolument superflu d'invoquer les mystères de la nébuleuse germanique, retranchée selon
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Maurras du reste de l'humanité, le tellurisme romantique, le paganisme d'Odin et la sauvagerie de la forêt hercynienne, pour expliquer le retour le plus naturel à la santé et à l'équilibre d'une nation qui, tout entière, catholiques compris, célébrait dans la joie sa guérison politique. Il fallait bien admettre que l'antisémitisme hitlérien était autrement agissant et cohérent que celui de l'Action Française, tâtonnant, mal défini et bien dépassé par les événements.
Il faut ajouter encore que toutes les apparences de l'hitlérisme exerçaient sur moi un puissant attrait. J'étais pris d'enthousiasme en voyant sur l'écran les funérailles familières et grandioses du vieux guerrier Hindenburg, le long cortège aux flambeaux dans la lande prussienne et les fanfares jouant doucement “J'avais un camarade” devant le tombeau ouvert, au milieu de l'enceinte fabuleuse de Tannenberg.
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Hitler était décidément un maître de la mise en scène. Mais Mussolini venait de marquer le coup d'arrêt du Brenner. Nous y avions vu l'acte politique le plus important et le plus hardi de l’après-guerre. On avait admis une fois pour toutes, après mûres réflexions, que Hitler n'était, avec certains dons wagnériens, qu’un élève du grand initiateur de Rome dont le génie créait la politique de notre siècle.
C'était le temps où, dans une revue de M. Rip, l'excellent Dorville, une mèche collée au front, la moustache fameuse sous le nez, figurait l'apache Hitler brandissant un coutelas au fond d'un bouge. Mais la porte s'ouvrait sur le gardien de l'ordre, le sévère et majestueux flic du coin, qui s'était fort bien fait le masque du Duce.
Il était entendu que le nazisme aux talons de fer, beaucoup trop systématique, n'avait aucune chance de pouvoir s'implanter chez nous. Mais nous ne doutions pas de nos affinités avec le fascisme romain, souple, “ respectueux des libertés humaines ”, et catégorique sur l'essentiel : le contrôle du grand capitalisme, la suppression du régime électif, la prospérité du peuple, l'anéantissement des pouvoirs secrets. Le Duce faisait bonne et sommaire justice des fariboles de la paix indéfinie. Enfin, il avait sacrifié à temps les appendices pileux de sa jeunesse socialiste, son profil parlait des consuls et des Césars...
Nous étions plusieurs, aux alentours de l'Action Française, parmi les plus jeunes et les plus libres, qui depuis quelques années nous disions volontiers fascistes. La monarchie, dont nous admirions les images et les vertus passées, appartenait depuis beau temps à la métaphysique. Mais Rome nous offrait son exemple. Maurras expliquait lui-même souvent la belle étymologie du “ fascisme ”, de toutes les forces de la nation réunies. Nous n'ignorions pas que Mussolini, de son côté, saluait notre vieux maître comme un de ses précurseurs.
Aux mécaniques genevoises des protêts, des pactes et d'une espèce de Dalloz international confectionné par des robins démocrates, nous opposions très sainement le retour aux alliances, seules humaines et pondérables. Nous voulions celle de l'Italie. La parenté des deux peuples, leur fraternité d'armes, leur communauté d'intérêt la rendaient aisée. Sans elle, nos obligés de l'Europe centrale et des Balkans ne nous servaient à rien. Avec elle, nous dressions une barrière continue contre l'Allemagne, de la mer du Nord à la Vistule.
Un semblable dessein était étriqué ? Il avait du moins pour lui sa cohérence. Le rapport des forces sur le continent l'autorisait. Nous vitupérions les
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sectaires maçonniques, les mythomanes du pacifisme qui l'entravaient obstinément. Cela n'était pas mal vu. Mais personne chez nous, ne semblait se rappeler qu'il existât une certaine Angleterre, maîtresse absolue de la Méditerranée, et que toute la politique de Versailles lui obéissait. Ce surprenant oubli donne à toutes les batailles et toutes les querelles françaises de cette aimable époque l'apparence d'une pantomime d'ombres chinoises.
Si l’instauration d’un ordre latin avait été possible, toutes ses chances s'étaient bien trouvées réunies au cours de cette année 1934.
Mais les nationaux français, dont la victoire représentait la première condition de cet ordre, avaient été surpris sans cadres, sans armes, sans même une esquisse de plan, par le scandale de février qui découvrait les plaies les plus sales d'un régime déjà moribond. Derrière l'immense vague de l'indignation populaire, il n'y avait que de louches et vaseux personnages, comme La Rocque, ou des écrivains, des théoriciens lucides mais trop vieux, qu'on eût désarmés parfaitement en leur ôtant leur encrier, prônant la supériorité de l'action en soi, mais incapables de lui assigner dans le concret le plus modeste objectif, de lui donner une ébauche de forme, écartant ombrageusement enfin les disciples ardents suspects de vouloir, “ agir ” leurs idées. Leur mission naturelle eût été de canaliser et de conduire le flux de cette colère publique qu'ils avaient si bien excitée. Ils s'étaient vu emporter par elle ils ne savaient où.
Le 7 février, dans l'après-midi, un fidèle de l'Action Française, Pierre Lecoeur, entrait fort animé dans la grande salle de notre rédaction et allait droit à Maurras, qui était en train d'écouter trop galamment le caquetage d'une pécore du monde :
- Maître, Paris est en fièvre. Il n'y a plus de gouvernement, tout le monde attend quelque chose. Que faisons-nous ?
Maurras se cambra, très froid et sec, en frappant du pied :
- Je n'aime pas qu'on perde son sang-froid.
Puis, incontinent, il se retourna vers la perruche, pour lui faire à n’en plus
finir l'honneur bien immérité de son esprit.
Faute d'une parcelle de volonté pratique, Maurras freinait à grands coups
l'élan de sa propre troupe. Il la freinait déjà depuis la nuit précédente. J'étais présent, cet après-midi là, échiné, aphone, le crâne encore saignant d'un caillou reçu la veille sur la Concorde, indigné par cette reculade du maître qui osait affecter la présence d'esprit pour dissimuler un haïssable désarroi. Je me sentais encore trop timide pour braver le courroux de Maurras et surtout ses syllogismes. Mais je voulais quitter la maison sur l'heure et sans retour. On m'arrêta, on me parla d'obéissance. Je m'inclinai ; j'eus tort. Ce n'était point de la discipline, mais de la faiblesse. Je l’ai compris plus tard.
Cinq cent mille Parisiens avaient tourbillonné comme des moucherons autour de la vieille ruine démocratique qu'une chiquenaude, c'est-à-dire la révolution de mille hommes vraiment conduite par dix autres hommes, eût suffi à jeter bas. Le radicalisme n’avait pas su davantage prendre prétexte de l'échauffourée pour se rajeunir et faire, à son compte, cette révolution de l'autorité que les trois quarts du pays appelaient, dont certains de ses affiliés, tel Eugène Frot, avaient caressé l'espoir, dans un chassé-croisé de complots d'opérette se recoupant comiquement avec ceux des “factieux” de droite.
La capitale, pendant tout le jour qui suivit l’émeute, avait été à qui voudrait la prendre. Mais les vainqueurs malgré eux étaient restés interdits et inertes, comme des châtrés devant une Vénus offerte. La démocratie avait reconquis ses vieilles positions, compromises un instant, par les voies tortueuses qui lui
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étaient habituelles, en couvrant ses manoeuvres avec des simulacres de justice et d'enquêtes. Elle entraînait sans la moindre peine, sur ce terrain bourbeux à souhait, les nationaux toujours aussi incorrigibles dans leur jobardise qu'au temps de Dreyfus, et de suite définitivement enlisés.
Ainsi s'était évanouie, parmi les avocasseries de la droite et de la gauche, les procédures truquées et les crapuleries policières une occasion inespérée pour notre pays de recouvrer sa santé et sa fortune au dedans, son indépendance au dehors.
On avait pu reconnaître la fragilité de la carcasse parlementaire, mais elle s’était révélée encore plus ferme que tous ses ennemis. Les Parisiens, des camelots du roi aux communistes, avaient prouvé qu’ils étaient encore capables d'un beau sursaut de colère et même de courage. Mais leur élan inutile était brisé pour longtemps.
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En dépêchant ses divisions sur le Brenner, le Duce, l'été suivant, réparait la
brèche ouverte par nous à Mayence. Il faisait clairement son choix contre le germanisme, pour la défense d'une ligne occidentale qui ne serait plus enfin de papier ou de vent. Il nous tendait une perche solide. Mais on pouvait déjà prédire sans grands risques que nous étions trop débiles pour la saisir, trop abrutis pour savoir joindre nos atouts à ceux de ce partenaire qui se proposait.
Les sujets d'amertume ne manquaient pas pour un néophyte de mon genre. Pendant mes premières années de journalisme, j’avais écouté révérencieusement beaucoup de personnages considérés, spécialistes de l'économie politique et de la finance, familiers des chancelleries ou des couloirs parlementaires. Ils condescendaient à m'éduquer, en exposant de savantes certitudes, d'infaillibles calculs, de subtiles combinaisons et de précieuses confidences qui réduisaient mes humbles hypothèses à néant. L'événement les contredisait presque à coup sûr, ce qui ne m’empêchait pas de les retrouver bientôt aussi diserts et assurés. Je me décidais de plus en plus à envoyer par dessus bord toute considération, à juger des choses par mes faibles moyens et à le dire haut et fort.
Un an de politique dans des milieux effervescents me flanquait la courbature. Toutes les cartes étaient truquées. Dès lors, à quoi bon suivre le jeu ? L'assassinat de Prince, les scandales, les réformes, les manoeuvres diplomatiques étaient autant de scénarios sans intérêt, puisque nous ne connaîtrions jamais le dénouement ou le mot de l'énigme. La maçonnerie, patiemment, sournoisement, embrouillait tous les fils, intervenait toujours au moment décisif, pour arrêter le coup de théâtre. Vivions-nous une accalmie, rien n'était peut-être plus alarmant. C'était le signe que les maîtres occultes avaient étouffé les colères, égaré l'opinion dans le dédale des palabres vaseuses à dessein. Dans les journaux où les discours, le vague du style démocratique qui m'avait toujours tellement répugné était en somme une habileté supérieure, comme l'imprécision des mythes religieux. Nous ne manquerions pas d'en récolter les beaux résultats, avec une démagogie hypocrite, de plus en plus étouffante, avec la guerre que nous aurions cent fois pu éviter.
Parce que c'était désormais son unique raison d'exister, l'Action Française comptait encore sur la force d'expansion de ses idées, comme sur une loi nécessaire de physique. En principe, elle n'avait pas tort. Mais quelles étaient ses idées ? Derrière le paravent du royalisme, derrière l'échafaudage de traités, de thèses, de compilations, d'historiques, de polémiques et de philosophies
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dressé en l'honneur d'un mythe de monarchie, on découvrait le néant : pas un embryon d'espoir, de manoeuvre, pas même l'ombre d'un but.
Mon siège était fait. J'étais convaincu qu'au point où nous nous trouvions, une seule forme de politique eût été capable de nous tirer d'affaire : enrôler deux cent mille gaillards, chômeurs, communistes, gamins casse-cou, leur coller un uniforme, des caporaux, des pistolets-mitrailleurs, avoir l'appui d'un certain nombre d'officiers, fusiller quelques milliers de Juifs et de maçons, en déporter autant. A quinze ans, je préconisai, l'exécution sommaire comme seul moyen de purger le monde des plus grosses insanités et des pires bandits. Je revenais très sérieusement à ce système. Pour une besogne de cet ordre, j’aurais encore marché. Quant à aller me faire casser la gueule, la canne à la main, par des pelotons de gardes mobiles hérissés de mitrailleuses, pour être statufié ensuite par Maxime Real del Sarte, servir de thème pieux à Léon Bailby, cependant qu'au bout de trois semaines, vénérables et princes du Royal Secret auraient repris doucement leur place, il me suffisait d'avoir entrevu une fois ce glorieux destin. L'exaltation publicitaire, avec goupillons et couronnes tricolores, des vingt-trois malheureux trépassés le 6 février pour un aussi brillant résultat, me portait sur les nerfs au plus haut degré. Les chefs nationaux, Maurras en tête, qui les avaient lancés sous les balles, étaient, tout autant que Daladier, éclaboussés de leur sang.
Il eût fallu dans le pays une faction résolue à violer les règles du jeu parlementaire, journalistique, policier et républicain. A moins d'énormes imprévus, je n'espérais plus que cette faction pût se constituer avant les événements extérieurs qui eux, se produiraient tôt ou tard.
C'était te moment où Hitler rétablissait cavalièrement le service obligatoire. Je supportais de moins en moins les gobe-mouches, les braves croyants du nationalisme maurrassien, qui s’accrochaient encore à l'irrésistible vertu des principes. Je me soulageais volontiers en leur tenant des propos accablants et traduisant du reste exactement ce que je pensais : “ Nous avons raté le coche en février 34. Maintenant, tout est cuit. Une pareille occasion s'offrirait-elle encore, il nous faudrait, nous autres nationaux, lui tourner le dos, parce que l'ambition allemande ne va plus arrêter de grandir et que ce sera devant elle l'union sacrée. Une jolie union sacrée ! Mais de gré ou de force, il faudra bien en passer par là ”.
L'avenir devait, hélas ! confirmer mon pessimisme. Mais je ne m'y serais jamais abandonné un instant si j'avais pu entrevoir les chances qui, contre tout espoir, allaient encore être données à mon pays.
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L'événement capital de 1935, la campagne d'Abyssinie, au lieu de nous paralyser sur la frontière de l'Est, nous offrait encore un grand rôle européen et nous permettait d'envenimer chez nous les plus salutaires discordes.
En refusant de suivre l'abject et imbécile système des sanctions voulues par l'Angleterre, nous renversions à notre profit la politique continentale, nous scellions avec l'Italie les liens les plus solennels. Nous ne nous aliénions pas pour autant la Grande Bretagne, qui eût vite mis les pouces devant une entreprise italienne appuyée sur la volonté de Paris.
Nous possédions à la tête de nos affaires, par surcroît de fortune, l'homme le mieux en cour à Rome, le plus admirablement désigné pour réussir l'opération. Il se laissa fourvoyer dans les mécanismes juridiques et succomba
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devant le prestige anglais. Un journaliste racontait que dans la salle de la Société des Nations, pendant que M. Pierre Laval répondait “ oui ” de la tête à la condamnation genevoise, il tournait vers le délégué italien un regard qui disait amicalement “ non ”. Mais ce “ non ” ne comptait pas.
Pour l'usage intérieur, la tragi-comédie des sanctions fournissait le plus magnifique thème de campagne qui fût : dénoncer la volonté de guerre d'un clan qui s'était lui-même désigné. Prétexte d’autant plus beau que, si dans l'apparence tous les risques étaient accumulés, ils n'étaient pas si sérieux dans la réalité. En effet, l'acte générateur de guerre dépendait du corps constitué le plus impuissant du monde, celui qui gîtait dans le palais genevois. Or, les plus furieux bellicistes étaient aussi les mages de la Société des Nations.
Il était facile encore de ridiculiser les champions d'un roitelet négroïde, trafiquant d'esclaves, et ses ras et ses généraux, sauvages entortillés dans des cotonnades, à qui les démocrates prêtaient une stratégie napoléonienne.
Certes, nous menâmes un beau tapage. Maurras, incomparable pourfendeur de nuées, fut rarement à pareille fête. Il risqua crânement la prison où Blum allait bientôt l'enfermer. Mais cela se termina en histoire marseillaise où chacun se retient et retient l'autre pour ne pas faire un malheur, Maurras n'ayant pas dégainé le couteau de cuisine dont il menaçait les 140 parlementaires bellicistes désignés par lui dans une liste fameuse, la S.D.N. ayant voté des sanctions à peu près inapplicables, l'Angleterre ayant usé ses bateaux sans rien empêcher des desseins italiens.
Pierre Laval tombait, grand vaincu de cette passe, ayant épuisé des trésors d'adresse pour aboutir à cette défaite, ayant conçu un plan de large politique, mais rien osé pour ce qui était sa condition essentielle, une prorogation des Chambres.
Pour nous, les “ factieux ” français, le Duce sortait encore grandi de l'affaire qu'il avait si énergiquement menée à la barbe de ses insulteurs. Nous avions rafraîchi nos souvenirs sur le jeu anglais qui reparaissait dans toute sa sordidité et son hypocrisie. Les divisions s'accusaient plus brutalement, comme il le faut pour une vraie lutte, entre les deux camps politiques de la France. Nous avions vu se rassembler sous nos yeux cette croisade de l'antifascisme international, que nous dénoncions depuis des années, mais dont la réalité était demeurée si longtemps occulte. Tout cela enrichissait l'arsenal de notre combat verbal et écrit. Mais en fin de compte, nous n'avions guère fait de nouvelles recrues. L'antifascisme s'était au contraire cimenté dans la bagarre. Sa propagande avait battu la nôtre sur tous les terrains.
Quant à notre italophilie, comme par hasard, elle atteignait son comble au moment où elle devenait sans espoir.
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CHAPITRE II
LEON BLUM ET LA PROVIDENCE
Lorsque M. Paul Reynaud, au mois de mai 1940, flanqué de ministres radicaux et d'évêques, s'en alla implorer le Seigneur à Notre-Dame pour le salut de la France envahie, je doutai fort du succès de sa pieuse effusion : non seulement parce que M. Paul Reynaud était un personnage éminemment indigne, mais parce que la France devait avoir fatigué Dieu.
Aucune nation ne s’est vu prodiguer avec une pareille persévérance les avertissements et les faveurs du destin, n’y a été sourde, ne les a repoussés avec une aussi folle opiniâtreté.
LetriompheduFrontPopulaire,en1936,étaitunévénement providentiel. Il avait fallu cette grande éruption marxiste pour que l'Italie et l'Allemagne fissent leur renaissance, comme si cette maladie purgeait le sang des nations. La fièvre rouge nous frappait les derniers, sans doute parce que nous étions les plus bourgeois et du plus petit tempérament. Mais elle s'annonçait carabinée. Après une pareille crise, on verrait bien s'il subsisterait encore des doutes sur la malfaisance du régime.
Le soir du deuxième tour des élections, j'étais dans le hall de notre confrère Le Jour. Je souhaitais violemment une catastrophe aussi complète qu'il se pût. Chaque dépêche comblait mes voeux. Les succès communistes, surtout, dépassaient du double les plus sombres pronostics. Il n'était plus question, cette fois, de dosages et de faux-fuyants. On ne pouvait rien imaginer de plus écrasant et de plus net. J'aspirais allègrement le fumet de révolution qui flottait dans l'air.
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Une dizaine de jours plus tard, je rentrais d'un court voyage, qui avait suffi pour que je retrouvasse un Paris métamorphosé, encanaillé et morne à souhait. Une faune d'émeute, montée d'on ne savait où, tenait le pavé. Des voyous patibulaires, doublés de petites femelles pires encore, rançonnaient jusque sur les boulevards les passants au profit des joyeux grévistes installés dans les banlieues “ sur le tas ”. Pas d'autobus, pas de métro. Les mobiles montaient la garde devant les restaurants et les cafés fermés. Les trottoirs se couvraient d'immondices. Les revendications de quatre balayeurs suffisaient pour arrêter une usine de mille ouvriers. Cela commençait très bien, par un de ces accès de paralysie qui sont le plus magnifique symptôme d'une infection marxiste.
Jules Renard, dont j'aime à croire qu'il n'eût jamais été un socialiste à la mode du Front Populaire, disait trente ans plus tôt aux Buttes-Chaumont : “Oui, le peuple. Mais il ne faudrait pas voir sa gueule”. Les dieux savent si on la voyait ! Ça défilait à tout bout de champ, pendant des dimanches entiers, sur le tracé rituel de la République à la Nation. Il y avait les gueules de la haine
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crapuleuse et crasseuse, surtout chez les garces en cheveux. Il y avait encore à profusion le prolétaire bien nourri, rouge, frais et dodu, dans une chemisette de soie, un pantalon de flanelle, d’étincelants souliers jaunes, qui célébrait avec une vanité rigolarde l'ère des vacances à la plage, de la bagnole neuve, de la salle à manger en noyer Lévitan, de la langouste, du gigot et du triple apéritif. Le peuple, dans ces revues, était entrelardé de cohortes maçonniques, arborant d'incroyables barbes toulousaines, et des bannières, des ceintures, des scapulaires bleus et roses de congréganistes, sur des ventres de Tartarins ; ou encore d'escouades d'intellectuels, les penseurs de mai 36, dont l'aspect me mettait un voile rouge devant les yeux, les vieux pions de Sorbonne, les suppôts à lorgnons et barbiches de toute la suffisance primaire, bras dessus bras dessous avec tel homme qui avait eu du talent et qu'on reconnaissait avec un étrange dégoût dans ces chienlits. N'y manquait jamais, avec sa figure de maniaque sexuel dévorée de tics, le sieur André Malraux, espèce de sous-Barrès bolcheviste, rigoureusement illisible, et qui soulevait pourtant l'admiration à Saint-Germain-des-Prés, même chez les jeunes gogos de droite, grâce à un certain éréthisme du vocabulaire et une façon hermétique de raconter des faits-divers chinois effilochés dans un bouillon d'adjectifs.
La moitié de ce peuple français si fier de sa malice chantait sans sourciller : “ La raison tonne en son cratère ”.
On élevait à la hauteur d'un sacerdoce le métier de creuser des trous. *****
Ce que les dernières têtes raisonnables n'arrivaient pas à penser de sang-froid, c'était : la France, chef Léon Blum. Il ne se passait guère de jour sans que j’en ressentisse une insupportable humiliation. Il avait fallu cette honte et cette imbécillité judaïque pour secouer le pays. Soit. Mais cela n'avait déjà que trop duré.
Le colonel de La Rocque, cependant, inculquait à ses troupes les principes de la discipline militaire : interdiction de lever le petit doigt de la couture du pantalon avant l'heure H de l'assaut dont le chef seul déciderait, magnifique alibi pour masquer une inertie honteuse et peut-être complice, les talons en équerre, le béret à la diable bleu, le regard digne et résolu à quinze pas, mais sans bougerd'uneligne,ah!surtoutsansbouger.LescitoyensdelaFrance moyenne adhéraient en foules toujours plus denses à ce programme si bien fait pour eux.
Les nationaux à biceps qu'indignait ce remisage de la révolution, qui se répandaient en calembours sur Casimir de La Locque et les Froides queues, montaient leur contre-attaque. Mais c'était la contre-attaque à la cocarde. La mienne, digne d'un sans-culotte, était large comme une soucoupe. On allait promener ces insignes vers six heures du soir, l'heure de la Flamme, autour de l'Arc de Triomphe. Les porteurs d'églantines rouges venaient aussi. Mais les deux bandes se rencontraient rarement. Flics et gardes mobiles, fidèles protecteurs des marxistes, matraquaient congrûment les tricolores et les refoulaient jusqu'à la hauteur du Fouquet's où l'on entonnait une Marseillaise prohibée.
On achetait aussi des drapeaux aux rayons des grands magasins qui n'arrivaient plus à tenir l'article. La grande journée des trois couleurs avait été le 14 Juillet. Deux ans avant, sous le ministère Doumergue, lorsqu'une modeste
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compagnie d'infanterie avait le malheur de se risquer dans une avenue pas trop déserte, les daladiéristes hérissés criaient à la provocation. Le Front Populaire organisait maintenant une revue monstre, et les communistes bien stylés étaient au premier rang pour acclamer l'armée de la révolution mondiale. Les officiers à particules défilaient cérémonieusement entre les haies de cette crapule qu'un seul canon de 37 braqué sur elle eût mis à genoux. Les derniers chars venaient à peine de passer que de monstrueuses familles de youtres berlinois remontaient les Champs-Elysées au cri de “ Fife lé Vront Bobulaire ”. J'en pourchassais quelques-uns en hurlant : “Maul zu ! Juden ! Maul zu !”, ce qui ne laissait pas de les effaroucher un peu. C'était un bien mince dérivatif pour un excité de mon espèce, possédé par l'idée de la guerre civile. J'exultais en découvrant que Stendhal pensait déjà que par elle seule “ les Français redeviendraient les hommes énergiques du temps de Henri IV, qu'elle dissiperait notre légèreté et ranimerait notre imagination ”.
Malgré le plus décevant prélude, je ne voulais pas encore désespérer qu'elle éclatât, non par la volonté des nouilles à cocardes, mais à force de gabegie. Révolutionnaire en quête d'emploi, livré aux rêves comme un chômeur, pendant mes longues promenades à travers Paris souillé et morne, je me racontais un livre d'anticipation, avec mes dernières expériences et une morale de ces occasions perdues que je commençais à connaître trop bien. Mais une foule de besognes quotidiennes, infiniment plus pressantes, sinon plus utiles, allaient me solliciter.
Mon ami Robert Brasillach a déjà écrit dans ses grandes lignes l'histoire de Je Suis Partout pendant son hivernage sur la feue ligne Maginot. Je ne vais donc pas la refaire. J'y ajouterai seulement quelques traits.
Je Suis Partout avait été créé, il y a une dizaine d'années par Arthème Fayard, qui fut un marchand de papier très ingénieux et très habile. Dans son esprit, ce devait être le pendant de droite du journal bolchevisant Lu qui faisait chaque semaine une abondante revue de la presse étrangère, une sorte de frère cadet, mais plus grave et plus disert, de Candide. Il est amusant de penser que la rédaction en chef avait failli en être confiée d'abord à un Juif russe, André Levinson, d'une culture à peu près infinie, d'une intelligence admirablement aiguisée, rompue à toutes les pensées d'occident, - ce qui ne l'empêchait pas d'être d'un caractère foncièrement judaïque - le seul Juif avec qui j'eusse été fâché de rompre violemment. Mais il eut l'esprit de mourir à temps. S'il est exact que chaque antisémite a son juif, le mien est mort... Pierre Gaxotte, le brillant historien antirépublicain lorrain de Revigny, un des principaux créateurs de Candide, lui avait été finalement préféré.
A l'avènement de Léon Blum, Je Suis Partout avait déjà cessé depuis de longs mois d'être une sorte de Temps hebdomadaire, érudit et rassis, s’adressant aux messieurs d'âge, gros actionnaires, honorables industriels, qui avaient pu d'abord trouver dans ce journal un respectueux défenseur de leurs portefeuilles. Les études sur la production du nickel ou les dernières doctrines financières des Etats-Unis y avaient fait place peu à peu à des rubriques de politique intérieure dont le ton ne cessait de monter. Au 6 Février déjà, le fascisme de Je Suis Partout sentait le roussi pour la droite comme pour la gauche et manquait de lui attirer l'excommunication majeure de l'Action Française. Les leaders de Pierre Gaxotte étincelaient d'esprit et de toutes les flammes des plus raisonnables passions. Qu'il s'agît d'expliquer le mécanisme d'un impôt, d'une méthode économique, ou d'un pacte d'alliance, de fustiger un imbécile ou de trouver dans l'histoire les leçons de notre dernière crise politique, rien n'était plus clair, plus
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vif et d'une langue plus ferme. On ne pouvait guère, pour cette période-là, lui reprocher qu'un souci excessif d'orthodoxie économique, d'équilibre financier, l'inquiétude devant les fluctuations du 3%, toutes choses héritées de son maître, le très capitaliste Jacques Bainville.
Un rédacteur du Journal de Rouen, Pierre Villette, rompu à toutes les combinaisons de couloirs, signait Dorsay dans nos colonnes une chronique parlementaire pleine de talent, de bon sens et de vigueur, dans laquelle l'avait précédé pour un temps très court le vendu Edile Buré : car Buré fut aussi un collaborateur de Je Suis Partout. Quelques jeunes diables se faisaient les griffes dans les coins, tous introduits par Gaxotte que l'académisme ennuyait. Je devais à son amitié de compter parmi les collaborateurs du début. Le premier gros morceau de ma contribution avait été une copieuse et consciencieuse étude sur les étrangers en France, nullement xénophobe, mais pour les conclusions d'un racisme qui ne savait pas encore très bien son nom. Gaxotte, il est vrai, avait porté un ciseau prudent clans le chapitre nègre et le chapitre juif. Mais cela se passait dans les temps timides de 1935.
Au printemps de 1936, nous possédions entre les mains, avec Je Suis Partout, un instrument de polémique fort remarquable, qui nous rapportait environ cinq sous de la ligne, mais que nous venions d'employer avec une énergie croissante pour l'affaire des sanctions, pour toute la sale cuisine préalable au Front Populaire. Tant et si bien que les riches mercantis de la maison Fayard, pris d'une intense venette en voyant au pouvoir les hommes qu'undeleursjournauxvenaitdecouvrird'opprobrespendanttoutl'hiver, avait décidé de supprimer purement et simplement Je Suis Partout, et placardé dans ses colonnes l'annonce de sa disparition. Le même jour, Je Suis Partout renaissait de ses cendres, autour d'un guéridon de la place Denfert-Rochereau. Nous étions là, avec notre aîné Dorsay, quatre des plus jeunes de l'équipe, P.-A. Cousteau, Georges Blond, Max Favalelli et moi, ayant tous en poche un pneumatique reçu du matin, où un gendre de M. Fayard nous apprenait “ que Je Suis Partout n'était pas, comme nous le savions, une affaire, que l'insuccès des nationalistes le rendait désormais inutile ”, bref qu'il ne restait plus qu'à l'enterrer. Nous exhalions furieusement notre colère et notre dégoût. Nous conjurions de ne point céder Gaxotte hésitant, objectant qu'un journal ne pouvait reparaître après avoir annoncé son trépas. Nous abandonnions pour six mois, s'il le fallait, nos modestes salaires. Nous envoyions au diable tous les us et coutumes. Nous ne voulions rien savoir, hormis qu'il nous était impossible d'accepter une aussi humiliante et ridicule défaite, de disparaître devant un Blum, par le décret de deux ou trois bourgeois verts de peur qui n'avaient même pas consulté les artisans, les vrais possesseurs de leur journal. Notre ténacité, qui était belle, l'emporta. Le vendredi suivant, nous imprimions un numéro délivré de toute contrainte, plus énergique que jamais.
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Quelques mois après, Je Suis Partout marchait gaillardement d'un pied neuf, avec une petite troupe de nouveaux venus : Charles Lesca, notre administrateur, majestueux, souriant, d'un courage politique que rien ne devait ébranler, Alain Laubreaux, arrivant des journaux et des milieux du radicalisme toulousain, d'abord accueilli avec quelques réticences, mais qui allait compter bientôt parmi les plus convaincus et les plus entraînants de notre bord. En quelques semaines, par son mordant et sa verve, il donna la célébrité à notre
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chronique dramatique où il succédait au Juif à barbe assyrienne Benjamin Crémieux. Robert Brasillach, que je connaissais depuis longtemps, puisqu'il était déjà critique littéraire de l'Action Française à vingt-trois ans, avait accepté d'être notre rédacteur en chef, mettant aussitôt à notre service cent idées par jour et toutes les formes d'un inépuisable talent. Pour ne pas être trop incomplet, le portrait que j’aimerais tracer de ce garçon si divers, de cet esprit si fin et séduisant dépasserait par trop le cadre de ce livre. Réservons-le pour mes souvenirs de vieillesse... Comme il ne sera question ici que de politique, je dirai que Brasillach était venu au fascisme par la poésie, ce qui n'était pas, il allait bientôt le prouver, la moins bonne façon de le comprendre.
L'équipe de “ base ” de Je Suis Partout travaillait dans une atmosphère d'indépendance et d'amitié dont Robert Brasillach a parlé mieux que personne dans Notre avant guerre. Toutes les décisions se prenaient au milieu de conciliabules joviaux et féroces que nous appelions le Soviet. Gaxotte intervenait quand il le fallait de sa voix tranquille, avec un léger défaut au bout de la langue, pour éclaircir une définition, redresser l'interprétation un peu aventurée d’un événement ou d'un propos. Il était plus âgé que nous de huit ou dix ans, mais la chance voulait qu'il parût presque aussi jeune. Nous entourions, nous aimions et nous écoutions comme un frère aîné plein de sagesse, investi de notre confiance aveugle, ce petit homme de santé fragile, mais à la pensée si ferme, ayant, avec ses yeux noirs brillants d'ironie et son nez retroussé, une physionomie de ce XVIIIe siècle où il semblait être né, mettant de la vie et de l'esprit dans les plus austères sujets -- je me souviens d’une conférence de lui sur l'administration au temps de Louis XV qui fut aussi délicieuse que savante -- plus docte que trois Facultés réunies, et avec cela d'une espièglerie de collégien, ayant une prédilection pour le cirque, les ballets et les farces du cinéma américain, Gaxotte si cher et qui devait être si décevant, le plus amèrement regretté des compagnons perdus.
P.-A. Cousteau, Bordelais brun et viril, bouillant d'enthousiasme sous une enveloppe flegmatique, ancien citadin de New-York où il avait même été prolétaire, travaillait jusqu'à quatre heures du matin chaque nuit dans la géhenne du grisâtre Journal. Il se délivrait joyeusement chez nous de ses contraintes et se vengeait sur I'U. R. S. S. et Roosevelt que personne en France n'a mieux dépiauté. Cousteau se moque de la littérature. C'est cependant, de nous tous, un de ceux dont la phrase retombe le plus solidement sur ses pattes. Georges Blond, dont les premiers romans avaient révélé le sobre et pénétrant talent, nous donnait avec infiniment d'humour une galerie de l'antifascisme, bourgeois de préférence, qui a préfiguré le Travelingue de Marcel Aymé. Nous avions aussi Camille Fégy, bouillonnant, journaliste de premier ordre, qui s'appelait chez nous Jean Meillonnas. Il faisait notre liaison avec Jacques Doriot. C'était un ancien communiste, phénomène absolument neuf dans un groupe de nationaux. Henri Lebre, l'un des principaux militants doriotistes lui aussi, mais venu de la doctrine maurrassienne, débarquait chaque semaine de la Ferté-Milon pour décrire, sous le nom de François Dauture, dans des articles obstinés et posés, l'absurde composition des Etats Versaillais, Yougo-Slavie, Tchéco-Slovaquie surtout, sa bête noire, annoncer leur démembrement fatal. Nous avions encore Ralph Soupault, polémiste du dessin, ancien caporal de tirailleurs marocains, répertoire vivant de tout le folklore de l'infanterie et de la marine françaises, le grand militariste de notre bande avec moi ; le fidèle et charmant Robert Andriveau, fasciste endurci et ténor sentimental de nos banquets ; et encore le docteur Paul Guérin, personnage universel, cagoulard
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magnifiquementbarbu,révolutionnairedelameilleuretrempe,homme d'action autantquedesavoir,l'undesplusremarquablesphtisiologuesdeParis, excellent journaliste, orateur vigoureux, l'un des chefs désignés pour une refonte vraiment nationale et sociale de sa corporation, comme par hasard l'un de ces anciens militants royalistes, trop doués et ardents pour n'avoir pas encouru l'ostracisme de Maurras.
Je Suis Partout devait sa seconde naissance à un sursaut vraiment fasciste : volonté de s'affranchir du capital peureux et dégoûtant, volonté d'une collaboration étroite dans des idées absolument communes et le même esprit d'enthousiasme et de jeunesse. C'était certainement le seul journal de France qui fût sans directeurs, sans fonds appréciables, sans la moindre servitude, conduit et possédé par la petite bande qui l'écrivait.
Je n'ai pas besoin d'insister sur les ennemis mortels que nous nous étions faits à gauche. Il était naturel encore qu'une entreprise aussi révolutionnaire nous valût l'hostilité moins ouverte mais plus pernicieuse des bourgeois nantis, qui détestaient notre ordre à l'égal des pires subversions. Ils affectaient de nous tenir pour des fantaisistes ou des chahuteurs. A nos condamnations catégoriques de toute espèce de libéralisme, ils opposaient, avec une ironie doctorale, la complexité des affaires. Notre irrévérence pour l'argent les scandalisait jusqu'au fond de leurs fibres. Jalousies de jeunes gueux ! On verrait bien, ricanaient-ils, comment nos principes résisteraient à quelques jolis mariages et quelques succès de librairie.
Pour l'immédiat, on nous annonçait avec des sourires apitoyés notre inévitable faillite. Ce qui n'empêchait pas qu'avec un titre qui ne valait et ne signifiait plus rien, des ressources inexistantes, en dépit d'une conspiration hermétique de silence autour de nous, notre journal, après douze mois de vie libre, avait atteint toute une clientèle nouvelle, doublé son tirage, quadruplé ses abonnements.
Mais au bout d'un an du ministère Blum, il fallait bien notre vocation de ferrailleurs et l'orgueil de notre indépendance pour ne pas être envahis d'un immense scepticisme devant l'horizon politique de notre pays.
Le Front Populaire, à l'usage, s'était révélé fort décevant pour les amateurs de batailles rangées. Du fond des loges, ces sacristies de la République, il lui venait évidemment de prudents conseils. Léon Blum, à force d'ergotages et de prophéties talmudiques, cherchait bien à maintenir un mythe de l'ère socialiste. Mais on le sentait bridé par sa propre pleutrerie, par la grosse bourgeoisie des Juifs français qui craignait un regain d'antisémitisme, par la grosse bourgeoisie chrétienne qui s'était empressé de composer avec lui, par la petite bourgeoisie laïque des fonctionnaires et des instituteurs, haineuse mais bien trop étriquée pour réaliser une véritable subversion.
On assistait toujours à la vieille pitrerie des partis gesticulant des rôles. Les défroques étaient simplement de couleurs plus agressives. Les méfaits du Front Populaire tenaient beaucoup moins à la volonté qu'à la piteuse incapacité de ses pantins. Quelle que fût la cause, cependant, ces méfaits étaient assez graves pour réveiller le pays.
Les finances étaient pillées, l'économie saccagée, la plus grossière démagogie substituée à toutes les règles du gouvernement des hommes. La politique extérieure, où la gabegie avait des conséquences encore plus sinistres mais moins immédiates, était le fort de ces messieurs, le terrain où ils ne faiblissaient jamais, où ils pouvaient se livrer à toutes leurs lubies et tout leur
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sectarisme, où leur vénalité devenait la plus profitable, où ils cueillaient à foison les arguments jetés aux prolétaires impatients et qui commençaient à soupçonner la comédie. On conduisait la diplomatie française comme les élections municipales d'un canton radical-socialiste où il s'agit d'expulser trois nonnains. La France exécutait devant l'Europe entière une grotesque pantomime, présentant un derrière fuyard et foireux quand elle devait montrer les dents, clamant qu'elle ne permettrait ni ceci ni cela, et dégringolant dans une trappe à guignol quand ceci ou cela s'était produit. Elle se gargarisait avec des décoctions d'entités genevoises, elle pelotait amoureusement des foetus de peuples lointains, et refusait aigrement, sous des prétextes insanes, l'alliance qu'une grande nation lui offrait à sa porte.
Il nous manquait peut-être l'incendie des usines, le viol des filles des patrons. Mais le tableau était déjà d'une suffisante éloquence. Accouru du fond des ghettosd'Orientàl'annoncedelavictoireraciale,lejuifpullulait,dansson état originel de crasse et d'outrecuidance le plus propre à écoeurer un Français de vrai sang. Les origines métèques du fléau qui nous frappait étaient éclatantes sous nos yeux. La faucille et le marteau ne se cachaient pas d'être l'insigne de la révolution mondiale. Les trois flèches socialistes venaient en droite ligne du “ Rote Front ” d'Allemagne, apportées dans la pacotille des youtres émigrés, avec la fameuse formule “ Pain, paix, liberté ” qu'il n'y avait eu qu'à traduire, avec le hideux poing fermé enfin. Les cortèges de la Bastille défilaient selon les mêmes rites que ceux de la place Rouge à Moscou, avec les mêmes accessoires, banderoles, ballonnets, pancartes barbouillées de symboles prolétaires, photos de chefs bolcheviks dans un format gigantesque, trimballées comme des icônes. Quand le gouvernement de la France tenait ses assises devant le peuple, à Luna Park ou ailleurs, c'était sous les portraits de Karl Marx et de Liebknecht. Quelques zozos avaient fait l'honneur à nos misérables laquais communistes de leur propagande électorale, en effet saisissante. Mais tout était fourni par le Kremlin, depuis les photos-montage jusqu'au slogan génial des Deux Cents Familles, les juifs servant de colporteurs.
Comme si l'apologue n'avait pas encore été assez complet l'Espagne étalait le tragique spectacle d'un pays qui avait trop longtemps, lui aussi, toléré ces barbaries étrangères, et montrait la voie militaire et sanglante du salut. Nos ministres en avaient aussitôt profité pour achever de se dépeindre, prenant passionnément le parti d'une lie d'assassins voués à une perte inévitable, aggravant et prolongeant le carnage, eux les pacifistes, les antimilitaristes, les humanitaires, par leur trafic ignoble de mercenaires et de canons.
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Cependant, ce n'était point encore assez pour arracher la bourgeoisie française à son sommeil de marmotte. Au premier jour du ministère Blum, on avait pu voir la quasi totalité de sa presse acceptant, avec un soupir sans doute, mais si timide ! “l'expérience” qui venait. Même chez de plus hardis, toute allusion à la juiverie de Blum demeurait proscrite, inconvenante. L'armée considérait que l'action politique n'était toujours pas prévue au règlement. Elle se déclarait d'ailleurs fort satisfaite, puisqu'on lui laissait M. Daladier et qu'on lui votait sans sourciller de somptueux fantômes de crédits. La catholicité, admirant que Jean Zay n'eût pas encore fait brûler les écoles libres et organiser l'éducation sexuelle des petites filles par des exhibitionnistes du ghetto, exécutait devant les pitres et les gredins du pouvoir ces exercices de plate
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échine auxquels elle était rompue depuis si longtemps. L'Aube pouvait écrire, au mois d'avril 1937, en pleine déliquescence de la blumerie : “Ce gouvernement que l'on hait est pourtant le représentant de l'autorité consacrée par Dieu.” Ce n'était point le paradoxe d'un méprisable petit torchon, mais la pensée fidèlement exprimée du plus haut prélat français, le cardinal Verdier, ce vieux maquignon d'Auvergne, qui dès le printemps 36 avait reconnu aux Homais et aux Judas du ministère tous les apanages du droit divin.
La farce énorme de la main tendue des communistes avait trouvé chez les catholiques militants et chez les ministres de l'Eglise non seulement des complices, mais des crédules fervents. Jacques Maritain, coupant des poils de rabbin en quatre au nom du Sacré Coeur, mobilisait toute la théologie et toute la métaphysique pour innocenter Israël, voire pour nous le proposer en modèle. Ce thomisme de synagogue avait, comme tant d'autres choses qui semblent planer dans une noble spiritualité, la plus triviale des explications : le partage du lit et du bidet, le conjungo de notre philosophe avec la juive Raïssa. J'avais rappelé ce petit détail dans un de mes articles, et qualifié Maritain, comme il convenait, de souilleur de la race, Rassenschander. Quelques jours plus tard, dans une feuille soi-disant nationale, un dévot tricolore me répondait en s'étranglant d'horreur et en stigmatisant mon paganisme hitlérien.
Les bien-pensants, qui sont en règle avec leur conscience quand ils ont donné pour Noël une vieille culotte au plus minable de leurs esclaves, s'étaient laissé choper par la bande Blum la seule réforme vraiment humaine et logique, celle des congés payés, inconcevable évidemment à leur routine et leur sordidité. C'était à qui maintenant singerait le plus platement les démagogues et ferait le plus solennellement savoir l'intérêt passionné qu'il portait, à la “classe prolétarienne”. Rien sans doute ne m'a davantage irrité que cette avalanche d'études “sociales”, de systèmes, de professions de foi qui toutes arrivaient après la bataille, ces combinaisons livresques de syndicalisme, de corporatisme, ces salmigondis de Marx et de La Tour du Pin, ces solutions décisives professées par des littérateurs ou des cléricaux qui n’avaient pas seulement bu une fois dans leur vie un verre avec un authentique ouvrier.
On eût juré qu'une gigantesque conjuration travaillait à neutraliser par d'obliques moyens les résistances sur lesquelles les Français pouvaient le plus naturellement compter. Aucun cas ne semblait être d'une plus dramatique clarté, pour un esprit chrétien, que celui de l'Espagne. Pourtant, nous avions vu des catholiques illustres et même intolérants comme Mauriac et Bernanos devenir les détracteurs les plus acharnés et les plus fielleux de Franco. Ces défenseurs bénits des fusilleurs de Christs et des dynamiteurs de moines étaient habiles à travestir leurs humeurs et leurs perversités intellectuelles en algèbres casuistiques. Leur clientèle était rompue elle aussi à ces exercices. Ajoutez que ces effroyables docteurs, comme pour la condamnation de l'Action Française, parlaient au nom de Dieu, de la foi, des sacrements, de l'Eglise, et brandissaient tous les tonnerres du dogme sur la tête de leurs contradicteurs. Leur religion ne leur fournissait ainsi que des armes déloyales. L'orgueil morbide de ces étranges disciples de Jésus n'admettait pas la moindre retouche à leurs plaidoyers et leurs réquisitoires. On peut invoquer la demi-folie de Bernanos qui dans les pires circonstances demeure du reste digne du nom d'écrivain, avec ses livres embrouillés par les fumées de l’alcool, mais que trouent soudain des pages puissantes, furieuses ou noires. L'autre, l'homme à l'habit vert, le Bourgeois riche, avec sa torve gueule de faux Gréco, ses décoctions de Paul Bourget macérées dans le foutre rance et l'eau bénite, ces oscillations entre l'eucharistie
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et le bordel à pédérastes qui forment l'unique trame de sa prose aussi bien que de sa conscience, est l'un des plus obscènes coquins qui aient poussé dans les fumiers chrétiens de notre époque. Il est étonnant que l'on n'ait même pas encore su lui intimer le silence.
C'était bien le moindre des châtiments pour un pareil salaud. Lui et ses semblables ont pourri une foule d'esprits, si médiocres et mous que je me demande à vrai dire ce qu’on aurait jamais pu en attendre. Ils insinuèrent chez d’autres le doute. Ils contraignirent leurs adversaires à dépenser une vigueur, un temps et un talent précieux dans des querelles sans issue. Avec leurs paraboles, leurs signes de croix, leurs encres saintes et leur morgue littéraire, ils n’étaient tout vulgairement et bassement que les agents d'une diversion politicienne.
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Les partis nationaux, par leur morcellement et leur passion de la chamaille, formaient un objectif de choix pour de semblables manoeuvres.
A la dissolution des ligues, ils avaient subi sans un geste la loi de l'ennemi et de quel ennemi ! le chimpanzé Albert Sarraut, le personnage le plus déshonoré et le plus inconsistant de la République.
Ladémocratievenaitdeleurdonnerparsavictoireuneleçonquin'était pas la première du genre, mais certainement la plus sévère. Elle avait consenti au coude à coude de ses factions les plus diverses. On s'étonnait à droite d'une pareille promiscuité des moscoutaires et des vieux conservateurs du radicalisme. On n'avait donc pas encore compris que le secret de tous ces gens-là était de s'entendre sur un seul sentiment, un seul principe. La démocratie, bon gré mal gré, suivant le mouvement irrésistible de l'époque, avait décidé et établi sa dictature. L'objet de cette dictature était vil ou vain, ses chefs imbéciles ou incapables. Mais le système existait, il avait force de loi, emportant les derniers débris de ces fameuses libertés dont les plus tièdes défenseurs de la Troisième République avaient toujours reconnu qu'elles étaient un de ses plus enviables avantages. Les maîtres du jour s'étaient empressés de les mettre l'une après l'autre sous clef. Seule subsistait encore pour quelque temps la liberté de la presse, trop gros morceau pour être escamoté d'un coup. Mais ce n'était point la faute de Léon Blum.
A droite, on discourait toujours sur l'opportunité ou les périls d'un gouvernement autoritaire. Comme on s'entendait traiter de fasciste à longueur de journée dans l'autre camp, on s'épuisait à énumérer pour quelles raisons et pour quelles nuances on ne l'était pas. Ce qui ne faisait du reste pas baisser d'un ton les clameurs des meetings officiels.
La gauche tout entière avait reçu la même éducation de parti, qui faisait selon les tempéraments des communistes, des socialistes durs, des mous ou des radicaux plus ou mens marxifiés, mais leur créant à tous le même idéal avoué peu ou prou : le marxisme justement, avec cette tendresse ou cette indulgence, si souvent observée chez des radicaux d'aspect très rassis, pour la Russie communiste, qui avait sans doute beaucoup péché, mais restait la terre du grand espoir, égalitaire et “progressiste” (ainsi jargonnaient-ils), le soleil levant de leur religion. La droite, hormis quelques maurrassiens complets et les indépendants de notre sorte, respirait l'éducation libérale, qui vous constituait un petit capital de catholicisme et de patriotisme à n'entamer que dans les grandes occasions, préparait admirablement des lignées de modérés pétris d'un
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individualisme mesquin, tandis que les cervelles des plus intelligents se liquéfiaient dans d'interminables, stériles et anarchiques débats.
La droite comptait quelques hommes d'action – pas beaucoup – dépourvus de toute doctrine, quelques excellents doctrinaires incapables d'imaginer une ombre d'action, des dilettantes que la canaille ennuyait, des hommes lucides mais sans argent, des riches assez effrayés mais qui lâchaient avec regret une infime aumône à leurs défenseurs, enfin une foule de bourgeois moutonniers, incultes, froussards et cupides, où le sieur de La Rocque n'avait pas eu grand- peine à recruter sa fameuse armée de Peuseufeux. On y voyait s’agiter, frelonner, des petits personnages encombrants, insignifiants ou louches, conduisant des “ partis ” de cinq cents membres, dont deux cents policiers. Il fallait une candeur intrépide pour donner à cela le nom d'opposition.
Un garçon jeune et quelque peu courageux, s'ennuyant dans l'une ou l'autre de ces chapelles, poussait-il une pointe étourdie, faisait-il une maladresse, les vieillards gardiens des théories, au lieu de le guider, l'écartaient en toute hâte. Les hommes d'Action Française par exemple, qui se moquaient si bien du tribunal genevois sans gendarmes, n’avaient jamais pu ou voulu concevoir la nécessité d'une Sainte Vehme pour sanctionner leur politique. L'épisode de la Cagoule a montré que les nationaux pouvaient trouver dans leurs rangs mêmes tous les hommes de main qui leur firent si stupidement défaut. Ils avaient préféré les exclure, les abandonner à tous les pièges de police où leur ingénuité et leur isolement devaient fatalement les conduire. Le lâche empressement de la droite, des Maurrassiens tout les premiers, à renier et accabler les cagoulards lorsqu'ils furent découverts, en apprenait davantage que cinquante années d'études politiques sur les espoirs de réaction qui subsistaient pour notre pays.
Certains esprits ingénieux et férus d'histoire répétaient volontiers au début de 1936 : “ On attend que la révolution éclate. On ne sait donc pas qu'elle est commencée depuis deux ans ? En 89, on faisait l'erreur inverse. Tout le monde croyait la révolution terminée, alors qu'elle commençait à peine. ”
Soit. Mais personne ne disait que la France avait aussi la révolution qu'elle méritait, à son image. C'était une de ces maladies qui n'ont plus leur virulence habituelle lorsqu'elles frappent un organisme débilité et qui réagit à peine. Les symptômes sont moins visibles, les choses traînent en longueur. Ce qui n'empêche pas le patient d'être promis au trépas. Dans l'état moral et physique de la France, la gabegie blumesque équivalait pour elle à deux années de vraie terreur bolcheviste.
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La petite bande de Je Suis Partout était dans la nation une des rares cellules
saines et vigoureuses, et capables de lutter contre le bacille. Ces mois de 1936 et de 1937 auront été pour nous l'âge d'or de l'invective.
Nous avions compris. Le grand danger n'était plus hors de nos frontières, mais chez nous. La France était en train de se détruire par le dedans. Ses absurdes maîtres mettaient le comble à leur malfaisance en invectivant tous ses voisins.
Mon vieil ami le colonel Alerme, ancien chef du cabinet militaire de Clemenceau, marsouin pendant vingt ans de sa vie, l'un des plus infaillibles prophètes que j'aie connus, disait très souvent : “ je me demande ce que les Allemandsattendentpourentrercheznouscommechezeux,pourvenir foutre cul par-dessus tête toute cette saloperie.. ” Je me récriais: “ Tout de même, mon colonel ! L'armée française ! la ligne Maginot ! ”
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- “ Je vous dis : cul par-dessus tête, et comme ils voudront. ”
Mais pour notre bonheur, les Fritz ne paraissaient pas autrement décidés à vouloir. Nous fondions sur ce fait des espoirs assez solides, du moins pour un certain terme.
Plus la France bêtifiait, s'avachissait, et plus nous nous sentions lucides. L'arithmétique de Maurras, “ Hitler ennemi No 1 ”, nous portait sur les nerfs. Dans son dernier livre, Les Dictateurs, composé aux trois quarts par des nègres (j'y fis les Soviets et le Portugal, Brasillach, je crois, l'Italie et l'Espagne), Jacques Bainville, l'homme le plus averti de l'Allemagne dans l'Action Française, avait couvert de son nom des phrases comme celles-ci : “ Hitler parle toujours des Juifs avec une haine profonde et une absence complète d'esprit critique... Les idées que semble se faire l'auteur de Mein Kempf sur le développement de la “nation juive” à travers le monde sont si grossières qu’on se demande s'il ne s'agit pas d'images frappantes destinées à la foule, aux troupes, aux sections d'assaut, de mythes créateurs d'énergie beaucoup plus que de raisonnements sincères ”. Le remâchage des querelles avec les mânes de Gabriel Monod, les disputes autour des textes du Bas-Empire sur la romanité ou la germanité des Gaulois, les diatribes sur la goinfrerie allemande, recueillies avec soin dans le Dictionnaire des idées de Maurras, sentaient vraiment le vieux grimoire. L'assimilation de l'Allemand au juif était d'une fantaisie par trop énorme. Dans la préface de son Allemagne éternelle, où il venait de reproduire un gros paquet de ces paperasses, Maurras n'hésitait pas à nous donner comme signe de la férocité teutonne les nouveaux procédés de stérilisation, et à nous menacer d'un écouillage méthodique au cas où les Hitlériens deviendraient nos vainqueurs.
On n'édifiait pas davantage une politique étrangère sur ces exégèses poussiéreuses et sur d'aussi grosses naïvetés que sur les humeurs du ghetto et les rancunes des loges. La balance militaire était désormais renversée ; du jour où la Wehrmacht avait pénétré en Rhénanie, nous avions pu nous déclarer d'autant plus pacifistes que l'anarchie ne cessait de croître dans notre pays. Jamais un seul jour, depuis la fin de la guerre, on n'avait fait chez nous une politique française, mais celle de l'Internationale démocratique et des Anglais. Le nationalisme ne consistait-il pas d'abord à se dégager d'une aussi scandaleuse et funeste tutelle ? Nous ne pouvions plus rien contre l'Allemagne sans de haïssables complicités. N'étions-nous pas en droit de proposer au moins une expérience nouvelle ? Une entente bien motivée d'une France réellement libre avec l'Allemagne nationale-socialiste ne devenait-elle pas pour nous la seule issue logique et favorable, le système où les intérêts de la patrie seraient le mieux garantis?
Nous relisions parfois, pour nous ébaudir, un mirifique reportage de Candide à Venise, où M. jean Fayard, du haut de son altière perspicacité, avait dépeint le Führer, en veston, son chapeau sur le ventre, tel un humble commis qui sollicite une place, devant les superbes et condescendants Italiens. Aujourd'hui, par les soins avisés de nos religionnaires, Italiens et Allemands faisaient route ensemble, et le petit homme au chapeau tenait d'une main d'acier les rênes de l'attelage.
Il se pouvait que selon Platon, Aristote et les Pères de l'Eglise, l'Allemagne ne fût pas digne de commander l'ordre en Europe. Mais dans l'immédiat qui nous importait beaucoup plus, il nous fallait bien reconnaître que sans Hitler et les sections d'assaut, avec les millions de communistes qui avaient grouillé dans le Reich, avec Léon Blum et Thorez chez nous, la République marxiste en
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Espagne, Maurras aurait perdu depuis un certain temps déjà le goût du grec, et l'hôtel de l'Action Française, rue du Boccador, abrité un triomphant commissariat du peuple.
Nous découvrions chaque semaine un peu plus le robuste et tenace réalisme de Hitler, tranchant si éloquemment sur les logomachies et les conciles de chez nous :
“ Il ne faut pas s'attarder aux froissements passés lorsqu'on veut faire une politique d'alliances ; celle-ci n'est féconde que si l'on sait profiter des leçons de l'histoire... On ne trouve pas d'homme d'Etat, qu'il soit anglais, américain ou italien, qui ait jamais déclaré être anglophile. Tout homme d'Etat anglais est naturellement d'abord Anglais, tout Américain est avant tout Américain, et il n'y pas d'Italien qui soit prêt à faire une autre politique qu'une politique italianophile. Quiconque prétend bâtir des alliances sur les dispositions germanophiles des hommes d'Etat importants de telle ou telle nation étrangère, est un âne ou un menteur. La condition nécessaire pour que les destinées de deux peuples soient liées, ce n'est pas l'estime ou la sympathie réciproques, c’est la perspective des avantages que chacun d'eux retirera de l'association. ”
Quel vigoureux écho à mon cher Machiavel.
Etait-il nécessaire que la fameuse philippique de Mein Kempf contre la France, écrite en plein jurisme poincariste par un soldat vaincu, nous cachât éternellement tant d'autres pages où cet homme proclamait la stérilité de la lutte entre la France et l'Allemagne, et fixait au peuple germain son vrai terrain de conquête, l’Est, la Russie, voie des Chevaliers teutoniques ?
Le destin le plus profondément souhaitable, pour nous et l'Europe entière, n'y était-il pas inscrit ? Puisque les démocraties, contre nos plus puissantes objurgations, avaient tout fait pour que l'Allemagne retrouvât sa force, il faudrait bien maintenant admettre que cette force s'employât quelque part. Si les Germains, étouffant sur un sol trop étroit, reprenaient leurs chariots d'invasion et fondaient sur l'Orient slave, ne serait-ce point pour eux et pour nous le meilleur exutoire, un but autrement accessible que la prussianisation de la Touraine ou de la Bretagne, et au surplus, l'écrasement du bolchevisme ? Qui défendait de concevoir une diplomatie française détournant par de solides assurances leur masse de ce côté-là ?
Nos rendez-vous du vendredi soir, dans une triste brasserie de Denfert- Rochereau apparaîtraient aujourd'hui encore, si nous avions été assez fats pour en tenir registre, comme une école de la sagesse politique. Nous savions qu'entre les fameuses condamnations morales des Etats-Unis et leur aide effective, il y aurait toujours les interminables palabres d'une république parlementaire, les répugnances de cent millions d'Américains, les dizaines d'années encore de pacifisme wilsonien, qui laissaient sans armes cet immense peuple. Nous connaissions toutes les faiblesses, qui tôt ou tard seraient mortelles, des nations fabriquées ou gonflées par le traité de Versailles. Nous savions que la France avait pu grandir et prospérer pendant plus d'un siècle, malgré un régime dont toutes les têtes solides du pays avaient dénoncé dès 1830 les tares, parce que ce régime possédait alors la vitalité de la jeunesse, que son idéologie faisait son tour du monde après être née chez nous. Notre patrie était dans ce temps-là en avant, remorquée par de très sottes chimères, mais à l'avant malgré tout. Aujourd'hui, la démocratie était vermoulue, et les Français demeuraient à peu près seuls, fort attardés, sur son vieux bateau poussif. Ils
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n'arrivaient pas à l'abandonner par la faute des écumeurs qui s’en étaient emparés, s'y étaient installés confortablement et soudoyaient les capitaines.
On pouvait bien tendre les voiles : le vent soufflait d’un autre bord. L'Europe, cervelle de la terre, retrouvait le besoin d'une hiérarchie plus naturelle. Les principes autoritaires gagnaient irrésistiblement du terrain et les nations qui les avaient mises en oeuvre ouvraient maintenant la marche. Le XXe siècle serait celui des dictatures et du national-socialisme. Il ne servait à rien, sinon à nous perdre, de nous mettre en travers d’un courant que nous n'aurions pas la force de remonter. La sagesse était de le suivre, à notre façon : ce que nous voulions, par amour de notre patrie décevante mais dont nous chérissions l'admirable passé, pour notre repos et notre orgueil de Français fatigués de vivre dans un pays chancelant, livré aux Juifs et à des bonimenteurs forains, où tout, de la monnaie à la paix, était devenu précaire, et qui faisait rire l'étranger.
Nous appelions tout cela notre ligne, à la manière de Lénine dont j'ai toujours admiré la méthode révolutionnaire. Les plus soucieux d'une rigoureuse orthodoxie étaient sans doute Brasillach et moi-même.
Telle que l'avaient formée l'amitié, le hasard, les affinités et la haine de ses adversaires, l'équipe de Je Suis Partout dépensait une somme de talent, d'intelligence et de courage qui auront, surtout de 1936 à 1938, sauvé l'honneur delapressefrançaisependantlesinfernalesannéesdelanouvelle avant-guerre, hantées par tous les spectres du mensonge, de la calomnie, de la bêtise et de la peur. Mais à mesure, que les jours passaient, nous sentions davantage l'énorme disproportion de notre tumulte intérieur et de nos moyens. Les seuls objets raisonnables que la politique française pût, selon nous, se fixer, surtout hors des frontières, exigeaient un renversement complet du régime. Qu'était-ce, pour un pareil but, que notre malheureux hebdomadaire, n'ayant pas même en caisse les fonds d'un modeste affichage ?
Nous avions commencé de donner à quatre ou cinq quelques conférences, qui étaient plutôt des harangues, et où notre Jeunesse, notre entrain, notre verdeur remportaient le plus grand succès. J'avais un goût très vif pour cet apprentissage de la parole. Mais la déception était venue aussitôt. Je dévisageais avec ennui ces auditoires de “ nationaux ” toujours les mêmes, bons et placides bourgeois, dames aux chapeaux convenables de la rue du Bac, demoiselles légèrement prolongées éprises de belles-lettres, et rêvant de pétillantes correspondances avec les auteurs, deux gentilshommes de la rue des Saussaies qui feraient un compte rendu rassurant aux pouvoirs, jamais un seul adversaire à ébranler, si peu de néophytes même, et tant de crânes, de crânes.... les éternels “ genoux ” de la droite, tant de nobles débris de tous les cocuages illustres, du boulangisme, de la Patrie Française, de l'Affaire, de la Chambre bleu horizon.Quandilnes'agissaitpasdesmilitantsd'élite,dont l'activité consistait à s'embêter ponctuellement et doucement dans les cinquante et quelques cérémonies de ce genre égrenées sur la saison parisienne, ces braves gens étaient venus pour mettre des figures sur nos proses, juger de notre sex-appeal ou du choix de nos cravates. Certains, de moeurs plutôt confites à l’ordinaire, devaient chercher parmi nous le ragoût de quelques vocables un peu crus. Comme chez les chansonniers, auxquels ils nous assimilaient sans doute, leur joie était complète et notre triomphe assuré quand nous leur faisions l'honneur de les engueuler un peu.
Il eût suffi d'entraîner avec nous quelque part quatre ou cinq douzaines d'étudiants, de garçons, pour se dire que notre temps et notre verve n'avaient
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pas été perdus. Mais quand nous étions parvenus à bien allumer notre auditoire et à mouiller nos chemises, quand nous avions suffisamment insulté quelques ministres il ne nous restait plus qu'à nous remettre de ces prouesses et de la soif consécutive, en nous entre-félicitant autour d’un guéridon de Lipp ou des Deux-Magots.
A quelque point que nous eussions déchaîné l'enthousiasme, nous n'avions aucune bannière à déployer pour enrôler nos fidèles, aucun mot d'ordre à leur lancer, pas le moindre geste à leur enjoindre. Nous exécutions un numéro, le fascisme à vide, rien dans les mains, rien dans les poches.
Ce n'était guère notre faute. Nous faisions ce que nous pouvions. Nous valions mieux. Mais nos qualités mêmes étaient de celles qui, dans l'état du pays, nous garantissaient l'obscurité. Notre antisémitisme sans réserves aurait du reste suffi à nous marquer du sceau des intouchables, de la rouelle que les Juifs retournaient maintenant à ceux qui n'avaient pas pactisé, et dont les bons chrétiens se détournaient offusqués. Durant les vingt mois de Front Populaire, il s'était dépensé en fonds politiques parmi la droite assez de millions pour financer plusieurs révolutions. Mais cette manne se répandait d'abord sur des torchons illisibles, des groupuscules de conspirateurs funambulesques. Les prédilections des nantis, des personnages de poids allaient sans hésiter aux falots, aux farceurs, aux maîtres chanteurs, aux trembleurs, aux mollusques de la modération, des distinctions nécessaires, des nuances, béant dans la vase tiède de leur juste milieu, et par dessus tout à l'innombrable armée de la révolution selon les pantoufles et les fesses de Joseph Prud'homme, levée par le colonel Casimir, comte de La Rocque.
Pourtant, nous avions un tort sérieux. Nous n'allions pas jusqu'au bout de nous-mêmes. Au point où nous en étions, et où les choses iraient désormais, nous n'aurions plus rien perdu à casser franchement les vitres. Nous paraissions déjà incroyablement aventureux. Mais la part la plus sérieuse, et de loin, de notre programme, ne sortait point du petit cercle de notre intimité. Pour le problème franco-allemand, nous restions publiquement d'une discrétion embarrassée. Gaxotte avait une fois, fort avant que la question devînt brûlante, suggéré dans un article que l'on pourrait bien laisser à l'Allemagne le champ libre vers l'Est, que le secret de la paix était sans doute là. Cela n'avait pas laissé plus de traces qu’un paradoxe de dilettante, et Gaxotte lui-même n'y attachait peut-être pas plus de prix. D'une pareille proposition à un renversement des alliances, il n'y avait cependant plus qu'un pas. Sur ce sol enfin ferme et bien réel, des compagnons fort imprévus ne se fussent-ils pas joints à nous ? N'était-ce pas là une de ces violentes nouveautés, sans lesquelles il n'est point de révolution ?
Qui pourra dire que ce n'est là qu'une hypothèse creuse, puisque nous ne l'avons pas tentée ? Nous tenions dans nos mains cette cartouche de dynamite, capable de nous ouvrir une si vaste brèche. Mais nous n'osions pas l'allumer, par peur de son fracas. L'Action Française, depuis le premier jour de sa fondation, qualifiait de trahison toute tentative de rapports avec l'Allemagne par d'autres moyens que le canon. Elle nous reprochait déjà dans le privé un de ses transfuges, dont je parlais plus haut, notre ami Claude Jeantet, le mieux informé de tous les journalistes français sur le national-socialisme, qui avait l'incroyable témérité d'écrire de Hitler comme d'un homme politique d'un rang assez remarquable, d'étudier ses actes comme ceux d'un être humain, voire même de race blanche... Presque tous venus de l'Action Française, nous étions trop mal armés pour affronter le monstrueux entassement, décuplé depuis
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l'hitlérisme de préjugés, de sornettes, de bévues, d'ignorance, de haines naïves ou trop bien calculées, qui obstruaient, de ce côté-ci du Rhin, les routes de France en Allemagne. Maurras avait beau nous déconcerter souvent, son autorité nous troublait toujours. Nous n'avions pas l'audace de transgresser ensemble et publiquement son catéchisme.
Nous demeurions donc dans un rôle véhément, mais réduit à notre métier de pousse-prose. Nous faisions ce métier avec assez d'énergie et de pénétration pour acquérir plus tard le droit de parler haut. Mais nous en restions là, sans rien arrêter ni même débattre pour le prochain avenir. C'était peu pour qui avait entrevu l’espoir d'une lutte à outrance. Nous pensions, plus ou moins ouvertement, avoir encore beaucoup de temps devant nous. La démocratie nous avait habitués à son pesant et interminable manège. Nous étions peut-être bien démocratisés malgré nous.
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Nous avions vu avec un assez vif dépit s'esquiver le ministère Blum, au moment où le pays sentait enfin qu'il fallait écarter à tout prix ce fléau ridicule. Le régime, qui ne manquait jamais de flair ni d'adresse pour cela, était encore parvenu à reculer l'événement décisif.
Exténuante balançoire ! Etait-il donc dit que nous aurions perdu tout ce temps à de fausses batailles, qui seraient dans trente ans aussi obscures que des chutes ministérielles sous Sadi-Carnot ?
Le repoussoir de Blum avait été nécessaire pour que Chautemps apparût moins souillé et funeste à quelques incurables niais. Après huit mois de vaseux barbotages, Blum réapparaissait, trois jours après que Hitler eût accompli l'Anschluss. Cela frisait la provocation. L'antisémitisme gagnait du terrain à vue d’oeil. Trop tard. Nous savions bien que les loges ne tarderaient pas à renverser la vapeur. Cette fois, Chautemps ne suffisait plus. On nous ramenait un Daladier repentant, annoncé à grand son de trompettes jacobines, salué par les orphéons des bourgeois enfin rassurés sur le sort de leurs titres et de leurs lingots d'or, regrettant déjà les secours qu'ils avaient consentis aux caisses de la droite.
Nous connaissions cette musique. Nous n'allions pas pour autant nous laisser distraire dans nos besognes. Nous pratiquions peu à Je Suis Partout la division du travail. Dans “ l'équipe de base ”, chacun aurait été capable de faire tout seul à tour de rôle le journal entier, depuis l'éditorial jusqu'à la chronique cinématographique. Mais je m'étais plus spécialement attribué la rubrique de l'antijudaïsme. J'avais ainsi rédigé et composé au début du printemps 1938 un numéro spécial sur les juifs dans le monde, d'une très grande modération de ton. Je jugeais plutôt malfaisants les petits professionnels de l'antisémitisme, ignares et étourdis, hurlant des insultes mononotes ou découvrant le sang juif du roi d'Angleterre. Je me souciais fort peu de l'authenticité ou de la fausseté des Protocoles de Sion. Il était plus que largement suffisant de s'en tenir aux faits et aux écrits irréfutables pour instruire le procès des juifs. Sous leur dictée, la presse des deux mondes pleurait leurs malheurs. Je me contentais de dresser l'autre bilan, celui de leurs escroqueries, de leur corruption, de leurs sabotages, de leurs destructions, de leurs assassinats. De fait, mon numéro fut entouré de ce silence absolu qui prouvait alors que l'on avait visé juste, que les Juifs n'osaient pas s'engager dans un écrasant débat. Sans une ligne de publicité, sans un seul écho de nos bons confrères nationaux, hormis l'Action Française, ce
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numéro s'était fort bien vendu. J'enrageais que nous ne pussions pas, faute d'un ou deux de ces chèques gaspillés dans tant d'entreprises imbéciles de la droite, le tirer à un million d'exemplaires. Que nous étions donc dépourvus devant les formidables moyens qui permettaient aux Juifs d'enterrer dans des sépulcres de silence et de cacher à des peuples entiers la vérité de leur histoire !
Grâce à mon cher et vieil ami René Gontier qui préparait sur le sujet un livre nourri et attrayant, promis bien entendu à un boycottage impitoyable, je m'étais initié honnêtement au racisme selon Günther et Rosenberg. J'y démêlais sans peine l'excès des démonstrations scientifiques et la rigidité systématique d'une défense fort naturelle du sang blanc. Pour le reste, la raciologie proposait un classement très plausible des hommes en espèces zoologiques. Comme de toutes les sciences, il fallait en retenir les observations contrôlables et en rejeter les constructions hasardeuses
Les bonnes langues commençaient à parler sous le manteau de notre hitlérisme, ce qui était entre nous une superbe matière à canulars. Wagnérien, nietzschéen, antisémite, anticlérical, connaissant par le menu le folklore national-socialiste, j'étais naturellement désigné pour jouer dans notre bande le rôle de S. A. d'élite. Je m'en acquittais avec des Horst Wessel Lied et des “Heil” retentissants. Plus sérieusement, j'étais toujours à boucler ma valise pour ce Reich à qui les mensonges et l’exclusive d'Israël rendaient les attraits de l'inconnu. J'allai vivre quelques jours, un peu au hasard, à Cologne ou à Munich. J'en rapportais des provisions d'images que nous seuls pouvions publier parce qu'elles étaient vraies. J’osais dire que je m'étais beaucoup amusé pendant une semaine de carnaval à Munich que j'y avais, à la bavaroise naturellement, beaucoup bu et mangé, et qu'on y respirait une atmosphère de grosse Kermesse, de solide et tranquille équilibre bien plutôt que de misère et de conspiration ourdie dans la servitude. La première étape de mon voyage en Europe Centrale, au mois de juillet 1938, avait été pour Vienne, rattachée depuis Pâques au Reich. J'avais connu fort auparavant une capitale déchue, râpée et dolente. Elle portait tout entière les traces de cette souillure juive que nous avons connue à de vastes quartiers de Paris : laideur des personnages qui grouillent à vos côtés, immense étalage des camelotes et des friperies, appauvrissement et angoisse du chrétien que le marxisme installé avec l'envahisseur dépouille un peu plus chaque jour. Des hardes séchaient aux fenêtres de Schönbrunn transformé en phalanstère ouvrier. Les mendiants vous harcelaient, et les étudiants, quand je les interrogeais sur ces choses, ne répondaient pas, mais dessinaient une croix gammée sur mon Baedeker.
Je retrouvais une Vienne allégée et nettoyée. Cela sautait aux yeux dans ces rues reconquises par des jeunes filles en petites jupes à fleurs et gorgerettes de Gretchens, des garçons frais et athlétiques fiers de leurs uniformes neufs. J'aurais cru assez facilement, moi aussi, à des heurts de moeurs et de caractère entre Allemands et Autrichiens. Mais rien n'avait plus compté devant la joie de piétiner le traité qui avait férocement et stupidement coupé de tout, voué à une décrépitude fatale une ville de deux millions d'habitants, de se mettre entre les mains du chef prestigieux qui chassait l'ennemi et liait votre destinée à un empire fier et vigoureux.
J'avais voulu revoir le ghetto de Leopoldstadt. Ses longues rues, à leur tour, étaient frappées de désolation. Les rideaux de fer aveuglaient maintenant d'innombrables devantures portant encore des noms baroques, forgés au fond des Karpathes ou de la steppe pour tous les nomades qui avaient campé là. Quelques escouades de “ Hitlerjungen ” venaient de terminer une petite
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expédition punitive. Les murs portaient de tous côtés d'énormes barbouillages : “ Porc juif ” - “ Maison juive - Désinfection urgente - Chrétien ! attention ! ”. Des juifs s'efforçaient de gratter ces stigmates. D'autres dissimulaient peureusement leurs profils derrière des fenêtres. Je nageais dans une joie vengeresse. Je humais la revanche de ma race. Cette heure-là me payait de deux années d'humiliation.
Le lendemain, j'étais dans le rapide de Bucarest à la frontière hongroise. Je contemplais derrière moi la magnifique plaine du Danube, étalant à perte de vue ses moissons et ses vergers sous la chaude lumière du couchant. Je songeais à la force redoutable de cet empire qui s'étendait maintenant des brumes de Koenigsberg jusqu'à ces beaux greniers ensoleillés et ouverts sur l'Orient. L'homme, parti avec six compagnons d'une brasserie obscure, qui l'avait réuni dans sa main par sa seule volonté, était un de ces mortels dont le souvenir ne s'effacerait jamais. Quelle grandiose destinée il forgeait à son peuple, tandis que nous accumulions nos lamentables avatars !
J'allais maintenant vers la Pologne et la Roumanie où je retrouverais des Juifs encore libres. J'irais voir aussi leurs ennemis de la Garde de Fer, comme j'étais allé deux ans auparavant en Belgique, accompagner Léon Degrelle pendant trois journées tumultueuses et bien amusantes de sa propagande politique. Cette seconde visite me vaudrait certainement autant d'avanies que la première. Mais nous ne pouvions reprocher à Degrelle et à Codreanu de se refuser à entraîner la Belgique et la Roumanie dans la guerre des démocraties, puisque nous-mêmes nous faisions tout pour en éloigner notre pays. Les Juifs de Roumanie ne devaient leur sursis qu'à la scélératesse d'un gangster couronné, qui leur avait abandonné contre grasses commissions la moitié de son pays, pendant qu'il livrait le reste à leurs congénères de Wall Street ou du Stock Echange. Les frères et les cousins de ces gens-là étaient sur notre sol nos plus effroyables ennemis. Par quel miracle auraient-ils pu devenir hors de nos frontières, là où ils étaient plus pervers et plus nombreux encore que chez nous, des gardiens de nos intérêts ?
La tyrannie judéo-monarchique de Bucarest, cet immonde carnaval du putanat, du vol et du meurtre, avait ses chantres attitrés à Paris. Ces personnages, attachés par une saucisse d'or à la maison Prouvost, étaient les Tharaud, Jean et Jérôme, auteurs jadis d'un des plus écrasants réquisitoires contre la race des Hébreux, Quand Israël est roi, deux des hommes de France les plus profondément instruits de l'ignominie et de la férocité juives, les plus conscients de la sinistre besogne qu'ils accomplissaient.
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CHAPITRE III
POUR L’AMOUR DES TCHÈQUES
Quelques semaines plus tard je rentrais donc en France par l'Allemagne durant les premiers jours de septembre 1938. Partout, à Budapest, à Bucarest, à Cracovie, dans un couloir de wagon ou dans la maison d'un grand personnage politique, comme le séduisant et intelligent Manoïlesco alors en disgrâce et gardé à vue pour crime de fascisme sur une plage de la mer Noire, on m'avait entretenu de la fâcheuse mine de l'Europe et des risques de guerre. Le général Antonesco était le plus soucieux. En résidence forcée lui aussi, il m'avait accueilli sur la route devant sa villa de Predeal, le seul endroit où ses domestiques ne pussent l'espionner. Il avait le visage tanné et coloré et le veston de tweed d'un colonial britannique. Certains de ses compatriotes, vraiment mal renseignés, le trouvaient même un peu trop anglophile ! Il m'avait parlé de mon pays avec une amitié intelligente et attristée, et de son cher Codreanu, captif du bandit Carol, dont le sort l'alarmait, hélas ! à juste titre. La discussion s'égarait un peu avec certains autres Roumains, grands experts en jongleries de droit international et intrépides pour condamner juridiquement la plus petite égratignure à leurs frontières. Mais ils n'étaient pas moins farouchement décidés à laisser la Tchécoslovaquie, puisque Tchécoslovaquieilyavait,sedébrouillertouteseuleentresesSudèteset Hitler. Nous avions encore vu juste dans nos propres campagnes de Paris sur la fiction de la Petite-Entente et l'horreur des Balkans pour le candidat-dictateur de cette Petite-Entente, l'ambitieux maçon Edouard Benès.
J'affirmais à qui voulait l'entendre que la France fulminerait encore sa plus belle et solennelle protestation, mais qu'elle ne tirerait pas un coup de fusil pour les Tchèques. J'avais très rarement besoin d'insister. La France ne comptait plus depuis qu’elle avait par deux fois, sans une réaction, toléré Blum pour maître. Si par hasard on m'alléguait l'honnêteté possible de Daladier, je dépeignais l'homme qui après avoir fait vingt-trois morts par son impuissance, avait passé la nuit du 6 février, la nuit de sa vie, à compulser les Dalloz pour y trouver un précédent lui permettant de décréter l'état de siège à Paris.
A quoi bon remuer du reste des attendus et des considérants ? L'entorse tant redoutée aux clauses territoriales de Versailles était depuis l'Anschluss une chose accomplie. Le ravisseur lui avait donné tout l'éclat possible pendant que les gardiens se terraient pétrifiés. La face et la partie étaient bel et bien perdues pour nous dans ce morceau de l'Europe, sur lequel la Reichswehr pesait de son énorme masse. Nous ne lui avions jamais opposé notre concurrence que par des abstractions desséchées ou des crapuleries de petits pirates. La Roumanie était amoureuse, peut-être point de la France, mais sûrement et follement de Paris. A six cents lieues de nos frontières, par pure inclination, elle parlait notre langue, elle lisait nos livres plus et mieux que nous. Pour répondre aux soupirs de cette joie orientale, nous lui avions expédié de vieux satyres barbichus, à
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voix de roquets, fringués comme des sous-économes de collège et qui étaient les plus hauts seigneurs de notre diplomatie. Faute de quelques bribes de crédit, nous avions verrouillé le paradis du Quartier Latin à la foule de ses étudiants chrétiens et nous y recevions par milliers les jeunes youtres vomis par ses universités. Nos voyageurs bourgeois et nos journalistes, après s'être empiffrés à ses tables hospitalières, jugeaient opportun d'affecter pour elle un souverain dédain, et, dans les cas les plus aimables, la traitaient de sauvagesse balkanique quelque peu frottée de Giraudoux et de Paul Morand. Nous lui avions ouvert pompeusement des crédits qui ne servaient en fait qu'à soudoyer quelques Titulescos. Nous lui avions promis notre lointaine garantie, mais nous n'armions ses troupes qu'avec nos rebuts d'arsenaux. Après dix-huit ans de ces gentillesses, la Roumanie rêvait toujours des Champs-Elysées, mais elle achetait tout à l'Allemagne et elle envoyait ses garçons faire des cures de national-socialisme à Berlin et à Heidelberg. Le royal fripon Carol lui-même assurait bien les démocraties de son indéfectible amitié en palpant leurs chèques, mais il se ménageait l'avenir en faisant mille courbettes à l'Italie de l'Axe, et j'avais trouvé des ribambelles de Chemises noires en uniforme dans les rues de Bucarest.
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J'aimais beaucoup les troupiers polonais, corrects, solides et bien vêtus. Mais toutes les usines de guerre polonaises collées à la frontière silésienne, étaient d'anciennes industries allemandes. J'emportais un souvenir féerique de Cracovie, mais c'était une ville autrichienne.
A la dernière gare avant l'Allemagne, le garde polonais était blond, jeune, carré, botté, sanglé dans un uniforme noir, à la schapska près identique au S. S. que je verrais trois kilomètres plus loin. Il parlait l'allemand comme un pur Teuton. Le S. S. parlait le polonais comme Poniatowski.
Le rapide de Dresde filait maintenant à travers le Reich.
Depuis le franc Daladier, je ne voyageais plus qu'en troisième sur les Deutsche Reisebahne. Quatre Allemands étaient venus s'installer dans mon compartiment, trois vieux et un jeune. Je lisais des journaux antisémites roumains, dont les caricatures cauchemardesques les avaient aussitôt intrigués. Il fallut les leur montrer dans le détail. Le jeune, bien tondu, bien briqué, luisant de santé, en veston civil et culotte noire, était sergent de S. S. Il s'étirait les biceps, lâchait d'énormes bouffées de tabac blond, faisait craquer avec amour de splendides bottes toutes neuves, s'épanouissait tout entier dans le bonheur d'être hitlérien d'élite et gars du “Hochschlesien” dont il célébrait la force et le courage en se claquant les cuisses à grand bruit.
Il n'avait jamais vu de Français et m'examinait sur toutes les coutures avec un cordial et naïf étonnement. Il m'exhibait fièrement sa carte du Parti, une vieille et glorieuse carte, celle des vrais costauds de la Haute-Silésie qui avaient marché les premiers derrière le Führer.
Deux des vieux portaient des rubans à leurs vestons et s'étaient battus en France : “ Ach ! Touaumont ! Chemin tes Tamen, die Somme ! ” Il n'y avait que deux soldats au monde, l'Allemand et le Français. C'était bien sûr et bien connu. Et moi aussi, J'avais été soldat ? En Rhénanie, dans l'infanterie ? Je me voyais investi de tout le prestige de l'armée française. Mais maintenant, “ nie mehr Krieg ”. On se valait, ce serait idiot. Nieder mit den Juden ! Judas verrecke.
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Je baragouinais avec crânerie un infâme allemand. Je goûtais le schnaps à la bouteille du S. S., les Allemands fumaient mes cigarettes roumaines, nous fredonnions en choeur les lieder nationaux-socialistes, et le Haut-Silésien m'assénait sur les épaules de furieuses bourrades d'admiration parce que je savais presque tous les couplets.
Toutes les gares saxonnes grouillaient de cohortes nocturnes, en marche pour le prochain congrès de Nuremberg : des tambours de douze ans aux épaulettes rouges, sérieux comme les grenadiers du vieux Frédéric, des bataillons de fillettes en tenue de campagne, la guitare en bandoulière entre leurs longues tresses, les gaillards de l'Arbeitsdienst, étudiants, paysans et ouvriers confondus, aux épaules herculéennes et aux joues d'enfants.
Derrière cette armée d'écoliers en uniforme, pas une seule de ces blafardes ou hargneuses figures des gens qui chez nous “s'occupaient de la jeunesse”, pions, curés-clairons, célibataires rancis, âcres et antiques vierges. Leurs chefs de file étaient pris au milieu d'eux. Rien n'était vivifiant, rien n'appelait l'amitié comme cette levée de toute une jeunesse qui se créait elle-même son ordre, et quel ordre ! sans avoir abdiqué quoi que ce fût de “ sa vieille part de gaîté divine ”. Rien du scoutisme qui se souvient toujours d'avoir été créé par des Anglais sermonneurs et antimilitaires. Il n'était point besoin de prédicants d'académies ou d'église pour inspirer l'unanimité et la ferveur à l'adolescence allemande. En chantant, en croquant des saucisses, chargée fièrement du vrai havresac de guerre comme d'un insigne de sa vigueur, elle partait pour les grandes vacances de l'enthousiasme. Que n'avait-on pas dit sur son asservissement ! Je me rappelais dans nos quartiers bourgeois les effrayantes promenades de familles, lesfillesblafardesetsournoises,chapeautéescommedevieillesinstitutrices, les grands garçons nigauds dans les jupes de leurs mères. Où se trouvait la liberté?
J’avais rendez-vous à Dresde avec des amis illustres : la Liseuse et la Courtisane de Vermeer ; les Rembrandt des années de bonheur et de prodigalité qui sont des poèmes du faste et de l'épanouissement des sens à peine moins sublimes que les tragédies et les méditations de sa vieillesse solitaire ; les cortèges de Véronèse dont aucun vernis Louis-Philippe n'a terni les velours et les brocarts ; l'Annonciation de Francesco Cossa qui semble ciselée dans les pierreries de l'Eldorado ; la Chasse de Rubens, lyrique comme Wagner et truculente comme Breughel.
Les gardiens me chassaient toujours trop tôt à mon gré de cet univers serein et somptueux. La pluie s'égouttait interminablement sur les longues rues d'une uniformité toute germanique, sur les passants ponctuels et silencieux dans de bien maussades imperméables. J'allais m'exhorter au bord de l'Elbe à goûter le rococo saxon, et je déplorais qu'il me laissât fort tiède, par la faute sans doute de ce ciel si chagrin.
C'était bien du dilettantisme pour un journaliste de profession, à quelques lieues d'une frontière dont le sort tenait le monde en haleine. Mais je n'en éprouvais que de médiocres remords. Le sourire de Saskia et sa robe rose étalée sur les genoux de Rembrandt amoureux me paraissaient autrement importants que le problème des Sudètes.
Dans le dernier après-midi de mon séjour, des schupos débonnaires et précis étaient venus barrer les avenues pour laisser le passage à des colonnes de chars et d'autos-mitrailleuses. Dans les intervalles, des pelotons de fusiliers motocyclistes, splendidement équipés, défilaient à toute allure sur les pavés. Je regardais avec sérénité ces spectacles militaires. La saison en Saxe était
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évidemment peu propice au tourisme. Mais il en eût fallu beaucoup plus pour corser mon voyage.
J'avais lu cependant avec un léger pincement dans les côtes les manchettes énormes des journaux du soir : “ Grosse Spannung in Europa, grande tension en Europe ”. A la nuit, un exercice d'alerte avait plongé la ville dans des ténèbres absolues et malgré tout un peu angoissantes. Mais à la brasserie de la gare, à la lueur des bougies, les bourgeois vidaient placidement avec un chalumeau les énormes pots de bière. Je pris le train parfaitement rassuré.
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Deux jours plus tard, à Paris, j'étais tout étonné de retrouver mes amis
penchés sur des cartes et des dépêches avec des visages d'une aune. Le seul tranquille, c'était moi qui débarquais sur l'heure du fond de l'Allemagne. Je les blaguai assez cavalièrement. J'opinais pour un phénomène de suggestion journalistique. On est plongé dans la bouilloire parisienne, on est tympanisé par les agités et les sots, on ne parvient plus à rien débrouiller. Je trouvais presque, en lisant les derniers numéros de Je Suis Partout, notre campagne pacifiste trop bruyante et poussée au drame. Je m'enfonçais avec volupté dans le classement de mes photographies et de mes notes sur la peinture de Dresde.
Une semaine après, mon beau calme était loin. Les choses ne s'arrangeaient pas. Nous avions cent fois dénoncé les dangers de tous ces engrenages de garanties et de pactes qui constituaient le chef-d'oeuvre de notre politique étrangère. La France avait les doigts bel et bien pris dans cette mécanique. Cette fois, il ne s'agissait plus de palabres genevoises et d'imbroglios franco- italiens, agaçants mais peu périlleux. Nous nous trouvions en face de la plus farouche volonté.
Le voyage aérien de Neville Chamberlain à Berchtesgaden avait soulevé l'enthousiasme et l'espoir. C'était enfin un geste humain, d'une portée intelligible pour tous. Il bousculait en coup de théâtre les louches spécialistes des arguties juridiques, dont le travail resserrerait peu à peu le filet de la guerre autour de nous. Dans l'image populaire brusquement substituée aux rapports d'experts, aux consultations de procédure, aux finasseries d'ambassades, tout paraissait merveilleux : ce vieux monsieur montant en avion pour la première fois de sa vie avec son parapluie, son pardessus noir et ses bottines à boutons, son arrivée dans la retraite wagnérienne au milieu des géants immobiles de la garde nazie, son entrevue avec le Führer sur un fond de glaciers et de nuées, cela vous parlait autrement aux peuples que les déjeuners de Thoiry et de Locarno, les pactes filandreux scellés entre la poire et le fromage, sur un coin de table d'un palace quelconque. J'en rendais grâce au génie du Führer, renversant usages et poncifs et qui créait de l'histoire comme au temps du Camp du Drap d'or et du radeau de Tilsit. Il était admirable que le premier personnage étranger qui se mit au train de ces moeurs nouvelles et superbes fût un vieux gentleman à la Dickens, épris de pêche à la ligne et pétri de respectabilité.
J’augurais bien de ce voyage. L'honnête M. Chamberlain pouvait crever la ridicule légende d'un Hitler démentiel en acceptant de le voir face à face. J'aurais aimé savoir que le Führer s'était mis en frais de compréhension et de courtoisie pour son britannique visiteur. Nous respirions. Les optimistes, parmi lesquels je me comptais résolument, marquaient des points. C'était l'essentiel.
Mais la fameuse entrevue n'avait rien résolu. On retombait dans les colloques ministériels, les navettes Paris-Londres, les discours ambigus, les
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manoeuvres obliques. J'assurais toujours que des négociations traînant ainsi en longueur ne pourraient pas s'achever tragiquement. Mais il apparaissait de plus en plus que chaque nouveau délai était employé par des hommes fort exercés à brouiller les cartes. Le 23 septembre au soir, un jeudi, je compulsais fiévreusement le monceau des dernières dépêches auprès de la table de Maurras, dans la petite imprimerie crasseuse de l'Action Française. Chamberlain était à Godesberg. Mais son avion avait déjà trop servi, il n'avait plus de prestige. Nous apprenions, consternés, que le vieux monsieur de Londres et Hitler restaient chacun sur une rive du Rhin, retranchés dans leurs positions, et qu'ils ne communiquaient que par des billets laborieux.
Nous attendions de quart d'heure en quart d'heure, penchés sur la “ printing ” d'Havas, le télégramme annonçant enfin que le père Chamberlain traversait le fleuve. Le télégramme ne venait pas. Nous savions du reste que la rencontre ne nous apporterait plus un vrai soulagement. La Tchécoslovaquie annonçait sa mobilisation générale.
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Nous parlions depuis deux ans à Je Suis Partout de la guerre juive et démocratique. Nous en connaissions à merveille la doctrine, les agents et les préparatifs. Nous avions accueilli avec une joie et une admiration sans limites les Bagatelles pour un massacre de Céline. Nous en savions des pages et cent aphorismes par cœur.
Certains de nous s'étonnaient quelquefois que la véhémence de notre pacifisme, remplissant la moitié de notre journal et de l'Action Française, ne valût pas à notre bord les vastes suffrages qu'avaient recueillis autrefois le briandisme, le socialisme anti-militariste et genevois. Je n'en étais pas autrement surpris. L'abrutissement des cerveaux français, la confusion des idées et des sentiments les plus simples étaient tels qu'il existait une paix “pour la gauche” et une paix “pour la droite”. La paix à l'usage des démagogues et du prolétariat se prêchait par d'énormes insanités. On la garantissait perpétuelle et universelle. Ses apôtres, qui connaissaient leur métier, ne s'embarrassaient pas de scrupules logiques. Ils préconisaient froidement la plus sauvage guerre civile comme remède à la guerre bourgeoise. Ils avaient su confondre la paix avec l'abolitiondelacaserneetlafindesgalonnards.Ilsavaient l'immense avantage de flatter l'animal populaire dans sa candide sottise et dans ses instincts, Pour nous, nous avions le tort d'être des pacifistes intelligents. Nos écrits réclamaient une certaine paix, dans le temps et dans l'espace, parce que notre pays n’avait plus les moyens de conduire victorieusement une guerre, et que nous répugnions à souhaiter une révolution nationale issue d'une défaite.
Sans doute avions-nous eu aussi le tort de batailler trop tôt et trop à fond pour la paix alors qu'elle ne courait pas de risques vraiment graves, pendant les sanctions et pendant les affaires d'Espagne. Nos arguments s'étaient émoussés à l'usage. Pour ma part, et je n'étais pas le seul, je ne croyais pas très sérieusement à la réalité d'une guerre sous un régime aussi déconfit que le nôtre. Je l'imaginais mal accouchant d'un tel événement.
Mais la guerre cessait de n'être que le plus beau thème de propagande et de littérature vengeresse. Elle était suspendue bel et bien sur nos têtes.
Tout se conjuguait pour nous la rendre intolérable.
Quoi ! la France avait assisté avec une résignation de petite vieille au relèvement et au réarmement de l'Allemagne au temps où elle était trois et
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quatre fois plus forte qu'elle, au passage du Rhin par les troupes de Hitler, à l'édification de la ligne Siegfried, à l'annexion de l'Autriche. En démolissant un peu de ses propres armes à chaque nouvelle conquête du voisin, elle l'avait laissé s'emparer de toutes les positions dont la défense était facile. Elle avait toléré sans un geste de riposte, en dépêchant au plus quelque huissier à ses “ Panzerdivisionen ”, qu'il vînt border notre frontière avec des milliers de canons et de chars. Et voilà qu'elle jetait feu et flammes et faisait sonner avec fureur un glaive ébréché. Cet accès belliqueux était encore plus imbécile que toutes ses lâchetés d'hier.
Nous entendions autour de nous des nigauds, des bravaches, des mathématiciens, des juristes ou des traîtres insinuer que c’en était assez, que Hitler passait les bornes et qu'il était nécessaire de lui signifier un impérieux “ halte-là ”.
Nous avions beau jeu pour répliquer : “La belle ligne de résistance que vous nous désignez ! Ne voyez-vous donc pas que votre Tchécoslovaquie est un bric-à-brac de peuples qui se haïssent et qui s'entre-rosseront au premier coup de fusil ? Ignoreriez-vous par hasard que les Slovaques sont les esclaves de vos Tchèques, et qu'ils n'attendent que votre guerre pour lever les drapeaux de la rébellion ? Et même si les Slovaques consentaient à se faire casser la tête, parce que cela déplaît aux Tchèques que huit cent mille Allemands des Sudètes redeviennent des Allemands tout court, votre Tchécoslovaquie est si grotesquement fabriquée qu'en deux jours les Panzerdivisionen l'auront traversée de part en part. Si un miracle voulait que cette espèce de boudin n'éclatât pas, il serait aussitôt découpé en tronçons. Et nous ne pourrions même pas former à son propos une coalition qui aurait au moins des chances d'embarrasser l'Allemagne. M. Benès prétendait jouer les dictateurs dans la Petite-Entente. C'est un marxiste avéré, un ami des Soviets. Il a eu l'art de faire détester la Tchéquie par toutes ses voisines. La Roumanie, la Yougoslavie ne feront pas tuer un seul conscrit pour elle. La Pologne et la Hongrie guettent l'heure d'en saisir un lambeau. Quant à I'U. R. S. S., entre elle et les Tchèques, il y a la Pologne. Et les Polonais ne toléreraient jamais un seul soldat rouge chez eux.”
Depuis six mois, l'Allemagne avait la forme d'une tête de loup, le Rügen et le Schleswig sur les oreilles, Berlin à la place exacte de l'oeil, la Silésie et l'Autriche pour les mâchoires ouvertes. Le gros et bête boyau tchécoslovaque était enfoncé entre ses dents. Aux devantures des librairies, les plus niais rêvaient longtemps devant cet étonnant intersigne géographique.
Mais nous avions offert nous-mêmes la mandibule autrichienne au carnassier. C'était sur le Brenner, à Rome, à Vienne que se défendait la Tchécoslovaquie.
Des effrénés nous abasourdissaient tout à coup avec les exigences de notre honneur et de notre sécurité. Mais c'était dans la plaine rhénane, dans les champs du Palatinat, quand les divisions allemandes y poussaient précautionnement leurs éclaireurs que notre honneur et notre sécurité avaient été en jeu, et que nous, couards et brenneux, nous les avions sacrifiés à la face du monde.
La logique était plus que jamais, après avoir livré bénévolement à l'adversaire des avantages inouïs, d'en retirer enfin quelque bénéfice tangible en mettant le sceau à notre réconciliation. Mais la déraison de notre politique tournait à une folie de roquet enragé. Après avoir rendu toutes les armes de l'invincibilité au géant germanique, voilà que nous lui mordions les bottes.
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A une volonté de guerre aussi extravagante et frénétique, il fallait certainement des ressorts considérables. Nous les connaissions bien. A Je Suis Partout et à l'Action Française, on les avait décrits sans répit depuis des mois. Le clan de la guerre tchèque était le même qui avait livré Mayence, remis Strasbourg sous le feu des canons allemands, vomi l'insulte contre Dollfuss, reçu Schussnigg à Paris dans une gare de marchandises, traité en hors la loi Mussolini, le garde du Brenner. La sécurité territoriale, la suprématie et la prospérité de la France lui importaient fort peu. Encore moins l'Autriche. Il l’avait condamnée en 1919. Il avait sournoisement précipité sa fin en lâchant et vilipendant ses défenseurs.
Mais la Tchécoslovaquie était sa chose, sa création de choix. J'hésitais souvent devant les explications un peu grosses et populaires d'un événement politique. Mais cette fois, l'erreur eût été de subtiliser. Hitler eût pu exiger sans courir le moindre risque le retour de plusieurs millions d'autres Allemands dans le giron nazi. Il réclamait ses Sudètes, Allemands de la tête aux pieds, en vertu d'un droit des peuples codifié et contresigné par les démocrates eux-mêmes. Mais le droit genevois variait selon les hommes et l'heure autant que la liberté et la justice des républicains. Il n'y avait pas plus de droit des peuples pour les Sudètes que de droits de l'homme pour Maurras en prison.
Nos boutefeux eussent peut-être bien livré sans coup férir deux millions d'Alsaciens authentiques. Mais le dessein de Hitler portait atteinte à un fief élu de la grande maçonnerie. Il menaçait de forcer la porte d'une Loge illustre entre toutes les loges.
La construction tchécoslovaque était manifestement ridicule et branlante. Mais c'était justement la meilleure raison pour que les hommes de toutes les expériences idiotes, des faillites socialistes, des pactes lunaires, des finances de cirque, des avions contre Franco, des sanctions contre le Duce, des tendresses à Staline, des ambassades de Guignol, l'adoptassent comme leur rejeton amoureusement couvé. Il avait fallu un collage laborieux et des spoliations indignes pour donner consistance à cet Etat chimérique. Mais nos hommes le caressaient comme le chef-d'oeuvre de leur traité. Sur leurs cartes, les Allemands le coloriaient du vermillon dévolu aux pays contaminés par le bolchevisme. C'était bien en effet sa nature et sa fonction : au coeur de l'Europe, un instrument choisi du despotisme marxiste, des intrigues, des capitaux, des vetos et des haines du Triangle et d'Israël. Hitler menaçait là quelque chose d'infiniment plus essentiel aux yeux de bien des gens que la plaine d'Alsace ou la vie d'un million de nos fantassins. M. Benès avait fait le grand signe de détresse. Il ne s'agissait plus d'une de ces mésaventures ministérielles qu'on résout avec quelques pelotons de gardes mobiles et deux ou trois assassinats. Le grand branle-bas de combat répondait à l'appel du Frère.
Pierre Gaxotte, jusque-là, parlait peu des Juifs, nous avait laissés seuls tâter de l'antisémitisme, par prudence et parce qu'il ne croyait pas trop aux causes simplifiées, à la Kabbale et aux Convents. Il disait pourtant : “J'en suis maintenant sûr : s'il y a la guerre, les Juifs en seront pour 80 % les auteurs”.
Les Juifs étaient prêts à la guerre dans l'orbite de leur fidèle soeur la maçonnerie. Ils la voulaient plus expressément encore pour leur propre compte, célinesquement, pour que nous reprissions nous-mêmes “ leurs crosses avec Hitler ”, que nous leur fissions la reconquête de leur Judée d'outre-Rhin où
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ils avaient si bien cru posséder enfin un de leurs plus beaux royaumes, et qu’ils étaient si parfaitement incapables de réintégrer par leurs seuls moyens.
Les communistes poussaient à la roue avec ensemble, toujours d'un excellent secours pour hâter n'importe quelle catastrophe.
Ce puissant trio avait en mains tout le personnel nécessaire : agents provocateurs, stipendiés de l'écrit et de la parole, créatures dans les Parlements, les Bourses, les Chancelleries. Il disposait d'un cortège de complices nullement négligeables, inconscients ou conscients, chrétiens judaïsants ou démocratisants, glossateurs, chats-fourrés, barbouilleurs de pactes, crétins, quakers, clergymen agrippés à la lettre du droit par myopie juridique, par imbécillité algébrique ou par imbécillité tout court, par soif enfin de la morale pure, ces derniers étant de loin les plus indécrottables et les plus venimeux.
Nous connaissions cette jolie bande par le menu. Nous pouvions affirmer qu'elle comptait au moins six ministres français : Reynaud, Campinchi, Mandel, Champetier de Ribes, Jean Zay et de Chappedelaine : un affairiste international, un avocaillon, un démocrate populaire, un gros bourgeois et comme de juste les deux Juifs du cabinet. Nous luttions pied à pied sur notre propre terrain contre un épouvantable complot de presse : l'Ordre, l'Epoque, l'Aube, Aux Ecoutes, La Lumière, l'Europe Nouvelle, Ce Soir, l'Humanité, cafards, binoclards de loges, vendus professionnels, porte-plumes de Moscou. Le communiqué le plus anodin devenait lourd de présages. On s'assombrissait en apprenant que M. Comert et M. Jacques Kayser avaient pris l'avion de Londrès en compagnie de M. Bonnet et de M. Daladier ; on savait que ces deux lieutenants devaient être là pour surveiller leurs ministres, au nom du Quai d'Orsay où le complot de la guerre comptait ses plus zélés serviteurs.
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Tous les détails des événements prouvaient l’existence de la conjuration. Au regard du parti de la guerre, toutes les démarches de conciliation devenaient un forfait à l'honneur. Trente spadassins de l'encrier rappelaient chaque matin vertement M. Neville Chamberlain aux principes de la fierté britannique. A son envol pour Berchtesgaden, ils avaient tranché par leur mauvaise humeur sur la joie de la foule. Le canotage et le jeu des petits papiers de Godesberg nous irritaient parce que nous sentions Chamberlain indécis, souhaitant la paix, semblait-il bien, mais reculant devant le geste catégorique qui assurerait son salut. Le parti de la guerre, lui, ne se gênait plus pour vitupérer la patience du vieil Anglais. Il criait à l'humiliation insupportable. Chamberlain devenait pour lui le domestique du Barbare et l'opprobre de l'Union Yack. Le bellicisme ne dissimulait même plus sa hâte à couper les ponts, son aversion pour tout répit, toute rencontre nouvelle qui risquait de résoudre cette crise trop longue par un vulgaire compromis.
Le parti de la paix, de son côté, se trouvait devant un danger imprévu : être au bord de la guerre par le plus absurde des paradoxes. Entre les bases de négociations acceptées par chacun, y compris les Tchèques, et l'état présent de la discussion, les différences étaient absolument négligeables. Toutes les grandes lignes d'un accord étaient admises. Godesberg le confirmait. On ergotait sur des questions de délais et de formes. Se pouvait-il qu'on déchaînât un conflit effroyable pour d'aussi infimes détails ? Mais plus la guerre devenait diplomatiquement inconcevable, plus la machine de guerre se montait, gagnait
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du terrain, obstruait de sa masse l'horizon. Au moment où l'objet du malentendu apparaissait dérisoire, nos négociateurs s'avouaient à bout d'arguments, ou mieux on se liguait pour les en persuader. Cela s'imposait à nos amis et, à moi avec une évidence éclatante. Notre sang en brûlait de fureur. Mais le parti de la guerre défigurait et brouillait tout systématiquement. Il poussait toujours plus avant son offensive, au milieu d'un écran de fumées qui devenait d'heure eu heure plus impénétrable pour les naïfs.
Gesticulant, vociférant des cris d'assaut, Henri de Kerillis caracolait en tête de la troupe des incendiaires. Tout le désignait pour ce rôle : sa vénalité éhontée, sa frénésie pathologique, le dévergondage de sa cervelle. Mais le drapeau tricolore qu'il brandissait si haut menaçait d'entraîner une foule d'honnêtes imbéciles.
La droite avait pu parvenir à une espèce de mol unisson pour geindre contre Blum, rogneur de dividendes. Il ne fallait point compter qu'elle se regroupât, même aussi falotement, contre la plus inepte des guerres. Chaque jour nous révélait quelque défaillance nouvelle du côté des nationaux. On leur criait : la République vous appelle. Il ne leur venait même pas à la tête de savoir si vraiment une armée d'invasion pressait notre frontière, ou si la France n'était pas plutôt précipitée par les épaules sur une pente épouvantable où nous pouvions encore la retenir. Le vieux coup de clairon jacobin secouait leurs ventres de bourgeois et cela leur tenait lieu de raison. Au nom des convenances, les bien-pensants s'indignaient que l'on pût pactiser avec cet énergumène de Hitler, comme ils avaient réprouvé nos pointes irrévérencieuses pour des personnages d'aussi vaste surface que ces messieurs Rothschild et Louis Dreyfus. Le sort de la France allait se jouer sur des enfantillages sentimentaux, que dis-je ! sur des phénomènes gastriques.
Quand elle ne soutenait pas sans vergogne le parti de la guerre, tel l'illustre Paris-Soir, à grand renfort de titres terrifiants et de télégrammes insidieusement tronqués, la grosse presse traduisait les choses en une bouillie pâteuse ou en tartines académiques qui n'offraient aucun repère à la jugeote du bon lecteur. Les journaux modérés s'inquiétaient avant tout de tâter les émotions de leur clientèle, de savoir si M. de Kerillis n'allait pas leur en chiper de beaux morceaux, et passaient à un chauvinisme résolument commercial. A Candide par exemple, Jean Fayard, zozo tournoyant et suffisant, optait pour l'intransigeance tricolore et démocratique et censurait Gaxotte à grands coups de crayon. Il n'y avait plus à compter sur aucune résistance raisonnable et utile de ce côté-là.
Nous enragions de posséder la vérité et d'être si seuls et si pauvres contre cette gigantesque marée de la trahison, de la trouille et de l'argent idiot. Nous nous désespérions, quand la valeur de chaque minute était incalculable, d'attendre toute une semaine pour crier dans notre journal ce qui nous étouffait.
Il nous restait Charles Maurras. Nous nous étions passablement irrités de le savoir, aux environs du 15 septembre encore du côté de Maillane et de Martigues où il se croyait obligé par je ne sais plus quelle cérémonie mistralienne. Nous avions pris sur nous, Brasillach et moi, d'affronter son courroux en lui dépêchant une lettre qui le pressait respectueusement de sacrifier un peu le félibrige au pacifisme. J'ignore si notre supplique y fut pour quelque chose, mais le surlendemain il débarquait, la barbe en avant, dans l'imprimerie de la rue Montmartre, et s'y escrimait sur l'heure magnifiquement.
En deux ou trois articles, il dressait une défense magistrale de la paix. Maurras revenu, c'était aussitôt un phare de raison rallumé au milieu d'un
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mascaret d'insanités. Contre le flot des turlupinades juridiques ou héroïques, il reprenait imperturbablement et toujours avec plus de verve, définitions et démonstrations. Nous lui vouions une gratitude immense pour l'exemple qu'il donnait en refoulant ses instincts les plus vifs et les plus tenaces, en étant de tous les Français celui qui détestait le plus profondément l'Allemagne et qui administraitcependantlesplusroidesleçonsauxpetits claironneurs impatients de découdre du Boche. Maurras avait su faire triompher dans son esprit l'amour de la France et de la paix.
J'aurais voulu que l'on pût le promener partout, comme un apôtre ferme et lumineux, pour redresser les hésitants, pour fournir d'idées toutes les cervelles vides comme un tambour qui battaient le rantanplan de la guerre. Dans Le Jour, Léon Bailby, vieille tante mondaine, considéré selon de bien futiles et fragiles apparences comme un de nos plus proches voisins politiques, donnait depuis Berchtesgaden les signes d'un visible désarroi. J'avais imaginé de lui montrer Maurras et j’organisai la rencontre dans une maison amie, l'agence Inter- France que venait de créer Dominique Sordet. Maurras, vieux renard, avait tout de suite placé la conversation sur le vrai terrain, et démontré à Bailby avec une logique enveloppante que le public du Jour était fatalement un ami de la paix, que pour la vente non moins que pour le bien de la France, il importait d'aller sans retard au devant de ses désirs. Nous pûmes avoir ainsi pendant au moins cinq jours des Bailby d'une fort convenable solidité.
Au sortir de ce rendez-vous, j'interrogeais Maurras sur les dernières nouvelles.
- Qu'en pensez-vous ? Etes-vous optimiste ou pessimiste ?
Maurras se redressant, le chapeau en bataille, et faisant sonner le plancher de sa canne :
- Il ne s'agit pas d'être optimiste ou pessimiste. Il y a des choses que nous voulons et d'autres que nous ne voulons pas.
La vigueur du vieux maître m’inspirait un grand réconfort. On vivait des heures extravagantes. On voyait des millions de Français, les ouvriers et les paysans, les gamins et les bonnes femmes suspendus devant leurs radios à un discours de Hitler dont ils ne comprenaient pas une syllabe, cherchant à deviner aux accents de cette voix farouche si elle rassurait ou menaçait, subissant malgré eux sa fascination. On voyait des journaux supputer agréablement les risques de paix et les risques de guerre et les juger égaux comme si cela eût été en somme naturel, comme ils eussent pesé les chances des champions avant un grand combat de boxe. On rencontrait des hommes qui n'étaient ni les plus sots ni les plus méchants envisager sans sourciller l'imminence pour nous des pires hécatombes.
Mais l'imbécillité d'une telle catastrophe demeurait à mon sens l'argument de poids. Dans la, nuit du 23 au 24, nous avions appris le rappel de “certains spécialistes”, les fascicules 2 et 3. Cela pouvait n'être encore qu'une mesure de détail, un moyen de chantage supplémentaire pouvant ressembler à une précaution.
Robert Brasillach était notre premier mobilisé. Il rejoignait un état-major dans un patelin mal défini, peut-être du côté de Lille, peut-être du côté de Nancy. Je passai presque toute la journée suivante avec lui à voguer de café en café, à battre en rond le pavé du Quartier Latin. Nous ne pouvions pas tuer autrement ces heures fatidiques. Pour moi, depuis une semaine, j'étais à la dérive, incapable d'ouvrir un livre, de m'enfermer une heure chez moi.
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Cependant, Brasillach prenait la chose avec toute la bonne humeur possible. Nous étions tous les deux désorbités plutôt qu'accablés par ce départ. Nous avions la tête trop lasse pour dire un seul mot neuf, mais il nous fallait encore démonter et redémonter le mécanisme des événements, nous ressasser encore nos raisons d'espérer.
A Saint-Germain-des-Prés, des paysans du parti de Dorgères sortaient d'un congrès voisin. Je les entrepris aussitôt. Ils ne voulaient pas la guerre, mais si on avait besoin d'eux, ils feraient leur devoir comme ceux de 14, et leurs orateurs venaient de le déclarer. Impossible d'en tirer quoi que ce fût d'autre.
Nous buvions encore un verre à la terrasse des “Deux Magots”. Le soir commençait à tomber sur le clocher de l'église. Nous nous sentions envahis d'une amère lassitude de tant de connerie humaine. Tout cela était à hausser mille fois les épaules. Je quittais Brasillach comme un ami qui doit partir pour une corvée morose et stupide. Mais Je lui dis un énergique et joyeux au revoir. Je l'assurais que nous nous retrouverions avant peu de jours pour rigoler de cette farce. Ce n'étaient pas des mots de circonstance. J'en avais la conviction.
Pourtant, à chaque coin de rue, on croisait des gars, musette au dos et godillots aux pieds. Cela faisait vraiment beaucoup de “ spécialistes ”.
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CHAPITRE IV
AU SECOURS DE LA PAIX
Le même soir, à la gare de l'Est, c'était bel et bien une mobilisation. Une tourbe compacte obstruait la place. Quelques amoureux s'étreignaient lamentablement dans des angles de portes. Beaucoup d'autres piétinaient, plutôt abasourdis que douloureux.
Dans la gare, c'était une cohue immonde. Pas un ordre, pas un planton. A peine davantage quelque regard d'inintelligence ou de colère sur le gigantesque chromo du départ de 1914, qui racontait au-dessus de cette foule vingt ans d'histoire démentielle.
Inutile de chercher encore une illusion. Tous ces gens-là partaient bien à la guerre. En tout cas, ils en étaient sûrs. Nous avions souvent imaginé un tel soir, soulevé de révolte, celle que nous redoutions ou celle que nous attendions. La réalité nous montrait ce bétail.
On heurtait à chaque pas des corps d'ivrognes affalés au milieu des quais dans leurs dégueulasseries. Il y en avait jusqu'en travers des voies. Les officiers chargés de valises et de cantines enjambaient ça furtivement. Un gavroche s'amusait à les tutoyer au passage : “Tu comprends, demain matin, c'est eux qui me feront ch... Alors, pendant qu'on a le temps, hein ?” Mais la blague parisienne était trop pauvre et forcée pour me soulager un peu.
L'énormité du désastre m'accablait de tristesse. Je tournais de groupe en groupe au hasard. Tous les âges étaient incroyablement confondus. Les hommes ne comprenaient rien à ce mystère. Un grand bougre blond et osseux exhibait à la ronde son livret militaire :
- Tu te rends compte ! Quarante-deux ans ! Et ousque je vais ? Rohrbach ! Cent cinquante-troisième de biffe.
- Mais tu es peut-être frontalier ?
- Moi ? Je suis de La Varenne-Saint-Hilaire.
- Tu as peut-être une spécialité.
- Ben quoi ? J'étais à la mitraille, dans l'active, aide chargeur. C'est une
spécialité rare ? Ah ! tu parles ! Cent cinquante-troisième de biffe. Quarante-deux ans ! à Rohrbach.
Il était évidemment superflu de chercher à sonder les arcanes de la mobilisation en “étoile”. J'essayais de parler des chances que nous avions encore. “Tout n'est pas fichu. Dans huit jours tu reverras peut-être tes petites filles. Il y a encore de l'espoir. On négocie. On ne déclare pas une guerre comme ça”. Mais tous secouaient la tête. Non, c'était bien fini. Ils s'indignaient même à l'idée qu'ils pussent partir pour rien. Non, on ne baisserait pas son froc devant Hitler. On allait tâcher de lui flanquer une correction. Après tout, ce n'était pas trop tôt. Je tentais bien de demander comment on s'y prendrait pour franchir la ligne Siegfried : cette difficulté n'effleurait aucune caboche. L'antifascisme se décidait enfin à prendre les armes. On allait bien voir ce qui
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lui résisterait. Quelques grandes gueules criaient même qu'on allait délivrer de Hitler les ouvriers allemands.
Il n'y avait aucun risque que le prolétariat s'insurgeât contre la guerre. Ses maîtres, décidément beaucoup plus forts que nous, étaient parvenus à lui faire confondre le grand soir avec l'abattoir.
Un train allait partir pour Metz. Les wagons puaient à dix mètres le vin vomi. Ils s'ébranlèrent lentement, hérissés de poings fermés. A chaque portière s'entassaient des douzaines de faces barbouillées et chavirées par l'alcool, et qui hurlaient l'Internationale.
Je pensais à Brasillach, perdu maintenant dans cette chiennerie. Je pensais à moi. J'aurais pu être jeté à la même heure dans une de ces poubelles roulantes. Dégoûtation ! Quant à la canaille empilée et saoulée, avant d'être promise au massacre, non, elle ne m’inspirait pas le plus petit frisson de pitié. Je voyais fondre sur tout ce peuple l'énorme châtiment de sa bêtise. Le hasard était juste avec moi. Je n'avais que trente quatre ans, mais mon nouveau fascicule, de couleur bleue, m'enjoignait, je ne savais trop pourquoi, d'attendre une convocation spéciale. Avant des jours sans doute, je ne serais pas mêlé à cette vilenie. Je m'en félicitais sans l'ombre de remords.
Au coin du boulevard de Strasbourg, une bande de mères, de vieux, de femmes et de gamins excités par les apéritifs du départ, s'acharnait sur un quidam. Quelques cris vigoureux retentissaient : “A bas les étrangers ! A la porte cette cochonnerie !” Houspillerait-on enfin quelque youtre ? Le coupable se dégageait avec peine. Je le vis s'esquiver en sacrant. Mais c'était un Flamand ou un Alsacien...
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Le lendemain, on croisait à travers tout Paris des centaines de vieillards fringués en officiers subalternes ou supérieurs. Des généraux octogénaires croulaient dans leurs bottes. D'antiques lieutenants traînaient à petits pas des prostates et des artérioscléroses. Devant la gare Saint-Lazare, en grand harnais de guerre, un commandant de chasseurs à pied, complètement ataxique, s'efforçait de lancer ses jambes à l'assaut d'un trottoir.
Il y avait aussi de poignantes silhouettes, des hommes à moustaches grises, avec des képis fanés et de vieilles capotes d'un bleu horizon verdi qui parlaient tragiquement aux yeux de 1916 et de 1917.
Les nouvelles empiraient d'heure en heure. On nous dépeignait Daladier lâchant pied, oscillant d'une morne angoisse à la jactance, se mettant à brailler devant les Anglais que pour faire la guerre, il aurait tous les Français derrière lui. Cela ne répondait que trop bien à ce que nous savions de cet homme avachi et au mépris que je lui vouais. On apprenait d'ailleurs que le parti belliciste, après avoir encouragé Prague à la résistance en lui promettant la chute du cabinet français, soutenait maintenant en coulisses Daladier.
Les Tchèques passaient à la provocation pure et simple. Leurs autos-mitrailleuses revenaient occuper les bourgades sudètes évacuées moins d'une semaine avant. Au mémoire de Godesberg, Prague répondait par un refus hautain.
Daladier faisait savoir à cor et à cris que si la Tchécoslovaquie était attaquée, la France tiendrait ses engagements. Mais s'agissait-il de la Tchécoslovaquie avec ou sans les territoires que nous avions déjà accordés au Reich ? Si Hitler, qui avait montré en somme une certaine patience, s'emparait
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des gages que nous lui avions consentis, serait-ce cependant une agression ? Tout portait à le croire. On se battrait donc pour un contresens, pour un jeu de mots.
La meute des assassins de la paix menait à plein gosier un concert furibond. Elle sentait trop bien l'inespéré du cas en même temps que son énormité. Il lui fallait sa guerre sur l'heure, sur le chaud, au beau milieu de l'équivoque qu'elle avait diaboliquement entretenue, avant que l'on eût pu, comme cela ne tarderait pas, dénouer l'épouvantable imbroglio.
Le lundi, vers quatre heures du soir, dans son bureau de chez Fayard, Gaxotte disait : “Cette fois, c'est fini. C'est le casse-pipes.” Nous avions des figures de condamnés à mort.
J'emmenai dîner mon ami Cousteau près de l'Ecole Militaire. Ce beau et mâle garçon, toujours si joyeux et crâne, était à bout de nerfs. Avec une femme enceinte et une petite fille de trois ans, il attendait d'une heure à l'autre son ordre de rappel. J'avais essayé sans succès de lui faire boire un pernod. Il étouffait, il passait d'un sursaut de révolte à la plus sombre prostration. Face à face, nous mastiquions lugubrement les mêmes bouchées rebelles. Je me retrouvai seul, avec une angoisse insurmontable, dans les rues endeuillées par le “black out” où les veilleuses bleues clignotaient comme les lampes des morts.
Près de la rue La Boétie, sur les trottoirs désertés, un père, une mère et un fils descendaient vers le métro. Le vieux était menu et petit, avec un melon, un pardessus noir, un parapluie, la vieille effacée dans l'ombre, le fils portait des musettes et un képi de sous-officier. Ils marchaient tous les trois en silence.
Ceux-là étaient bien d'innocentes victimes, de ces humbles petits bourgeois sur qui la guerre frappe avec prédilection, sans doute parce qu'ils sont aussi timides et empruntés devant la mort que devant la vie. Le sergent était-il le fils unique ? Quelles minutes ils vivaient ! Quels jours devant eux ! Quelle pitié et quelle solitude !
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Dans les salles de rédaction, les journalistes éperdus se débattaient sous une avalanche de fausses nouvelles. L'infernale entreprise de trucages et de mensonges qui sévissait depuis plus de quinze jours réalisait ses chefs-d'oeuvre. On attendait, dans quelle anxiété, le dernier discours de Hitler. Les Juifs maîtres des agences de presse en retranchaient froidement toutes les offres de conciliation.
A l'Action Française, nous retournions dans nos doigts avec effarement et consternation un communiqué du Foreign Office :
“Si en dépit de tous les efforts du premier ministre de Grande-Bretagne, une attaqueallemandeseproduisaitcontrelaTchécoslovaquie,lerésultat immédiat en serait que la France serait tenue de venir à son aide et que la Grande Bretagne et la Russie seront certainement aux côtés de la France”. Qu'était-ce que cette investiture officielle des Anglais donnée à la thèse la plus insane des bellicistes, la burlesque espérance d'avoir l'U.R.S.S. à nos côtés ? Depuis quand appelait-on l'U.R.S.S. “Russie” chez les diplomates ? Mais Maurras arrivait et parla carrément de faux.
Vers le milieu de la nuit, je regagnais à pied la Place Saint Augustin où j'habitais. Paris était noir et muet comme une tombe. La guerre pouvait donc naître ainsi. Au bout d'un enchevêtrement d'intrigues, d'illusions, de gloses, l'irréparable tenait à une chicane de textes, à l'heure d'une dépêche, à l’humeur,
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à la tête de deux ou trois ministres. Je me répétais, comme je l'avais dit à tous mes amis qu'avec un Blum, bien trop déliquescent et se sachant bien trop méprisé pour risquer un tel geste, nous n'aurions pas eu la guerre. Tout venait de ce Daladier de malheur, vacillant mais obtus, empêtré dans des pandectes et qui pouvait montrer une figure de Français.
La guerre six mois après Blum, et après vingt-deux mois d'anarchie marxiste ! C'était de la démence furieuse. Mes dernières images d'Allemagne s'abattaient sur moi. De Breslau à Bâle, dans une grisaille de pluie, je n'avais vu défiler que des villes immenses, puissantes et monotones, des gares de cinq cents voies, des fabriques gigantesques trouant la nuit de leurs feux, des Babylones d'usines. Encore ne connaissais-je pas la Ruhr. Je revoyais cette magnifique armée de jeunes athlètes impeccables et fiers. Je songeais à la ferveur et à l'unanimité de tout ce peuple. Quelles flammes cette forge ne cracherait-elle pas sur les décervelés qui allaient se jeter dessus !
L'aide des Anglais - ils ne nous le cachaient pas - serait de pure forme. Nous serions réduits à nos seuls moyens, un contre deux, trois peut-être bientôt, si l'Italie s'en mêlait. On parlait d'une quantité de divisions françaises massées devant la trouée de la Sarre et prêtes à l'assaut. Mais ce ne serait qu'une odieuse et vaine boucherie. Pierre Cot et les constructeurs juifs avaient anéanti notre aviation. Nous n'avions pas de canons antiaériens, pas de masques à gaz. Paris était livré à la mort sans autre défense que ces affreuses ténèbres répandues sur lui. Nous allions être pulvérisés. Une frousse invincible me saisissait. Il serait trop intolérable de se voir mourant dans cette insanité. Je quitterais Paris. Je me sauverais dans mon village du Dauphiné. J'y attendrais qu'on m'appelât dans quelque dépôt. Mais serait-il temps encore de se sauver dans deux jours ? Mon amour-propre seul pourrait me retenir de courir au premier train du matin. Mais il faudrait étouffer ça au plus vite. Le point d'honneur ne comptait plus quand il s'agissait de tirer sa peau d'un cataclysme imbécile. N'avais-je pas déjà trop hésité ?
Ma femme était encore en vacances. J'habitais seul place Saint-Augustin. Une petite bonne bretonne, gaie et vive, venait faire mon ménage. Elle avait bien dix-neuf ans et elle était mariée de trois mois. La guerre était à peu près aussi présente à sa tête d'oiseau que La Critique de la raison pure.
- Madeleine, lui dis-je le mardi matin, votre mari est mobilisable ?
- Bien sûr, monsieur, et il est exposé. Il porte le canon chez les cuirassiers. Elle continuait à sourire avec de grands yeux amusés et étonnés.
- Madeleine, je vais probablement partir aussi. Ça va de plus en plus mal. Il faudra qu'aujourd'hui vous rouliez les tapis, vous mettiez tout en ordre.
- Ah ! non alors, monsieur. Ça porterait malheur. On aura bien toujours le temps.
Le jour dispersait les cauchemars du “ black out ”. On songeait moins aux risques de sa chétive personne. Mais l'angoisse de la patrie ne s'était pas enfuie. Elle paraissait encore plus lourde d'être retrouvée au réveil, sous un ciel plombé de fin d'été, dans un Paris trop calme et aux bruits assourdis, comme une maison où un grand malade somnole après une nuit de fièvre.
Je saurais désormais ce qu'était la douleur civique. Mais au lieu de nous fouetter héroïquement, elle nous écrasait. Nous avions le coeur déchiré, mais aussi la nausée aux lèvres et les bras sans courage. Il fallait que la guerre si souvent imaginée fût là, et que moi-même et tant d'autres, qui avions été les petits garçons nourris des exploits de Verdun, qui aurions saisi les armes si
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résolument pour couvrir le corps de la France assaillie, nous fussions les témoins de cette dérision : notre pays saoulé par un infâme éther, signant de sa propre main sa condamnation à mort, et marchant en zigzaguant et en hoquetant vers le couperet.
Hitler et Goering laissaient prévoir aux diplomates anglais des mesures militaires pour le lendemain mercredi dans le début de l'après-midi.
Il ne restait que bien peu d'heures aux défenseurs de la paix pour leurs suprêmes manoeuvres de sauvetage. Nous imprimions Je Suis Partout le mercredi soir. Aurions-nous encore le temps d'y tenir notre rôle avant la mobilisation générale et la censure ? Si la guerre nous surprenait avec un pamphlet pacifique sous nos presses, nous serions sans doute saisis et emprisonnés.
Plusieurs journaux bourgeois avaient déjà résolu la question avec une lâcheté superbement camouflée de tricolore. A Candide, M. Jean Fayard, avant de rejoindre un joli poste d'officier interprète près d'un état-major britannique, se donnait l'avantage de jouer les chasseurs à pied. Toute cette journée tragique fut une vraie partie de cache-cache entre ses collaborateurs et lui. Gaxotte avait écrit pour les 300.000 lecteurs de Candide un article d'un pacifisme viril et clairvoyant, et fait préparer pour l'accompagner une vigoureuse page d'échos sur la fourberie des Tchèques, sur la duplicité des Russes et de leurs valets communistes, sur la teneur exacte des dernières négociations, sur l'ignoble frénésie des amateurs de catastrophes. Fayard, d'une fainéantise incomparable à l'ordinaire, s'était levé à six heures du matin pour corriger et caviarder le tout. Gaxotte arrivant à la rescousse, après une orageuse explication, était parvenu à lui faire rétablir l'essentiel. Mon ami Georges Blond, secrétaire de rédaction de la maison, veillait jalousement à l'imprimerie sur ces précieuses proses. Il déjeunaitd'unsandwichsurle“marbre”,nelâchantpasd'unpiedsafaction. Je devais apprendre le lendemain qu'à dix heures du soir, Jean Fayard était revenu dans l'imprimerie où il ne restait plus qu'un ou deux ouvriers, avait tout saccagé et coupé et fait partir à travers la France un journal à la Déroulède, plein de trompettes et de “ sursum corda ”.
Les grandes feuilles commerciales, d'heure en heure, affichaient des titres plus sombres et plus dramatiques. L'imminence du danger, cependant, semblait susciter ici et là des réactions inopinées. Nous nous sentions moins seuls. Mais il était tard pour nous rejoindre !
Je fatiguais mon angoisse dans des courses véhémentes. J'étais le messager entre vingt groupes d'amis ou de confrères. Je surgissais dans la même heure à Montmartre et à Montrouge. J'exhortais un chancelant ou un découragé. Je vitupérais à en perdre le souffle le panurgisme tricolore des bourgeois.
Dans notre volonté de nous raccrocher à tous les expédients, nous en arrivions même à dire que puisqu'il y avait pacte, après tout, la S.D.N. garantissait ce pacte, que puisque nous nous préparions à une guerre du droit, le canon devait lui aussi satisfaire à la procédure, et ne point se permettre de tonner avant que l'on eût solennellement et rituellement défini l'agresseur. Pour un fameux délai, c'eût été un fameux délai. Mais nous savions trop bien que les plus tenaces apôtres de Genève avaient perdu la foi, et que pour nous, nous nous serions simplement ridiculisés en prétendant ressusciter la maison du lac Léman.
Depuis une semaine, les plus mauvaises nouvelles arrivaient avec la nuit. Le mardi soir, ce fut le dernier discours de Chamberlain. Il était à peine prononcé qu'on en colportait à travers Paris des échos sinistres. Texte en main, les
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hommes de la paix y trouvaient encore des arguments. Mais il n'était pas besoin de l'avoir entendu à la radio pour comprendre qu'il rendait un son découragé. Un vieil bomme à bout de forces et de diplomatie y disait sa lassitude et sa tristesse, bien proche du désespoir. Au tournant décisif de la crise, Chamberlain se résignait à la guerre, s'avouait pour le moins incapable de rien opposer au jurisme et aux invectives de ses frénétiques avocats.
La paix mourait, et l'on ne tentait toujours rien pour rassembler tous ceux qui, comme moi, se mordaient les lèvres en refoulant des larmes d'impatience, pour que nous pussions jeter dans la balance faussée par les comploteurs bellicistes le poids de notre patriotisme et de notre indignation.
Les dépêches tombaient toujours plus consternantes. Il ne restait à attendre que l'annonce de la mobilisation générale. Il était une heure passée quand un coup de téléphone m’apprit que Flandin avec une centaine de députés venait sans doute de prendre une assez grosse décision. Je saurais des détails au Journal. J'y bondis. Une dizaine de journalistes palabraient avec une extrême animation sur le trottoir. Il me fallut un quart d'heure pour leur arracher par bribes la démarche auprès de Daladier de Flandin et de la minorité parlementaire, dont chacun voulait naturellement garder l'exclusivité. Ils étaient du reste à ce point ivres de leurs ragots qu'ils ne voyaient même plus l'importance de cette nouvelle.
Je courus rapporter à Maurras les quelques notes que j’avais griffonnées sous un réverbère camouflé. C'était enfin le premier symptôme d'une résistance officielle. Je me sentais écoeuré par mes deux journées de vagabondages, d'humeurs femelles, de vains remâchages, d'imaginations navigantes. Nous avions tous notre tâche à remplir. La mienne était simple. Fussé-je seul, je ferais Je Suis Partout.
Un peu plus tard, vers sept heures et demie du matin, je sortais de chez moi, redoutant d'apprendre à l'autre bout de la place que la mobilisation générale avait été décrétée pendant mon court sommeil. Tout était calme, Quelques instants après, j'arrivais à l'imprimerie fort résolu. Notre secrétaire de rédaction, André Page, lieutenant de réserve, m'y rejoignait bientôt, à peu près convaincu qu'il venait passer là ses dernières heures de vie civile, mais ne se départant point pour si peu de son habituelle placidité. Notre chef d'atelier, Louis Mora, sûr ami politique, et vrai collaborateur du journal, n'avait pas non plus froid aux yeux, et se multipliait avec ardeur autour des “formes”.
Nous confectionnâmes à nous trois un étrange Je Suis Partout, hurlant et claquant comme un manifeste, une affiche plutôt qu'un journal, tout en titres et en placards, que je fabriquais posément, en pesant bien chaque mot pour être sûr de choisir le plus percutant. Je me trouvais enfin maître de tout dire avec une brutale simplicité. Rien ne me paraissait plus utile. Je ne m'en privais pas !
Le titre de la “ une ” criait sur six colonnes : “Le vrai patriotisme, c'est de s'opposer au suicide de la France”. A la “deux”, on lisait ce petit raccourci de la situation, assez éloquent pour avoir encore retenu dix-huit mois plus tard l'attention de la police française :
- Qui tirera le premier coup de canon sur la frontière franco-allemande ?
Ce ne sera pas Hitler.
Nous alors ?
Pouvons-nous nous charger de ce crime ?
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Dans un pays sain et honnêtement enseigné, le dernier balayeur n'aurait pas dit autrement. C'est - malheureusement - un insigne honneur pour un journaliste que d'avoir osé écrire ces lapalissades à Paris dans la matinée du 28 septembre 1938.
Je dressais aussi un vaste tableau d'honneur du parti de la paix. Nous n'avions certainement jamais imprimé encore quelque chose de plus singulier. Que la droite française n'eût pas mieux su dire “non” à la guerre qu'aux Juifs ou qu'à la faillite marxiste, qu'elle eût encore flanché en prétextant un grave cas de conscience, cela ne pouvait plus nous surprendre. Mais c'était bien la première fois que nous voyions réunis pour la défense de la même cause des réactionnaires de l'Académie et la fédération rouge des postiers, les factieux de Je Suis Partout et d'anciens ministres du 6 février ou du Front Populaire, Maurras faisant cortège avec le marxiste Paul Faure, le fusilleur Mistler, le briandiste Déat, et Gaston Jèze, l'enragé des sanctions, démontrant du plus haut de sa chaire doctorale que nous étions, en droit, quittes avec la Tchéquie.
Nous n'avions reçu aucun secours des conservateurs confits dans leurs poncifs et leur peur des mots nets. Encore bien beau lorsqu'ils ne venaient pas se mettre en travers de notre campagne, tel ce vieux cheval de trompette Louis Marin, qu'on essayait de rattraper, galopant sur le sentier de la guerre au cul du dragon Kerillis. Pour le sieur de La Rocque, il fallait se féliciter qu'il s'en fût tenu à des vasouillages qui ne pouvaient être ni pour ni contre, puisqu'ils ne signifiaient exactement rien, genre où le Colonel était du reste imbattable. La gauche aryenne en somme, se tenait beaucoup mieux. Nous avions trouvé chez elle plus de nerfs, de bon sens, d'esprit politique et de franchise. Son vieux fonds pacifiste et antimilitariste offrait dans ce danger des ressources autrement solides que le conformisme des familles où l’on fait les jésuites et les Saint-Cyriens.
Gaxotte, dans un article émouvant en même temps qu'impitoyable, où il se soulageaitdel'imbécilecontraintedeFayard,juraitqueplusrienn'existerait des querelles de clans ou de doctrines, que plus rien ne compterait pour nous, hormis le parti de la guerre et le parti de la paix. Si grave que fût l'heure, je trouvais que c'était là un bien gros chèque tiré sur l'avenir, à tout le moins un de ces mouvements de coeur dont on ne manque jamais de sourire un peu plus tard. J'avais retrouvé toute ma tête, et je n'en étais pas peu fier.
L’Œuvre, de son côté, dans un mouvement semblable, écrivait en manchette : “L'ouvrier de la onzième heure, quel qu'il soit, quelle reconnaissance éternelle on lui devra !”
Pour tout dire, nous n'aurions pas été très loin d'absoudre un peu Blum lui-même, si nous n'avions trop bien su la male peur qui l'assagissait. Nous avions cependant retenu son témoignage. Blum venait à l'appui de Je Suis Partout.
Un de nos dessinateurs, le fidèle et brave Phil, un pur fasciste, était depuis l'avant-veille margis de D. C. A. Comment le remplacer ? Rien ne nous parut plus digne qu'un beau carré blanc, avec cette inscription : “ Ici devait paraître le dessin de Phil mobilisé ”.
L'annonce de la mobilisation anglaise nous arrivait sur cette trouvaille. Mais nous n’avions plus le temps de nous désespérer. J'exhortais nos ouvriers, criant pour la dixième fois depuis le matin : “Tant que le canon n'aura pas pété, je ne croirai pas à cette guerre”. Nous sentions autour de nous la rue qui commençait
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à remuer. Nous dressions nos pages comme les pavés d'une barricade, dans un enthousiasme et une chaleur d'émeute.
A midi, voici la seconde note de Roosevelt. Bon : un pipi de clergyman sur un incendie. Quel intolérable battage des journaux autour de cette inanité ! Et ces titres : “Suprême démarche ! Dernière chance ! Ultime espoir !” Comme si la France n'était pas la maîtresse absolue de son sort !
Ne surgira-t-il donc pas enfin un personnage réel, faisant quelque geste positif, pour nous tirer de cet extravagant cauchemar ?
Vers deux heures, on nous apporte au pas de course le message des députés de la minorité, “ mettant en garde la population contre la campagne systématique de fausses nouvelles ” en même temps que l'affiche catégorique de Flandin : “je ne vois plus à cette heure qu'un seul moyen légal de maintenir la paix : que tous ceux qui veulent la sauver adressent au Chef de l'Etat leur pétition contre la guerre”.
Quelques instants plus tard, un nouveau messager : “Daladier fait lacérer les affiches de Flandin par la police”. La Liberté de Doriot qui l'avait reproduite, vient d'être saisie. Défense de vouloir la paix. Canailles ! Monstrueux salauds ! L'affiche de Flandin est déjà dans nos colonnes. Tant pis, ce sera encore un blanc, un moyen comme un autre de faire savoir quel bâillon on nous met : “Ici devait paraître l'appel de M. Flandin interdit par la police française”. La fièvre de la colère et du travail continue à monter. Hachant de crayon bleu les épreuves fraîches, je hausse encore tout de plusieurs octaves. Notre cher Cousteau surgit, soldat depuis dix minutes, brandissant quinze lignes d'injures, son “ pour prendre congé ” aux porcs juifs et autres. Arrive que plante. Nous aurons dit du moins ce que nous pensions, nom de Dieu !
Un peu avant quatre heures, le téléphone m'appelle. La voix de Georges Blond. Médiation de Mussolini. Elle est acceptée. Conférence à quatre à Munich.
Est-ce possible ? Oui. Le Quai d'Orsay confirme. Daladier part demain. C'est fini. Nous sommes saufs. Comble de joie : c'est la paix fasciste, la paix qui nous vient de Mussolini. Et pas un mot d'invitation à l'affreuse Russie. On l'ignore, on la rejette dans les ténèbres extérieures. Et l'infect Candide du jeune homme Fayard court les routes de France, avec ses oriflammes, ses taratata et ses adieux vibrants aux petits soldats. Sieg ! Heil ! Arriba ! Viva il Duce ! Il y a tout de même quelques bons moments dans cette garce de vie.
“ C'est dommage. Mussolini aurait bien pu attendre vingt-quatre heures. Notre Je Suis Partout arrive après la bataille. Quel sacré métier ! Un si beau numéro ! ”
Mais à la nuit tombée, dans la rue, nous vîmes que les Parisiens n'avaient encore rien compris. L'angoisse restait collée à tous les visages. Avec ses blancs énormes de journal de guerre, ses pancartes flamboyantes et ses titres furieux, notre numéro fit un assez beau bruit.
Le soir même, tout fier, je le montrais à Maurras. Pour je ne sais plus quelles raisons de mise en page, son nom, suivi d'une colonne d'un texte superbe, ne figurait pas en première place dans notre tableau d'honneur. Il ne vit plus rien d'autre, tança vertement notre inconséquence politique et me battit froid huit jours.
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CHAPITRE V
LES VAINCUS DE MUNICH
Les témoins assurent que le 30 septembre, à son arrivée de Munich, Daladier chancelait en descendant de l’avion, terrifié à l’idée des huées qui allaient l’accueillir, à moitié saoul du champagne dont il venait d'abreuver largement son angoisse. Il fallut un moment avant qu'il comprît que la foule qui courait à sa rencontre ne l'insultait pas, mais l'applaudissait.
Je n'étais pas là. Mais rien ne parait plus vraisemblable, plus conforme à ce qu'on sait de l'homme. Dans l'effroyable équipe des fossoyeurs de la France, il faudra distinguer, non pour la justice, qui n'a à juger que des actes en telle matière, mais pour la clarté de l'histoire, les froides canailles, acoquinées à un régime condamné parce qu’elles avaient installé sur lui toutes leurs ambitions et toutes leurs richesses, et les crédules, les faibles, les redondants, non moins répugnants du reste.
Daladier parait bien avoir été de ceux-là. Les professeurs de son genre, nés dans la plèbe, nourris parmi les dévots du sectarisme sorbonnard, avaient la religiosité de 89 au fond du ventre. Quand Daladier proférait : “La France, fermement attachée à l'idéal démocratique...”, c'était à la fois phraséologie et croyance. Daladier, modeste président de la majorité incertaine, venait de savourer à Munich les mêmes honneurs que deux fameux chefs de peuple, mais qui étaient aussi les deux grands épouvantails de toutes les démocraties. Et il avait traité avec eux, dépecé avec eux une démocratie soeur, celle de Benès, cet autreprofesseurrépublicain.Ilpouvaitbiensesentirflattédetantdepompe et horriblement inquiet de la rumeur publique, tel un Homais qui vient d'être reçu par l'évêque. Comme tous les ministres de la démocratie française, il vivait en vase clos, beaucoup plus isolé du peuple que n’importe quel monarque absolu de jadis, parmi des politiciens enfermés dans les abstractions et les calculs de leur bizarre métier, tous en sécurité derrière leurs privilèges, et pour qui un déplacement de voix représentait un dommage bien plus grand qu'une guerre. Daladier ne savait pas jusqu’où pouvait aller le goût de la paix chez de simples citoyens.
Je le vis le soir même, montant vers le Soldat Inconnu à la tête du cortège des Anciens Combattants. Tout le long des Champs-Elysées, une foule immense criait : “ Vive Daladier ! ” Le soleil couchant resplendissait devant ses yeux. Derrière sa tête frissonnaient des milliers de drapeaux. Sur sa trogne épaisse et triste, maintenant rassurée, apparaissait un vulgaire soulagement. Mais l'échine basse, les épaules de biais, le dos rond, le pas veule, portaient encore tous les stigmates de sa peur.
La foule chantait la Marseillaise. Elle ne savait pas d'autre hymne : Aux Armes, citoyens...
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Refrain assez cocasse pour ce jour où l'on rengainait le sabre ! Mais six mois plus tôt, sur cette même avenue, la Marseillaise était séditieuse : on célébrait aussi son retour.
Quand Daladier, après la minute de silence, quitta le tombeau du Soldat, de l'Etoile à la Concorde, une ovation gigantesque monta jusqu'à lui.
Je ne chantais pas, je n'applaudissais pas. Je me raidissais contre le frémissement contagieux de cette vaste chanson, de ces houles de ferveur et d'allégresse courant dans une glorieuse lumière. La fête était trop belle pour son héros.
Porté par une telle apothéose, n'importe quel homme d'un peu de mérite se fût senti capable de tout. Daladier n'était capable de rien. Ce triomphe ne pouvait le grandir. Il ne le comprenait pas plus qu'il ne le méritait. On se réjouissait, en acclamant son nom, d'avoir évité l'abîme. Mais c'était Daladier qui nous avait fait rouler sur la pente, et qui fût descendu avec nous jusqu'au fond si une vigoureuse main ne l'avait pas retenu par ses grègues. Si une pareille foule avait tout pu connaître et raisonner, elle n'eût pas célébré avec moins d'ardeur la fin de sa mortelle angoisse, mais en huant celui à qui elle la devait.
Un pays ne sort pas indemne d'aussi terribles ébranlements. De telles secousses réclament un traitement énergique et sage. Il eût fallu à la France un autre médecin qu'un des auteurs de l'attentat où elle venait de frôler la mort. L'homme qui, par sa faiblesse avait rendu Munich nécessaire, aurait dû en bonnejusticeetbonnelogiquedisparaîtredupouvoirdansl'heuredeson retour. Ce maître dérisoire restait en place. Les lézardes profondes, creusées par ce mois de septembre dans l'esprit de la nation ne seraient pas réparées. La poussée d'enthousiasme du 30 septembre serait sans lendemain.
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Munich, vu de 1942, apparaît comme la répétition générale de septembre
1939. Le parti de la guerre venait de faire de ses forces et des faiblesses de l'adversaire une expérience un peu improvisée sans doute, mais qui demeurerait. Il connaissait désormais les erreurs à éviter, les hommes à abattre, ceux qu'il suffirait de neutraliser, ceux qui se laisseraient gagner. Il pourrait maintenant fignoler ses manoeuvres sur un terrain bien repéré. Il semblait peut-être en échec. Mais c'était pour lui une grande victoire que d'avoir pu déterminer pendant trois semaines une crise de cette ampleur, qui nous avait obligés à démasquer toutes nos batteries, à user nos meilleurs arguments, qui avait dangereusement secoué les nerfs et les esprits du pays. C'était pour lui un triomphe que d'avoir été libre de jouer ainsi avec ses effroyables torches, que d'avoir pu habituer à l'idée de la guerre des millions de coeurs et de tètes.
Nous étions ainsi, après déjà tant de défaites, les vrais vaincus de Munich. Nous, c’est-à-dire tous les nationaux, jusques et y compris les fascistes de Je Suis Partout. Les journaux grossoyaient encore les louanges de Daladier que nous apercevions dans nos rangs les plus fâcheux tiraillements. Chez notre ami Doriot, dont l'énergie et les progrès nous avaient tant séduits depuis une année et que nous épaulions de notre mieux, la campagne de septembre se soldait par une dissidence. Plusieurs des meilleurs lieutenants du Chef réprouvaient la franchise de son pacifisme. Leur démission décapitait le parti et le stoppait en plein essor. Dans de vieux clans ridicules, mais qui pouvaient encore servir au Parlement, celui de la Fédération républicaine, par exemple, l'anarchie était à
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son comble. Dans le clergé, l'armée, la bourgeoisie, les affaires, Kerillis avait certainement gagné des indécis.
Durant les premiers jours d'octobre, je rencontrais sur les boulevards le caricaturiste Sennep, véritable historien de toutes les bouffonneries éphémères ou permanentes du régime. J'aimais non seulement son esprit et sa fantaisie, mais le sens politique qu'il savait toujours mettre dans son jeu de massacre. Je fus stupéfait et exaspéré de l'algarade qu'il me fit : nous étions les traîtres de Je Suis Partout, traîtres peut-être encore inconscients, mais éminemment dangereux. La colère de Sennep signifiait la défection de tout un grand pan de la droite. L'alliance des nationaux contre les blumeries de 1937 avait été, je l'ai dit, bien précaire. Mais c'était l'union sacrée auprès des discordes qui nous attendaient.
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Nous aurions pu facilement remplacer les déserteurs par tous les compagnons de lutte que nous venions de trouver à gauche. Mais l'Action Française, cerveau du parti de la paix, était bien trop confinée dans ses habitudes et ses rigueurs pour devenir capable de rassembler les forces pacifiques. A Je Suis Partout, les plus bouillants d'entre nous, tels Brasillach ou moi-même, ne parvenaient toujours pas à élargir les ambitions de notre petite troupe.
C'eût été cependant le moment ou jamais de tenter nos chances. Nous avions connu pendant plus de deux années la volupté aigre-douce de faire un journal sans rival en France par son accent, son énergie, sa sagesse, la véracité de ses nouvelles et de ses prévisions, et dont la presse entière, si prodigue de salamalecs confraternels pour les plus ignobles torchons, feignait d'ignorer même le nom. Mais pendant la bataille de septembre, nos ennemis avaient pu reconnaître que nous devenions vraiment redoutables, et que le silence n'était plus une méthode suffisante contre nous. Voilà qu'ils nous décernaient la vedette de l'infamie. Le procédé était d'ailleurs charmant : vous n'êtes, comme des assassins, tirés de l'obscurité que pour répondre de vos crimes. Mais de toute façon, nous touchions à la célébrité.
Nous ne sûmes certainement pas en tirer le profit que nous méritions, et notre cas fut celui de tous les pacifistes français. Durant ces semaines d'octobre 1938, par leurs hésitations et leurs scrupules, ils perdirent des armes qui leur manquèrent cruellement quand la partie décisive se joua onze mois plus tard.
Au lendemain de Munich, encore tout étourdis et éreintés, nous avions commencé par dresser une superbe liste des canailles du bellicisme, avec les châtiments que nous exigions. C'était de l'énergie à bon compte et un extravagant crédit accordé à Daladier, qui se garderait bien d'inquiéter cette clique. Puisqu'elle resterait sûrement impunie, c'était aussi avouer notre faiblesse. Nous eussions mieux fait de garder notre fermeté pour les prochains assauts de ces gredins.
Une des pires ignominies de l'histoire de France aura été certainement l'abominable chantage au patriotisme exercé par les désarmeurs, les juifs errants, les socialistes internationaux, les stipendiés de toutes les caisses étrangères. Seuls des Juifs avaient pu concevoir une aussi cynique et subtile perfidie. Les juifs jugeaient encore d'après leurs propres instincts en voyant dans les “Munichois” des agents de l'étranger. Inaccessibles à tout sentiment du sol, comment fussent-ils parvenus à se représenter notre francophilie ? On a
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qualifié depuis avec beaucoup de véhémence leur spéculation. On a trop peu admiré son habileté. On n'a pas voulu voir surtout ni condamner la jobardise de ceux, innombrables, qui y ont cédé. Car sans ces nigauds, la manoeuvre eût été vaine, et notre pays serait encore entier et fort.
Le parti de la guerre restait après Munich intact, bien uni, aiguillonné par ses mécomptes, redoublant de virulence devant des nationaux divisés et indécis, comme le propre de leur nature semblait l'ordonner. Les bellicistes avaient aussitôt trouvé leur nouveau thème : la capitulation de Munich, opprobre de l'honneur français. Nous aurions dû traiter du plus haut de notre mépris ces crapules qui un an avant rentraient à coups de poing la Marseillaise dans la bouche des patriotes, et piétinaient les trois couleurs devant la tombe du Soldat Inconnu. Nous nous crûmes tenus de leur donner la réplique, de nous user dans une interminable dispute. Nous étions, hélas ! de bons Français chatouilleux. Nos lecteurs l'étaient aussi.
Maurras, chaque nuit, tirait en l'honneur d'un Kérillis ou d'un Buré d'éblouissantes fusées de dialectique. Mais son art servait moins la paix qu’une placide, pratique et grosse affirmation. Maurras distinguait à longueur de colonnes entre la capitulation et la négociation. Mais il ajoutait vite qu'il n'y avait point lieu d'être fiers de Munich.
Imprudent corollaire : il eût bien plutôt fallu crier à tue-tête notre joie que Munich eût sauvé la paix et la patrie, étouffer sous nos clameurs d'allégresse la voix de nos ennemis.
Onpouvaitprévoirsanspeinequelacampagnebellicisteallait instrumenter dans tous les tons ce thème : l'hitlérisme des défenseurs de la paix, mués indistinctement en serviteurs de l'Allemagne. C'était la formule la plus grossière, la plus stupide, la plus effrontée, c'est-à-dire la meilleure pour un pareil usage. Les manieurs de populace qui l'avaient inventée le savaient bien. L'énormité de la calomnie ne les embarrassait pas. Peu importait que nous eussions été les prophètes infaillibles et anxieux d'une restauration de l'Allemagne militaire, que nous eussions prêché durant des années la résistance au germanisme. La plèbe et les imbéciles l'ignoraient. Ils se rappelaient seulement qu'au temps du briandisme, on nous désignait à eux comme les agents des marchands de canon. L'agent des marchands de canon devient tout naturellement l'homme de M. Hitler, qui fabrique les plus gros canons du monde. Le tour est joué. Cela fait même une superbe image d'Epinal.
Je voulais qu'à Je Suis Partout, nous prissions carrément les devants. Rien n'était plus facile que de faire avorter en le démasquant un plan de l'ennemi dont nous connaissions tous les détails. J'y avais consacré à Lyon une de nos conférences où nous chauffâmes au rouge notre public. Je ne pus obtenir que cette petite guerre préventive fût poussée plus loin. Mes amis trouvaient peut-être la manoeuvre trop périlleuse. Tous aussi, nous étions beaucoup trop des amateurs de politique, admirant chez les autres la force des gros moyens, mais reculant devant leur vulgarité et leur monotonie lorsqu'il s'agissait pour nous de les mettre en oeuvre. Or, dans le cas en question, il eût fallu gueuler sans relâche jusqu'à rompre les oreilles de l'adversaire, et couvrir ses calomnies de nos clameurs.
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La campagne de l'hitlérisme des nationaux mordait sur nous parce que nous étions purs et patriotes. Je dois cependant cette justice à deux ou trois de mes
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amis et je la dois à moi-même : nous ne nous sentions nullement embarrassés pour dire à tout venant qu’un patriotisme confondu avec le point d'honneur nous paraissait détestable et niais, que nous aimions fort les héros militaires ou plus simplement les bons soldats, mais que quant à nous, nous avions pour devoir de nous faire un patriotisme aussi lucide et prévoyant que possible, et que ce patriotisme-là commandait pour la France la paix à n'importe quel prix.
Nous étions les “fascistes munichois” ? Mais parfaitement, messieurs ! Et à Dieu ne plût que nous le fussions toujours et jusqu'au bout. On s'était bien entendu pour un jour avec M. Hitler. Puisque ce premier pas était fait, ne pourrait-on donc pas s'entendre pour dix ans ? Si les antifascistes s'agitaient avec tant de fièvre n'était-ce point parce que ce premier pas les épouvantait, qu'ils imaginaient déjà une France leur échappant enfin, prenant la seule voie bonne pour elle, c'est-à-dire fatale pour eux, pour leurs prébendes, leurs sectes, leur religion ? On s'indignait de la défaite de Munich ? Nous, nous pensions comme le soldat des Croix de bois que c'était une victoire, parce que notre pays en était sorti vivant. On étalait en gémissant les pertes de cette journée fameuse. Nous, nous comptions les bénéfices. Le pays avait gagné le temps de se refaire. Il venait de donner un superbe croc en jambe à cette Tchéquie de malheur par la faute de qui, depuis des mois, on ne respirait plus. Il s'était dégagé, vaille que vaille, mais dégagé tout de même, du plus compromettant de ses engagements. Ce n'était pas une politique fort reluisante ? Mais qui nous avait ôté les moyens d'en faire une autre ? Nous tirions une extrême fierté d'être pour cette politique, parce qu’il est plus méritoire de vouloir le bien de sa patrie en dépit du scandale, des injures, de la bêtise publique, qu'avec l'assentiment de tout un peuple pâmé.
Mais nous ne pouvions pas exiger de tous nos compagnons une pareille anesthésie de leur amour-propre. Nous ne pouvions pas leur interdire de se disculper, de plaider en belle et due forme contre le réquisitoire de leurs insulteurs. C'était la faiblesse classique d'une foule d'honnêtes gens de chez nous, acharnés à démontrer leur bonne foi et leur logique devant des escrocs fieffés ou des déments. On voyait donc s'instituer une controverse de Munich où les chances de la loyauté étaient aussi dérisoires que devant les enquêteurs maçonniques du 6 février.
Tous les nationaux venaient aussi de l'anti-germanisme. Il était par trop tentant pour eux de fournir dans un tel débat cet alibi. Leurs ennemis se gardaient bien d'en tenir le moindre compte et redoublaient au contraire leurs coups. La crapule manoeuvrait ainsi à sa volonté l'élite du bon sens français.
Il faut dire que l'Italie, en se mettant à réclamer Nice, la Corse et la Savoie quelquessemaines après Munich, ne facilitait guère la besogne aux partisans irréductibles du fascisme français et de la paix fasciste. Notre petite bande de Je Suis Partout avait supporté jusque-là unie au coude à coude la grande contre-attaque judéo-belliciste. Mais, pour la première fois depuis trois années, notre étonnante harmonie était entamée. Les manifestations italiennes m'affligeaient comme l'injure d'un ami intime et que l'on a partout vanté. Il ne me semblait pas indispensable d'en faire part aux foules. Robert Brasillach, d'une fermeté admirable en ces jours-là, et moi-même, nous nous évertuions à répéter : la “ligne” plus que jamais la “ligne”, accrochons-nous à la “ligne fasciste”. Mais il devenait manifeste que certains de nos meilleurs amis commençaient à juger notre obstination outrée. L'événement nous révélait qu'il y avait parmi nous des croyants ingénus dont la foi ne souffrait aucune
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déception, ou bien des dilettantes nerveux, d'intelligents inconstants qui lâchaient au premier accroc une doctrine neuve. Gaxotte, désenchanté de Rome, se soulageait en tête de notre journal par un article railleur et méchant. Je me démenais de mon mieux, je battais le ralliement des vérités premières égaillées : “ Fallait-il renier une doctrine que nous avions faite nôtre dans toutes ses conséquences ? Notre pays gardait-il, oui ou non, un intérêt capital à ménager l'Italie ? ” J’aurais voulu dans cette querelle un mâle raisonnable et calme. Mais nous ne découvrions que des femmelettes offensées, se dépensant en coups de griffes et cris pointus.
On voyait ainsi chez nous, dans le seul journal “ fasciste ” de France, des garçons de trente ans qui en venaient à dire : “Après tout, il n'y a qu'une seule politique habile et tolérable : c’est le radical-socialisme. C'est la politique naturelle des Français.”
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Pendant ce temps, Ribbentrop et Bonnet essayaient d'amorcer des pourparlers franco-allemands et échouaient bientôt sous les hurlements des religionnaires de la guerre.
Nous n'étions plus en mesure de prendre sérieusement parti. Le bellicisme avait désormais sur nous l'avantage de l'initiative et de la liberté stratégique. Nous nous bornions à étaler ses coups. Nous arrivions au bout de notre audace. Il ne nous paraissait plus possible de nous compromettre davantage.
Maurras, de son côté, tirait de ses amoncellements de paperasses poudreuses ses dossiers de la “ duplicité boche ”. Il administrait au malheureux Bonnet de hautaines semonces, il ne s'était passé outre-Rhin depuis Locarno que de négligeables faits-divers.
Il ne voulait pas se battre avec l'Allemagne, mais il ne tolérait pas qu’un de ses ministres vînt fouler notre sol. Etonnante conception de la diplomatie ! Et quand vous êtes ministre français, allez donc gouverner avec une presse livrée sans frein à de telles humeurs !
Un petit youtre errant du nom de Grynzpan venait d'assassiner un jeune attaché d'ambassade allemand. Notre ami Darquier de Pellepoix, conseiller du XVIIe arrondissement, fort sympathique risque-tout, fondateur d'un Rassemblement Juif et d'un brûlot de presse, La France enchaînée, avait jugé élégant d'apporter sa couronne sur le cercueil. L'Action Française poussa les hauts cris et faillit clouer Darquier au pilori. Les gens de la maison déclaraient volontiers : “ Que ça soit un Juif ou non qui l’ait tué, ça fait toujours un Fritz de moins. ”
Nous étions presque tous à Je Suis Partout des collaborateurs anciens ou en exercice de l'Action Française. Bon gré mal gré, nous restions attelés à sa carriole. Nous ne connaissions que trop bien l'histoire de ses innombrables exclus, l'impitoyable hargne dont elle les poursuivait, les dégaines de défroqués qu'ils traînaient lamentablement.
Il ne s'était pas trouvé une plume à droite, qui eût soutenu d'un mot le dernier et le seul espoir de paix viable, assise sur un accord de la France et de l'Allemagne, la paix qui, hélas ! n’osait plus dire son nom.
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Je m'échappais de ces misères en m'enfermant chez moi, nuit et jour avec mes documents juifs. J'en faisais un nouveau numéro spécial, Les Juifs et la France. Je plongeais voluptueusement dans l'histoire immémoriale de leurs tribulations. Je voyais mieux encore combien leur puissance chez nous était insolite et neuve. Ces soixante ou quatre-vingt années laisseraient dans le long cours des siècles de la vie française la trace d'une surprenante erreur. Pour l'expliquer un peu plus tard, pour la rendre croyable, il faudrait remonter longuement et difficilement aux causes enchevêtrées qui déterminèrent une pareille obnubilation de nos esprits, l'assoupissement d'un instinct aussi vif de notre sang.
Je quittais mes papiers et mes livres. Je repartais à travers Paris. J'y retrouvais, étalés partout, les signes les plus impudents de la souveraineté juive. Les Juifs savouraient toutes les délices, chair, vengeance, orgueil, pouvoir. Ils couchaient avec nos plus belles filles. Ils accrochaient chez eux les plus beaux tableaux de nos plus grands peintres. Ils se prélassaient dans nos plus beaux châteaux. Ils étaient mignotés, encensés, caressés. Le moindre petit seigneur de leur tribu avait dix plumitifs dans sa cour pour faire chanter ses louanges. Ils tenaient dans leurs mains nos banques, les titres de nos bourgeois, les terres et les bêtes de nos paysans. Ils agitaient à leur gré, par leur presse et leurs films, les cervelles de notre peuple. Leurs journaux étaient toujours les plus lus, il n’y avait plus un cinéma qui ne leur appartînt pas. Ils possédaient leurs ministres au faîte de l'Etat. Du haut en bas du régime, dans toutes les entreprises, à tous les carrefours de la vie française, dans l'économique, dans le politique, dans le spirituel, ils avaient un émissaire de leur race posté, prêt à retenir la dîme, à intimer les vetos et les ordres d'Israël. L'Eglise elle-même leur offrait son alliance et leur prêtait ses armes. Ils avaient toute liberté de couvrir leurs ennemis de boue et d'ordures, d'accumuler sur eux les plus mortels soupçons. Bientôt, ils auraient le pouvoir de les bâillonner. Pour un mot qui écorcherait leurs oreilles, ils feraient pourchasser, juger, emprisonner, ruiner le téméraire chrétien qui l'aurait prononcé.
Mais devant les feux et l'or clinquant du Paris juif, je pensais avec une tranquille certitude à l'exode éternel et inévitable. En remontant les Champs-Elysées où ils se vautraient dans les beaux bras de leurs esclaves chrétiennes, je repassais dans ma tête toute la suite des édits implacables qui jalonnaient pour les Juifs l'histoire de la France. Je voyais, de Philippe le Bel à Louis XVI, se dérouler ce long cours de siècles féconds où mon pays ne cessait de grandir, où il était le plus puissant du monde et où il vivait sans Juifs, où le juif loqueteux, égaré d'aventure sur les terres du royaume, versait à l'entrée des ponts de péage la même obole que pour un cochon.
Les Juifs venaient d'atteindre la plus grande puissance qu'ils eussent jamais rêvée, au bout de cent cinquante années ensanglantées par les guerres et les révolutions les plus obscures et les plus meurtrières, déshonorées par les chimères les plus folles et les plus funestes, les formes de tyrannie les plus féroces, que le monde eût connues sans doute depuis toujours. Le Juif, antique pillard de morts, ne pouvait conquérir sa plus grande fortune que dans le temps où s'amoncelaient de tels charniers humains. Il ne pouvait prétendre au rang de prince et de chef que dans une époque où les têtes perdues d'illusion oubliaient toute réalité. Il avait fallu le dogme insane de l'égalité des hommes pour qu'il pût à nouveau se faufiler parmi nous en déchirant ses passeports d'infamie, pour que ce parasite, ce vagabond fraudeur pût s'arroger tous le droits de notre peuple laborieux, attaché depuis des millénaires à notre sol. Le Juif était
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l'universel profiteur de la démocratie. Mais elle apparaissait semblable à lui-même, comme lui verbeuse, retorse, crasseuse, sournoise, se berçant de mirages, affectionnant l'artifice, inégalable dans le faux et l’escroquerie, incapable dans la construction, nourrie des mêmes livres et des mêmes mythes que lui, révérant de Marx à Blum tous les maîtres de la nouvelle Cabbale, poursuivant comme lui le vieil espoir de l'anarchie qui referait le genre humain. Le seul régime qui eût pu porter le Juif si haut était bâti sur le sable et le mensonge, comme toutes les oeuvres d'Israël. En s'identifiant à lui chaque jour davantage, le Juif hâtait sa pourriture. Ensemble ils s'effondreraient. La vermine n'est jamais plus prospère que sur l'arbre qu'elle a sucé jusqu'aux racines et qui va mourir. Mais quand l'arbre meurt, la vermine crève avec lui.
La démocratie agonisait. Le temps ne tarderait plus où les Rothschild reprendraient la besace.
Je ne voulais plus connaître de question juive. Elle n'existait pas. Ou bien, telle qu’on nous la posait, c'était la plus belle ruse des Juifs, le débat installé avec sa chicane morale à la place de la loi qui eût si vite tranché. Il n'y avait qu'un problème chrétien. Cinq cent mille Juifs poltrons, perdus parmi quarante millions de Français ne pouvaient être forts que de la bêtise ou de la vénalité des chrétiens. Le statut juif ne relevait pas de l'éthique, mais de la simple police.
Il n’était ni normal ni salubre pour un chrétien de se confiner dans l'étude d’une race inférieure et exotique, de vivre indéfiniment dans son intimité. La plupart des antisémites finissaient par tomber dans l'hyperbole juive. Il n'y avait plus d'entreprise, si démesurée fût-elle, dont ils ne jugeassent la juiverie capable. L'antisémitisme fourmillait de maniaques, d'hallucinés, qui voyaient mille Juifs pour un seul. Ils annonçaient avec des yeux hagards l'invincibilité de ce minuscule peuple de pleutres et de déjetés, tremblant de tous leurs membres au seul aspect d'un fusil, vingt millions à peine d'Hébreux disséminés sur quatre continents, dont plus de la moitié croupissant dans leurs ghettos.
Quelle farce plaisante que cet empire des Juifs au regard des grandes époques de la France ! J'imaginais le rire de Rabelais et de Louis XIV sur de tels propos. Ce qui était burlesque alors n'avait pu devenir concevable que par notre ramollissement. Nous retombions en enfance. Nous avions devant le hibou juif des épouvantes et des superstitions de vieilles femmes.
Sous le Juif le plus policé, le plus francisé d'aspect, je reconnaissais l'Hébreu vaticinant. A se voir vêtu de si beaux draps anglais, écrasant les indigènes de son faste, crachant conjugalement son sperme juif dans les plus nobles ventres du blason français, académicien comme Racine et La Fontaine, ministre à Paris et à Londres, baron ici et lord là-bas, protégé par les polices et les lois des trois plus grands empires du monde, choyé par les Loges, les Parlements et les Eglises, arbitre souverain de la Bourse, de Stock Exchange et de Wall Street, le fils des tribus entrait en délire. Tout le fiel amassé dans les vieux ghettos lui remontait à la tête. Il ne voulait plus tolérer de limites à sa revanche et à son pouvoir. Il lui fallait tout asservir. Mais il suffisait d'un bâton brandi par un chrétien pour que le César de Jérusalem déguerpit à toutes jambes.
Les Juifs n'avaient rien acquis que par le vol et la corruption. Plus ils étendaient leur pouvoir et plus la pourriture gagnait avec eux. Il leur fallait démolir toutes nos vieilles fondations et mettre leur boue et leurs déchets à la place pour élever leur édifice. L'effondrement d'un pareil monument était certain. Leur impuissance à quelque gouvernement que ce fût le disait assez. Les Juifs parviendraient-ils à acheter le monde entier - c'était là leur unique moyen
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de conquête - il serait le lendemain plongé dans un chaos où glapiraient ces sous-hommes, bientôt emportés et déchiquetés par d'indicibles tempêtes. Je ne pouvais croire à cette apocalypse. Israël, sur notre continent même, avait été déjà trop bien mis en échec.
Pour nous, Français, hélas ! la question restait entière. Saurions-nous chasser à temps ces architectes et ces maçons de catastrophe, où dégringolerions-nous en même temps que leur Babel ?
Quel thème métaphysique pour un chrétien ayant la foi que cette éternelle défaite châtiant à travers tous les âges la race qui avait tué Dieu ! Mais en l'an 39, de telles idées ne venaient plus qu'à des mécréants. Les catholiques pieux étaient en plein pilpoul. Nos théologiens s'affublaient du taleth par-dessus la chasuble. Si les Juifs cherchaient à tout démolir, c'était pour obéir à leur vocation providentielle. Israël était un corpus mysticum, une Eglise infidèle, répudiée comme Eglise, mais toujours attendue de l'Epoux. Israël avait pour tâche “ l'activation terrestre de la masse du monde ”. Il l'empêchait de dormir tant qu'il n'avait pas Dieu, il stimulait le mouvement de l'histoire. “ Ecce vere Israelita, in quo dolus non est ”. Le Seigneur Jésus lui-même a rendu témoignage auvéritableIsraël.LesJuifsavaientl'amourdelavéritéàenmourir,la volonté de la vérité pure, absolue, inaccessible, car elle est Celui même dont le nom est ineffable. La diaspora, était la correspondance terrestre et meurtrie de la catholicité de l'Eglise.
Les judéolâtres, allaient chercher leurs références, chez cet être de boue et de bave, Léon Bloy, fameuse plume, certes, l'un des plus prodigieux pamphlétaires au poivre rouge de nos lettres, mais véritable juif d'adoption par la geinte, l'impudeur, l’effronterie, la distillation de la haine et de le crasse : “ L'histoire des Juifs barre l'histoire du genre humain comme une digue barre un fleuve pour en élever le niveau. ”
“L’antisémitisme, disaient-ils, n'était qu'une sorte d'acte manqué collectif, ou de succédané d'une obscure et inconsciente passion d'anticléricalisme. Car on aurait beau faire, le peuple d'Israël restait le peuple prêtre. Le mauvais juif était une sorte de mauvais prêtre, Dieu ne voulait pas qu'on y touchât, à lui non plus”. Le véritable israélite portait, en vertu d une promesse indestructible, la livrée du Messie. Si le monde haïssait les Juifs, c'est qu'il sentait bien qu'ils lui seraient toujours surnaturellement étrangers.”
Ces gens dégoisaient inlassablement leur patois de séminaire et de cuistrerie. Ils faisaient entrer les juifs baptisés dans le plein convivium de la cité chrétienne. Ils “temporalisaient le problème judaïque constitutionnellement”, et par “des enchevêtrements juridictionnels”.
Langue de chiens bâtards, hideuse défécation d'une bouillie philosopharde ! Ces barbares et fétides cagots n'étaient plus justiciables que d'arguments frappants.
La seule besogne utile était de rendre notre peuple à cette délectable certitude : il suffirait toujours d'un caporal et de quatre hommes pour mener aux galères quand il nous plairait nos cinq cent mille juifs gémissants et tremblants.
Nous verrions de nos yeux une nouvelle démolition du Temple, et il ne se relèverait pas de sitôt de ses décombres. Le grave était que les Juifs avaient décidé de commettre à sa garde tous les hommes et tous les caporaux de France, de les faire étriper pour sauver ses trésors, et qu'il se trouvait dans notre pays même des chrétiens de vieille race pour applaudir à ce dessein.
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CHAPITRE VI
AU SEIN DE “ L’INACTION FRANÇAISE ”
Kerillis, Buré, Elie Bois avaient chauffeurs et châteaux. Après dix années de labeur incessant et trois mille articles derrière moi, j'attendais encore de pouvoir m'offrir un habit, une petite voiture, le complément de mon mobilier. Je redoutais encore un déménagement ou l'arriéré d'une note de gaz comme une catastrophe financière. Je pataugeais sous les pluies parisiennes avec un pardessus et des souliers fourbus.
C'était moi le vendu, comme de juste.
Les portes de la presse se fermaient une à une autour des pestiférés de mon espèce.
Au début de 1939, il m'avait fallu prendre, sans enthousiasme, la place de chef des informations à l'Action Française. Son pacifisme intermittent, son antisémitisme de principe, en faisaient toujours et malgré tout le seul quotidien de Paris où un garçon dans mes sentiments pût travailler sans trop se renier, en ayant l'espoir de se rendre plus ou moins utile. Mais j'étais depuis trop longtemps son collaborateur pour garder beaucoup d'illusions sur son rôle politique, Le spectacle de sa vie quotidienne allait m'enlever bientôt celles que j'avais essayé de conserver jusque là.
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Il faudrait autant de livres, de patience et de pénétration pour l'histoire complète de l'Action Française que pour celle de Port Royal. Je veux simplement ici en esquisser quelques aspects qui entrent dans le cadre de ce récit. Certains s'indigneront sans doute de ce chapitre. J'ai pesé scrupuleusement ce que je dois à l'Action Française dans la vérité et dans l’erreur, ce qu'elle m'a montré et ce qu'elle m'a caché, ce qu'elle m'a donné et ce qu'elle m'a interdit. Le compte fait, je n'estime pas que je doive être obligé au silence par gratitude. L’Action Française est une de ces entreprises d'hier qui ont vécu d'équivoques soigneusement entretenues et sont arrivées ainsi à maintenir aujourd'hui encore une partie de leur influence. Si l'on veut aller de l'avant, on doit purger ces vieilles hypothèques. Maintes faiblesses du nationalisme français sont inexplicables sans quelques lumières sur l'Action Française. Ce que je vais en dire objectivement sera d'ailleurs fort anodin auprès des propos qui se tiennent sur les mêmes sujets depuis vingt ans, parmi les intimes de Maurras, et à la barbe même du maître, lequel, on le sait, est sourd.
J'avais souvent passé de longues heures plongé dans les collections de l'A. F. d'avant 1914. C'était un incomparable journal, le plus beau sans doute qui se fût jamais imprimé à Paris. Tout y était neuf : la doctrine de la corporation, la
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revue de la presse imaginée par Maurras, la fermeté du style dans un quotidien, son extraordinaire variété de registre, les chahuts inventifs de ses étudiants. La violence de la langue y faisait un merveilleux ménage avec la violence de la pensée. Un air irrésistible de jeunesse et de joyeuse audace traversait chaque numéro, animait la théorie aussi bien que les blagues des Camelots du Roi. L'Action Française avait rendu aux idées nationales le charme de la verdeur et de la subversion.
Le massacre à la guerre de tant de ses meilleurs militants lui fournissait une glorieuse excuse. Cependant, ces pertes avaient été comblées en 1924 quand elle pouvait faire défiler dix mille garçons sur le Boul' Mich pour réclamer la tête d'un maçon sorbonnard, quand dans les villages d'Alsace le tambour municipal lui-même annonçait les réunions de ses sections.
Elle effrayait la République. Mais elle avait commencé à la rassurer en la laissant tuer ses hommes sans riposter. Beaucoup de ses anciens fidèles désabusés faisaient avec raison dater sa décadence du jour où la fille Berthon avait pu assassiner dans la maison même Plateau, un de ses meilleurs chefs, sans être pendue cinq minutes plus tard à un balcon. Lucien Dubech, disait l'histoire, détourna, le revolver d'un camelot qui allait abattre la meurtrière, en criant : “ Il faut que l'on sache, il faut qu'elle soit jugée. ” Toujours la peur du sang chez ceux qui ne pouvaient vaincre que par le sang, toujours cette absurde religion du droit. Les nationaux, incapables de faire occire convenablement un vulgaire espion à trois galons n'avaient pas eu assez d'une affaire Dreyfus. Il leur en fallait à la douzaine. Ils ne semblaient pouvoir vivre, tels de vieux Bridoye, que de ces juridiques et interminables duperies. Le régime devait les leur fournir généreusement : après l'affaire de la Berthon, l'affaire Philippe Daudet. Après Philippe Daudet, la rue Damrémont, après la rue Damrémont, Jean Guiraud. Puis le Six Février, puis le procès La Rocque. Aux coups de pistolet, aux mitraillades, jamais d'autre riposte que les papiers bleus et les plaintes contre inconnu. Des exploits d'huissiers pour venger quarante cadavres !
L'Action Française, avec ses doctrines hardies et inédites, son royalisme, ses menaces, ses prophéties, jouissait presque du mystère d'une société occulte. Elle avait eu l'étrange fantaisie de vouloir faire élire des parlementaires à elle sur un programme qui réclamait la fin des Parlements, la folle légèreté d'attaquer ainsi la démocratie sur le terrain où celle-ci était vraiment imbattable, qu'elle minait, sapait, où elle manoeuvrait à son gré.
L'équipée électorale de 1924 n'avait pas seulement coûté à l’Action Française un piteux échec, mais surtout son secret. Elle pouvait bien organiser maintenant des défilés et des rassemblements, en multipliant généreusement ces foules pour son compte rendu du lendemain matin : la République avait fait dans les urnes le recensement précis de ses fidèles. Bien peu de monde, en somme, pour tant de bruit et d'ambitions. On réduirait ces agités sans peine. Il ne restait plus qu'à choisir le bon moyen.
Deux ans plus tard, sur la requête de Briand, le démagogue à tiare Ratti, dit Pie XI, jetait, sur l'Action Française son interdit, lui arrachant la moitié de ses ressources et de ses lecteurs.
Le siège de ses bureaux en 1927, pour l'arrestation de Léon Daudet, les encriers jetés à la tête des flics, les comités directeurs palabrant avec le préfet de police du haut du troisième étage, n’avaient été qu’une cacade, selon le vocabulaire même du héros de l'aventure, l'investissement de Tarascon et le brave capitaine Bravida chef de la “ résistengce ”.
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L'évasiondeDaudet,quelquesmoisplustard,étaitsansdouteune excellente farce, mais qui ne compensait point une telle ignominie, un père jeté en prison pour avoir voulu démasquer les assassins de son fils.
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Au début de 1939, Jacques Bainville, que toute son intelligence avait conduit à écrire une Histoire de la Troisième République sans un seul mot de la question juive, était mort depuis déjà trois ans. Le cher Léon Daudet avait eu encore bien du talent pour peindre Victor Hugo retroussant ses jolies bonnes et, faute de mieux, tromper ses vieilles envies en pelotant amoureusement ses mots. Mais Daudet affaissé et désabusé ne comptait plus. Jacques Delebecque, esprit très fin et très libre, le savoureux et si raisonnable colonel Larpent, tous deux hommes d'un vaste savoir, mais revenus de tout, avaient résigné depuis longtemps leur rôle actif. L'Action Française tout entière reposait sur Maurras. Ce qu'elle était devenue, ce qui s'y faisait chaque jour n'était plus intelligible que par lui.
La survie du journal, le crédit qu'il pouvait encore posséder tenaient uniquement au génie du vieux lutteur, à son ardeur intacte, à l'intrépidité de sa pensée, à son infatigable dialectique.
Mais chaque jour aussi il détruisait de ses mains cette création de toute son existence, et voici comment il s'y prenait. Sur ce cas singulier, quelques détails précis sont nécessaires.
Chaque soir, Maurras arrivait vers sept heures à son bureau de la rue du Boccador, vaste et orné à profusion de moulages et de photographies de sculptures grecques, de portraits dédicacés, Barrès, la famille royale, Mussolini en place d'honneur, d'une foule de sous-verres saugrenus et naïfs d'on ne savait quels admirateurs, bibelots de foire, poupées-fétiches, images de première communion, petits lapins de porcelaine.
Haut, massif, plein de barbe, trottinant sur de grandes jambes molles, Maurice Pujo, le rédacteur en chef, qui rythmait sa vie sur celle de Maurras l'avait précédé de quelques minutes au plus. Pujo, qui sortait de son lit, ne tardait du reste pas à s'offrir, dans la quiétude de son cabinet, un petit acompte de sommeil.
Maurras s'enfermait avec des visiteurs variés. C'étaient avant tout, comme on l'affirmait dans les journaux à échos de la gauche, des escouades de douairières qui possédaient un véritable abonnement à ces séances, des marquises de répertoire comme on n’imaginait plus qu'il pût en exister encore, ou de ces vieilles timbrées, emplumées et peintes comme des aras, qui rôderont toujours autour des littérateurs académisables. L'une des plus notoires des “ jeunes filles ” royalistes, pucelle de cinquante-cinq ans au cuir boucané et moustachu, qui se nommait Mlle de Montdragon ou quelque chose de ce genre, était venue dire au Maître dans les débuts du Front populaire : “ Les communistes préparent un grand coup. Ils ont des dépôts d'armes dans beaucoup de maisons. Ils les ont désignés en dessinant sur les portes des pistolets. Voyez, j'en ai pris le modèle. ” Et elle exhiba, soigneusement relevé par sa vertueuse main, un superbe et classique braquemart de murailles, assorti de ses pendentifs. Je peux faire certifier l'anecdote par dix témoins à qui la demoiselle avait d'abord confié sa terrible découverte.
Maurras, harcelé par les besognes d'un parti et d'un quotidien, commençant ses journées avec un retard invraisemblable, perdait ainsi deux heures et parfois
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plus à recueillir gravement les ragots de salons du Faubourg Saint-Germain qui sentaient déjà le moisi sous Louis-Philippe, des caquets d'antiques folles d'une indiscrétion éhontée, quêtant l'avis du prince de la raison sur les opinions politiques du nouveau vicaire de Saint-François-Xavier, révélant la fâcheuse pente libérale que prenait telle comtesse, et dont les voix perçantes de cacatoès parlant à un sourd retentissaient jusqu'à l'autre bout de la maison.
Pendant ce temps, l'infortuné rédacteur chargé de soumettre à Maurras copies ou suggestions pour le numéro du jour, droguait devant sa porte en songeant aux imprécations du metteur en page qui l'accueilleraient à l'imprimerie. Il n'était pas rare qu’une sommité de l'industrie ou de la presse, un étranger éminent poireautât à ses côtés, dans l'attente d'une audience qu'il sollicitait depuis huit jours.
De quart d'heure en quart d'heure, le secrétaire de Maurras téléphonait à quelque maîtresse de maison des Invalides ou d'Auteuil qui avait eu la témérité de promettre un dîner avec le Maître à une douzaine de dames, d'officiers supérieurs et de financiers catholiques. A partir de neuf heures et demie, M. Maurras faisait prier que l'on se mit à table sans lui. Sur le coup de dix heures, il partait vers le lieu de son dîner.
Toujours précédé à dix minutes de distance par son fourrier Pujo, Maurras surgissait à l'imprimerie de la rue Montmartre aux alentours de minuit. A l'heure où tous les journaux de Paris et de France étaient sous presse, les deux maîtres de l'Action Française commençaient leur tâche de directeur et de rédacteur en chef. Chacun de son côté se plongeait dans un jeu des épreuves du jour. Cette lecture avait sur Pujo un effet infaillible. Avant la cinquième colonne, il dodelinait de la tête et s'endormait le nez sur la sixième. Maurras tenait le coup jusqu'au bout du pensum. Mais c'était pour s'octroyer aussitôt un petit somme qu'il faisait incontinent, à la renverse dans son fauteuil.
Vers une heure du matin, son chauffeur, l'un des correcteurs ou moi-même avions la charge de le secouer vigoureusement. De ses beaux yeux graves et perçants, couleur d'eau de mer, il regardait la pendule. A ce moment, tout le papier imprimé de Paris roulait vers les gares ou vers les portes dans les camions d'Hachette. Maurras daignait s'atteler enfin à son article quotidien.
J'admirais chaque fois, avec la même surprise, cet instant-là. Comme des servantes fidèles veillant sur le repos de leur maître, guettant son premier geste, toutes les pensées du vieillard prodigieux étaient rassemblées, alertes et innombrables, dans la seconde où il sortait du sommeil le plus accablé.
Sa main nouée sur un porte-plume de deux sous galopait et volait, mais si rapide fût-elle, elle était aussitôt devancée par le flot des arguments. Dès le deuxième feuillet, elle ne traçait plus que des arabesques hautaines et mystérieuses. Et il y avait ainsi, zébrées d’éclairs, sabrées de paraphes qui voulaient dire ou bien France ou bien tartine, des soixante-dix et des quatre- vingts pages arrachées une à une à un cahier d'écolier.
Un cryptologue attitré, sexagénaire se prévalant d'un titre de “chevalier”, se faisant la tête d'Henri IV sur une blouse grise, suprêmement vain de son talent d'expert en hiéroglyphes maurrassiens, le seul qui eût jamais logé dans sa cervelle, se penchait longuement sur ce majestueux rébus et le dictait mot à mot au meilleur de nos linotypistes.
Vers les trois heures du matin, cette opération infernale aboutissait à une douzaine de colonnes de plomb.
Alors commençait le grand drame des corrections. Selon un immuable rite, on alignait sur le “ marbre ” une lampe, un encrier, une rame de papier blanc.
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Maurras se plantait debout devant cette écritoire improvisée, entouré de ses épreuves, et bouleversait à la Balzac son premier jet, renversant les paragraphes, rajoutant, biffant, jurant et trépignant à chaque coquille. Cette seconde version, à peine remise au net, subissait incontinent le même sort. Trois, quatre séries d'épreuves n'épuisaient pas toujours son génie de la rature.
Depuis longtemps, les clicheurs, les rotativistes, les chauffeurs des messageries ronflaient dans tous les coins d'un sommeil d'autant plus serein qu'on le leur payait au double tarif nocturne.
Vers cinq heures enfin, Maurras abandonnait à regret sa prose, qu'il venait le plus souvent de ramener à sa première version. Il remontait, d'un pas à peine un peu plus lourd, son escalier aux murs étoilés d'encre, salis de graffiti. Il regagnait son bureau, antre méphitique qu'obstruait aux trois quarts le sommeil affalé de Pujo. Il se mettait alors à paperasser indéfiniment dans les sept ou huit mètres cubes de brochures écornées, de revues noires de poussière, de journaux jaunis, de gigantesques enveloppes surtout, bourrées de notes, de vieilles lettres, de coupures, qui faisaient sur sa table un énorme rempart, lui laissant à peine un étroit créneau pour poser son cahier et sa main, qui assiégeaient les tables voisines, grimpaient en piles branlantes vers le plafond. Une de ces montagnes s'effondrait, l'avalanche frôlait Pujo qui grognait sourdement dans sa barbe. Maurras sacrait, hurlait à l'aide, retrouvait enfin dans la poche de son vieux veston noir le bout de papier convoité. Il se calmait, cisaillait les franges de ses manches élimées, repartait à la recherche d'une strophe de Raymond de La Tailhède ou de Moréas, bâillait un peu, puis s'attaquait à sa correspondance : vingt, trente, quarante lettres, le plus souvent de vrais plis, d'un formidable volume, et dont les destinataires médusés ou affolés battraient Paris pendant des jours, à la recherche d'un traducteur, déchiffrant deux lignes avec le secours d'un initié, trois adjectifs avec l'aide d'un autre et quelquefois rien du tout.
Pujo commençait enfin à s'ébrouer sur son siège, se frottait les yeux, repiquait un somme, se réveillait pour de bon, entreprenait à son tour quelque lettre, griffonnait dix mots, en biffait cinq, entrait devant les cinq autres dans une inextricable méditation, puis, de guerre lasse, hélait le chauffeur et s'allait fourrer dans ses draps jusqu'au soir.
Aux environs de sept heures, dans ses jours d'avance, le plus souvent à huit, quelquefois à dix ou onze, Maurras levait à son tour le camp et partait se coucher, le pied vif et l'oeil net, après cette nuit de veille dans une immonde canfouine empoisonnée par les vapeurs de plomb.
Maurras avait habité pendant de nombreuses années rue de Verneuil, jusqu'à ce que le déluge des livres et des papiers eût envahi même son lit. Il avait mis ce capharnaüm sous verrous et émigré rue de Bourgogne. Sa porte y était consignée à tout visiteur. Quelques messagers, pour qui il fallait cependant qu'elle s'entr'ouvrit, rapportaient des descriptions effarantes. On se frayait accès jusqu'au Maître entre des tranchées de bouquins et de dossiers entassés du parquet au plafond, on piétinait une litière de papiers. La découverte d'un document parmi ces stratifications relevait de la géologie.
On ne s'étonnait plus depuis longtemps, dans les restaurants du VIIe arrondissement, de voir vers les quatre heures de l'après-midi, Maurras arriver en coup de vent, la canne agressive et chargé de journaux comme un camelot. Il s'installait pour déjeuner au milieu de la salle déserte et s'étonnait violemment de voir biffés sur la carte les meilleurs plats de midi. Puis il
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plongeait de nouveau dans de mystérieuses besognes. A sept ou huit heures, rue du Boccador, il reprenait enfin le cycle de ses singulières journées.
Que de fois, pendant onze ans, ai-je entendu rabâcher le compte de ce que les fameux retards de Maurras coûtaient au journal ! Sans parler du manque à gagner, l'addition, en plomb, en heures d'ouvriers, en pénalités de messageries Hachette, se chiffrait au bas mot à trois mille francs par nuit. Maurras n'acceptait qu'un salaire de petit reporter. Mais il coûtait, bon an mal an un million, ce fameux million de l'Action Française, éternellement quémandé, toujours obtenu, tout de suite fondu. Maurras, depuis longtemps déjà se réservait le soin exclusif de quêter ces oboles, froidement élevées à la hauteur du premier des devoirs nationaux.
S'il ne se fût agi que du million ! Mais l'Action Française, ratant une fois sur deux les courtiers de province, parvenant souvent à midi aux kiosques des boulevards, et le soir, quand ce n'était pas le lendemain à ses abonnés d'Auteuil ou de Montparnasse, était devenue un journal fantôme. A dix reprises, pour l'affairePhilippeDaudet,pourleSixfévrier,pourlessanctionsitaliennes, pour les grèves de Blum, elle avait connu d'extraordinaires coups de fortune, quintuplant, sextuplant son tirage sur la lancée d'une vigoureuse campagne, débitant brusquement cinq cent mille numéros. Chaque fois, l'incorrigible manie de Maurras avait rompu son élan, l'avait fait retomber à ses fatidiques soixante mille exemplaires. J'ajoute que dans un journal de deux où de trois feuilles, l'énorme superficie accaparée par Maurras ne laissait à peu près aucune place pour une pâture plus accessible, pour des projets capables de nous gagner des lecteurs hors de notre cercle de férus et d'habitués. C'était la condamnation de tout effort et du parti lui-même.
Les familiers de Maurras se sont interrogés bien souvent sur les causes possibles d'un pareil errement. Ceux qui l'ont le mieux connu ont toujours conclu pour son orgueil. Maurras était très vivement pénétré de son génie, et d'un non moins juste mépris pour l'ensemble du troupeau humain. Il n'a jamais eu de foi que dans la puissance de ses idées. Il a tout soumis autour de lui aux singulières conditions de leur épanouissement. Il fallait à tel grand créateur des robes de chambre en soie, un décor de satin pour écrite à son aise, à celui-ci, des flots de café, à celui-là le lit, des volets clos, une chambre tapissée de liège. Maurras, lui, avait gardé comme maints écrivains de vieux plis d'étudiant, renforcés par les moeurs du journalisme, par les horaires imprévus que l'on adopte si volontiers dans ce métier. Il éprouvait cette répugnance devant la page blanche que connaissent la plupart des esclaves de la plume, qui vous fait remettre le labeur inévitable jusqu'à l'instant où l'on est pressuré par la nécessité. Il affectionnait la nuit qui favorise et accélère chez tant de complexions le travail de l'esprit. Il n'avait jamais consenti le moindre sacrifice à ces commodités de sa pensée.
Pour l'élaboration d'une oeuvre purement personnelle, cette intransigeance eût été magnifique. Nous étions nombreux, sachant tout ce qu'elle entraînait, à ne pouvoir nous empêcher d'admirer cette vie de bohème septuagénaire, tout entière dévorée par la pensée. Je la comparais, avec son pittoresque, sa noble pauvreté, aux rites, aux pourchas d'argent, aux beaux complets d'administrateurs, aux emplois du temps de capitaines d'industrie qui remplissaient les semaines et les ans de tant d'illustres gens de lettres. Au milieu de ces bourgeois, les moeurs insolites de notre maître désignaient un grand homme. Avec sa lampe brûlant jusqu'au delà de l'aube, le capharnaüm de son bureau, ses épreuves inlassablement surchargées, Maurras, s'il eût travaillé seul,
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nous eût proposé l'exemple tonique d'une existence à la Balzac, à la Wagner, à la Rembrandt, et par plus d'un côté il en laissera en effet l'image. Mais ce superbe égoïsme devenait une calamité dans une entreprise collective.
Le vieux lion de Martigues, comme celui de Bayreuth, aurait pu répéter fièrement : “ Le monde me doit ce dont j’ai besoin ”. Le fâcheux fut qu'il eût si grand besoin, pour édifier son château intérieur, d'un journal, d'un rassemblement d'hommes, de tous les espoirs qu'il souleva et broya. Quand on porte le combat dans le cours quotidien de la vie civique, c'est pour enlever le succès. Ce succès exigeait la conversion du plus grand nombre à la doctrine de Maurras. Mais Maurras n'hésitait pas à perdre cent mille adhérents possibles, à décourager dix mille convaincus pour mener une pensée à son point de perfection.
Personne n'aura davantage célébré l'action et eu devant elle une attitude plus floue, faite à la fois de dédain et d'embarras. L'action était une figure indispensable de sa rhétorique, à son gré très suffisamment prolongée dans le réel par un remue-ménage plus ou moins factice de prosélytes.
Son ancien disciple, l'historien d'art Louis Dimier a mieux analysé cela qu’on ne le fera jamais dans une espèce de chef-d'oeuvre ignoré : “ Vingt ans d'Action Française ” :
“ La démonstration, dit-il de Maurras, l'enchantait. Elle avait pour effet de servir une passion de domination intellectuelle, la plus forte chez lui, et qui faisait le grand ressort de son existence. En même temps, elle comblait le besoin d'activité d'un esprit que toute autre application trouvait insuffisant...
“ Il avait un pouvoir d'évocation si fort et un sens politique si juste qu'il nous rendait ses inventions présentes et que nous croyions toucher l'objet. Pour lui ce n'était qu'une peinture, dont il repaissait son imagination et charmait sa mélancolie. Il n'avait nul souci véritable, nul besoin organique de la faire passer en fait. Le philosophe Hume a nommé inquiétude, uneasiness, l'aiguillon ressenti par l'homme dans sa machine, qui, tandis que la raison propose, le fait agir effectivement. Maurras manquait de cette inquiétude, ou, si l'on veut, la sienne n'allait qu'à démontrer. Il avait contentement, sa démonstration faite. Son plan de restauration tracé, il suffisait que sa pensée s'y logeât, et, de là, commandât à d'autres.
“ Faire la monarchie, pour lui, c'était cela. Sa doctrine prêchait davantage, mais son instinct, n'allait pas plus loin ”.
Ces lignes et toutes les pages qui les accompagnent étaient sans doute trop pénétrantes, trop pesantes de vérités pour servir dans les à peu près, dans les joutes rapides de la polémique. Aucun adversaire n'en a fait, que je sache, l'emploi qu'on en pouvait attendre.
Il est encore un trait de Maurras que Dimier n'a pas aussi nettement relevé : le refus obstiné, ressemblant fort à une dérobade, de considérer en face les réalités les moins inéluctables. Par là, Maurras aura rejoint souvent ces chevaucheurs de chimères qu'il pourchassa si âprement. Mais j’y reviendrai plus loin, avec d'étonnants exemples à l'appui.
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J'avais une fois pour toutes reconnu que l'Action Française n'était que le support d'un esprit éminent et par bien des points admirable, dont le rôle positif ne justifiait en rien cependant une telle mise en scène. Ce sentiment avait gagné toute la maison. Tout y respirait le dénigrement et la lassitude.
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L'exemple de Maurras entraînait une gabegie, une incurie générales. A son million, s'ajoutaient plusieurs autres millions précipités dans les tonneaux percés de la plus vaine propagande, d’une douzaine d'entreprises aussi stériles qu'insatiables, engraissant un bataillon de fonctionnaires recuits. L'Action Française traînait derrière elle, comme un piller de tripot, un faix de dettes toujoursgrossissant,ellesefaisaitescroqueravecunenaïvetédevieille rentière bigote. Son extravagant budget alimentait à longueur d'année la verve furibonde et superbement soldatesque de deux ou trois lucides et truculents vétérans de ce bobinard, selon leur mot favori, tous du reste d'une fidélité que rien ne pouvait ébranler. L'un d'eux disait de Pujo : “ Il dort vingt heures sur vingt-quatre, et il lui faut quatre heures pour se réveiller ”. Il démontrait dans un monologue célinien et intarissable que lorsqu'on n’est pas fichu de mettre de l'ordre dans un journal, on est assez mal venu de prétendre à l'administration de la France.
On remâchait indéfiniment les fautes commises, les occasions manquées, les truismes familiers en ce lieu : l'Action Française microcosme de toutes les démocraties, en portant chaque tare décalquée à l'envers, - pagaïe financière, jactance, inertie, bureaucratie, - comme ces médecins sombrant à la fin dans les perversités qu'ils traitent, sa prise du pouvoir imaginée comme l'avènement de la plus bouffonne anarchie que la France aurait pu connaître, l'impossibilité pour un pareil journal de survivre à Maurras. Le vieux doctrinaire avait mis en effet un singulier acharnement à faire le vide autour de lui. Que de fois ai-je entendu récapituler la longue liste des exclus, des talents que l'Action Française découragea, compter l'incomparable rédaction qu'elle eût fourni ! Maurras, apologiste passionné de la continuité, s'était refusé tout successeur, avait systématiquement écarté de lui tout candidat à son héritage. Sa confiance par contre allait infailliblement aux personnages les plus falots ou les plus nuisibles, une bande de ratés, de plats flatteurs, voire de vrais gredins à scapulaires. Georges Calzant, odieux butor, s’était vu quinze ans auparavant confier le Quartier Latin alors qu’on y comptait quinze mille monarchistes. Ses grossièretés, ses bourdes, ses mouchardages avaient si bien fait qu'à la veille de la guerre on ne connaissait pas cent étudiants qui restassent vraiment dévoués à notre pavillon. Calzant n'en demeurait pas moins inamovible, couvert en toutes circonstances par Maurras, consulté, approuvé, entretenu grassement par cinq ou six caisses de la maison.
J'avais aimé et admiré l'Action Française réprouvée, excommuniée, engueulant les légats, les cardinaux, le pape, renouant après tant d'autres traditions salubres celle de l'éternel anticléricalisme gaulois, l'A. F. des inénarrables et délicieuses campagnes du “ nonce-espion ”, ou des “ partouzes de Monseigneur Ceretti ”, objet d'abomination pour les pères de familles pieuses et les conférenciers de Saint-Vincent de Paul. Pour tout dire, mon adhésion définitive à sa politique datait d'un soir lyonnais de 1927, après la Rhénanie, où l'un de mes plus chers compagnons de jeunesse entrant quelques semaines plus tard au noviciat des jésuites, et qui m’avait durant des années ennuyé par son maurrassisme littéraire et fédéraliste, m'annonça sa rupture avec cette maison que Rome venait de condamner. Nous fûmes ainsi toute une troupe de parpaillots, qui compensions assez bien la dissidence des porteurs de chapelets.
Ces temps de subversion s'achevaient. Le jour où nous apprîmes le trépas de notre ennemi Pie XI, à la fin de l'hiver 1939, j'examinais avec Maurice Pujo l'importance du titre qu'il convenait de faire sur cette nouvelle. Pujo me dit tout guilleret : “Croyez-vous qu'il faut que nous lui foutions six colonnes, à ce
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pape ? Enfin, si vous y tenez...” Ce fut le dernier mot de l'Action Française schismatique. Depuis de longs mois déjà, devenue vieille dame, elle tournait ses pensées vers le salut de son âme. On voyait de plus en plus à ses visiteurs des tournures bondieusardes. Avec la mort du pape Ratti, une vive animation s'était emparée des cénacles de dévote bourgeoisie qui avaient toujours formé le fonds de la clientèle royaliste. On devinait chez eux la hâte d'apaiser leurs consciences, si longtemps mises à l'épreuve. Maurras portait à leurs propos et à leurs entremises une extrême attention. Durant toute sa vie, ce vieux bohème mécréant et salace, d'une verdeur et d'une roideur de propos inouïes dans le privé, menant dans des rumeurs de sédition une perpétuelle politique de fronde, avait eu le plus étroit souci des convenances sociales et religieuses. On l'avait toujours vu plein de soupçon et de réticences devant une certaine liberté d'esprit et d'allure, qu'elle se manifestât par la couleur d'un costume, par la curiosité des formes littéraires imprévues, par une franche sensualité, une verve épicée ou une appréciation non fardée des théologies. Il écartait finalement ceux qui s'en rendaient coupables pour leur préférer en toute occasion des personnages armés de faux-cols austères, de lauriers d'Institut et de paroissiens romains.
Je me suis souvent interrogé sur cette contradiction. Pour bien s'expliquer sur elle, il faudrait pousser le portrait de Maurras beaucoup plus loin qu'il n'est dans mon dessein de le faire. Maurras se sentait-il obligé par les origines cléricales de l'Action Française, par un système appuyé sur tout l'ordre établi et qui le fit louvoyer si curieusement et habilement entre le refus d'un rôle politique à l'Eglise et l'affirmation qu'il était vain de construire un édifice politique hors du catholicisme universel ? Sans doute ces scrupules sont-ils entrés pour une forte part dans son cas. Mais Maurras y était porté par sa nature autant que par ses calculs. Je l'ai vu dix ans durant, chaque semaine, exercer sur les rubriques littéraires de son journal une censure aussi comique et vétilleuse que celle de l'abbé Bethléem. Il avait devant Baudelaire, Rimbaud, André Gide ou Proust des répulsions non point seulement esthétiques, mais de vieille demoiselle qu'effarouche une peinture un peu crue du vrai.
Cette disposition n’a pas peu contribué à faire de l'Action Française un rassemblement d'abbesses, d'antiques vierges, de dames et de puceaux d’oeuvres, de gentilshommes bretons à bottines et sacrés-coeurs, de vieillards qui ont perpétué jusqu'à notre âge la race des ultras et des zouaves pontificaux. Il restera!t à savoir de quelle utilité pouvaient bien être ces curieux fossiles de notre paléontologie sociale dans un parti qui se réclamait si volontiers de la subversion.
J'ai souvent pensé aussi à ces années de la guerre où André Gide écrivait à Maurras et se rapprochait chaque jour un peu plus de lui. La rencontre n'a jamais eu lieu. Pour qui sait la pitoyable versatilité du grand Gide en matière politique, il est peu vraisemblable que cette rencontre eût été féconde. En 1917, personne ne pouvait prévoir cependant les ridicules avatars de Gide. Mais l'Action Française était faite pour repousser un Gide, et pour attirer et choyer un Le Goffic. La littérature d'Action Française a compté, Dieu merci, quelques autres auteurs, à commencer par le Daudet des grandes années. Mais ce fut toujours en dépit de Maurras, admirable écrivain dans le jet quotidien, laborieux, contourné dès qu'il a voulu viser plus haut, et qui pour les lettres en est resté toute sa vie aux goûts d'un bon professeur de seconde frotté d'un peu de symbolisme.
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En 1938, au sortir de la prison qu'il avait supportée avec un incomparable stoïcisme, Maurras avait bien le droit de souhaiter une réparation éclatante et cinglante pour ses ennemis. Il n'en restait pas moins consternant et fort typique qu'il eût quêté pour cela les suffrages de l'Académie, le dérisoire honneur d'y être accueilli par un Henry Bordeaux, que cette consécration eût tenu dans ses soucis une place immense. Cette soif de respectabilité fut la petitesse de cet homme grand par bien d'autres traits. C'est en justifiant ses préjugés au lieu de les secouer qu'il a été le plus infidèle à sa destinée, s'inclinant devant tant d'hommes qui ne lui arrivaient pas à la cheville, devant tant de poncifs, lui qui fut si souvent l'incarnation de l'audace.
L'Action Française ne devait pas tarder à obtenir son absolution de Sa nouvelle Sainteté romaine, le prudent et melliflu Pacelli. Le Vatican, pour accomplir ce geste réparateur de la plus abjecte avanie, exigea des comités directeurs de la maison une lettre de plat repentir. L'outrance que mit Maurras à proclamer sa gratitude souligna encore cette humiliation.
On hissa rue du Boccador le pavois des grandes victoires. C’était pourtant un bien piètre renfort que celui des cagots qui avaient été assez couards ou assez imbéciles pour obéir au chantage théologal d'un vieux sapajou de politicien en soutane blanche.
Il est vrai que ces alleluias avaient surtout une cause pondérable : on comptait beaucoup, pour franchir quelques échéances pénibles, sur les prochains abonnements des papistes reconquis.
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Durant ces derniers jours de l'entre-deux guerres, pleins des décombres de tant d'entreprises manquées, ne conduisant qu'aux lendemains les plus glacés et les plus noirs, je dressais le bilan de cette vieille Action Française, qui s'en allait par morceaux avec la dislocation d'un monde.
S'ily avait eu pour la France des espoirs de révolution autoritaire, l'Action Française les avait tous tenus dans ses mains. Mussolini, Hitler auraient pu lui envier, à leurs débuts, ses troupes de l'après-guerre, les trois quarts des étudiants du pays, ces milliers d'hommes du peuple, d'officiers, d'anciens combattants. Elle avait le prestige de ses campagnes, de ses prophéties réalisées, de ses écrivains, de ses orateurs, de ses doctrines originales et vibrantes que confirmait avec éclat la mise à l'encan de notre victoire. J'ai dit comment, selon les meilleurs juges, elle s'était sottement égarée dans le bourbier électoral. Mais que cette explication fût la clef de tout le reste ou simplement accessoire, qu'elle fût superficielle ou profonde, qu'il y en eût peu ou beaucoup d'autres ensuite, en tout cas l'Action Française avait échoué sur toute la ligne.
Elle nous avait offert la critique la mieux construite, la plus pertinente, la plus habilement articulée de la démocratie tout entière, hommes, lois, société, éducation, justice. Elle avait surtout, par la pensée de Maurras, relié cette critique à des constantes éternelles de l'humanité et de l'histoire, de la condition véritable des mortels si l'on préfère, dissimulées longtemps sous le fatras du XVIIIe siècle et des romantiques. Ainsi, la tâche antirépublicaine était terminée, les principes égalitaires et libertaires brisés en menus morceaux, leurs racines les plus profondes déterrées jusque dans la pensée de cent illustres bonzes.
C'était un imposant travail. Mais quoi ! Tous les matériaux en existaient épars, bien avant l'Action Française. Nous étions des milliers de garçons,
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antidémocrates de naissance. Sans l'Action Française, n'aurions-nous pas fait cette critique nous-mêmes, plus sommairement, mais beaucoup plus pratiquement ?
Cet étrange parti, à la façade longtemps menaçante, n'avait jamais eu le sens, politiquement décisif, des alliances fécondes et nécessaires. Ses chefs s'étaient toujours signalés, au contraire, par un formalisme pointilleux, une intransigeance sur les doctrines et les disciplines qui rappelaient singulièrement les plus mesquines querelles de leurs adversaires, radicaux et sociaux- démocrates, sans l'emploi roué que ces derniers savaient en faire. Son histoire était semée ainsi d'un chapelet continu de dissidences, et l'addition de ces forces perdues stupéfiait.
Maurras, catholique sans foi, sans sacrements et sans pape, terroriste sans tueurs, royaliste renié par son prétendant1 n’avait été en fin de compte que l'illusionniste brillant de l'aboulie. Il avait rendu son antisémitisme même inopérant par les distinctions dangereuses, la porte ouverte au “ Juif bien né ”, tant de nuances que lui suggérait uniquement son horreur du racisme, seul principe complet, seul critère définitif, mais marqué d'une estampille germanique. A l’action, cette figure de sa rhétorique dont je parlais tout à l'heure, il avait assigné un but, inaccessible, avec défense formelle d'en concevoir un autre, même intermédiaire. Il possédait ainsi la meilleure certitude de n'être jamais importuné par elle et par ses mécanismes, pour qui n’existait aucune place dans sa pensée d'abstracteur phocéen.
Qu'il se fût reposé, pour tout ce qui concernait l'action sur une borne, un boeuf mérovingien tel que l'excellent Pujo, n'était-ce point d'ailleurs une solide assurance prise contre tout risque même accidentel d'action ?
Maurras volontiers platonicien, aura été le révolutionnaire platonique au sens le plus inutilement cérébral du mot.
J'écrivais plus haut que l'histoire de l’Action Française ne serait pas moins complexe et copieuse que celle de Port Royal. Je doute à la vérité qu'il se trouve un bénédictin laïc, un nouveau Sainte-Beuve pour s'atteler à pareille oeuvre, dont l'intérêt ira s'amincissant. Ceux qui ont vécu dans cette maison se sont considérablement exagéré son rôle. Après beaucoup de pittoresque, d'injustices subies, de querelles intestines dont le débrouillage ne mène à rien, et si l'on met à part les vues les plus larges de Maurras sur l'Etat et sur l'homme, pages nombreuses d'un penseur de grand talent et qui illustreront durablement sa mémoire, ce rôle se ramène à un vaste tintamarre autour d'un système fictif, d'une chapelle d'hommes de lettres abouchés avec les derniers spécimens connus du cléricalisme monarchique et qui se retrouveront finalement seuls en face de ces débris, moins les morts. C'est un bien faible appoint à l'édification réelle d'un nouvel ordre. Ce n'est qu'une ride dans les convulsions gigantesques de la planète.
Le passif de l'entreprise est beaucoup plus considérable. Cette élite d'une révolution nationale que l’Action Française avait indiscutablement groupée, n'était venue à elle que grâce à un quiproquo complet, mais exploité avec virtuosité. Les bacheliers turbulents de 1924 devenus les “ fascistes ” de 1934,
1 Le comte de Paris, héritier de la couronne de France, avait rompu avec l'Action Française et publia à cet effet une lettre définitive. L'Action Française ne s'en cramponna pas moins à un royalisme absolument bouffon, dont le principal intéressé ne voulait plus rien connaître.
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les paysans vendéens, bretons, tourangeaux, alsaciens, provençaux qui vénéraient si naïvement Maurras, les jeunes artisans, les petits ouvriers de Paris qui vendaient gourdin au poing son journal, et montaient la garde de ses maisons, avaient mis à son service une somme admirable de fidélité, de sang. Entre les plus résolus de ses adeptes, il n'en était pas un sur mille qui ne fût convaincu que avant l'idéal si lointain de la monarchie, l'Action Française ne visât d'abord à la pendaison de la Gueuse, la substitution de l'autoritaire au parlementaire ; que si elle ne pouvait point réaliser ce programme par ses seules forces, elle serait une des pièces maîtresses de cette révolution. A cet espoir, ils consacraient la générosité de leur coeur, la vigueur du plus raisonnable dégoût, la droiture de leur jugement, leur impatience d'être armés pour la bataille. Mais l'Action Française en avait fait les employés de sa publicité. Les camelots du roi, avec leur cran célèbre, autorisaient son commerce de pseudo conspiratrice. Ils étaient les arguments marchants et combattants soutenant à merveille les volutes de la pensée maurassienne, les figurants en parade sur le parvis d'une cathédrale d'étincelants sophismes. On ne pouvait être victime d'une pire duperie. L'art des chefs royalistes avait été de la draper beaucoup plus intelligemment que celle des autres sectes.
Il faut avoir connu de près ces garçons des faubourgs et du Quartier Latin, défendant leurs fleurs de lys à deux contre quinze rouges, risquant joyeusement la prison, l'hôpital, le cimetière, leur enthousiasme à la veille du 6 février, ces gamins qui, dans la nuit de la Concorde, sous les sifflements des balles, à trente pas des mousquetons, lançaient posément des cailloux sur les casques des gardes mobiles. Et je ne parle pas de ces foules d'humbles gens, de minuscules rentiers, de pauvres veuves, si fiers de participer eux aussi à la grande lutte, d'apporter leur obole au trésor de la France future, et rognant inlassablement leurs derniers écus, sacrifiant leur café, leur tabac, leur sucre, leurs livres pour combler en fait l'éternel gouffre à millions creusé par Maurras, offrir au Maître les aises de son désordre et de ses caprices. Ces pensées, lorsqu'elles étaient particulièrement vivaces, me faisaient rougir de honte, comme si j'eusse été moi-même complice de cette escroquerie en n’ayant pas le courage de la dénoncer.
L'Action Française avait gaspillé frivolement, laissé tomber ce magnifique levain. Les adolescents de deux générations étaient accourus à elle, débordants de la confiance la plus ingénue, ne demandant qu'à être commandés. A la place de la décision, ils avaient trouvé bientôt l'inertie bavarde et brouillonne, à la place de la discipline, les catégories entre bons et mauvais esprits qui régnaient dans les collèges des Pères dont ils venaient de sortir, - les mauvaises notes désignant immanquablement le talent et la hardiesse - avec toutes les moeurs mouchardes que cela comportait.
Le journal de Maurras accusait sans répit et non sans d'excellentes raisons les modérés de toute espèce d'endormir les nationaux, de les faire moisir sous cloche, pour le grand bénéfice de la Troisième Putain. Mais ce n'était qu'une jalousie de boutique, une dispute de clientèle. Dans la réalité, l'Action Française n'a pas moins paralysé ou garé ses militants que toutes les autres ligues de pieds-gelés et de pisse-froid. Ses torts ont été plus graves car les hommes qu'elle chambrait ainsi étaient les meilleurs.
De leur patriotisme ardent, elle a fait trop souvent un chauvinisme étriqué et archaïque. Elle a professé ex cathedra sur l'Allemagne des notions très souvent erronées et quelquefois purement conventionnelles. La politique franco-allemande qu’elle inculquait à ses disciples avait été très tôt après la guerre vaticinante, parfaitement chimérique dans l'état de nos forces, à courte
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vue, considérant toujours le monde d'après un gabarit suranné, voulant ignorer les bouleversements irrémédiables entraînés par le massacre de quatre ans. ElIe enferma ainsi durant des années maints esprits dans des compartiments étouffants, dont ils ont eu le plus grand mal à sortir, quand ils en sont sortis.
Beaucoup d'hommes jeunes de ce temps, pour avoir passé par les mains de l'Action Française, sont demeurés désabusés, désorientés, ayant traversé trop de rives. Nombre de ses exclus, de ses évadés, qu'elle a poursuivis de son talent le plus aiguisé, ont traîné après eux des casseroles d'épithètes poivrées qui les discréditaient le plus souvent sans la moindre justice. D'autres encore, à qui plus d'un de mes amis et moi-même ressemblons comme des frères, elle a fait les spectateurs clairvoyants d'une tragédie, mais des spectateurs impuissants, à qui elle barrait l'entrée de la scène.
Etait-ce là une saine école de politique ?
Certains de ses plus justes principes ont pu connaître une grande fortune dans le monde. La belle jambe que cela nous fait ! jusqu'ici, ils sont restés lettre morte pour le gouvernement de la France, qui seul nous importait.
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CHAPITRE VII DUELS DE COCUS
Il m'avait suffi de quelques semaines de travail quotidien à l'Action Française pour me faire comprendre à quel point l'anarchie et la routine y étaient irrémédiables.
J'en découvrais des détails qui jusque-là m'avaient échappé. Maurras consacrait chaque nuit deux énormes et illisibles colonnes de son article à une certaine rubrique “ De nos amis à nos amis ”. Il s'y affirmait tenu par ses obligations de quêteur, par la nécessité de rappeler aux militants leurs devoirs financiers, de congratuler les souscripteurs et de provoquer ainsi leur généreuse récidive. Mais en plomb, en ratures, en paie d’ouvriers, en frais de retard, chacune de ces chroniques alimentaires dévorait deux fois les subsides qu'elle pouvait rapporter. Cela touchait au délire.
Tout allait à l'avenant. Les rédacteurs dont j'avais à diriger l'équipe croupissaient dans une paresse sereine. Pourquoi eussent-ils cherché à la secouer ? Ils étaient appointés ridiculement, la politique des salaires, dans la maison de “ l'Avenir de l'Intelligence ”, consistant à payer 150 francs par semaine la critique littéraire et à engraisser fastueusement les chauffeurs, les clicheurs et les balayeurs. Ils étaient mieux placés que personne pour connaître la vanité de tout effort dans l'orbe de Maurras. Le plus cossard de tous, le plus fantomatique était, certainement Talagrand, dit Thierry Maulnier, traînant son long corps d'escogriffe à lunettes avec une mine indicible d'ennui. Assez bon connaisseur en matière de lettres, il venait de terminer une Introduction à la Poésie française, trop abstraite, mais ingénieuse. Il était chargé à l'Action Française de tout un service de dépêches sans y consacrer plus d'un quart d'heure par jour. A l'instar de Maurras, les secrétaires de rédaction ayant à leur tête un charmant funambule, Bernard Denisane, se gardaient d'apparaître au “marbre” avant minuit. Le successeur de Bainville à la politique étrangère, un aimable fantaisiste du nom de Le Boucher, entreprenait à deux heures du matin, à coups de citations piochées dans les manuels de l'Ecole des Sciences Politiques, un commentaire à des événements de l'avant-veille. Tout le reste allait à l'avenant. La confection entière du numéro était en fait abandonnée à un ou deux ouvriers, d'ailleurs plus entendus dans leur besogne que les soi-disant journalistes, et surtout au chef d'atelier, mon ami Louis Blin, dont on voit la barbe en pointe, face à celle de Maurras, dans une photographie célèbre, superbe cabochard, d'une humeur aussi intraitable qu'était infini son dévouement. Il se prévalait de celui-ci, non sans raison, pour renvoyer vertement Pujo à ses songes de loir s'il se permettait de risquer sur sa besogne un timide coup d'oeil.
Les deux poings au menton, durant des heures mortellement vides, je me demandais ce que je foutais encore parmi les extravagants vieillards du Boccador.
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Mais tandis que l'Action Française somnolait, le destin courait au pas de charge.
Les Allemands, indulgents pour les malheureux défenseurs de la paix française, ont convenu qu’en s’emparant de la Tchécoslovaquie, Hitler nous mettait dans une bien épineuse position. Il est vrai.
J'ai cependant une petite preuve qui me revient à la tête de ce que l'on aurait pu encore si on l'avait sérieusement pensé et voulu. Le lendemain de l'entrée des troupes du Reich à Prague, je faisais une causerie devant la section d'Action Française du Vésinet. J'étais très agité, en proie à cette fièvre du possible et du probable qui s'empare si vite des journalistes dans les gros événements. J'avais mes poches remplies de dépêches encore inédites. Je devais parler des Juifs. Je crus bon, honnête cornard d'Aryen, pourtant averti, mais dix fois pris, dix fois refait, d'annoncer que je ne le pouvais plus, que le cas juif passait au second plan devant les nouvelles dont j'étais porteur. Je vis la déception allonger tous les visages. Je battis l'alarme de mon mieux, je m'évertuai à brosser un orageux tableau du pangermanisme en marche, de la guerre qu'il allait peut-être déclencher demain. Mais mon auditoire ne se dégelait pas. Ces honnêtes bourgeois, tous nos solides disciples, dûment catéchisés, se contrefichaient de Prague comme d'une coquille de cacahouète, dans la conviction où nous les avions mis que la Tchéquie était vouée à une déconfiture fatale et qu'elle ne valait pas l'oreille d'un tirailleur sénégalais. Quant aux pétroles roumains, puisque nous n’en avions que faire, pourquoi empêcherait-on les Allemands d'y puiser ?
Les patriotes du Vésinet ne se sentaient aucun goût pour affronter les divisions hitlériennes. La chasse à l'ennemi juif leur paraissait bien autrement commode et fructueuse. L'arrivée des S.S. à Munkatchevo les dérangeait beaucoup moins que celle d'un nouveau dentiste hébreu à leur porte. Ils étaient d'une impeccable logique, tandis que leurs informateurs déraillaient.
De Dunkerque à Perpignan, nous aurions encore pu réunir beaucoup de leurs semblables. Mais les cadres du nationalisme pacifique s'effritaient. Notre combat durait trop, et sur nos adversaires de plus en plus nombreux et frénétiques, nous ne marquions toujours aucun avantage qui pût nous réconforter.
C'eût été cependant, ou jamais, le moment d'affirmer une froide et lucide politique, de démasquer la grande pensée : l'orient slave à l'Allemagne, elle y a droit, nous nous en lavons les mains, et ce sera tant mieux pour l'Europe. Mais l'heure venue d'en faire ouvertement la doctrine de la France, nos nerfs ébranlésvibraientsousl'empired'unsentiment,d'uneimage.Moi-même, j'avais été obsédé plus de deux jours par la photographie d'un convoi d'artillerie allemande en Slovaquie, sous un ciel de neige, s'enfonçant au trot de ses grands chevaux on ne savait plus où vers l'Est.
Maurras, tout occupé à montrer que la disparition de la Tchéquie n'aidait aucunement une entreprise militaire, nous donnait bien chaque matin son exemple de sang-froid. Mais sa vieille leçon d'anti-germanisme nous remontait à la tête par bouffées. Quel sens cet anti-germanisme conservait-il si dans de telles journées il baissait pavillon ? On nous rabâchait : “Si vous laissez les Allemands se tailler un empire jusqu'en Russie, ils vous retomberont ensuite sur le dos avec un poids double, et ce sera l'écrasement. Non, on ne peut leur laisser faire un pas de plus.” Nous scrutions notre conscience, en braves hommes de Français, élevés dans la légende de Napoléon, de Soixante Dix, de la Marne et
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de Verdun, de naïves idées de coalition se levaient en nous. Si l'on s'y décidait, n'arriverait-on pas à être les plus forts ?
Nous n’avons point à renier ces réflexes de notre race. Mais la France n'était pas davantage en état de se les permettre qu’un grand malade arraché de son lit par un sursaut d'énergie ou de colère, et qui risque d'y succomber.
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Pour moi, ma flambée belliqueuse dura bien une semaine. Puis le feu tomba. Rien de neuf n'avait surgi dans le scénario habituel : l'Allemagne remportant brusquement, méthodiquement, un colossal avantage, la conscience universelle jetant sa clameur morale et juridique, puis retournant à son bafouillement, à ses manoeuvres tortueuses et toujours avortées. Je haussai les épaules, me jurant bien de ne plus jamais me laisser reprendre à mes vieux mouvements gaulois.
L'Italie, le Vendredi Saint, entrait en Albanie avec un énorme déploiement d'hommes, d'avions et de cuirassés. L'exploit était mince. Mais les brocards indignés de presque tous mes meilleurs camarades m'agaçaient. Après tout, les Italiens s'étaient emparés de quelque chose. Nous n'aurions pas été fichus d'en faire autant.
Le nouveau pape, décidément inoffensif, se révélait en répandant par les ondes un flux de bondieuseries dignes d'un nonnain chlorotique. La France manifestait son union sacrée en réélisant le mannequin à gibus Lebrun. J'en avais, pour mon compte, plein le dos. Je n'éprouvais plus le besoin de signer une seule ligne politique. Je reprenais des livres qui parlaient d'un autre temps, d'autres hommes, du vagabond Rimbaud à la poursuite de ses visions, de Stendhal baguenaudier et se palpant l'âme, de Flaubert sacrant et gémissant sur la prose de sa Bovary. Je rouvrais des manuscrits inachevés, j'avais envie de flâner des jours entiers au Louvre devant Corot et Cézanne, d'écrire une longue histoire sur l'amour et sur Dieu.
Voilà bien un beau révolutionnaire ! J'en conviens volontiers. Je n'étais sûrement pas le seul dans cette humeur. Je ne cherche pas à nous excuser, mais à nous expliquer. Nous étions jeunes, passionnés, nous avions eu de bouillants désirs et de furieuses répugnances. L'état de notre pays nous contraignait à vivre au milieu de vieillards méchants, jaloux de notre flamme, radoteurs, affaissés, ou bien encore de blasés, de déçus. Ils s'étaient tous employés à détruire nos espoirs, casser nos élans. Nous ne pouvions échapper à leur cercle. Nous n'éprouvions plus qu'un écrasant ennui.
Mon sentiment le plus net était une admiration grandissante pour Hitler. On me reprochera en 1942 comme une flagornerie ce mot, qui paraîtra si naturel dans dix ans. Peu importe. Je préfère être insulté que de commettre une impropriété de langage ou de me donner le ridicule d'une circonlocution. Du nouveau hourvari le Führer seul sortait encore vainqueur, assis sur une conquête positive et solide, affirmant devant un monde de larves la vigueur de ses muscles et de sa volonté. Je me faisais clairement ma religion sur son dernier coup. Les démocraties judaïques et ploutocratiques assiégeaient l'Allemagne, elles étranglaient son commerce, elles avaient coupé sa banque du monde entier. Elles nous la baillaient belle avec leurs cris de vertu violentée, lorsque leur ennemie écartait l'étau et trompait le blocus en s'annexant sans dommage des biens forts réels. Tel était en effet le fin mot de cette colossale et inextricable querelle. Mais en l'écrivant, un Français eût signé son bannissement moral. Les plus intrépides osaient à peine se le confier entre eux.
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La clarté se faisait complètement pour quelques Français sur le Troisième Reich et sur la vérité de ses plus énergiques thèses, sur les moyens d'une fructueuse entente avec lui. Mais il était trop tard.
Je viens de remuer longuement une montagne de journaux de ce printemps et de cet été qui ont engendré la guerre. Le bellicisme triomphant a tout envahi. De l'extrême-droite à l'extrême-gauche, c'est la même répétition de caricatures haineuses et stupides, les mêmes leitmotives sur la gravité et l'urgence de l'heure, sur la barbarie à croix gammée, sur l'organisation de notre défense à tout prix. Les journaux nationaux cherchent toujours à se disculper en multipliant les charges les plus grossières sur le chef de l'Allemagne, sans que les journaux juifs fassent grâce d'une seule injure à ces suppôts de la croix gammée. On étale scientifiquement les faiblesses de la Germanie. Pour parler de Hitler et de Mussolini, le mot le plus courtois est celui de flibustiers. On mène un bruit énorme autour de la “résistance” tchèque. M. Heinrich Mann, honorable émigré, nous apprend que l'Allemagne entière est dressée contre le nazisme. M. André Tardieu, oubliant qu'il a fabriqué Versailles et lâché Mayence, donne les verges au dernier carré des Munichois. Les Français ont dix années d'avance sur les fortifications du Reich. La ligne Siegfried a fondu sous une crue du Rhin. C'est “le réseau du bluff”. Elle a été construite “à la manière des pavillons pour exposition internationale”. C'est une entreprise à grand spectacle, ordonnée par la mégalomanie de Hitler, mais dont l'état-major de Berlin sait bien qu'elle n'offre aucun intérêt militaire. On ne veut plus l'appeler “ligne Siegfried”, un nom qui porte malheur depuis les offensives de 1918. Ce sera le Westwall, le barrage de l'Ouest: un barrage qui fait sourire les techniciens.
Au temple du dieu Mars anglo-juif, c'est à qui s'empressera d'apporter sa pierre : mensonges, insanités, insultes, lieux communs.
Notre brave Je Suis Partout lui-même lâche la rampe. Le crédit qu'on a ouvert à Daladier dure toujours. On s'interroge sérieusement sur son “expérience”. On le félicite d'oeuvrer avec ténacité au redressement français. Il est sobre, pondéré, réfléchi, il a un ton humain. On l'oppose aux dictateurs, ces maniaques gesticulants, prolixes, et que Pierre Gaxotte une fois pour toutes juge assommants. L'Allemagne est énervée, inquiète, la France calme et résolue.
Céline, notre grand Céline, vient d'écrire un livre qui apparaîtra deux ans après d'un sublime bon sens, L'Ecole des Cadavres, sa plus magnifique prophétie, plus vaste encore que ses fameuses Bagatelles. Tout y est dit et prédit. Ferdinand envoie au bain Maurras, “lycéen enragé”, “Maurras, vous êtes avec les Juifs, en dépit de vos apparences”. Il vitupère l'Union Nationale, “astuce admirable, apothéose fossoyante”, la féroce Angleterre : “L'ennemi est au Nord ! Ce n'est pas Berlin ! C'est Londres ! La Cité ! Les Casemates tout en or ! La Banque d'Angleterre avec ses laquais framboise, voilà l'ennemi héréditaire.”
“Moi, s'écrie-t-il, je veux qu'on fasse une alliance avec l'Allemagne et tout de suite, et pas un petite alliance, précaire, pour rire, fragile, palliative ! quelque pis aller !... Une vraie alliance, solide, colossale, à chaux et à sable... Je trouve que sans cette alliance, on est rétamés, on est morts, que c'est la seule solution. “On est tous les deux des peuples pauvres, mal dotés en matière
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premières, riches qu'en courage batailleur. Séparés, hostiles, on ne fait que s'assassiner. Séparés, hostiles, côte à côte, on sera toujours misérables, toujours les esclaves des bourriques, des provocateurs maçons, les soldats des juifs, les bestiaux des Juifs. Ensemble, on commandera l'Europe. Ça vaut bien la peine qu'on essaye.”
Nous admirons fort la magnifique épigraphe : “Dieu est en réparation”. Mais devant tout le reste, les céliniens fervents de Je Suis Partout se voilent la face ou haussent les épaules. Ferdinand exagère. Il devient le monomane de l'injure. C'est décidément un anarcho.
Le seul article pensé et ferme de ces mois lamentables est signé chez nous par Robert Brasillach, écrivant en avril que si les fascismes étrangers menacent, c'est par le fascisme français qu'il faut leur répondre et non par la démocratie. Mais a-t-on jamais eu moins de chances d'abattre de l'intérieur la démocratie française ? Au reste, huit jours plus tard, Gaxotte rétablit bien vite l'équilibre : “Nous avons perdu la Tchécoslovaquie qui ne représentait pas grand' chose. Nousavons,enrevanchegagnélaPologne...quireprésenteuneforce militaire, une cohésion et un patriotisme infiniment supérieurs”. Qu'est-ce donc, que ce “ nous ”, sinon la démocratie en croisade ? Gaxotte, dans le privé, ne le dissimule pas. Comme il est loin, l'ami vibrant, le pacifiste résolu de septembre ! Il vient de nous rabrouer, parce que nous nous obstinions, avec notre ami Cousteau, expert des affaires américaines, à traiter Roosevelt de faux frère et de vieille bête. Il estime que Roosevelt est désormais infiniment précieux, que lorsqu'il nous enverra ses avions et ses canons, nous lui tresserons des couronnes, que quiconque peut nous servir contre l'Allemand est tabou, que l'allié juif lui-même doit être ménagé. Et voilà le terme du Patriotisme lorrain.
Cette versatilité de Gaxotte est pour moi et plus d'un de nos amis une noire déception. Un vrai politique ne saurait être sujet à ces caprices lunaires, chanceler ainsi sur ses bases au plus fort du combat. Gaxotte était le meilleur, le plus écouté, le plus connu de nous tous. Il nous faut maintenant le renier dans notre cœur.
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La grande querelle du moment est pour ou contre l'alliance russe. C'est le champ clos où l'on s'affronte le plus rageusement. On y appelle tout à la rescousse, le droit, la géographie, l'histoire, le pétrole, la morale, Raspoutine, les Baltes, l'Ukraine autonomiste, l'amiral Avellane et les Karamazoff.
Les arguments des nationaux ne manquent pas de poids. Ils jugent sur la réalité soviétique, faite de cautèle orientale, de haine pour nos vieilles sociétés. Ils n'ont pas de peine à demander sur quelle frontière l'U.R.S.S. pourrait bien attaquer l'Allemagne, puisqu'elle ne lui est contiguë nulle part. Ils savent la répugnance que le communisme inspire à ses proches voisins, et que la Roumanie comme la Pologne, redoutent une telle assistance à l'égal du pire fléau. Ils n'ont pas oublié les rapports réguliers que Moscou a toujours conservés avec Berlin, et, grâce aux documents de Reinach-Hirtzbach, ils pourront annoncer, trois mois à l'avance, la conclusion du pacte germano-stalinien.
Ils se trompent sur le potentiel de I'armée rouge avec une lourdeur digne d'un breveté du Deuxième Bureau. Ils écrivent et disent tous sur ce sujet - ce que j’ai moi-même écrit, dit et plus encore pensé - un certain nombre de sottises qui seront propres à leur inspirer quelques salutaires réflexions sur la faillibilité
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des meilleurs prophètes lorsqu'ils ne descendent pas des cieux. Leur erreur n'est pas aussi monumentale qu'on pourrait le prétendre. Ils ont raison sur l'incurie slave, aggravée par la gabegie du marxisme d'Etat. L'avenir montrera qu’avec la masse inouïe d'hommes et de matériel dont ils disposent, les Soviets auraient dû en bonne logique, écraser l'Occident, s'ils n'avaient été justement les Soviets, c'est-à-dire de grossiers barbares. Mais les anti-russes de chez nous demeurent d'une ignorance vraiment étrange sur l'énormité de cette masse. Avec tout ce qu’ils connaissent de la férocité stalinienne, ils ne soupçonnent pas ce fantastique asservissement de cent-soixante millions de misérables automates aux tours d'obus et aux chars du tyran. C'est cependant un phénomène dont la réalité pèse un peu plus dans la balance que les plaisanteries sur les parachutistes et les moustaches de Boudienny.
Les Moscovites de Paris obéissent avant tout à cet irrésistible penchant pour le marxisme que j'ai déjà décrit et qui émeut sans exception toutes les bedaines démocratiques. Les zozos tricolores suivent en grosse troupe, conquis par les raisons militaires du cavalier Kerillis, mêlant harmonieusement dans leurs espérances patriotiques le sabre, le goupillon, la faucille et le marteau.
Cette pente d'affection est le grand ridicule du clan russe. Il ne s'imagine point autrement que chéri et choyé de Moscou. Du ministre au métallo, il tient l'U.R.S.S. pour sa soeur de pensées. Sur la barricade de l'antifascisme, sa place est réservée, une place d'honneur.
Pourtant, dans l’absolu, il s'en faut de beaucoup que le plan des Moscoutaires soit aussi dérisoire que ses adversaires le prétendent. C'est par l'exécution qu'il pêchera grotesquement. En soi, il mériterait au moins une réfutation plus serrée. Mais il faudrait alors lâcher les mots prohibés. Les démocrates ourdissent contre Hitler une coalition monstre. Il est de bonne guerre d'y convier la Russie, en remettant à son poids énorme le soin d’entraîner ses voisins. Il n'est pas interdit de se vouer frénétiquement à un dessein aussi vaste, qui réunirait toutes les chances d'abattre le Reich, et de s’exaspérer des obstacles qu'on lui suscite à chaque instant.
Les nationaux protestent que l'alliance russe, c'est la guerre, et lancent inlassablement aux gribouilles à cocardes cette évidence : les Soviets ne s'engageront dans un pareil conflit que pour atteindre leur objectif suprême, si souvent défini, la révolution universelle. Mais ces nationaux s’arrêtent au milieu de leur argumentation. Ils n'osent pas dire que désormais toute guerre contre l'Allemagne ne peut plus être engagée avec l'espoir de vaincre sans l'ignoble partenaire asiate, et que notre triomphe serait bien davantage encore le sien, c'est-à-dire notre anéantissement. Ils ont perdu jusqu'à cette cohérence verbale qui est demeurée longtemps leur privilège. Au vrai, les nationaux complotent eux aussi la battue à l'hydre hitlérienne. Mais ils entendent y avoir des invités de leur choix. Maurras, au lendemain de l'incident albanais, a retourné contre le mur le grand portrait de Mussolini qui, depuis des années, veillait devant son bureau, entre une déesse grecque et un béret rouge de requete. Cependant, sous chaque feuille de ses articles, il tend encore la main au dictateur latin. Cette persévérance n'est-elle pas aussi chimérique que celle des pèlerins passionnés du Kremlin ? Avec Rome, on s'observe maintenant de créneau à créneau. La France officielle ne fait plus aucune distinction entre le Duce et Hitler. L'Italie riposte en affichant pour nous, un dédain monumental. Elle vient en grande pompe de mettre le dernier écrou à son alliance avec le Reich. De quel prix ne faudrait-il pas payer la rupture d'un pacte aussi étroit ! Loin de parler de prix, Maurras revendique. A son ordinaire, il reconstruit le
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monde du haut d'un empyrée. Ainsi le meilleur de la pensée française s'en va en fictions algébriques, en fumées de littérature, en peau de balle et variétés.
Nos quêteurs d'alliances sont pareils à de vieilles filles flétries qui se prennent au chignon sur les mérites des mâles de leur choix. Ces époux présumés leur éclateront au nez de rire, et la veille de la noce, le moujik adoré se déclarera, pour Germania. Les rivaux n'en seront pas pour cela réconciliés, et le dépit aigrira encore leur dispute.
Du bout de nos trente mois de guerre, de drames inimaginables et pour ne parler que des Français, quel tournoi de cocus aux yeux bandés, se mentant les uns aux autres à chaque mot !
Le plus grave est ceci : tandis que ces gentillesses se déroulent, l'Angleterre, souveraine maîtresse, mène en toute quiétude son jeu sournois. Incertaine en septembre, elle a maintenant opté sans retour pour la guerre, par la décision de ses banquiers, de ses affairistes, de ses juifs, de son clergé. Le vaudeville nous masque cette tragédie et le vrai criminel. Il est exact que tous nos russomanes sont bellicistes. Mais les féaux de Londres le seraient-ils donc moins ? Comment les départagerait-on les uns des autres ? Nous tirons sur l'épouvantail, mais nous laissons l'incendiaire se promener, torche au poing. Dans toutes les listes de vendus que nous brandissons, il a été décidé que c'était l'or de l'Oural qui réglait les chèques. Car les Bolchevicks sont lointains et aisés à honnir. Pourtant, c'est en sterlings que Kerillis est payé. Mais personne n’oserait démasquer une trahison que solde la monnaie de l'entente cordiale.
Les agents de Staline que nous traquons sans merci sont un menu fretin, une piètre valetaille. Sur les agents d'Albion, armés de toutes les puissances, les polémistes les plus déchaînés restent muets. On se bat pour aller ou ne pas aller à Moscou. Mais personne ne dit que c'est Londres qui nous y traîne. On s'acharne sur Buré, plumitif marron qui n'a pas cent lecteurs, limace de chancelleries qui n'enfle son rôle que de nos insultes. Mais on ne se permettrait pas de dénoncer Elie Bois, vassal de la City qui travaille sur plus d'un million de citoyens.
Les docteurs les plus fins ne subodorent rien dans le périple de Sa Majesté Britannique, qui va s’assurer avant le grand massacre de son dominion canadien, comme elle s'est assurée, un an plus tôt, de son dominion de France. L'amitié insulaire est passée au rang des thèmes sacrés. Le mariage indissoluble des deux empires est une matière de catéchisme. On nous invite à l'enthousiasme devant le pompeux prélude au casse-pipes, les conciliabules, les voyages des lords amiraux et des sirs maréchaux, les parades des Scotch Guards et de la Home Fleet, le juif Hore Belisha, ministre de la guerre londonien, passant à Paris le 14 juillet la suprême revue des troupiers de France, vérifiant s'ils sont bons pour le service de son gracieux Roi. Thierry Maulnier ébloui juge l'effort militaire de John Bull grandiose. A l'énoncé des tonnes de bateaux que l'Union Jack va couvrir, le coeur du Frenchman est palpitant d'orgueil. Les plus farouches réfractaires, ceux de Je Suis Partout, se couvrent de périphrases pour rappeler timidement aux magnifiques gentlemen que la guerre se fait aussi avec de la piétaille. Lorsque Londres condescend à un simulacre dérisoire de conscription, la France d'une seule voix entonne un péan de gratitude.
Maurras se garderait bien de reprendre ses admirables phrases d'autrefois sur l'Albion non moins “éternelle” cependant que l'Allemagne :
...Le rôle égoïste et rapace de l'aristocratie britannique (1903).
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- L'Angleterre si conservatrice pour elle-même, a semé la révolution et la guerre dans le monde entier. Il ne serait pas impossible qu'elle finit par voir lui revenir quelques-uns des fruits de cette semence (1909)
- L'Anglais comprend l'indépendance des autres ; mais dès qu'il a senti chez quelque animal le goût de l'asservissement, il excelle à le seller, à le brider, à le monter et à l’éperonner sans merci (1921).
...Le vrai est que l'histoire de l'empire britannique n’honore ni la paix universelle, ni l'esprit de l’homme, ni la conscience morale (1923).
Tout ce qui a un nom dans l'Action Française défile régulièrement, avec une candeur parfaite, à la table du major écossais Ruxton, si grand et cher ami de la maison, agent supérieur de l'Intelligence Service, en mission permanente auprès des nationalistes parisiens.
La mobilisation de l'automne précédent a étalé à tous les regards une pagaïe inique, la nullité de l'intendance, des centaines de milliers d'hommes parqués pêle mêle et qui de huit jours n'ont fait que lire le journal, accroupis sur leurs talons dans un coin d'usine ou de garage, sans vivres, sans effets, sans même avoir soupçonné à quel régiment ils pourraient appartenir. Les Munichois ont crié à tous les vents que notre aviation était anéantie, notre D.C.A. inexistante, nos blindés embryonnaires. Personne n'en souffle plus un mot. Par une sorte de convention tacite, il est entendu que l'armée a miraculeusement bouché ses trous, refondu tous ses services, qu'il a suffi de neuf, dix mois pour que de marmiteuse et fourbue de vétusté, elle devint étincelante et invincible comme le bouclier d'Ajax, que chars et bombardiers ont surgi au printemps, innombrables, comme des asperges. On ne peut pas dire, hein ! que M. Daladier n'a pas représenté dignement et sobrement la France dans son périple méditerranéen. En Tunisie, vous avez pu le voir, il a passé en revue au moins dix escadrons de spahis. Quelle héroïque poussière ils soulevaient sur l'écran ! Il n'yavaitpasseulementdeschevaux:descharsaussi,onena peut-être compté cinquante. Et quel beau plan de ce vieux médaillé marocain ! Au 14 juillet, il a peut-être défilé dans Paris douze mille hommes, des zouaves en culotte rouge, des turcos jonquille et bleu d'azur, des alpins avec des skis, des nègres et des Tonkinois en culottes courtes. Et on en a fait un film en couleurs, avec toutes les couleurs. Ah ! les chemises brunes trouveront à qui parler.
Le général Weygand, au début de juillet, s'écrie à Lille en présidant un grand congrès hippique : “Je crois que l'armée française a une valeur plus grande qu'à aucun moment de son histoire. Elle possède un matériel de première qualité, des fortifications de premier ordre, un moral excellent et un Haut-Commandement remarquable. Personne chez nous ne désire la guerre, mais j'affirme que si on nous oblige à gagner une nouvelle victoire, nous la gagnerons”. Qui se permettrait de glisser le plus modeste doute dans les assurances que nous verse l’illustre soldat ?
Jusque chez les plus francs, les plus violents, les plus lucides, tout n’est que faux-fuyants, fictions, battage, amusements du tapis dérobades devant l'essentiel.
Un seul homme, une seule fois, perce cette lourde vapeur, touche du doigt l'offensante réalité, pose la question interdite, c'est-à-dire la seule qui vaille une réponse. Marcel Déat demande : “Faut-il mourir pour Dantzig ?” Il soulève une pieuse indignation, comme si une obscénité venait de profaner bruyamment la chapelle où les croisés des prochaines batailles font dévotement leur veillée d'armes. On s’interdit de répéter, même pour l'abominer, un aussi épouvantable
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sacrilège. Les plus hardis munichois de septembre 38 se gardent de pénétrer dans un débat subversif à ce point.
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II
LE CAMP DES PITRES
CHAPITRE VIII
LE TONNERRE D’AOÛT
J’étais allé passer mes vacances dans un petit village alsacien, à la crête des Vosges, juste au-dessus de Riquewihr, muni d’une valise pleine de littérature à lire et à écrire. Le journal d'André Gide qui venait d'apparaître dans son entier, si passionnant, si pénétrant, rempli d’un si profond souci de sincérité, avec d'année en année le retour d'une invincible séquelle de christianisme et les jobarderies puritaines en résultant, m'emmenait fort loin de lord Halifax et du couloir polonais.
Ma grande affaire avait été aussi d'aller à Genève, avec mon ami Georges Hilaire, pour rendre une enthousiaste visite aux tableaux du Prado, de suivre encore une fois un de ces pèlerinages cosmopolites aux grandes oeuvres humaines, qui restent dans notre siècle un des signes les moins discutables de la civilisation.
A Paris, cependant, la campagne contre les “hitlériens français” redoublait de rage. Les postes de radio juifs, de mèche avec les journaux communistes, Ce soir et l'Humanité, annonçaient l'arrestation de Gaxotte et de Brasillach. Gaxotte, incontinent, se décidait à un voyage de six mois pour les Indes. Il partait, il était parti. Un misérable voyou de presse du nom d’Henri Jeanson, quijouait les grands pamphlétaires dans les bandes d'intellectuels anarchisants, s’empressait de m'envoyer ce télégramme : “Ainsi, vous touchiez à Je Suis Partout de l'argent d'Hitler. Mes compliments. Mais avouez que chez vous l'argent n'a pas d'odeur”. La postière, depuis, me vouait une muette horreur.
Le 15 août approchait sans que des périls plus sérieux qu'à l'ordinaire se dessinassent. La querelle de Dantzig s'aigrissait dans le lointain. Les revendications allemandes étaient si justifiées, si logique un correctif aux imbéciles fantaisies de Versailles dans ce coin-là, la Pologne militaire, catholique, antisémite et antirusse tellement hors du circuit des démocraties, que je ne pouvais croire à une menace tragique sortant de cet épais nuage. Je me fiais à la décrépitude des vieux régimes, qui glapissaient, tempêtaient du fond de leurs fauteuils de gâteux, mais paraissaient bien avoir les moelles trop gelées pour en sortir. Nous ne pouvions plus dire que nous fussions réellement
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en paix. Mais j'aurais bien parié que pour cet été encore nous éviterions la vraie guerre.
Aumilieudesprotestationsdesnationaux,unemissionfranco-anglaise était enfin partie pour Moscou, le général Doumenc en tête. La conférence promettait de s'éterniser, vaine et fastidieuse, dans le pur style genevois.
D'interminables pluies m’avaient décidé à brusquer mon retour pour Paris. J’étais revenu par Strasbourg dont jamais l'aspect de capitale vivante ne m'enchanta autant. J'avais accompli mon tour rituel au Rhin, rêvé sur ses berges dans la nuit tombante. Pas une voiture, pas un piéton sur l'énorme pont de Kehl. Rien que des soldats, des drapeaux, des armes. On entendait grincer les freins des automobiles badoises. Cependant la vie de cette autre rive était aussi lointaine pour le commun des Français que celle d'une autre planète, le fleuve qui la séparait de nous presque aussi infranchissable que les espaces sidéraux. Le touriste venu là de Nancy ou de Paris ne pouvait voir monter une tranquille fumée dans le ciel d'Allemagne sans songer à quelque diabolique fournaise de guerre.
La dernière avenue française se nommait “Aristide-Briand”. Il était sinistrement logique que cette absurdité-là conduisit à cette absurdité pire, cette chimère d'une civilisation mal pensée, à cette muraille barbare de mitrailleuses et de béton armé. Cependant, il ne me venait pas à l'idée que ce rempart porté deux cents kilomètres plus haut, comme au temps où nous étions à Coblence, eût davantage résolu cette intolérable querelle de voisins. Mais je pensais à Maurras que mes amis strasbourgeois, après un banquet, avaient une fois fait passer à la dérobée en auto de l'autre côté du Rhin pour une heure ou deux : toute sa connaissance physique de cet énorme empire.
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Le lundi 21 août, vers onze heures du soir, j'étais seul avec le correcteur, un très sympathique garçon du nom de Baur, à l'imprimerie de l'Action Française, dans les bureaux crasseux et étouffés de la rédaction. Nous bâillions, les pieds sur les tables, au milieu de quelques télégrammes insipides : les inondations de Tien-Tsin, les combats à la frontière mandchou mongole, le ministre américain des postes à Paris, le pèlerinage pour la paix à Lourdes. Le cliquetis des linotypes montant de l’atelier engourdissait notre ennui.
Baur, machinalement, s'était tourné vers la “ printing ” d'Havas, notre monotone débiteuse de nouvelles. Tout d'un coup : “ Oh! Bon Dieu ! Ça alors ! Regardez ”. Sur le rouleau blanc achevaient de s'inscrire ces cinq lignes :
“ Le gouvernement du Reich et le gouvernement soviétique ont décidé de conclure entre eux un pacte de non-agression.
“ M. von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Reich, arrivera à Moscou le 23 août pour mener à bien les négociations ”.
Dans notre ébahissement, nous eûmes deux secondes de scepticisme. Nous en avions tant vu et tant entendu depuis un an ! Mais aucun doute n'était permis. La dépêche arrivait de Berlin. Elle portait l'estampille officielle du D. N. B.
Je bondis dans la rue pour être le premier à crier la nouvelle à Maurras qui arrivait. Il eut des deux bras un grand geste d'accablement, comme sous le poids de la pyramide d'idioties et de crimes que cet instant couronnait.
Son article de cette nuit-là est un de ces déconcertants arlequins où il viole superbement les règles les plus sommaires du journalisme, du haut des
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sacro-saintes préséances, érigées pour lui seul, de la latinité et de l’Action Française. On y trouve le long écho de la controverse entre Gaston Paris et Joseph Bédier sur les légendes épiques du XIIe siècle, des souvenirs fort actuels sur les libertés de la Provence pendant l'ancien Régime, enfin en une colonne compacte la rubrique de la propagande, où Il est dit que l'on fera la révolution des esprits par un système de bibliothèques circulantes. Au pacte prodigieux, Maurras n'abandonne pas plus de quarante-cinq lignes. Elles pèsent à vrai dire leur poids de diamant d'ironie, et il ne se prive pas d’y laisser entrevoir sa jubilation devant ce chef-d'oeuvre des cocuages démocratiques.
Pour nous, les disciples plus ou moins jeunes et fidèles, nous nous tenions les côtes sans l'ombre de vergogne. Nous n'aurions jamais rêvé une confirmation aussi monumentale de nos prophéties, un coup de théâtre pareil pour clore le bec des ennemis et cette insupportable querelle de la russomanie autour de quoi l'on s'écharpait depuis tantôt trois ans. La gifle ne pouvait pas être plus formidable, s'abattant avec fracas sur notre pompeuse délégation, et envoyant rouler dans la crotte les étincelantes feuilles de chêne du général Doumenc. L'Humanité, le matin même du 21, écrivait : “La paix doit être sauvée par l'union ferme, énergique, intransigeante des grandes démocraties décidées à secourir les peuples menacés et qui veulent se défendre. Ce front de la paix doit être rapidement cimenté par le Pacte avec la puissante Union soviétique”. Moscou n'avait même pas daigné adresser à cette basse valetaille un charitable avis de prudence. Elle la laissait s'enferrer avec le plus cynique mépris. Buré dans l'Ordre, voulait nier encore et croire à un suprême canard des “Hitlériens”. L'héroïque dragon Kirillis ne trouvait même pas la force de prendre sa plume et laissait à une doublure le soin d'éponger le crachat.
La dégustation de notre magnifique vengeance passait tout autre souci. Aussi bien, j'avais eu, dans mon premier mouvement, la quasi certitude qu'un tel coup liquidait l'affaire de Dantzig. La diplomatie béquillante de la France et de l'Angleterre venait de se faire jouer burlesquement par les vieux renards du Kremlin. Sous ce camouflet, tous nos cloportes d'ambassades tombaient les pattes en l'air. Leur laborieuse machine de guerre s'effondrait en bois d'allumettes. Avant qu'ils se fussent remis dans un incertain aplomb, les Allemands auraient manoeuvré et nous nous retrouverions encore, cocus et scandalisés, devant le fait accompli. Berlin ne calculait pas autrement.
J'avais trouvé Brasillach, fasciste impénitent, dans le même sentiment. Nous étions si bien familiarisés avec la politique nationale-socialiste que d'instinct nous raisonnions selon sa pente. Nous comprenions à merveille ce que Hitler disait, décrivait, refusait, proposait. Avec cet Allemand jugé si fumeux, nous remuions de claires et très pondérables réalités. C'étaient les vaticinations de la démocratie qui nous restaient inconcevables, ses sables mouvants qui paraissaient toujours plus étrangers à nos pieds.
Dans la journée du mardi, Maurras me dépêcha au quai d'Orsay, pour y représenter le journal à la conférence de la presse diplomatique. Cela, constituait pour moi toute une initiation, dans des circonstances aussi extraordinaires qu'il se pût. J'escomptais le pire ; l'imbécillité de cette cérémonie dont dépendait le lendemain l'opinion de toute la France me sidéra. J’attendais des faisans arrogants et pontifiants. Je trouvai des petits sous-chefs de bureaucratie effarés. Notez qu'il s'agissait de personnages considérables, ayant rang d'ambassadeurs et le crédit à l'avenant. Quelle aveuglante explication à la honteuse série de nos reculades, de nos dégringolades, des nasardes essuyées ! Comment avoir fait l'honneur à ces paltoquets de discuter
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historiquement ou politiquement leurs méfaits ? Des balles de son eussent suffi pour les démolir. J'en voulais aux plus avisés des confrères qui se trouvaient là de ne nous avoir jamais décrit ce misérable guignol dans ses vraies couleurs. Mais les meilleurs se gonflaient des fictions de leur importance, du sérieux supposé de ce lieu et du lustre qu'ils en recevaient. L'auréole du Quai était sacrée puisqu'elle les nimbait. Exceptons-en un, deux peut-être, au caractère bien tranché. Pour tous les autres, même les plus estimables, n'importe lequel eût sacrifié les devoirs de la vérité la plus élémentaire à l'orgueil de parler seul, quatre-vingt secondes, avec un ministre ou un sous-ministre entre deux portes d'antichambre, sur le marche-pied d'un wagon. Leur vie était de répandre une odeur de secrets d'Etat, de dégoiser sentencieusement des chapelets d'hypothèses divagantes, et de festonner aux alentours de minuit un papier digne d'un élève de cinquième avec des “On croit savoir en haut lieu” et des “Les cercles autorisés soulignent”. Ce que l'on soulignait et ce qu'on croyait savoir portait toujours à travers le public les miasmes juridiques et belliqueux de la boutique au négroïde Léger, secrétaire général et maître tout-puissant de nos Affaires Etrangères.
Tout ce que je pus apprendre de positif, ce fut que l'inquiétude majeure du Quai était de dissimuler autant qu'il se pouvait l'énormité de l'affront russe. Les grands attachés et les puissants secrétaires n'avaient de bouche que pour une seule consigne, mais extrêmement pressante, minimiser, selon leur misérable jargon, la nouvelle incongrue. Vous venez chapeau bas tirer la sonnette d'un malotru. Il vous reçoit d'un gigantesque coup de bottes aux fesses. Ce n'est rien. Minimisez les bleus de votre cul. Excusez gracieusement cette vivacité ! Si dans l'instant d'après, vous vous posez en chevalier de l'honneur, redresseur de torts, défenseur de la veuve et de l'orphelin, la farce sera parfaite.
La France aura réussi ce tour de jouer à la fois Matamore et Lagardère. Comment eût-on voulu qu'une telle pièce se terminât décemment ?
On nous annonça en grand appareil que vu l'exceptionnelle importance des événements, M. le ministre Georges Bonnet voulait bien nous recevoir. Le troupeau des plumitifs se précipita. Le ministre nous déclara joyeusement qu'il n'avait rien à nous dire. On quitta cependant le beau bureau doré avec des mines solennelles. Quelques traînards qui n'avaient pu entrer s’accrochaient aux manches des vestons. On leur faisait majestueusement savoir que dans un tel jour, les tuyaux ne se revendaient pas.
J'avais surtout remarqué le visage de Georges Bonnet sur lequel perçait une sorte de gaîté irrésistible. Pour lui comme pour nous sans doute, le fiasco de Moscou était d'abord une revanche personnelle sur les conjurés de ses propres services, sur l'infernale et imbécile bande de moscoutaires, dont Alexis Léger était l'âme, qui depuis quinze mois accablait de trahisons, de crocs-en-jambe, d'insultes l'unique ministre sensé que la France possédât. Nous n'avions pas dans notre bord à dissimuler l'épanouissement d'une telle satisfaction. Etait-elle convenable à pareille heure chez un homme de gouvernement ? J'en ai fait pendant plus de trois jours des anecdotes probablement injustes. Ce qu'on sait aujourd'hui de ces semaines prouve que Georges Bonnet y a rempli son devoir. Mais de toute évidence, sa maison lui échappait. Un sous-chef de bureau y avait plus de poids que lui. Il pouvait comploter contre la politique du ministre, faire exécuter à sa barbe les ordres de ses ennemis. Il était infiniment plus redouté. Il demeurerait quand Son Excellence aurait chu.
Sur ce vil personnel, un ministre eût pu, j'en suis sûr, prendre barre par des méthodes d'une énergie brutale. Mais dans son isolement, Bonnet s'y fût vite
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brisé les reins. Qu'un homme parvînt à imposer dans une telle place cette révolution des moeurs, et le sort de la France tournait. La guerre nous était épargnée. Cet homme, sans doute, serait aujourd'hui le maître du pays. On ne peut reprocher très sérieusement à Georges Bonnet de ne pas avoir tenu ce rôle. Il avait ce caractère arrondi et amorti par la continuelle nécessité du détour qui aura distingué tous les grands personnages de notre démocratie. Fait autrement, il n'eût jamais atteint le rang où il se maintenait tant bien que mal. Bonnet aura été le témoin intelligent, dont l'impuissante lucidité rend le drame plus affreux.
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Le lendemain mercredi, le diagnostic n'était plus douteux : au Quai, le pouls de la guerre battait dur et tendu. On vérifiait, on tâtait dans une grave agitation les fameux déclics des pactes automatiques. “Fonctionneraient-lis ? Ne fonctionneraient-ils pas ?”
Je ne voulais encore y voir qu'un rite, le branle-bas d'alerte pour rien des grands jours d'offense à la dignité humaine. Nous n’arrivions pas à comprendre comment la guerre pouvait devenir pour la France et la Grande-Bretagne une nécessité plus que jamais impérieuse, à l'instant où ces pays voyaient s’écrouler toutlesystèmesurlequelilscomptaientpourmenercetteguerre. L'opiniâtreté ahurissante de la soviétophilie continuait à faire notre émerveillement. Les attachés de presse insistaient plus que jamais pour “qu'on ne montât pas en épingle l'entrevue Ribbentrop-Molotov”. Le Quai répétait à tous les étages : “Les négociations continuent à Moscou avec les délégués franco-anglais. Surtout, qu'on sache bien que rien n'est perdu de ce côté-là”.
Encore ignorions-nous tout ce qui venait de se dérouler en conseil des ministres et dans la coulisse du gouvernement : la volte-face soviétique expliquée par la tiédeur et les hésitations de la France, causées elles-mêmes par les campagnes des nationaux qui n’en finissaient pas de crier casse-cou, en somme Staline se précipitant dans les bras de Hitler par la faute des “fascistes” ; Daladier prêt aux plus écoeurantes humiliations, proposant qu’on obligeât, pour amadouer Moscou, les Polonais à accepter le passage des Russes sur leur sol.
Nous savions encore moins que les boutefeux refusaient tout projet de conversation avec l'Italie, qu'en revanche, ils réclamaient sans délai la mobilisation générale.
En vérité, notre instinct seul pouvait nous renseigner. J'eus pour mon compte le premier pressentiment de la catastrophe le mercredi soit 23 août. Vers huit heures, j’avais pris, pour gagner l'imprimerie, l'autobus qui, de Neuilly où j’habitais maintenant, descendait les Champs-Elysées et la rue de Rivoli. Il bruinait sur un Paris tout à coup désert, recroquevillé. Le receveur parla de 1.500 voitures de la T.C.R.P. qu'on venait de réquisitionner. En un clin d'oeil, une sensation funèbre m'envahit. Il allait donc falloir revivre septembre 38.
Je n'eus aucune surprise quand une dépêche vint nous apprendre un peu après minuit le rappel des réservistes des échelons 2 et 3. Henri Massis, qui passait par là, était impatient de savoir si Brasillach, rentré d'Espagne de la veille, comptait encore cette fois dans le lot. On hésitait à lui téléphoner si tard. Je m'armai de férocité. La sonnette le réveilla, le pauvre vieux, en sursaut. Il avait le fascicule 3.
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Rentré chez moi, je lus jusqu'à près de quatre heures du matin des bouquins militaires. Rien d'autre ne pouvait distraire ma tête... Au demeurant, toute espèce d'angoisse m'avait quitté.
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Le jeudi, alors que l'accord Ribbentrop-Molotov était déjà paraphé depuis plusieurs heures, nos honorables ambassadeurs de Moscou et de Berlin, le dénommé Naggiar et le dénommé Coulondre, pour se racheter de n'avoir pas eu depuisdessemaineslepluspetitsoupçondecequisetramait, téléphonaient, le premier que le torchon brûlait entre la délégation russe et la délégation allemande, le second qu’iI fallait surtout se garder de briser quoi que ce fût avec Moscou. Le compliment du papa Bienvenu-Martin à de Schoën lui apportant le 3 août 1914 la déclaration de guerre appartient peut-être à la légende. Nous aurions cette fois beaucoup mieux.
Les avis de ces observateurs si autorisés faisaient toujours prime à la conférence du Quai d'Orsay.
Nous revivions exactement les heures d'avant Munich, le dernier verre bu avec les amis mobilisés, la gare de l'Est grouillant d'uniformes fripés et dépareillés, mais cette fois avec des nerfs blasés, une résignation mécanique. Que ce siècle était donc ennuyeux !
Un de mes cadets préférés, Pierre Boutang, remplaçait depuis quelques jours à la Revue de la Presse de l'Action Française qui a été de tout temps une des rubriques importantes dans Paris, le titulaire, un garçon fin et discret du nom de Pierre Léger.
A vingt-deux ans, Boutang était père de deux bambins, sorti de Normale, agrégé de philosophie. Avec cela blond et imberbe comme un page, fort comme un champion d'olympiades, ayant franchi trop facilement les plus écrasantes épreuves pour ne pas être l'antithèse vivante d'une bête à concours. Ses triomphes universitaires au lieu de le désigner comme il se doit d'habitude à notre juste méfiance, n'étaient que la consécration naturelle de ses dons. Je l'aimais tendrement pour son feu, la roideur de ses haines, son orgueil encore ingénu et même sa confiance un peu irritante dans ses catégories de philosophe. Je le savais déjà presque trop bon dialecticien. L'événement le révélait au surcroît polémiste. Avec une vigueur superbe de colère et de raison, il démolissait les principes sacrés de la démocratie, déchirait les traités, traquait la meute des bellicistes millionnaires, fustigeait les ministres, rappelait les généraux à la réflexion, dépiautait Chamberlain, Churchill et Roosevelt, tout en haut d'un sixième du faubourg Saint-Jacques, dans une chambrette remplie de chaussettes trouées et de bouquins grecs épars. Les journaleux du Quai d'Orsay pilotaient des voitures étincelantes. Boutang, ce matin là, avait emprunté vingt francs pour acheter sa collection de journaux. Jusqu'au soir, nous rabâchâmes ensemble jusqu'à l’écoeurement nos arguments et nos dégoûts, l'obnubilation des juristes et des perroquets de presse, insensibles à la réalité, c’est-à-dire à l'insignifiance du cas Dantzig, le seul cependant qui jusque-là se posât. On ne s'était pas battu pour les vaches des Sudètes. Il n'était certainement pas plus urgent de se battre pour un port dont personne n'avait jamais contesté qu'il fût entièrement allemand et pour la concession d'une autostrade à travers le couloir, c'est-à-dire un territoire aux trois quarts germain.
Mais je n'éprouvais plus cette passion de l'année précédente, ce furieux désir de me jeter tout entier dans le combat pour la paix. L'annexion pure et simple
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de la Tchéquie après Munich nous enlevait nos meilleures armes, créait un trop écrasant précédent. Ou bien il eût fallu remonter trop haut, pulvériser trop de dogmes, abonder dans le sens de Hitler avec une liberté et une sérénité dont personne n'était plus capable. En eût-on eu le courage, trop de scrupules vous auraient imposé silence. Un Français de notre espèce n'osait plus s'accorder le droit de nourrir de telles pensées, de les répandre autour de lui sans craindre d'être grossièrement dupé et de faire duper sa patrie. Tel était l'état d'âme qu'avaient forgé aux moins crédules, aux moins ignorants, aux plus “nazis” d'entre nous trente mois de calomnies, de falsifications. C'était cela qu'on appelait un moral bien préparé. Fameux travail. Le parti de la guerre pouvait se féliciter et ne plus contenir sa hâte d'employer un aussi brave outil.
Mon espérance était devenue presque passive. Elle ne me quittait point encore pour cela. Je voulais toujours croire que nous allions vers un abandon hargneux de Dantzig.
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La nuit du vendredi au samedi m'assombrit. La cérémonie de Tannenberg, qui devait avoir lieu le dimanche, nous laissant, pensait-on, un délai jusque-là, était supprimée. Comme un diagramme de clinique, les rouleaux interminables des “printings” nous révélaient la fièvre montant à travers l'Europe. De tous côtés, des bateaux rejoignaient à force de machines leurs ports d'attache. L'Allemagne était entourée d'un nuage de mystère d'où ne sortaient que des cris de plus en plus furibonds à l'endroit de la Pologne et semblait-il aussi, quelques coups de fusil. On n'osait plus prétendre que cet inquiétant brouillard était encore un artifice des bellicistes. Le cas de Dantzig paraissait déjà dépassé.
Le texte de l'accord germano-soviétique encore plus accablant et péremptoire qu’on ne le prévoyait, l'insupportable palinodie des communistes applaudissant ce pacte avec un enthousiasme éhonté achevaient de sceller, hélas ! l'union sacrée.
Le formidable imprévu de la manoeuvre désarçonnait les esprits les mieux lestés de réalisme. A leur tour, ils devenaient les jouets de ces flatulences du cerveau, de ces chatouillements d'épiderme, de ces chaleurs des boyaux décorés du nom de sentiments et d'idéologies, qui avaient tant excité leur rire ou leur fureur. Ils avaient su juger sans faiblesse la tyrannie et l'infirmité du socialisme à la mode judéo-asiatique, le combattre avec de bonnes armes. Mais ils ne savaient pas se hisser par-dessus leurs plus justes répugnances, par-dessus la grosse imagerie antimarxiste, pour voir le rude et génial machiavélisme de Hitler. Le “Horst Wessel Lied”, une brochure anticommuniste de la Maison brune retrouvée dans leur bibliothèque, leur masquaient l'énorme victoire que son audace gagnait au chancelier. Une amnésie foudroyante leur ravissait tout souvenir du degré insurpassable de discipline, d'abandon unanime et serein à ses volontés, à quoi le chef de l'Allemagne avait su amener une opinion publique par nature déjà si docile pour de telles affaires.
On a une grande peine à remettre dans leur vraie couleur d'aussi étranges errements alors que cette magistrale opération du Führer neutralisant le plus dangereux mais aussi le plus louvoyant de ses ennemis, put apparaître douze mois plus tard aux mêmes esprits, avec la même clarté et la même évidence, aussi naturelle, aussi nécessairement inscrite dans la logique des choses, que la faillite verticale de la démocratie.
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Il faut croire que certains systèmes intellectuels et affectifs, forgés de longue date, atteignent dans les grands embrasements de l'histoire un point d'incandescence où ils aveuglent tous les yeux, où leur usage devient impossible ou fatal, avant qu'ils ne fondent, ne se volatilisent à jamais, ou n'aillent se couler dans les moules des vérités indestructibles et des nouvelles erreurs.
Ainsi, proclamait-on, Hitler, en traitant avec Staline, se retranchait de l’Europe et du monde habitable. Aucun doute n'était toléré sur cette évidence qui venait fermer une chaîne infinie de dogmes, de thèses et de convictions qui avaient fini par devenir feuilletonesques : pour les esprits les plus nourris, l'asiatisme de l'Allemagne fédérée par la descendance des Slaves de Prusse et menaçant l'Occident, l'orientalisme de Nietzsche, l'hindouisme de Wagner, la frontière de la pensée civilisée inexorablement fixée aux rives du Rhin, pour les naïfs, les “analogies”, gravement révélées “du nazisme et du bolchevisme”, le uhlan confondu avec le Hun, Hitler chef tartare. Les derniers défenseurs de la paix française rejoignaient donc hélas ! l'immense troupeau des niais et les pires bandes de la guerre d'Israël, de Londres, de l'or, de la maçonnerie, des Droits de l'Homme, de la démocratie catholique, pour le même combat contre la barbarie. Ils justifiaient l'égale épouvante de la médiocrité bourgeoise devant le drapeau rouge de Staline et le drapeau rouge de Hitler. Ils acquiesçaient aux postulats les plus insanes du bellicisme : Hitler reniant son destin, Hitler aux abois sapant toute son oeuvre, démoralisant ses croyants, vouant son peuple aux plus mortelles divisions.
Je ne nie pas que dans un tel tourbillon, devant les gouffres d'hypothèses qui s'ouvraient tout à coup,
Spirale engloutissant les mondes et les jours...
il eût fallu une tête étrangement solide pour mâter le vertige. J'observe simplement qu'il ne s'en trouva guère ou qu'elles se cachaient bien.
Je me flatte que la mienne était une des moins détraquées. Elle ne valait pas le diable pourtant. Je cherchais un point pour fixer ma malheureuse boussole. Je ne voulais plus douter que Hitler ne poursuivit une gigantesque nazification du continent. C'était bien la lutte de deux conceptions du monde. Non, je haïssais trop l'Occident enjuivé, son christianisme putréfié pour être résolument partisan dans ce tournoi. Mais l'équivoque pouvait-elle s'éterniser ? Ne faudrait-il pas que l'épreuve des armes désignât le plus fort ? Après tout, la guerre était une des activités de l'homme.
Pourtant, dans la nuit du samedi, dont on redoutait beaucoup, malgré le redoublement quasi mécanique des mesures militaires, des symptômes certains de détente se manifestaient. La cadence des dépêches se ralentissait, le ton des journaux allemands baissait, les incidents de Pologne étaient moins nombreux. Des entretiens se nouaient aux quatre coins de l'Europe entre les vedettes diplomatiques. Bon : au moment où l'on se faisait une résignation, la foudre ce coup-là encore allait-elle foirer ? Je me sentais envahi par une immense rigolade. Je n'osais m'y abandonner, ni même l'exprimer. Sur mon journal de bord, que j'avais rouvert depuis le début de la crise, j’eus la superstition de n'écrire en finissant cette nuit-là qu'un mot : pantagruélisme. Si nous nous en tirions, que le feu de Dieu s'en mit, personne ne me délogerait plus du pantagruélisme : “Vous entendez que c'est certaine, gayeté d'esprit conficte en méspris des choses fortuites”.
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Il y eut un grand dimanche plat et ensoleillé. J'allai me promener aux alentours de l'Ecole Militaire, par amour des soldats, parce que le coeur de Paris battait de ce côté-là. Sur l'esplanade du Champ-de-Mars, un antique colonel du train des équipages, tout chenu et déteint, mensurait, enregistrait interminablement, avec un inexplicable cérémonial d'allées et de venues, une douzaine de bourrins d'assez piètre apparence. Aux grilles des casernes, de longues files de femmes et de mioches guettaient la sortie de leurs mobilisés.
Une immense foule coulait à pas de badauds le long des avenues, s’étalait aux terrasses des cafés. Les réservistes étaient innombrables, pour la plupart corrects dans des kakis tout raides d'apprêt, les écussons cachés par une petite patte. Les gars de l’active tranchaient avec leurs képis et leurs numéros. Tout cela respirait une vaste placidité. Paris tout entier exhalait l'épatement des viandes et des digestions, des loisirs fades et niais, le ruminement doux et bête de ce gros animal au repos que forment quatre millions endimanchés de bipèdes présumés pensants.
Cependant, cette multitude militaire décourageait l'optimisme. L'enrégimentement des citoyens atteignait cette fois de colossales proportions. Se pourrait-il encore qu'un tel remue ménage ne servit à rien ? Cela ne devenait-il pas plus impensable encore que la guerre elle-même ?
La nuit venue, étouffant la rumeur du peuple, on n'entendit plus à nouveau que la sourde et confuse menace du volcan.
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Le mardi 29 août, sous le titre “ Clairvoyance de l'Action Française”, Léon Daudet, qui avait déjà démontré une cinquantaine de fois, par les marches sur Vienne et sur Prague, le fiasco de la motorisation allemande, écrivait : “Si demain il y avait la guerre avec l'Allemagne, sur la question des colonies par exemple...” Le cher Daudet n'avait pas encore appris du fond de ses limbes, où il remâchait sereinement et sans fin les localisations de Broca, l'hystérie et la “branloire pérenne”, qu'il existait un certain pays du nom de Pologne, une certaine ville du nom de Dantzig.
Mais en dépit de deux ou trois bouffonneries de cet ordre, l'Action Française avec la page de Maurras et celle de Boutang redevenait, comme à chaque fois où une grande vague la soulevait, un incomparable journal. La passion du vieux maître réveillait trente années d'anciennes ardeurs. Comme l'été d’avant, mes plus âpres griefs se fondaient à ce feu. Cette décevante et déclinante maison restait le seul lieu où l'on put vivre de telles heures honorablement et avec quelque utilité.
Maurras, pendant trois ou quatre jours, avait d'abord louvoyé, cherché des biais de discussion un peu spécieux. Puis, devant la montée du danger, il avait tranché dans le vif, plus hardiment, plus franchement qu'avant Munich, et cette fois dans une solitude de héros.
Il portait le fer de la raison et de la réalité dans les dilemmes imbéciles des obligations, des engagements, des garanties automatiques, dont les avoués de la guerre ne sortaient pas. Il reposait avec une inlassable opiniâtreté les termes sans cesse déplacés, travestis du problème. Chamberlain et Daladier parlaient de défendre la paix. De quelle paix s'agissait-il ? Dans la paix absolue, nous ne faisions la guerre que si en nous la faisait. Dans la paix conditionnelle, nous ferions peut-être la guerre même si on ne nous la faisait pas. Or, Hitler ne nous la ferait pas. On pouvait concevoir la nécessité d'une guerre préventive. Mais
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on entreprend de telles guerres pour les gagner. On les gagne quand on en choisit l'heure et le lieu. Or nous n'attaquerions Hitler que s'il faisait telle ou telle chose, dont on l'avertissait. On attaquerait donc Hitler quand il le voudrait, au point et au moment qu'il aurait lui-même choisis :
“Est-ce fort ? Je dis que c'est stupide. Je juge que c'est se jeter, exactement comme en 1870, dans le piège tendu par un autre Bismarck.
“Daladier, Daladier, enfant de Carpentras, n'oublie pas le précédent de ce fils de Marseille, ton quasi homonyme, Emile Ollivier.
“Plutôt que de se prêter au risque, il est indispensable que les chefs responsables (s'il y a des chefs responsables en République) se demandent s'ils sont dans la conjoncture de 1866 qui était bonne, ou dans la conjoncture de 1870, qui ne l'était pas. La première contenait toutes les promesses de la victoire. La seconde assurait de la défaite. On crut très honorable de mépriser l'une et d'adopter l'autre. Mais la sottise est sans honneur”.
On fait les guerres offensives pour vaincre. On a la victoire quand on est le plus fort. Cette vérité est modeste. Elle méritait cependant à Maurras notre admiration, parce qu'il fut le seul, ces jours-là, à l'avoir fait entendre.
“En 1870, l'affaire mexicaine et les palabres parlementaires avaient beaucoup diminué l'armée de l'Empire. Il eût fallu la reconstituer avant de partir comme partit Emile Ollivier. Son successeur, Edouard Daladier, est-il sûr que les malheurs du Front Populaire ont été compensés en dix-huit mois ? Qu'il ne dise pas que nous tenons à en douter. Ce que je demande, j'ai le devoir de le demander. Quelle que soit la confiance des Français dans la force et dans la vertu de leur sang, ceux qui sont, comme moi, placés sur le rempart et qui assistent au départ des jeunes générations, seraient des criminels s'ils ne demandaient pas à M. Daladier s'il est sûr de son heure. Est-ce 1866? Est-ce 1870 ?... J'ai des raisons sérieuses de réserver ma réponse”.
Nous ne pouvions plus ignorer maintenant que la question de Dantzig était déjà loin derrière nous. Le vieillard Chamberlain ne le fardait pas :
“Nous ne combattrons pas pour l'avenir d'une ville éloignée, dans une terre étrangère, nous combattrons pour la préservation de ces principes dont la destruction entraînerait celle de toutes possibilités de paix ou de sécurité pour les peuples du monde ”. Maurras bondissait : “ La ville lointaine, c'est Dantzig. La terre étrangère, c'est la Pologne. Alors, quoi ? Et de quoi est-il question ?”
Daladier corrigeait qu'il s'agissait des principes, mais aussi de Dantzig et encore de la Pologne.
Maurras alors : “Que pouvons-nous pour la Pologne ? Je pense que nous ne pouvons rien”. Il n'avait pas grand' peine à démontrer cette impossibilité stratégique. Et dans le plus audacieux article sans doute qui lui eût été inspiré par ses alarmes, il soutenait intrépidement que pour sauver la Pologne, il fallait d'abord sauver la France, “sauver la mère”, comme disent les accoucheurs. La France, continuant à vivre, réenfanterait un jour la Pologne disparue en 1939.
J'y souscrivais avec un extrême enthousiasme. Dans les grandes époques, on se battait pour se partager les Polognes. Il ne fût jamais venu à l'idée de quiconque de mourir pour sauver la liberté des Polonais. J'avais beau croire, comme nous avions tous eu, Je Suis Partout en tête, la candeur de l'imprimer et de le réimprimer ces jours-là, que la Pologne était une nation et une armée, que les Polonais n'étaient pas des Tchèques, je les haïssais déjà de toutes mes forces puisqu'ils allaient sans doute provoquer le massacre que les Tchèques du moins nous avaient épargné. Parmi les horribles ténèbres de ce “black-out” redevenu réglementaire, et qui jetait un tel deuil dans le coeur des amants de
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Paris, je sacrais que le sort de toutes les nom de Dieu de Polognes du monde ne méritait, pas l'extinction d'un seul réverbère sur les Champs-Elysées. C'était un siècle absurde, un système du monde imbécile que ceux qui contraignaient des vignerons de la vallée du Rhône, des Basques, des Provençaux, après que leurs pères fussent morts pour des Serbes, à s'en aller mourir pour des conflits de Silésies et de Polognes, de ces pays lugubres, de ces landes mornes et vagues. “Nisi si patria sit...”
Mais Maurras faisait la diplomatie de 1890. La moins ambitieuse de ses propositions exigeait le renversement immédiat du régime français et de sa politique. Maurras demeurait le seul à concevoir, à appréhender le réel. Il ne l'enfermait pas moins avec lui dans le bastion d'une logique inexpugnable, mais inaccessible aussi. Son désir têtu de paix, chevillé en lui par l'intelligence, par l'amour de la vie et de la France, n'aboutissait qu'à un système de pure forme, aussi abstrait, aussi métaphysique, que ceux des procéduriers du massacre, des chevaucheurs d'idéaux, ses vieux ennemis. Mais des nébuleuses de ceux-ci l'éclair pouvait jaillir, leur jurisprudence pouvait devenir le levier de la guerre. La raison de Maurras, elle, n'était plus que d'une tragique inutilité.
J'avais de plus en plus conscience d'une fatalité de la guerre : non la fatalité grotesque du droit et de la morale, qui n'a servi que de prétexte à l'usage des ingénus et des algébristes, mais la fatalité de la maladie. La démocratie, au point où elle en était parvenue de judaïsation, d'asservissement aux ploutocraties, aux desseins de leur impérialisme financier, portait en elle la guerre comme un cancéreux porte la mort.
J’essayais donc, en désespoir de cause, de me forger quelques mobiles de faire cette guerre. Au point où l'on en était, le fameux argument de l'Allemagne décuplant chez les Scythes sa force pour nous écrabouiller ensuite sans recours, demeurait l'unique justification tolérable du prochain carnage. J'en voulais un peu à Maurras de me démolir mes pauvres raisons sans que cela me parût servir désormais à grand' chose.
Nous admirions Maurras de s'accrocher avec une aussi sublime ténacité à cet absolu indiscutable, la paix de toute façon préférable à la guerre, d'afficher avec cette franchise la révolte de son intelligence devant les motifs stupides qu'on invoquait pour déclencher le massacre. Nous nous émerveillions que Maurras, après toute une vie consacrée à la revanche ou à la défense contre le pangermanisme renaissant, sût s'imposer l'effort inouï de rester impassible et de prêcher l'abstention devant les entreprises les plus gigantesques des Germains. Nous savions les nobles causes de ce pacifisme. Maurras était certainement peu accessible à la pitié. Mais il haïssait la mort en vieux Grec. Ses fibres restaient sans doute peu sensibles aux visions de sang et de deuil. Mais son esprit ressentait avec une extraordinaire violence l'absurdité de l'holocauste où allait de nouveau périr la jeunesse française, l'irréparable dommage qui en résulterait pour notre nation. Le patriote et le logicien s’insurgeaient à la fois contre l'idée d'une telle saignée.
Cependant, on distinguait bien vite dans son attitude cette ambiguïté qu'il était depuis des mois si facile d'apercevoir. Maurras ne voulait pas la guerre. Mais il ne voulait as non plus réellement la paix. Il s'était toujours refusé au seul moyen positif de la sauvegarder : un accord de la France et de l'Allemagne. Il avait ainsi travaillé lui-même à savonner la pente que nous dévalions. Parvenu devant l'abîme, il se débattait furieusement, il essayait de reculer. Mais il n'eût jamais toléré de chercher le salut dans le seul chemin praticable, celui qui aurait conduit les ministres français à Berlin. A d'innombrables reprises,
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durant ces derniers jours, j'avais échangé avec lui d'amers propos sur l'absence indécente d'imagination chez nos diplomates, incapables de découvrir un biais hors de la sempiternelle alternative : faire la guerre ou capituler. Maurras protestait qu'à leur place, muni de toutes les cartes et de tous les arguments et documents qu'ils devaient posséder, il eût certainement conçu quelque manoeuvre. Mais il se gardait de fournir la moindre suggestion. Il accusait les bellicistes de Londres, maffia très vague en somme sous sa plume. Il n'accusait pas le bellicisme de l'empire anglais. Il n'avait jamais cru à la vraie paix, la paix franco-allemande. Entre les deux peuples, il ne voyait d'autre issue que le choc en armes. Il l'avait encore répété à satiété durant les onze mois qui s'étaient écoulés depuis Munich. Il lui déplaisait seulement que cette guerre n'éclatât pas à son ordre. C'était, pour défendre la paix, une position bien précaire. Il allait encore en dévoiler lui-même la faiblesse. L'unique démarche véritablement pacifique de ces derniers jours était l'échange de missives entre Daladier et le Führer. Maurras la condamnait avec la dernière violence : “Monsieur Daladier, on n'écrit pas au chien enragé de l'Europe”.
Dès lors, on pouvait bien louer son courage et son ardente rhétorique. Il attesterait pour l'histoire que quelques Français au moins n'auraient pas été dupes. Mais cela n'était plus d'aucun poids sur la barre du destin.
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CHAPITRE IX LE POCKER
La crise se prolongeait étrangement, contre tous les calculs, toutes les anticipations d'autrefois. Comme après une semaine d'une maladie très grave et qui aurait dû classiquement se dénouer en trois jours, on se reprenait à des espérances flottantes, mais qu'aucun symptôme cependant ne venait confirmer.
Nous nous évertuions en hypothèses et en pronostics sur les bribes de nouvelles qu'on nous abandonnait : les navettes d'Henderson portant les notes britanniques à Hitler, attendant la réponse, les chassés-croisés d'ambassadeurs à Berlin, à Ankara, à Varsovie, l'attitude pacifique prise par l'Italie, les dépêches annonçant que le Duce et le Führer se téléphonaient. Des gestes, c'était tout ce qu'on nous autorisait à connaître.
Cependant, la lenteur de l'évolution nous obligeait à nous ressaisir et à réfléchir. Puisque les choses traînaient ainsi, puisqu'on négociait toujours, de nouveaux compromis diplomatiques restaient possibles.
Le Quai tout entier ne parlait plus que du fameux poker dont il fut tant question ces jours-là. Chaque mesure militaire devenait une relance de la gigantesque partie. Le rappel de ces choses est d'un grotesque insurpassable. Mais il faut bien le dire : tout ce qui prétendait en France à être averti, à tenir sa place dans le jeu politique, était occupé à supputer le bluff hitlérien, à guetter la minute où Hitler mettrait les pouces. Les ministres français, les initiés aux arcanes des affaires étrangères, tout bouffis de leur gloire et de leurs secrets, s'imaginaient intimider l'adversaire, quand la France, avec ses huit bombardiers et ses deux bataillons de chars lourds, était semblable à un purotin qui aligne sur le tapis de jeu des pièces de quarante sous devant un boyard.
Je n'oubliais pas combien notre aide à la Pologne était problématique. J'allais interrogeant chacun à son sujet. Mais puisque j’en ai déjà tant dit, je peux bien avouer que la métaphore du poker me séduisait assez. Rien n'irritait au contraire davantage Maurras, trépignant et sacrant : “Les imbéciles ! Qui leur dit que Hitler n'ira pas jusqu’au bout ?”
L'importance accordée aux états d'âme supposés du Führer, les interminables discussions qu’on en faisait n'exaspéraient pas moins notre vieux maître. Il ne tolérait pas que l'on pût laisser ainsi cet Allemand maître de notre sort, que l'attente de tout l'univers en suspens lui conférât un tel prestige. Il ne me le cacha pas à propos de je ne sais plus quel article de Je Suis Partout, dont l'auteur faisait à son gré trop grand cas des oracles de Berchtesgaden. Il me renouvela le vieux reproche de l'Action Française à l'endroit de notre journal. Nous avions trop souvent traité, analysé, dépeint Hitler comme un personnage de taille, étudié ses faits et gestes comme s'ils méritaient déférence et objectivité. Je ne pus m'empêcher de lui dire que Hitler était certainement une des figures les plus extraordinaires du siècle, et qu'il me paraissait aussi dangereux que niais de vouloir l'oublier. Cela me valut cette réponse de Maurras, qu'il ne se fût pas, j’imagine, permise devant beaucoup d'autres, et qui
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a son prix : “Certes, l'homme est hors du commun”. Le ton signifiait bien : “Vous ne voudriez tout de, même pas que cela m'eût échappé.” Mais il était défendu de le dire. A deux ou trois jours de là, devant la dernière harangue du chancelier, Maurras s'écriait : “C'est un possédé.” Son image de Hitler tenait certainement entre ces deux formules.
Pour le bon Pujo, au demeurant tout à fait assuré que la guerre n’éclaterait pas, il avait là-dessus une forte et lumineuse pensée qu'il me confiait à peu près chaque soir. On le faisait bien rire en se demandant ce que Hitler voulait et où il s'arrêterait. Hitler était l'ours du Jardin des Plantes, qui jette ses griffes sur tout ce qu'on lui tend et vous arrachera le bras si vous avez le malheur de le passer dans sa grille.
*****
Mais que Hitler fût surhomme, bête ou démon, nous ne pouvions manquer d'observer que chacun de ses discours, était suivi d’une sorte de détente instinctive, partout ressentie, contredisant fort la thèse quasi officielle de la frénésie allemande. Maurras n'hésitait pas à s'emparer de cette évidence pour répéter encore le 28 août qu'il y avait des “accélérateurs de la guerre”. Ce n'était point Hitler et les hommes de son conseil. C'était l’internationale de l'émigration juive, ses esclaves de Paris, ses banquiers londoniens.
“Ce sont les juifs, presque seuls, qui sont pressés dans cette affaire. Tout puissants en Angleterre, ils la poussent - lisez le dernier discours de M. Chamberlain - et c'est ce qui permet de tout redouter”.
Les dieux savent si j'avais crié à la guerre anglo-juive. Puis, des scrupules m'avaient saisi devant une aussi sommaire explication. Je voulais qu'elle ne fût plus qu'accessoire. Mais il fallait y revenir. Si révoltant que ce fût pour l'esprit, c'était l'essentiel. J'essayais de penser encore que, puisque c'étaient là les ennemis de la paix, nous avions quelques chances de les voir fléchir. Nous saurions en tout cas à quoi nous en tenir. Minime satisfaction que nous ne pouvions même pas faire partager. Les objurgations de Maurras étaient aussi dérisoirement solitaires que celles d'un vieux saint au milieu d'une orgie. A ses côtés mêmes, toute l'Action Française pieuse et bourgeoise s'effarouchait, s'interrogeait à voix basse, ne suivait plus. Je fréquentais assez souvent chez un personnage fort typique de cette espèce, possédant sur Maurras un étrange ascendant, et dont le nom importe peu ici. Il logeait confortablement rue de Marignan. J'y vis entrer - ce devait être le 28 août - un familier de la maison, un monsieur catholique de la grosse banque, qui apportait des nouvelles catastrophiques pour la paix avec un visage rayonnant d'enthousiasme : “Ça y est, cette fois ! Ah ! ça vaut mieux. Il n'y a plus qu'à y aller, sans hésiter. Mais il faut dire à Maurras qu'il se taise. Ce n'est plus admissible à présent. C'est de la mauvaise besogne. Son article de ce matin passe les bornes.” Mon bourgeois attiradansuncoindiscretl'héroïquefinancier.Ilneconvenaitsansdoute point que la jeunesse, déjà si désagréable avec son fascisme, entendît de tels propos. Mais je n'eus pas de peine à comprendre que le banquier intrépide recevait tous apaisements. On l'assurait que les incartades du vieux maître n'avaient plus aucune importance, et que tout serait fait pour le remettre dans le droit chemin dès qu'il serait nécessaire.
Maurras du reste était en train de nouer lui-même le bâillon sur ses magnifiques clameurs. Quelques heures avant, pour être plus libre en face de son papier, pour laisser courir sans scrupules sa plume, il venait de réclamer la
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censure. Il se déchargeait ainsi de sa responsabilité sur l'Etat, en ruinant ce qui lui restait de pouvoir. Le soir même, son article lui revenait caviardé aux trois quarts. Nous étions bien désormais livrés, bouche cousue et membres ligotés, à notre sort.
La meute des confrères, les ignobles confrères que trois ans plus tard aucun châtiment n'a encore frappé, pouvait prêcher, sans qu’aucune voix ne vînt troubler son unisson, la résistance au bluffeur Hitler, piétiner toute velléité de négociation, et crier joyeusement que mieux valait en finir.
*****
Jeudi 31 août 1939. Nous ne savions pas que depuis deux jours, Hitler avait accepté de converser avec un plénipotentiaire polonais, que malgré les démarches pressantes faites d'heure en heure par Bonnet, Berlin attendait toujours l'homme de Varsovie, que lorsqu'au soir enfin, Beck se déciderait à envoyer Lipsky à la Wilhelmstrasse, ce ne serait pas, malgré sa formelle promesse, avec les pleins pouvoirs, mais comme simple ambassadeur.
Nous ne pouvions pas savoir à quel point tout était perdu parce que l'Angleterre avait décidé la guerre, que depuis huit jours elle pressait la mobilisation de ses vassaux du continent pour qu'il ne fût plus possible de revenir en arrière, pour que le désarmement de ces énormes masses devint une condition de pourparlers irréalisable et qu'elle allait donc poser. Nous ignorions que l'Angleterre attisait soigneusement le feu à Varsovie, excitait la vanité et le chauvinisme des Polonais par ses assurances, qu'elle laissait les jours s'ajouter aux jours non dans l'espoir de voir luire une éclaircie, mais pour que l'orage s'accumulât, que ces conciliabules, ces notes, ces discours n'étaient qu'un infâme scénario ourdi par le Foreign Office pour détruire une à une les chances de compromis, couper à l'un et l'autre parti toute retraite, refuser à Hitler toute autre solution que le coup de force, attendre l'irréparable en ménageant à l'impérialisme britannique d'hypocrites alibis.
On étalait devant nos yeux l'irascibilité de la presse allemande. Mais on nous cachait qu'à Londres tous les journaux étaient autant de brûlots, que Chamberlain était sommé de passer à la guerre par quarante millions d'insulaires déchaînés.
On ne nous dissimulait pas moins soigneusement que la paix était là si nous la voulions saisir, que Mussolini, conscient, lui, de tout ce qu'il allait perdre dans cette catastrophe, offrait, comme un an avant, son entremise à la France et à l'Angleterre ; que Bonnet avait déjà rédigé l'acceptation de la France, mais que Londres, lorsque son tour viendrait de décider, ferait savoir à onze heures du soir que ses ministres dormaient, que leur repos était auguste et qu'ils ne pourraient point répondre avant le lendemain. L'expérience de Munich avait sinistrement servi. Les bellicistes connaissaient le danger pour leurs fins de révéler aux peuples ces grands espoirs. Ils entendaient, cette fois, protéger l'abominable secret des complots où dix hommes jouent avec la vie et la mort de dix millions d'êtres, et conduisent librement leur affreuse manœuvre : tout hâter pour la guerre, tout ajourner pour la paix.
Penchés sur nos dépêches fumeuses et laconiques, nous ignorions tout de cela, et les glorieux baudets porteurs des confidences rares n'en savaient pas plus long, Vraiment, que savions-nous ! Les frontières du pays étaient verrouillées, l'armée, la population entière sur le grand pied d'alerte, la presse
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muselée, les journaux étrangers devenus introuvables. C'était cela que huit jours plus tard, on appellerait la claire résolution du peuple français.
Malgrétout,danslevidedecetteclochepneumatique,ilnousrestait encore l'usage de nos pauvres entendements enfiévrés. Non, une politique de bonne foi ne s'entourait pas de tels nuages et d'un tel silence. La longueur même de la crise nous renseignait. On ne nous ferait jamais croire, alors que tant et tant d'heures nous étaient laissées, que l'Europe pouvait glisser ainsi lentement vers la mort sans qu'aucun remède ne surgît. Dans la soirée du 31, quelques lumières sur la proposition italienne avaient fini par percer. Deux ou trois âmes ingénues, encore pleines des souvenirs de Munich, se demandaient pourquoi on n'en claironnait pas à grand fracas la nouvelle. La nuit tombée, j'étais à la censure, dans le tohu-bohu assez déshonorant de l'Hôtel Continental. On caviardait à tour de bras dans toute la presse les moindres allusions à la démarche de Mussolini.
Je comprenais trop bien. Deux heures plus tard, je griffonnais dans mes notes : “Je croyais dépassées nos théories de septembre dernier sur la guerre juive et anglaise, l'avidité allemande première désormais en cause... Si demain soir nous étions en guerre, je ne pourrais jamais admettre que Hitler en portât seul la responsabilité.”
Le sentiment de voir la France s'engager dans une telle aventure avec un gouvernement aussi piteux mettait le comble à notre angoisse. Maurras ne se cachait pas de professer pour Daladier le mépris et la méfiance que j’avais depuis toujours. Il me disait ce soir-là : “L'homme n'est pas méchant, mais médiocre (j'ajoutais : échauffé). Il n'a aucune idée. Il manoeuvre, en parlementaire rompu à ces opérations, pour écarter ceux de ses ministres qui en ont ou pourraient en avoir. N'oubliez pas que Daladier et sa cour, c'est le café du Commerce : pas de Martigues, mais de Carpentras”.
Nous persévérions depuis dix jours dans l'ahurissante fiction qui consistait à tenir pour un homme d'honneur cet écoeurant poivrot, à le conjurer de liquider enfin la clique communiste, en butte à une indignation générale. Nous venions d'obtenir la saisie de l'Humanité et de Ce Soir. Mais nous ne savions pas que les fameux missionnaires de Moscou, Max Hymans, l'ambassadeur Naggiar, Doumenc, le malin à trois étoiles, venaient de débarquer apportant aux ministres la conviction que la Russie nous aurait rejoints avant trois mois.
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Je m'étais couché le 1e septembre à cinq heures du matin, en ne doutant plus que nous parvenions à un dénouement, qu'il devenait impossible de l'éluder davantage. Je n'avais pas de radio. Vers midi et demie, je ne savais rien. J'étais descendu chercher de quoi déjeuner. Ce fut un garçon de chez Potin qui m'annonça l'entrée des Allemands en Pologne. Un instant plus tard, j'allais lire Paris-Midi que je n’avais pas trouvé au kiosque, au milieu d'un groupe de bougres en train de boire stupidement leur apéritif.
Les radios de la rue déversaient les nouvelles des premiers bombardements sur Lemberg et Varsovie, Les détails horrifiques pleuvaient déjà. Ma concierge était en larmes.
J'avais eu à peine quelques secondes d'émotion. Nous étions préparés de trop longue date à cet instant-là.
Faisons comme Stendhal, le bon Grenoblois, n’hésitons pas à braver le ridicule : j'eus presque aussitôt un mouvement de gaîté. Je saluai les inconnues
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de la guerre avec l'entrain d'un conscrit de l'an II. Je voulais oublier mon dégoût et mes plus fermes raisons, pour l'espoir d'on ne savait quelle configuration miraculeuse des événements surgissant dans l'orage des combats. Tout valait mieux que la vase et le perpétuel crachin dont nous sortions. Il allait enfin se passer quelque chose de décisif. Ce serait au prix de la guerre. Tant pis. J'aurais sincèrement voulu être enrôlé sur l’heure. J’ai noté dans ma feuille de température de ce jour-là : “Pas la moindre colère contre Hitler, beaucoup plus contre tous les politiciens français qui ont aidé à son triomphe.”
Véronique, ma femme, venait de débarquer l'avant-veille d'Alsace, toute pimpante et fraîche. Le branle-bas du “Kriegsgefahrzustand” ne l'avait arrachée qu'à la dernière heure aux sapins qu'elle aimait tant. Roumaine d'origine, plus antisémite encore que moi, elle avait dans les souvenirs de sa petite enfance les images de la bataille, et montrait tout à coup devant la guerre judaïque une humeur très sombre. Je croyais bon de manifester une insouciance blagueuse. Cependant il me paraissait indispensable qu'elle partît se réfugier chez ma mère, dans mon village du Dauphiné. J'allai à la gare de Lyon, pour voir s'il était encore possible de voyager. Les trains étaient envahis par d'innombrables réservistes qui allaient rejoindre les dépôts de la Bourgogne ou des Alpes. J'aurais aimé avoir leurs impressions. Ils semblaient presque tous déconfits par la certitude que cette fois la guerre était bien là.
Les affiches de la mobilisation générale, toutes pareilles à celles de 1914, venaient d'être collées sur les murs. Il faisait un doux et joyeux soleil sur Paris, vidé d'un million et demi d'habitants, mais tranquille, allant placidement à ses affaires habituelles. Je me sentais singulièrement allégé. Plus de supputations épuisantes à faire : l'abandon tranquille à la destinée. Je crois que ce sentiment était presque général.
Vers deux heures du matin, cependant, pour peindre fidèlement cette journée, on était tenu à cette remarque : on ne pouvait pas encore dire qu'il ne restait absolument plus aucune chance pour la paix. Il nous semblait bien que les Allemands n'avaient forcé la frontière polonaise qu'avec des détachements prudents, comme s'Ils voulussent d'abord s'assurer des gages, puis amorcer des pourparlers, l'arme au pied, sur leur nouvelle possession.
La censure avait coupé fort bizarrement toutes les dépêches sur la proclamation de la neutralité italienne. Cela fâchait-il donc toujours les antifascistesquin'avaientimaginédebonneguerrequesurtoutesnos frontières à la fois ?
Le matin même, l'Ordre avait paru avec ces lignes du vendu Buré : “A l'heure actuelle, la preuve est irréfutablement fournie par l'Allemagne elle-même que toute sa politique repose sur le bluff, et qu'il suffit de lui opposer une détermination résolue pour qu'elle hésite et recule.”
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Le lendemain matin, l'éclipse du bon sens était achevée. On se retrouvait devant une interminable journée d'ignorance et d'incertitude à vivre, sous ce ciel de chaleur lourde et voilée qui est celui des grandes mélancolies de Paris.
Ma jactance de la veille me faisait honte. Je songeais que les Juifs n'avaient sûrement pas oublié, dans le calcul de leur guerre, ces bouffées de chaleur du
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vieux sang aryen. Tant d'années passées à haïr les Juifs, à dépister leurs ruses ! Et les rabbins me faisaient encore marcher au clairon.
Mais le trou de ces heures vides avait bien cassé cet élan. De nouveau, le calme et le silence de la capitale m'apparaissaient sinistres.
Le jour sonnait enfin de cette grande levée contre l'hitlérisme si violemment attendue, si fanatiquement prêchée et exigée, annoncée par tant de fanfares frémissantes. Mais parvenus à l'accomplissement de leurs voeux, les chefs de la démocratie française faisaient flanelle. Devant le formidable saut à exécuter, leurs langues bavardes restaient collées de peur à leurs palais, leurs jarrets coupés se dérobaient.
On aurait voulu croire encore que cette morne et muette pause était remplie dans la coulisse par les négociations d'un gouvernement bien tardivement atteint d'un légitime effroi, qu'elle avait pour raison les suprêmes chances de paix. Mais nous nous penchions sur cette dépêche que le Temps avait publiée la veille avec ce blanc de la censure : “Le ministre des affaires étrangères a remis à l'ambassadeur d'Italie à Paris la réponse du gouvernement français à l'offre .............. que lui avait adressée hier le gouvernement italien.”
Fort avant dans la nuit, une autre dépêche nous était parvenue :
“Le gouvernement français a été saisi hier, ainsi que plusieurs gouvernements, d'une initiative italienne tendant à assurer le règlement des difficultés européennes. Après en avoir délibéré, le gouvernement français a donné une réponse positive”.
On comprenait trop aisément que cette nouvelle n'était lâchée qu'à regret. Tout commentaire en était interdit. Qui l'eût osé d'ailleurs ? Les quelques têtes demeurées valides, revenues comme la mienne de leur étourdissement d'une heure, n'avaient pas beaucoup de peine à pressentir un sinistre mystère. Mais le percer était une autre affaire.
Je dois encore parler de toutes nos ignorances. Il ne peut en être autrement dans les souvenirs d'une aussi honteuse duperie.
Tandis que nous nous interrogions anxieusement sur l'étendue et le sens des mensonges officiels, que nous cherchions à distinguer ce qu'ils avaient de nécessaire et toutes les perfidies qu'ils nous dissimulaient, les deux défenseurs de la paix, Bonnet et Mussolini, jetaient leurs dernières bouées.
L'Angleterre, sournoisement, était parvenue à enrayer la manoeuvre italienne jusqu'à ce que l'étincelle fût allumée sur la frontière de Pologne. Mais le ministre français et le chef des faisceaux ne s’avouaient pas encore battus. Devant le premier refus britannique d'examiner l'offre italienne de conférence, Bonnet avait obtenu la veille que Paris se séparât de Londres, il rompait pour quelques heures le contrat de servilité, il acceptait seul, au nom de la France, l'invitation de Mussolini. Il était parvenu à retenir les Anglais qui voulaient sur l'heure adresser un ultimatum à l'Allemagne et nous en demandaient autant.
Dans cette journée du 2 septembre, il faisait encore tête à Halifax, qui réclamait une déclaration de guerre immédiate. L'Italie confirmait sa proposition. La France et l'Allemagne restaient prêtes à négocier dans une conférence internationale. Mais la Pologne refusait, l'Angleterre prenait soin de poser une condition inacceptable : l'évacuation des territoires déjà occupés par les troupes allemandes. Halifax au téléphone ironisait avec un lugubre humour sur les efforts désespérés de Bonnet. Les ministres anglais unanimes signifiaient que le moment n'était plus à ces médiocres plaisanteries et qu'il fallait être en guerre à minuit sonné. Bonnet dès lors, au prix d'efforts désespérés, ne pourrait plus que reculer de quelques heures l'échéance. Dans le
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dernier conseil du cabinet français qui précéda la guerre, le 2 septembre, à huit heures du soir, l'épouvantable Reynaud dévoilait cyniquement la crainte des bellicistes : “Et si l'Italie cherchait simplement à gagner du temps pour l'Allemagne ? Si cette dernière, ayant atteint demain ses objectifs, propose la paix ? Ne serons-nous pas plus mal à l'aise pour lui déclarer la guerre ?”
Combien d'hommes en France pouvaient-ils soupçonner l'énormité du crime qui se consommait ainsi ? Combien d'esprits, parmi les meilleurs de chez nous, étaient-ils en état d'entrevoir seulement la grandeur du dessein que la guerre allait ruiner ? Ce que l'Anglais repoussait brutalement, ce qu'on nous enjoignait à Paris de considérer comme une formalité importune c’était l'espoir d'un siècle de paix. Le 5 septembre 1939, à la table où les conviait le Duce, cinq nations libres pouvaient réparer leurs torts, refaire selon la logique et la nature la carte imbécile de Versailles, chercher leurs intérêts communs, redonner les moyens de vivre à l'Italie et à l'Allemagne, rendre justice à ces deux peuples qui avaient multiplié à la face du monde les preuves de leur vaillance et de leur vitalité. C'était l'équilibre, la prospérité, les fondations d'une solidarité continentale. Mais l’île orgueilleuse, solitaire, obtuse et mercantile n'en voulait à aucun prix. Devant cette grande bourgeoise confite dans sa morgue, ses routines hautaines, son hypocrisie, ses rentes universelles, cette paix-là eût trop bien consacré les vertus de la pauvreté disciplinée et audacieuse. Les fictions monétaires qui faisaient toute la richesse de l'Empire britannique, ses privilèges insolents en eussent reçu trop de coups.
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Tout, ou peu s'en fallait, nous était inconnu de cette tragédie diplomatique dont je viens de rappeler les grands traits. Mais on ne pouvait pas cacher dans les armoires du Quai d'Orsay le personnel de la République Française. Ses faits et gestes suffisaient déjà largement à nous édifier.
Nous apprenions que rien n’avait été plus morose que la séance de la Chambre dans l'après-midi du samedi. Le discours de Daladier était un terne et maussade devoir. On nous dépeignait l'homme effondré, après les rodomontades des jours précédents.
On avait expédié les régiments en catimini, nuitamment, presque honteusement. Tout était plat, contraint. Au milieu de cette funèbre torpeur, la presse, hormis l'Action Française, éjaculait de dégoûtante façon un patriotisme de septuagénaires et de cabotins. Les vieux routiers de la polygraphie alignaient les cent lignes de rigueur sur la guerre comme sur la Sainte Catherine ou la journée des Drags. Le colonel-comte de La Rocque venait de proclamer qu'il fallait désormais “choisir entre le barbarisme et la civilisation”. On le voit, le colonel-comte n'avait pas pour sa part hésité un instant. Mais on n'avait point le coeur à en rire, en songeant avec quelle fourbe persévérance un La Rocque avait travaillé à creuser le gouffre dont l'insondable horreur excitait le lyrisme de tous ces pantins.
Je notai ce jour là : “J'ai pensé quelques instants que l'aventure s'éclairait, que Hitler l’endossait tout entière. Non, il s'en faut que ce soit aussi simple. Cette guerre pouvait être éludée décemment.
“Avant même d'avoir commencé, elle est déjà morose et quotidienne. Je me battrais volontiers pour participer à une grande oeuvre, pour démembrer l'Allemagne, pour faire profiter mon pays d'une éclatante victoire. Mais les
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auteurs français et anglais de cette guerre sont de bien piètres personnages pour d'aussi vastes desseins.
“L'Angleterre, du moins, s'engage pour arrêter un autre impérialisme que le sien. C'est sa politique traditionnelle. Elle a l'habileté de n'en pas assumer les premiers risques (la séance des Communes d'aujourd'hui, sur la conscription à petites doses est d'un égoïsme, d'un cynisme prodigieux).
“J'aimerais qu'on nous prêchât haut et ferme la guerre pour vivre dans une France plus riche, sûre de son avenir. Ce langage serait compris. Au lieu de cela, la bouillie du droit, des “libertés qui font tout le prix de la vie”.
“J'en arrive à me demander s'il est bien nécessaire d'avoir la victoire, si elle doit être vraiment la première condition d'une renaissance française”.
Fameuses méditations pour une veille d'armes !
Maurras, après dix jours d'une bataille héroïque, avait lâché pied depuis le matin. Je le retrouvai rue du Boccador avec un visage bouffi de fatigue, découragé, d'une tristesse infinie. Comme je lui proposais un titre un peu lénitif pour les premiers combats et bombardements de Pologne, il me dit avec un geste très las : “Non, il vaut mieux maintenant désespérer les gens que les faire espérer.”
Il avait raison, il ne fallait plus jouer avec les nerfs français. Mais Maurras n'avait “sauvé la paix” que lorsqu'il ne s'agissait que des menaces verbales des fantoches parlementaires et genevois. Devant la volonté anglaise, il ne lui restait qu'à rengainer son couteau de cuisine, sa dialectique et sa liste des Cent quarante, dont il n'avait même pas soufflé mot.
Sous le fameux couteau pendu devant son bureau, que lui avaient offert une troupe d'étudiants, glaive pitoyablement symbolique, de deux mètres de long, mais en carton et papier argenté, Maurras venait hélas ! d'écrire son premier cocorico : “En avant ! Puisque voilà la guerre, en avant pour notre victoire !”
Résigné, le vieux lutteur se mobilisait. Il endossait un kaki moral. Je m'en doutais depuis des années. Je n'aurais pu m'imaginer que ce fût affligeant à ce point.
Il ne resterait donc de pacifistes inflexibles que quelques douzaines d'anarchistes et qu’un poète désespéré, Giono, qui avait dit “quand on n'a pas assez de courage pour être pacifiste, on est guerrier”, et qui a eu celui de déchirer les affiches de mobilisation.
Je m'évertuais à répéter qu'aussi longtemps qu’une vraie bataille n'aurait pas été engagée entre Français et Allemands, je me refuserais à croire que la paix fût impossible. Ce n'était pas si mal vu et la suite allait le prouver. Mais pour l'instant, dans ma tête, cela ne valait guère plus que le “tant qu'il y a de la vie, il y a de l’espoir” au chevet d'un pauvre diable qui s'en va d'une méningite tuberculeuse.
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CHAPITRE X L’ESCALIER DE SERVICE
Carnet du fascicule bleu Lucien Rebatet, dimanche 3 septembre 1939, midi :
“L'Angleterre a déclaré la guerre à l'Allemagne à 11 heures. Nous allons suivre sans retard, bien domestiqués. C'est l'Angleterre qui aura été pour nous l'instrument immédiat de ce grand malheur”.
Voilà un citoyen qui devient décidément raisonnable et qui se fortifie dans quelques convictions dont on ne le délogera plus de sitôt.
Il fallait être bien sot, bien naïf, bien férocement bourgeois ou peint en tricolore d'une couche de poncifs diablement solides pour ne point se trouver du même avis que lui.
Depuis le début de la crise, toute l'initiative diplomatique appartenait à l'Angleterre. La France n'avait fait qu'obéir passivement. Dans notre minuscule cénacle, nous nous en étions constamment indignés. Depuis deux jours, en ne jugeant que d'après les démarches officielles et avouées, le contraste était devenu abominable entre cette Angleterre qui précipitait, déchaînait une bataille où elle n'avait ni les moyens et encore moins le désir de paraître, et cette malheureuse et lamentable France qui marchait comme un robot au-devant de la mort.
Nous entrions dans la guerre par l'escalier de service, traînés en laisse par le maître de Londres, poussés aux épaules par ses laquais de Paris.
Sur les Champs-Elysées, la foule citadine, animalement fidèle à ses habitudes, énorme troupeau inconscient de son grotesque, s'écoulait béatement à pleins trottoirs. C'était la guerre sans doute, mais c’était avant tout dimanche, un dimanche où il faisait beau. Les femmes en robes joyeuses s'arrêtaient aux vitrines, convoitaient longuement un sac ou un chapeau. Les hommes, à dix pas, attendaient en tirant leur montre : “Dans vingt minutes, nous serons en guerre”. Aux terrasses des cafés, entre deux gorgées de pernod, on interrogeait d'un coup la pendule : “Cinq heures une. Ça y est. Depuis une minute, nous sommes en guerre”.
C’était le chef-d'oeuvre accompli de la guerre automatique et juridique, dans un peuple parvenu à l'état idéal d'aboulie et d'abêtissement.
Les plus sensibles et les plus audacieux se murmuraient à l’oreille : “Ah ! non. En 1914, c'était tout de même autre chose”.
La nuit tombée me retrouva avec trois compagnons, Thierry Maulnier en uniforme de lieutenant d'infanterie, Pierre Boutang qui allait être sous-lieutenant dans un mois grâce aux privilèges normaliens, et le benjamin de Je Suis Partout, Claude Roy, premier “jus” blond et bouclé que pour mon
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extrême remords j'avais fait incorporer un an auparavant à Versailles dans les chars.
Ce joli quatuor d'intellectuels était fort préoccupé à se tâter, s’ausculter, contempler la tête qu'il pouvait bien faire pendant qu'il était en train de vivre l'histoire. Nous n'éprouvions rien de très notable, ou peut-être de reconnaissable. Nous confessions ce phénomène, nous en étions un peu vexés.
Nous nous arrêtâmes dans un petit bar américain du boulevard Saint-Germain. Maulnier avait posé son képi près de lui. Un joli chaton noir, étonné et grave, vint sans façon s'asseoir dedans et se faire cajoler. C'était un présage de chance, la première chose douce et charmante de ce jour, celle sans doute qui nous touchait le plus.
Maulnier faisait le serment solennel de ne rien écrire sur cette guerre idiote. Il emportait dans sa cantine un nouvel essai sur Racine que Gallimard venait de lui demander. Nous dressions la liste de nos paquetages littéraires. Boutang, qui ne distinguait pas un sergent d'un colonel, parlait d'emmener une bibliothèque de campagne qui aurait bien rempli trois caissons d'artillerie. Comme nous tous, va-nu-tête depuis toujours, il disait aussi : “C'est drôle, mon premier chapeau, ce sera un casque”.
Dans les ténèbres de la rue, nous nous mîmes à chanter des chansons de route, parce qu'il était réjouissant que quatre garçons du pacifisme le plus désabusé fussent à peu près les seuls à chanter la belle guerre et qu'ainsi dans notre souvenir l'absurdité de l'événement serait irréprochable.
Il a la barbe rousse,
Les poils du cul châtain.
Ah !
Les godillots sont lourds sur l' sac,
Les godillots sont lourds !
Pour que la blague fût parfaite, j'entonnais en allemand à plein gosier : “Ich hatte ein Kamerade” et le “Horst Wessel Lied”. Les passants s'arrêtaient médusés. Une vieille grommela : “De quoi ? Ça n'est tout de même pas encore l'armistice !”
L'Action Française somnolait comme à l'accoutumée, incapable de s'arracher pour quoi que ce fût de son sénile engourdissement. J'avais à résoudre un petit problème. Nous bouclions depuis plusieurs mois pour la province, vers minuit, une première édition, où l'on devait insérer, bien entendu, le Maurras écrit et publié la veille. Cela pouvait aller en général tant bien que mal. Mais un jour comme celui-ci ? Je m'en ouvris à Pujo, en lui demandant si Maurras ne corrigerait point son article : “Mais voyons, quelle idée ! me dit-il. L'article est bon tel quel. Pourquoi cette question ?” Puis il fourragea dans sa barbe, médita deux bonnes minutes, et rassemblant ses souvenirs : “Ah ! oui, c'est vrai. Depuis, il y a eu la guerre ”.
Maurras venait d’arriver. J’avais une excellente nouvelle à lui transmettre, l’annonce de la neutralité plus que bienveillante de la Turquie, les Dardanelles ouvertes, notre liberté de manoeuvre en Orient, en somme le premier bel atout dans notre jeu. La dépêche était datée bien entendu d'Ankara. Maurras, avant d'avoir lu un seul autre mot, cogna sur sa table et de son air le plus froid : “Jeune homme, vous savez pourtant que je tiens à cela. Combien de fois faudra-t-il vous le répéter ? C'est une tradition dont il faut vous souvenir. Ici
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nous sommes en France, nous employons les vocables français”. Et d'une plume appliquée, il corrigea : Angora.
Mais la soirée était aux bonnes nouvelles. Bientôt, nous apprendrions que l'Italie laissait toutes grandes ouvertes ses frontières avec la France et annonçait avec pompe cette décision. On brandissait la dépêche avec de grands gestes. Nos imaginations échauffées y voyaient déjà le présage d'une heureuse trahison. Allons ! les Anglais devaient être plus pratiques que nous. S'ils avaient hâté à ce point la guerre, c'était sans doute qu’ils possédaient quelques solides assurances du côté romain. Des émissaires accouraient, glorieux, certifiant que l'Italie, tout en proclamant sa neutralité, offrait libre passage à nos troupes sur son territoire. Un superbe mouvement tournant se dessinait devant nos yeux. Car on songeait encore à des mouvements tournants.
De toute façon, les épileptiques de l'antifascisme et de la guerre sur chaque frontière n'avaient plus qu'à rengainer leurs plans de nouveaux Rivolis.
L'espoir nous avait fort altérés. Tous les cafés, par ordre de police étaient fermés depuis onze heures. On décida, avec trois ou quatre camarades, d’aller boire dans un petit bordel de la rue Jean-Jacques Rousseau. La mère maquerelle, énorme rousse, majestueuse comme une douairière dont c'est le jour, nous reçut dans son petit salon fleurant, comme il se devait, la vieille poudre de riz et l'entre-cuisses. Une robuste boucanière, d'une trentaine d'années, d'un roux non moins somptueux, perchée sur un bras de fauteuil, composait tout le personnel de l'établissement. Ces dames étaient d'un patriotisme vibrant. Un jeune journaliste algérien, qui nous accompagnait, pensait rejoindre un régime de tirailleurs : “Mauvaise arme, dis-je, dangereux. – Bah ! répliqua un autre, il y a déjà tellement de sidis sur la ligne Maginot... - Oui, mais quand ceux-là vont être butés... - C'est vrai, gémit la vieille putain qui faisait tout à coup cette découverte. Il va y avoir des morts”. Mais l'aspect de notre confrère Cazals, Falstaff de cent trente-cinq kilos, qui fourrageait nonchalamment le rude buisson de la plus jeune, tout en poursuivant un docte parallèle entre Mazarin et le Duce, nous inclinait peu à de funèbres pensers. On discourut longuement, d'un ton de grande cérémonie, sur les mentules respectives des gras et des maigres, sur le coup en glissette, sur le coup en chapeau. La digne maquerelle conduisait le débat du haut de sa vaste expérience. La jeune ayant entrepris en virtuose la braguette du cadet de la bande, nous estimâmes bienséant qu'il honorât sa couche, ce qui fut fait en bonne forme. Nous nous sentions la belle conscience, dans cette première nuit de guerre, de ceux qui viennent d'accomplir un rite immémorial.
L'Action Française s’imprimait avec cette manchette : “Cette fois-ci ne LA manquons pas”.
*****
Les Parisiens étaient gorgés depuis des années d'une littérature où on les promettait, pour le cas de guerre, à toutes les délicatesses d'une chimie et d'une balistique dantesques, où des torpilles de trente pieds faisaient pleuvoir le choléra morbus tout en pulvérisant d'un seul coup un arrondissement. On confrontait ces belles prophéties avec ce que l'on apprenait des bombardements en Pologne. Pour résultat, le lundi matin, Paris tout entier se promenait avec un masque à gaz au derrière. On laissait même entendre que le port en était obligatoire. Rue du Boccador, Maurras avait tenu à donner lui-même l'exemple
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en ne cachant point que c'était assez ridicule, mais qu'il fallait sans retard se créer les disciplines de l'heure.
Aucune alerte n'avait troublé la première nuit de guerre légale. Les Parisiens goguenards en concluaient déjà que Hitler se dégonflait. Les nouvelles de bonne source commençaient à circuler. On avait ramassé partout des bonbons empoisonnés. Des infirmières racontaient gravement qu'on venait de leur amener plusieurs douzaines de patients brûlés aux pieds par des ballonnets d'ypérite.
Il était évident que pour la majorité des habitants de la Seine, la seule guerre qui méritât leur attention serait celle qui se déroulerait dans leur ciel. La flotte aérienne de Hitler ne pouvait certainement avoir pour eux d'objectif plus urgent que la destruction des Galeries Lafayette et du pont des Arts. Le reste ne serait jamais que négligeables détails.
*****
Pour ma part, cependant, je me plongeais dans l'étude des frontières de Pologne. J'y faisais sans peine l'aimable découverte que, depuis l'occupation de la Tchécoslovaquie, ce pays était voué, dès la première escarmouche, au plus rigoureux encerclement... Ma plus grande stupéfaction était qu'à ma connaissance il ne se fût pas rencontré un stratège, un journaliste, un homme politique, pacifiste ou belliqueux, pour s’en aviser depuis une année écoulée, que je n’eusse pas entendu durant tout ce dernier mois une seule allusion à cette aveuglante certitude. A notre insu sans doute, nous restions tous sur des images de l'autre guerre, avec des fronts aussi biscornus que possible et demeurés toutefois plus ou moins inviolés. Mais les premières dépêches polonaises, décrivant glorieusement des “offensives de cavalerie”, révélaient une invraisemblance dans le bravache qui ouvrait la porte à toutes les catastrophes. Déjà, je me repentais d'une ou deux minutes cocardières où j'avais cru utile de renseigner gaillardement quelques troupiers qui du reste s’en tamponnaient l'oeil : “Rappelez-vous que ça va barder un sacré coup en Pologne. Je connais les Polonais. Ça, c'est des soldats”.
Quant aux premiers communiqués français, ils étaient d'un laconisme compassé, strictement administratif.
Nonobstant son masque à gaz, Maurras promenait toujours une mine de funérailles, qui jurait étrangement avec le martial clairon de ses papiers. Je le revois au second soir de la guerre, feuilletant d'une main lasse une montagne de dépêches, repoussant le paquet d'insanités des journaux et murmurant avec accablement : “Si tout cela avait seulement le sens commun !” Hélas ! pourquoi faut-il qu’un autre Maurras, entièrement guindé et falsifié, ait jugé nécessaire d'étouffer la cruelle lucidité de celui-là ?
J'étais allé faire connaissance avec la censure, gîtée rue Rouget-de-Lisle, à l’hôtel Continental. Des messieurs, costumés en capitaines de corvette, en commandants de chasseurs à pied ou de cuirassiers, trônaient et s’agitaient aux quatre coins de cet énorme garni, aux meubles fatigués et vulgaires, sentant le mégot, déjà souillé comme si cinq générations d'étudiants eussent ciré leurs chaussures aux rideaux.
Cette nuit-là, je venais de m'endormir, un peu avant quatre heures. Les sirènes de la première alerte retentirent. On avait eu tout le temps de s'y préparer. La surprise n’en était pas moins fort désagréable. Des quantités d'exercices de la paix nous avaient habitués à ce hululement. Mais à cette heure
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louche, trouant les ténèbres et le silence, il était à souhait apocalyptique. Dans son lugubre crescendo surgissaient soudain toutes les menaces de l'inconnu, toute l'horreur nocturne du tocsin sonnant à la catastrophe et décuplé par la machinerie du siècle. Je pris soin de noter candidement sur mon cahier cette minute qui pouvait être historique et je descendis à tâtons de mon sixième. Le vestibule de ma bourgeoise maison était rempli d'une bousculade confuse. Dans l'ombre, des flics vociféraient, brandissaient le poing : “Ceux qui ne descendent pas à la cave y seront pour moi des suspects”. On avait la brusque révélation d’une race nouvelle, les chefs d'îlots, honorables sexagénaires chargés de manifester leur patriotisme en jouant aux caporaux en veston parmi leurs contemporains, et qui se ruaient avec un enivrement hagard à un aussi délicieux devoir.
Un troupeau humain s'empilait dans le corridor de la cave, le nez au mur. La concierge poussait des clameurs entrecoupées de sanglots. A la lueur d'une lampe électrique, j'aperçus un capitaine de coloniale, blanc comme un spectre et qui claquait des dents.
Je regrimpai bien vite, écoeuré, à mon perchoir. Je m'accoudai au balcon. Au-dessous de moi, dans cette glauque fin de nuit, je devinais l'énorme ville muette, sans une lumière, et cependant tout entière éveillée, à croupetons dans les ténèbres et dans la peur. Avoir fait ça de Paris ! Une fureur impuissante m'étranglait. Je désespérais des hommes. Quel monstrueux et grotesque fléau était sur nous !
Diurnes, nocturnes, d'autres alertes suivirent presque aussitôt, mais tournant au vaudeville. On faisait tout à coup connaissance avec les mitrailleuses, crépitant à deux heures du matin, mais il se révélait un peu plus tard qu'elles avaient tiré sur l'avion de la Préfecture. On découvrait que l'autorité militaire faisait mugir les sirènes pour un avion isolé qui patrouillait à quelque trois cents kilomètres. La principale inquiétude devenait de savoir si à ce compte les Parisiens trouveraient encore deux heures de sommeil consécutif. Au soir, dans le joli ciel pale de cette fin d’été, on voyait s'élever solennellement, entre le Champ-de-Mars et les Champs Elysées, une demi-douzaine de ballons captifs. J'apprenais, non sans surprise, que ces engins constituaient un “barrage” de saucisses, et que l'on attendait des six ficelles ainsi tendues qu'elles arrêtassent l'assaillant.
J'avais accompagné jusqu'à Senlis un bourgeois de l'Action Française, l'homme de la rue de Marignan, réformé, cossu et d'un bellicisme gaillard. Nous roulions dans une somptueuse vingt chevaux de grand sport. En traversant Saint Denis, nous croisâmes un bataillon d'infanterie coloniale qui allait s'embarquer. Les troupiers paraissaient déjà harassés, suant sous le barda de campagne et les cuirs battant neuf. Chacun portait une pivoine ou une rose. Mais les civils les regardaient passer d'un air morne. Il n'y avait aucun attroupement. On ne pouvait partir plus platement pour la guerre. Je songeais aux premiers tués, ceux qui font des cadavres en ceinturons jaunes et en capote aux plis tout neufs. Je me penchai, j’esquissai un signe amical vers les marsouins. Mon bourgeois m'arrêta précipitamment, en donnant un énergique coup d'accélérateur. Un mot dru aurait pu répondre à notre bel équipage et nos mines florissantes. Les gens convenables n'acclamaient pas de si près le prolétariat guerrier.
Nous refaisions la route où avaient galopé en septembre 1914 les avant-gardes allemandes. Une borne, à l'entrée d'un petit sous-bois, indiquait la pointe extrême de leur avance : vingt kilomètres de Paris, quinze minutes de
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rapide. De là, les cavaliers de von Kluck avaient pu voir les toits de la banlieue, d'un peu plus haut la Tour Eiffel. Je me saturais de ces pensées, j’avais un petit frisson rétrospectif. Mais mon compagnon, très désinvolte, souriait à ces souvenirs anachroniques.
A Senlis, nous allâmes rendre visite au Père Supérieur des Maristes, à qui mon patriote devait bientôt confier son fils. Le collège gardait glorieusement une balle de la bataille de la Marne, fichée dans la soie verte du Tableau d'Honneur. Devant ce trophée, on s'entretenait avec une sérénité enjouée de la nouvelle guerre :
- Hitler est acculé aux solutions de désespoir, disait l'honorable laïc.
- Certes ! répondait avec force le Père qui m'avait été annoncé comme un ecclésiastique maurrassien. Cette fois, la bête est traquée.
*****
En attendant, ce fauve aux abois tenait assez bien la campagne. Le même soir, j'essayais de tracer une ligne des opérations de Pologne sur la carte. En vérifiant mes repères avec les noms du dernier communiqué de Varsovie, je vis que je m'étais trompé partout de quinze lieues au détriment des Fritz. Leur avance, en moins d'une semaine, atteignait deux cents kilomètres. A l'heure qu'il était, ils devaient se battre aux portes de Varsovie.
Je notais : “La Pologne apparaît fichue. De la Prusse orientale, de la Slovaquie, les Allemands peuvent la prendre de travers, de revers selon leur bon plaisir”.
Une rouge colère me montait aux yeux : “L'incurie, l'anarchie slaves ont certainement joué un rôle capital dans ce désastre. Tous les généraux sont des politiciens. Conduire au feu plus d'un million d'hommes est certainement une tâche très au-dessus de ces orientaux romanesques, brouillons, bravaches d'une incommensurable vanité. Le nom de Weygand, qui les tira d'affaire en 1920, est exécré dans ce pays.
“Nous avions choisi cette Pologne pour ligne de résistance au germanisme à l'est. C'était une politique. Mais il fallait que la ligne existât, qu'on y travaillât. Il devait être naturel de dire aux Polonais : “Si vous n'acceptez pas secours et conseils, nous nous désintéresserons de votre sort”
Bonnes âmes, nous en étions encore à nous figurer qu’une mission militaire française bien conditionnée, avec brevetés de l’Ecole de Guerre et techniciens des chars, aurait sauvé les polonais,
Les éminents stratèges qui depuis une semaine avaient occupé leurs emplacements de combat dans tous les journaux, conservaient devant cette déconfiture un magnifique sang-froid. La mémoire de Joffre et de Foch habitait leurs âmes, leur dictait le mot de la situation : “Pas d'affolement ! De quoi s'agit-il ?” Ces hommes étincelants de science se chargeaient de découvrir “le sens du recul”. Car, bien entendu, seul le profane ignare pouvait conclure : “Les Polonais foutent le camp”. M. Lucien Romier, prince des économistes, se révélait un imbattable virtuose dans cet élégant vocabulaire où toujours l'ennemi s'efforce, tente, esquisse. Il concluait, inaugurant le plus solide truisme de cette guerre, qu'en somme les Allemands avaient un sérieux retard sur leurs plans. Le général Duval, retroussant crânement ses manches devant les deux rubriques quotidiennes et les deux hebdomadaires qui l'accablaient du coup de presque autant de copies que M. Paul Reboux, décrivait la position d'arrêt prévue par les Polonais et où ils allaient “opposer une résistance définitive”.
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M. Henry Bidou comprenait tout sans peine : l'armée polonaise se retirait méthodiquement pour atteindre la ligne historique des quatre Rivières où les Russes jadis avaient tenu cinq mois.
M. de Givet, dans l'Ordre de l'estimable Buré, nous rappelait d'opportune façon que les Polonais n'avaient pas “porté leur principal effort d'armement sur le matériel lourd. Ils ont surtout recherché la mobilité, développant leur matériel léger et entraînant leurs troupes au maximum de souplesse. Cela suffit à indiquer que, de toutes façons, l'état-major polonais entendait faire une guerre exclusivement de mouvement”.
On ne pouvait certes point y contredire en mesurant le chemin que venaient de parcourir ses troupes en moins de huit jours.
M. Jean Giraudoux, poète promu ministre de l'Information française, dédaignait cette arithmétique et cette géométrie vulgaires des batailles. Par la voix de la radio, il venait d'inspirer à quarante millions de Français des raisons élevées de contempler sans pessimisme la carte de notre alliée. Il énumérait honnêtement les conquêtes allemandes : le Couloir, Kattovice, Poznan, Cracovie. Mais il nous annonçait que ces succès étaient fort prévisibles et en somme négligeables, parce que les Polonais avaient résolu de défendre ces territoires mal situés, “d'offrir leur résistance dès le premier mètre carré de leur sol, pour ne pas abandonner le premier pouce de leur territoire, puisqu'il était le premier territoire attaqué de la liberté humaine”.
Je n'en croyais pas mes oreilles. J'avais relu trois fois le texte. M. Giraudoux était bien formel. L'écrivain le plus délié des lettres contemporaines nous donnait comme réconfort la certitude que les Polonais venaient de commettre la plus lourde bêtise en se battant sur le pire terrain, dont par surcroît ils se faisaient déloger en un clin d'oeil. Un goitreux de montagne en fût resté béant.
Mais M. Jean Giraudoux développait sa thèse, Jérôme Bardini en face des Panzerdivisionen, flanqué du diplomate confit dans la plus parfaite orthodoxie démocratique. Pourquoi l'état-major polonais avait-il accepté une bataille perdue d'avance ? “Les raisons en sont simples. C'est que les Polonais sont comme nous. Ils ne font pas la guerre allemande. Ils font ce que nous avons fait en 1914, ce que, nous allons faire, une guerre personnelle, ils font leur guerre, la guerre polonaise.
“Ils pensent que, dans la façon même de se battre, il y a une morale. Ils pensent... que la guerre elle-même a des devoirs de symbole et d'enseignement qui lui permettent d'être fructueuse et victorieuse au delà de toute contingence (le tiers du pays perdu, l'invasion, la retraite a toutes jambes : M. Giraudoux voit vraiment les choses de haut, du domaine des purs esprits). Nous n'avons pas à adopter en matière stratégique, les principes de la guerre hitlérienne (ah ! pour cela, nous l'avons supérieurement démontré !) ; puisque la guerre nous est imposée, nous ne la réduirons pas à une équation de poudre, d'acier et d'ypérite”.
M. Jean Giraudoux nous aura offert ce soir-là l'exemple accompli d'un intellectuel mis en face d'une besogne impossible et indécente, qui pense s'en tirer par des acrobaties, des entrechats littéraires, de subtils paradoxes, et termine son exercice la tête la première dans un bourbier d'absurdités. On aura beau dire : cela compte dans une carrière
Les grosses caisses des journaux tonnaient en l'honneur de Rydz-le- Victorieux, Rydz-Smigly, le grand général aquarelliste. A l'Action Française, Maurras s'évertuait à croire que les Polonais jouaient au plus fin, qu'ils se
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donnaient “le temps d'achever, de préparer leur ligne”. Le bon M. Pujo, vieil enfant barbu, avait la foi pure des doux âges, que j'offusquais fort en lui annonçant que les Polonais étaient cuits, qu'ils n'avaient même pas été capables de livrer une bataille proprement dite. Pujo pensait bien au contraire que Rydz-Smigly emmenait les Allemands dans une nasse et qu'au reste la prochaine saison des pluies arrangerait tout.
Pour moi, si j'étais furibond du contraste entre la jactance homicide de ces maudits Slaves et leur piteuse déconfiture, celle-ci m'inspirait aussi une satisfaction secrète. Je n'arrivais pas à éprouver le moindre regret devant leur déroute manifeste, mais plutôt une sorte de bizarre et vengeur plaisir à voir le triomphe de la force habile et dirigée, de la seule cause qui me fût intelligible.
Quant au peuple, il suivait d'un oeil très détaché cette aventure lointaine, dont il ne rapportait à soi aucune conséquence. Il conservait l'oeil sec devant les proses les plus flamboyantes d'épithètes pathétiques et justicières sur Czenstochowa et autres lieux. Il faut dire que cette littérature ne respirait qu'une médiocre sincérité. Seuls quelques archivistes conservaient un souvenir de la polonophilie romantique. Les folliculaires avaient appris de la veille l'existence de la Lourdes polonaise. Les Juifs et assimilés ayant obtenu de la Pologne ce qu'ils voulaient, la guerre, se seraient bien malaisément tiré une larme pour les madones et les boys scouts de ce pays papiste dont ils vitupéraient trois mois avant entre eux la férocité réactionnaire et antisémite. Puisque la publicité juive avait toujours passé la Pologne sous silence, quelle idée voulait-on que les lecteurs de Paris-Soir eussent sur elle ?
*****
J'étais nanti depuis l'année précédente, je l'ai dit, d'un fascicule de mobilisation bleu. J'ignorais tout des catégories militaires à quoi correspondait ce carton, sinon qu'il m'assurait quelque répit. Je ne doutais pas qu'avec mon âge et ma santé ce délai pût aller au delà de trois ou quatre semaines. Mais les circulaires m’apprenaient qu'il n'en était rien. La phalange des fascicules bleus constituait apparemment une réserve privilégiée, admise à garder ses pantoufles et à hanter ses lits conjugaux en attendant l'heure incertaine où il lui faudrait boucher les trous.
Quelques commères habiles à supputer la valeur guerrière des mâles avaient bien manifesté sous mon nez, durant les premiers jours, une surprise véhémente de ne point me voir encore en kaki. Le nombre des civils jeunes et florissants que l'on croisait à chaque pas dans Paris eut bientôt raison de ces petites manifestations.
Mais mon fascicule bleu me causait de nouveaux tracas. J'avais ce goût un peu particulier d'aimer l'armée et je sens que la déroute elle-même ne m’en a pas guéri. Non point, il s'en fallait de tout, que j'eusse rapporté de mes chefs militaires une image prestigieuse, mais j'affectionnais le soldat. Je gardais de mon service, au 150e d'infanterie en Rhénanie, un souvenir délicieux. Le temps assez bref de ce service, trop bref pour que je prisse même le moindre bout de galon, n'y était sans doute point étranger, non plus que la vie d'amateur en treillis que j'avais su m'organiser dans notre caserne de Diez-sur-la-Lahn, laquelle était une ancienne école de Cadets prussiens. Il n'importe. Les capitaines, les commandants étaient tous autour de moi d'anciens sous-offs de la Marne ou de Verdun, bornés, à dégaines de gendarmes sur le penchant de la retraite. Mes adjudants s'étaient révélés conformes aux plus solides traditions.
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Mais leurs sévices pesaient bien légèrement dans ma mémoire, au regard de la chiourme ecclésiastique où l'inquisition et la férule des Pères avaient tyrannisé pendant quatre ans mon enfance. J'avais bientôt oublié les mornes journées de quartier pour ne me rappeler que la bonhomie fraternelle des moeurs, leur saine truculence et la grand' route des manoeuvres. Je tenais que l'état de simple soldat était encore un de ceux où le citoyen français du XXe siècle se gâtait le moins, où il retrouvait le plus de naturel et de vérité.
J'aimais les mitrailleuses, les mousquetons, le tir. J'étais passionnément curieux du métier des armes, parce qu'il répond aux plus vieilles lois de cette terre. J'avais toujours été friand des mémoires, des carnets, des historiques de la Grande Guerre, j'avais relu au moins deux fois les plus médiocres récits de poilus, les études les plus spécialisées. Que La Revue de l'infanterie ou de l'artillerie me tombât entre les mains, je m'y plongeais toute affaire cessante. Je connaissais sur le bout des doigts les garnisons de tous les régiments de France, leur passé et les couleurs de leurs fourragères, l'effectif, l'armement, le matériel d'un bataillon de chars selon le type, aussi bien que d'un groupe de reconnaissance ou d'un escadron d'autos mitrailleuses. J'étais même assez comiquement célèbre pour cette érudition martiale.
Tout cela ne m'avait point embarrassé un seul instant pour exécrer la guerre qui venait, mais, une fois la catastrophe consommée, me destinait assez mal à la vocation de fascicule bleu. J'étais étrangement partagé entre la répulsion que m'inspirait cette guerre absurde, décidée par l'étranger, qui avait tant de chances d'être funeste à mon pays, et mon image surgissant tout à coup de poilu casqué, chantant à pleins poumons une vieille marche gauloise au premier rang d'une compagnie de biffins.
La puérilité de ces frémissements ne m'échappait pas, mais je n'arrivais pas à m'en défaire. Le 11 septembre, je dînais dans un restaurant de la rue Marbeuf, avec un charmant garçon de mes amis, quelque peu médecin, jouisseur comme un chat, passionné de littérature, plein de talent, mais sans doute trop hanté de la phobie du déjà écrit pour avoir rien achevé jusque là, ayant voltigé autour de toutes les esthétiques, lubies et angoisses de l'entre-deux guerres, un peu irritant parfois, mais assuré depuis des années de mon affection. Il était présentement réformé pour une bénigne et très ancienne ombre au poumon. Fort guilleret, il me lisait à tue-tète une grosse blague de carabin piquetée de quelques colifichets surréalistes qu'il venait de lâcher sur le papier. A trois tables de nous, un artilleur solitaire dans la tenue du grand départ, écoutait ces facéties d'un air assez sombre.
Je ramenai assez brutalement notre propos sur la guerre. Mon ami me confiait sans détours qu'elle était pour lui comme un accident sanglant survenu devant ses yeux, et dont il se hâtait de chasser l'image pour ne pas déranger son confort mental et sensuel. Il manifestait la plus extrême surprise de me voir à ce point éprouvé par l'événement. J'apercevais facilement qu'il me le reprochait comme une faiblesse, une vulgarité d'esprit. Il se scandalisait franchement d'apprendre, qu'averti comme je l'étais des ressorts et de l'insanité de la guerre, je pusse mettre en balance une embusque facile et mon départ dans une unité de combat. Il ne concevait pour lui et pour les hommes de quelque mérite qu'une seule attitude : tourner résolument le dos à cette affreuse bourrasque et
Evoquer le printemps avec sa volonté.
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Je répliquai avec humeur et en chauffant mes arguments ; je découvrais mieux leur sincérité et leur force. Je pensais depuis toujours, comme le dragon Stendhal que le baptême du feu était la perte d'un pucelage aussi nécessaire que l'autre. De tous mes amis, personne sans doute plus que moi ne s'était aussi longuement interrogé sur cette étrange épreuve, attirante et terrible, ne s'en était fait plus de tableaux, n'avait attaché plus de prix à la façon dont il pourrait la franchir. Si je devais rester seul à l'ignorer, ce serait une singulière lacune pour un mortel de notre aimable siècle. Quelle que fût la guerre, elle valait d'être vécue et méditée en soi. Je ne saurais m'y dérober sans être infidèle à ma “Weltanachanung” et à mon propre tempérament.
Les lecteurs me pardonneront ce petit croquis psychologique. Je ne l'aurais pas conservé dans ces pages, si je ne pensais que plus d'un d'entre eux s'y reconnaîtra. Il montre assez bien en tout cas quel curieux circuit notre vieux sang de race militaire pouvait parcourir pour brouiller les têtes les plus positives.
*****
Mais la démocratie nous rappelait bientôt qu'elle avait abâtardi jusqu'à la guerre. Pour la Pologne, les vieux généraux à stylographes s'accrochaient encore à des espoirs de manoeuvre, voulaient découvrir que l'armée de Rydz-Smigly avait l'avantage de la concentration, et dans leur incapacité à percevoir même la forme de cette guerre mécanique, jugeaient les offensives allemandes décousues. Leur encre n'était pas séchée qu'ils avaient déjà deux jours de retard sur le cyclone motorisé de la Wehrmacht. On ne savait ce que les “Panzer” pulvérisaient le plus vite, leurs pronostics ou les derniers fétus de bataillons polonais. Existait-il encore seulement un Rydz-Smigly ?
Cependant, le Conseil Suprême franco-anglais, avec Chamberlain, Daladier et Gamelin, tenait sa première séance et annonçait en héroïque fanfare : “La réunion du Conseil Suprême a complètement confirmé la ferme résolution de la France et de la Grande-Bretagne de consacrer toutes leurs forces et toutes leurs ressources au conflit qui leur a été imposé ; elles sont décidées à donner à la Pologne, qui résiste avec tant de bravoure à l'invasion brutale de son territoire, toute l'assistance en leur pouvoir”.
Dans le moment où l'univers apprenait ces chevaleresques serments, les Allemands, ayant conquis en douze jours la moitié de la Pologne, dépecé et concassé toute son armée, franchissaient la Narew et la Vistule en poussant devant eux les informes débris de la déroute. Le dernier carré polonais s'enfermait pour l'honneur avec une semaine de vivres et de munitions dans Varsovie complètement investie.
En guise de secours, le vaillant Gamelin commençait d'écorner quelques petits postes d'avant-garde sur la ligne Siegfried. Pour les Anglais, ils se prévalaient d'un glorieux raid aérien sur l'Allemagne, où ils avaient bombardé le peuple avec trois millions de tracts antihitlériens. Il est vrai qu'une nouvelle alliée rejoignait notre camp. D'une chambre d'hôtel londonien, par la bouche de l'intrépide M. Benes, la Tchécoslovaquie venait de déclarer la guerre à l'Allemagne.
“Toute l'assistance en leur pouvoir...” Les démocraties tenaient parole. Cette fois, elles avaient tiré le glaive flamboyant du droit et de la morale, exécuté la terrible menace. Pourtant, le résultat valait celui des solennelles protestations et des condamnations juridiques.
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Chaque jour qui passait écartait un peu plus notre grande terreur, l'armée française jetée en masse pour rien, à l'abattoir sur la ligne Siegfried. Il semblait bien que l'état-major reculât devant cette suprême folie. C'était la sagesse, mais aussi une sagesse piteuse, un aveu lamentable d'impuissance. Le soulagement que l'on éprouvait ne nous dissimulait point le grotesque de notre posture. Nous nous posions en gendarmes du monde. Mais la maréchaussée démocratique flanquait des coups de bâton sur un mur d'acier tandis que derrière ce mur, après l'avoir élevé tout à loisir, les brigands perpétraient leurs cent dix-neuf coups en parfaite quiétude.
Nous ne faisions pas la guerre. Nous la singions.
Il fallait que le régime nous réservât cette dernière surprise. Si fort que nous pussions le mépriser, nous avions imaginé la guerre comme une tragédie à quoi il essayerait au moins de se hausser. La guerre était survenue et il dévalait encore beaucoup plus bas. La grande alarme, l'état de siège, la censure servaient à resserrer les plus infâmes confréries maçonniques, à exécuter une entreprise inespérée de dédouanement. Toute la canaille de 1936, du Front Populaire, des Loges, des synagogues, ayant enfin muselé ses adversaires au nom des devoirs sacrés, se réinstallait hardiment dans ses fonctions et ses prérogatives. En un tour de main, la censure était devenue une annexe de la Ligue des Droits de l'Homme et du Grand Orient. Depuis quinze jours que le canon tonnait, la grande affaire de nos hommes d'Etat avait été le remaniement du cabinet que les circonstances permettaient de s'offrir, sous la couverture rituelle de l'union nationale. On avait pu remettre ainsi en circulation le nom de Léon Blum dans la liste des ministrables, sans que le plus menu souffle d'opposition se levât. Le grand ministère tricolore s'était constitué enfin par la rentrée en scène d'une des plus burlesques nullités, d'un des plus stupides malfaiteurs de la République, Yvon Delbos. Georges Bonnet, le seul homme raisonnable de la veille, se voyait limogé, et l'on offrait son fauteuil à l'échine d'une venimeuse et obtuse crapule, le belliciste chrétien Champetier de Ribes. Choix particulièrement opportun : il ne nous restait plus d'autre liberté de manœuvre diplomatique que du côté de Mussolini. Champetier de Ribes, antifasciste haineux, en exécration à Rome, claquait derrière lui la porte italienne à grand et insultant fracas. La bande traîtresse et imbécile du Quai d'Orsay raffermissait son pouvoir.
“Nous sommes depuis quinze jours, écrivais-je, dans une guerre de politiciens, et les pires dont notre affreux régime ait accouché. Nous avons été entraînés dans cette tragédie par tout le poids, avec tout le poids de leur ignorance, de leur bêtise, de leur sectarisme. Lancés dans le gouffre, nous ne parvenons pas à nous débarrasser de ce boulet pour remonter à la surface, être libres de nos mouvements, voir clair. Nous réunissons toutes les conditions pour descendre jusqu'au fond”.
Quand on brossait devant eux ce tableau politique et qu'on s’en indignait, d'honorables imbéciles, représentant une légion de citoyens, répondaient :
- Peut-être. Mais nous ne voulons savoir qu'une chose : la France est en guerre.
- Dites donc plutôt, tas de cornichons, qu'elle est allée se fourrer le plus stupidementdumondelatêtesouslecouperet.Levraidevoirpatriotique serait de découvrir un moyen de l'en tirer.
Nous étions quelques-uns à savoir que ce moyen ne pouvait porter qu'un nom, la paix et que cette paix n'allait point tarder de nous être offerte par le chef victorieux du Reich. Je notais le 17 septembre dans mon cahier ces lignes qu'on me permettra de recopier avec une légitime satisfaction :
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“Avec la clique sanglante qui nous mène en trébuchant et bafouillant à d'affreuses catastrophes, le moindre mal serait certainement de répondre aux prochaines propositions de paix de Hitler. S'attaquer au germanisme, le réduire à merci, c'était fort bien. Mais l'incompétence, le sectarisme des politiciens ne nous le permettent pas... Puis, notre retraite serait un échec de taille à créer un remous intérieur terrible pour le régime. Beaucoup d'espoirs pourraient renaître. Et cet échec ne serait pas, malgré tout, une défaite militaire ou une saignée fatale.”
Mais je savais trop bien que ces conséquences mêmes rendaient purement chimérique une telle issue. Il n'était dans le pouvoir d'aucun citoyen de mettre en oeuvre ce patriotisme pacifique, le seul qui fût utile, ni même de lui donner un commencement d'expression.
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CHAPITRE XI
“ POURQUOI TE BATS – TU ? ”
Les événements se déroulaient avec cette rigoureuse logique qui rendait leur prédiction si aisée pour les “ Hitlériens français ” de mon espèce. Varsovie se cramponnait dans son agonie. Ces Slaves se retrouvaient dans le romantisme désespéré comme dans leur élément familier. Ils se mettaient à savoir mourir, dès l'instant où cela devenait tout à fait inutile. Ils ne savaient même rien d'autre. Les Russes entraient en Pologne à leur tour, précipitant encore le dénouement.
Les propositions de paix du Führer ne se faisaient pas attendre. La presse anglaise leur trouvait une bien suave explication. Hitler avait refusé la paix en août parce qu'il possédait alors l'avantage de la force. Il souhaitait la paix maintenant qu'il avait des adversaires plus forts que lui.
Les Varsoviens, en effet, pouvaient en témoigner.
J'observais que Hitler s'en prenait uniquement aux ministres anglais, ne parlant de la France que pour répéter qu'il n'avait point de revendications à son endroit. Il la situait, ainsi fort exactement à sa vraie place de domestique docile. Goering quelques jours auparavant tenait déjà le même langage. Nous étions quelques-uns à Paris qui ne disions rien d'autre en somme. Il y avait tous moyens de s'entendre. Les démocraties les repoussaient avec le plus majestueux mépris.
Ce noble geste accompli à la face du monde, les justiciers rentrés dans leurs conseils se trouvaient devant le plus singulier embarras. On se battrait donc irrévocablement, sans trêve ni merci. On en prenait le serment farouche. Mais cela ne réglait point deux fichus détails qu'il était véritablement difficile de négliger : on ne savait plus du tout où l'on pourrait se battre et guère davantage pourquoi l'on se battait.
Le premier point, devant le peuple, pouvait être encore escamoté dans la grandenébuleusedusecretmilitaire.Lesecondréclamaitimpérieusement d'être éclairci. On avait entrepris la guerre pour garantir la Pologne : la Pologne venait de défunter de mort subite, expédiée au trépas par ses valeureux protecteurs. Quels desseins les altières patries des “hommes libres” poursuivaient-elles donc encore ?
Certain apôtre, à Radio Stuttgart, répandait bien sur ce sujet des propos fort cohérents et volontiers écoutés, où le “business” anglais tenait invariablement la vedette. On ne pouvait laisser sans réplique ces impertinences. Les voix officielles y paraissaient assez malhabiles. Le malheureux Daladier, avec son sens infaillible de la gaffe, éprouvait le besoin de nous avertir qu'il n'était pas le “conducteur de masses fanatisées” (hélas ! nous nous en doutions) et s'élançait dans un parallèle entre le moral du soldat français “sachant pourquoi il combattait” et du soldat allemand, supposé ignorant ou dévoré d'incertitude.
Autant valait parler de cornes chez Boubouroche. Mais nos glossateurs professionnels, heureusement, étaient là. Dès l'instant qu'il s'agissait de cogiter
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à vide, de brasser les conditionnels et de promouvoir une querelle de nuages, on pouvait leur faire pleine confiance.
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On sait que dans cette épique bouffonnerie, mon vieux maître Charles Maurras, devait se distinguer au premier rang. J'ai dit que le déclenchement de la catastrophe l'avait trouvé écrasé et révulsé de dégoût. Mais bientôt nous le vîmes se ragaillardir, son oeil rallumé, sa barbe relevant de la pointe. Maurras venait de ressortir de son tiroir à théorèmes la règle d'or de la division des Allemagnes.
La victoire anglo-française ne pouvant être mise en doute, il importait de savoir à quoi on l'emploierait. Ce serait à décoller “les tronçons du serpent”, à refaire l'Allemagne des traités de Westphalie. Selon sa méthode accoutumée, Maurras, par les voies d'une inflexible logique, rejoignait dans les chimères les songe-creux les plus attendrissants. Avec un pareil objectif, le maître pouvait attendre les événements de pied ferme. Il avait du pain sur la planche. Dix ans de guerre ne seraient point de trop pour l'aider à pourfendre ses armées de contradicteurs,àargumenteraveclesincrédules,àrallierlestièdes,à entretenir les convaincus.
Outre la France, il s'agissait d'endoctriner quelque quarante-cinq millions de Britanniques dont deux cent cinquante à trois cents avaient bien entendu prononcer les noms de Bainville et de Maurras, de se faire en Amérique de sérieux alliés, de convertir aux postulats de la politique pure toute la banque et tout le négoce de l'univers anglo-saxon, de neutraliser la juiverie entière, de lui arracher tous les bénéfices de sa guerre sainte, enfin de susciter les consentements et les complicités indispensables parmi quatre-vingt millions de Germains.
Ce fut une campagne grandiose. Il y avait les découpeurs intégraux et les découpeurs sous conditions. M. Maurice Sarraut, de la Dépêche de Toulouse, voulait bien prélever une République rhénane, mais hésitait à charcuter l'ensemble du corps allemand. Maurras faisait le compte des rondelles nécessaires, et comme l'arithmétique n'a jamais été son fort, en découvrait tantôt vingt-six, tantôt vingt-cinq, tantôt vingt-huit. On disputait avec une âpre passion les contours du futur “puzzle”. D'ardents néophytes proposaient de regrouper tous les catholiques allemands dans le même Etat, avec Vienne pour capitale. Maurras reprenait énergiquement ces amateurs. Jour de Dieu ! Ils démolissaient le Reich des Hohenzollern pour refaire l'Empire de Charles Quint ! Non, mieux valait “faire” la Bavière, le Wurtemberg, le Hesse-Nassau, la Saxe. Avec l’Autriche, la Hongrie, la Bohème, la Pologne fédérées et remonarchisées, on formait un grand rempart latin et catholique. Car le Polonais silésien de Kattowice était inscrit sans discussion au club des civilisés, d'où l'on excluait avec quelle rigueur l'Allemand silésien de Breslau.
Maurras raillait les démocrates qui voyaient la guerre achevée par le soulèvement du prolétariat allemand contre Hitler. Mais il brandissait avec enthousiasme une proclamation à la Bavière, due à je ne sais quel doux maniaque munichois, où il était dit le 28 août 1939 : “Bavarois, l'heure de la décision est arrivée ! Proclamez votre indépendance de la Prusse ! Si les hostilités ont déjà commencé, déposez les armes et proclamez votre indépendance. Cet acte de votre libération et de votre indépendance sera consacré par l'arrêt des hostilités.”
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On enregistrait chaque jour les progrès de la croisade. On avait l'adhésion de la Vigie de Dieppe, du Journal de Saint-Germain, mais aussi de M. joseph Caillaux, des allusions favorables jusque dans Paris-Soir et les louanges de M. J.-E. Bois dans Le Petit Parisien.
Pour M. Colrat, ce n'était peut-être pas l'unité allemande qu'il fallait détruire, mais la contexture de l'Allemagne. Maurras moquait un peu cette prudence serpentine. Mais il avait une grande joie. Dix-huit lecteurs londoniens du Picture Post accueillaient favorablement la thèse des Allemagnes, qu'ils venaient de connaître par la lettre d'un brigadier français du train. Toutefois, il ignorait le succès le plus vif, et de très loin, que remportait au même instant cette offensive, les cent cinquante mille exemplaires vendus dans les Allemagnes mêmes d'une traduction de Jacques Bainville par le professeur Grimm, curieux de montrer quelques Français d'après nature à ses compatriotes.
La censure rognait cruellement ces proses charcutières, si peu conciliables avec l'orthodoxie républicaine. Le débat s'échauffait : “Avec votre redistribution des Allemagnes, disaient les anti-maurrassiens, vous surexcitez et vous cimentez encore là-bas le patriotisme de l'unité...” ce qui n'était pas tellement mal pensé. A quoi Maurras répliquait : “ Avec vos diatribes contre I'hitlérisme et lui seul, vous préparez le culte de Hitler héros et martyr”.
Kerillis et les judéo-cagots de l'Aube ou autres lieux, jaloux de cette surenchère patriotique, criaient que Maurras était un provocateur et que tout son vacarme travaillait encore pour Hitler.
On se partageait tumultueusement les vedettes de l'émigration allemande. C'était à qui aurait son bon traître, son allié tudesque garanti grand teint. Les démocrates et les juifs exhibaient les anciens nationaux-socialistes Otto Strasser et Rauschning, Fritz Thyssen, repêchaient et promenaient pompeusement les vieux cafards du “Centrum”, les Wirth et les Brüning.
Maurras pourfendait un par un ces Boches indébochables. Le traître de son goût était un abbé du nom de Moenius, fédéraliste germain, ancien directeur de la revue Allgemeine Rundschau, qu'il me pressa d'aller ausculter de sa part. Je le dénichai au fond d'un hôtel délabré de la rue Bonaparte, dans une chambre de bonne qui sentait le seau à toilette et le culot de pipe. Il n'y a pas de déshonneur, au contraire, dans la dèche pour les prophètes politiques. Mais la foi de Moenius paraissait bien tiède pour que l'on pût s’imaginer une nouvelle Germanie naissant entre ces quatre murs crasseux. Il me confia sans détours que Maurras commençait à rêver debout et que les morceaux des Allemagnes tenaient, ma foi ! fort bien ensemble, ce qui n'était pas, on me permettra de le dire, une révélation pour moi. “Maurras a de très belles idées. Mais il ne connaît pas un mot de l'administration allemande, de l'économie allemande. On débitera l'Allemagne en dix ou cent tronçons qu'ils auront une tendance invincible à se rejoindre. Il faudrait détruire vingt-cinq Prusses”. Le grand souci de l'abbé monarchiste, ultramontain, était surtout que les armées de la République démocratique et libre-penseuse flanquassent une pile définitive à l'anticlérical Hitler. Il se réjouissait sans la moindre vergogne : “Les soldats français sont heureusement admirables, meilleurs qu'ils n'ont jamais été.”
Lorsque je rapportai les propos désenchantés de Moenius à Maurras, comme ils ne lui convenaient pas, il décida d'un air fort désinvolte que cet abbé avait les yeux trop fixés sur des détails allemands pour se représenter l'ensemble, qu'au demeurant on ne savait jamais pour qui travaillaient ces Teutons. Son ignorance des traits concrets les plus élémentaires de l'Allemagne et du national-socialisme était si fabuleuse, si préjugées, livresques, naïves et
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systématiques les notions qu'il voulait s'en faire, que toute discussion de bonne foi était inutile.
Je songe aux chefs allemands qui, de l'autre côté du Rhin, trouvaient dans le même courrier la plus péremptoire formule du désossage maurrassien et le dernier état de nos chars et de nos avions. Les échos de leurs vastes rires ne sont sans doute pas perdus pour toujours. Les pitreries que nous venons de vivre sont dignes d'engendrer des épopées, lorsque le temps les aura stylisées et décantées, et d'inspirer à nos arrières-petits-enfants de nouvelles figures de Quichotte, de Panurge et de Picrochole.
Pour nous, les fantaisies du Maurras de 1939 manqueront toujours d'humour. Notre admiration et notre affection, plus fortes jusque-là que nos plus amers reproches, nous faisaient bien sentir la faute irréparable envers lui-même qu'il avait commise en ne brisant point sa plume le 1e septembre. Un Maurras, après sa magnifique bataille pour la paix, ne participait pas à une telle guerre sans déchoir, sans se ravaler aux dimensions des ignobles petits bonshommes qu'il avait si bien fustigés et dépiautés. Retiré à Martigues, il fût devenu le sage de la Patrie, l'un des phares de l'Europe, il se fût gardé à la France de ce surlendemain dont il faudrait bien que l'heure sonnât et point en bourdon de victoire. Cet orgueilleux venait de briser de ses mains sa statue en se pliant aux rites dégradants de la mobilisation jacobine. Les scrupules qui le commandaient étaient probablement honorables. Mais ils n'appartenaient plus à un véritable homme politique. On ne pouvait s'empêcher de penser aussi que ses habitudes l'avaient tenu plus encore peut-être, et qu'il était entré dans la guerre avec tout le poids de sa prose, parce qu’il ne lui était plus possible de changer sa vie et de tarir la source d'encre de son article quotidien.
Maurras n'engageait point que lui. Il venait de raccommoder le système des Allemagnes parce que cette justification lui était indispensable à ses propres yeux, qu'il lui fallait un certain nombre de clous où suspendre ses syllogismes. Mais en même temps, il fournissait à un certain nombre de garçons confiants et braves, à tous les vrais combattants nationalistes, de superbes raisons de se faire casser là figure qui ne valaient réellement pas un sou de plus que celles de M. Julien Benda et de l'emministré Giraudoux. Cette escroquerie qu'il ne s'avouerait jamais était atroce. Périssent trois millions de jeunes hommes, l'espérance maurrassienne luirait sur cet holocauste avec une sinistre loufoquerie.
Le vieux lion d'écritoire avait de splendides mouvements de révolte, de fureur ou de magistrale ironie, Le sarcasme ne quittait plus sa bouche. Il fallait le voir lisant les pitoyables répliques des officiels français aux discours de Hitler : “Quels clercs d'avoués !” Je lui disais comment certains prolétaires parisiens distinguaient, avec un froid bon sens, les vrais responsables du cataclysme chez nous. Les cheveux hérissés, il me répondait en martelant chaque syllabe d'un coup de poing : “Oui, oui ! mon seul espoir pour ce pays, désormais, c’est la Commune blanche.” Mais si l'on profitait de ces vigoureuses “sorties” pour lui arracher son dernier mot sur la guerre, il se reprenait toujours : “Le vin est tiré, il faut le boire. Nous n'avons plus maintenant qu'un devoir : celui de nationaliser cette guerre qui est si peu nationale.” Inutile dès lors de lui représenter la vanité d'une pareille entreprise, au milieu de tous les Juifs, de tous les Anglais, tous les maçons de l'univers, avec Daladier, Albert Lebrun, Yvon Delbos : il avait refermé son sophisme sur lui, il était inaccessible.
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Si Maurras avait su employer le quart de sa ténacité, de ses ruses, de ses arguties à réserver un étroit sentier à l'idée de paix, on ne peut trop savoir ce qu'en eussent été les conséquences, de toute façon les cas de conscience qu'il eût dénoués, les alliés qu'il se fût acquis. Mais je l'ai déjà dit : ce pouvait être le fait d'un vrai grand homme, ce ne pouvait être le sien.
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Depuis la cynique entrée des Russes en Pologne, la principale inquiétude du gouvernement français était de ménager le Kremlin. Notre diplomatie avait plus que jamais pour grande pensée de rallier les bolcheviks à notre camp. On comprend aujourd'hui à quel point Londres lui dictait tout. La veille du franchissement de la frontière par les Rouges, nos soviétomanes les conjuraient affectueusement de réfléchir, de bien peser qu'ils avaient encore le temps d'accourir comme les sauveteurs de la Pologne... Pour ne pas avoir à insister sur l'agression soviétique, on en arrivait à se taire aussi sur l'attaque allemande, et à passer la Pologne aux profits et pertes sans qu'il en fût désormais plus amplement question.
La thèse officielle était chez nous que Staline avait dorénavant Hitler à sa botte, que l'alliance soviéto-hitlérienne tournait à la confusion des Allemands.
Tandis que ces derniers s'installaient sur leur riche conquête, plus grande que la moitié de la France, et que les hordes kirghises déferlaient dans les rues de Lemberg, les Anglais, imperturbables, continuaient leurs bombardements de “papier” sur l'Allemagne.
C'était Homais et M. Pickwick en guerre contre Gengis Khan.
Combien de temps encore l'armée française résisterait-elle, au service de ces polichinelles ?
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Il y avait en Europe, du fait des peuples, du sol, du climat et de l'histoire, des États vassaux et des Etats suzerains. On n'y changerait jamais rien. J'espérais bien que ce serait encore plus net après cette guerre.
On avait mis depuis des années une effroyable hypocrisie autour de cette hiérarchie naturelle. Le résultat s'étalait devant nos yeux. Nous avions de bien médiocres vassaux. Mais nous avions été, Anglais et Français, des suzerains pires encore. Nous avions doté nos serfs, Tchéquie, Serbie, Pologne, au rebours de toute raison et de toute justice. Ces sous-peuples, qui n'avaient existé depuis vingt ans que grâce à nos conceptions juridiques, n'étaient même pas en état de défendre huit jours par eux-mêmes les frontières que nous leur avions dispensées.
Nous, du moins, nous étions encore capables d'interdire aux Allemands l'accès de nos terres. C'était un article de foi à peu près absolu, même pour les “défaitistes” de mon espèce. On comptait sur les doigts d'une main les incrédules. Mon ami le colonel Alerme, lorsque je l'interrogeais à ce propos, me répondait que les Allemands n'avaient pas fini d'étonner le monde, ou bien rappelait des principes éternels : il n'existe pas de front inviolable, tout dépend des sacrifices dont l'adversaire est capable et qu'il consent. Je ne pouvais m'interdire de le juger outré.
Nous avions aussi à l'Action Française notre sombre visionnaire, le colonel Larpent, implacable historien de Gambetta et de Dreyfus, avec cet autre
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officier, Frédéric Delebecque qui fut encore, par un curieux détour, l'admirable traducteur, le poète en français des Hauts de Hurlevent. Le colonel Larpent, originale figure, osseux et noueux, avec une mouche d'ancien style sous la lèvre, s’épanchait volontiers en lançant familièrement, du fond de son fauteuil, ses longues jambes à l'assaut du mur d'en face, où ses semelles atteignaient des hauteurs prodigieuses. Je n'ai jamais entendu professer un mépris plus coloré et plus raisonnable, hélas ! du grand état-major de France que par ce vieux soldat sans reproche. Une de ses bêtes noires était le général Weygand. C'est dire le cas qu'il pouvait faire du malheureux Gamelin. Il jugeait sans appel tous ces grands hommes aussi incapables dans la défense que dans l'attaque : “Des fortifications ? Pfft ! avec des Jean-foutre comme ça derrière...”
Maurras, qu’un maréchal des logis de gendarmerie avait toujours plongé dans un profond respect, passait ces impiétés à un compagnon si fidèle. Afin que sa foi nouvelle n'en reçût pas la plus petite secousse, et que ses inquiétudes d'août fussent définitivement enterrées, les monteras-tu-la-côte de la maison se permettaient de lui dépeindre Larpent comme fort ramolli.
Je serais inexact en oubliant la rencontre d'un troisième prophète. Le colonel Larpent, directeur de la page militaire du journal, y avait réuni depuis une dizaine d'années quelques officiers pourvus dans leur métier d'un solide renom d'excentriques. Ils se labouraient la substance grise afin de dénicher un moyen de faire la guerre de demain avec le matériel d'hier, ou de plier le matériel de 1938 aux leçons de 1917. Ils se livraient à des multiplications, des additions de chars, d'antichars, de mortiers, à des débauches de balistique dont beaucoup seraient fort touchantes à revoir aujourd'hui. Ils s'insurgeaient du moins contre l'ankylose des états-majors. Leurs efforts décousus et solitaires eussent été précieux sans doute dans un système moins décadent.
Durant les premiers jours de septembre, je croisai l'un de ces officiers dans l'escalier du Boccador. Il avait les yeux exorbités et les bras en l'air.
- Eh bien ! mon capitaine, lui demandai-je. Qu'en dites-vous ?
- Ce que j'en dis ? Nous sommes foutus, archifoutus sans rémission. Nous allons recevoir une pile, mais une de ces piles !
Je n'ai pas ouï dire que cet officier romantique ait été promu général depuis juin 1940. Je peux croire que c'est dommage.
Mais quoi que pussent en penser ces fantaisistes déconsidérés, à l'automne l939, l'inviolabilité de notre frontière ne se discutait pas. Cette conviction ne mesatisfaisaitd'ailleursquemédiocrement.Ileûtétébiendifficiledese monter la tête avec les escarmouches de patrouilles et les progressions méthodiques sur quelque quinze cents mètres de profondeur des armées Gamelin, encore que les correspondants spéciaux, les stratèges et les grands politiques appelassent cela “porter la guerre chez l'ennemi”, et trouvassent hautement moral et providentiel que l'Allemagne refît connaissance avec les réalités du feu.
Quelques-uns voulaient encore croire à une faute miraculeuse de l'adversaire. Dans les premiers jours d'octobre, le bruit d'une attaque allemande massive sur la ligne Maginot tintait à toutes les oreilles. C'était trop beau pour qu'on y crût. Cependant, les experts, les informateurs les plus sûrs, multipliaient les preuves.
Le 16 octobre au matin, cinq ou six divisions de la Wehrmacht attaquaient sur le front de la Sarre, avançaient à peu près “dans le vide” et s'arrêtaient courtoisement face à nos créneaux du 1e septembre.
Le colonel Larpent, dépliant ses jambes, tirait la conclusion de cette brève bourrasque : “En somme, les Allemands nous ont repris en deux heures tout le terrain que nous avions mis un mois et demi à gagner.”
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On avait eu juste le temps d'intercepter pour la presse la proclamation de Gamelin à ses troupes, lue le 15 au soir, qui annonçait la ruée en masse de l'ennemi et la bataille décisive,
Deux ou trois optimistes voulaient encore croire que les Fritz venaient simplement de prendre des bases de départ, que leur énorme et folle ruée allait suivre. Mais rien ne vint. Les verrous étaient solidement poussés sur le front des forteresses d'occident. Il ne restait plus qu'à franchir bon gré mal gré le premier et morose hiver de guerre.
A l'Action Française, l'ennui s'épaississait toujours. Les opérations de la censure avaient mis le comble à l'anarchie du journal. Maurras se refusant plus que jamais à concéder une épithète de ses corrections, une minute de ses invraisemblables horaires, les retards de notre imprimerie s'aggravaient chaque semaine. Le tirage s'effondrait. Peu à peu, inexorablement, la vie se retirait de la vieille maison. Mon ami Alain Laubreaux disait : “Etrange aventure ! L'A. F. mourra de cette guerre en même temps que la démocratie.”
Je pouvais de moins en moins supporter certains types de bipèdes qui croisaient encore dans nos parages. Il y avait surtout le brigadier-chef ou le lieutenant de cavalerie maurrassiens, ne vivant plus que pour les délices du prochain baroud, ne voulant plus rien connaître d'autre. Certains n'étaient plus des gamins du genre “Pour Dieu et pour le Roi”. Ils avaient eu du jugement. J'admirais qu'ils fussent aussi aisément parvenus à chasser comme des mouches toute idée de leur cervelle, que les effroyables dilemmes de la bataille impossible, de la guerre conduite par les fossoyeurs de la France et les Juifs, eussent subitement disparu pour eux, fondu devant l'enivrante perspective d'une nuit de patrouille à plat ventre.
J'essayais de trouver quelque confident de mes tourments : “Voilà : la guerre a été déclenchée par les plus affreux pitres du plus affreux régime juif et démagogique. Il paraît qu'on ne doit souhaiter que la victoire. Alors, nous devons encore sauver une seconde fois la République, et une République bien pire qu'en 1914 ?” Mais les maurrassiens ne voulaient plus entendre ces propos déprimants et, pour en dissiper les miasmes, jetaient avec entrain au vent des nouvellesdela“paixBainville”,lagrandepaixdesdécoupeurs.Celamarchait à merveille. La maréchale Joffre allait sans doute accepter de présider le comité. Comme il y avait grande pénurie de blessés avec cette guerre si benoîte, les ouvroirsdelarueduBacallaientprendresérieusementenmain l'évangélisation bainvilienne du troupier : une tablette de chocolat, un exemplaire des Conséquences politiques de la paix, une paire de chaussettes et l'Hisloire de deux peuples.
Pujo, lui, m'avait fait cette magnifique réponse : “Je crois aux vertus moralisatrices de la victoire..” Et comme je restais quelque peu suffoqué, il ajouta ce trait : “Mais oui. Voyez. En 1919, nous avons tout de même eu le Bloc National.”
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Chaque jour nous enrichissait d'une nouvelle insanité. La fameuse rubrique de la faim allemande connaissait naturellement une vogue extraordinaire. Durant la première semaine de la guerre, le Temps n'avait pas hésité à imprimer dans ses majestueuses colonnes que faute de lait en Allemagne, on avait commencé à traire les femmes. L'imminence d'une crise des savons à
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barbe dans le Reich était jugée grave à ce point que les agences de presse la reproduisaient tous les trois jours. La fameuse tartine de confiture triomphait, mais infiniment perfectionnée depuis 1914, devenue scientifique. Des sommités médicales d'Amérique, armées de balances à régime, venaient, nous annonçait-on, de nourrir une famille new-yorkaise à une vitamine, à une calorie près comme une famille bourgeoise de Hambourg. Après vingt-quatre heures de cette expérience, la famille yankee ne pouvait plus monter les escaliers de métro.
Des millions étaient dépensés chaque jour en rédaction, câbles, télégrammes, fils spéciaux, clichages, encres d'imprimerie, pour nous apprendre la nouvelle composition des boyaux de saucisses qu’imposaient à l'Allemagne les rigueurs de la guerre, la récupération à Berlin des épingles à cheveux pour conjurer la disette du fer, et les terribles restrictions de crème fouettée à Vienne.
Dans un genre plus grave d'apparence, mais en fait d'une fantaisie bien davantage dévergondée, nous recevions la pluie des statistiques, décompte des pétroles, de l'acier, du caoutchouc, des huiles, du bois dont l'Allemagne disposait encore, qui lui manqueraient bientôt ou qui lui manquaient déjà. Ces travaux étaient péremptoires. Ils avaient simplement le tort de se démentir entre eux pour des bagatelles de huit ou dix millions de tonnes.
Mais personne ne prenait garde à ces détails. Le blocus triompherait. Il avait déjà remporté ses premières victoires.
C’était la doctrine guerrière de ceux qui ne sont et ne daignent jamais être soldats, des Juifs et des Anglais, la guerre bancaire et marchande, illustrée par l'infantilisme bruyant de la presse à la mode américaine. M. Jean Fayard, lieutenant interprète dans un état-major de D. C. A. britannique, me traduisait nonchalamment ces vues des Lloyds et de Wall Street : “Bah ! mon cher. C'est une guerre qui se fera sans qu'on tire un coup de canon.” Selon l'optique du Fouquet's et des autres bars dans le train, les Allemands étaient des pouilleux qui avaient la grossière outrecuidance de se mesurer avec les seigneurs de la livre et du dollar, et allaient se faire joliment tirer les oreilles.
Les Juifs et les Anglais, habitués à tout acheter, ne doutaient pas qu'ils pussent aussi acheter une victoire. (Cela réduisait d'ailleurs à un rôle diablement subalterne les cinq millions de Français qui se contentaient de remplir les casernes, de tenir les tranchées pour quinze sous par jour et au besoin de se faire tuer, bref de vaquer à toutes les corvées inférieures, tandis que les maîtres, au milieu d'un confort raffiné dû à leur précellence, menaient les coups décisifs et concluaient les marchés fructueux. Le mercenaire obscur serait toujours trop largement rétribué.)
L'esprit public était si bien gavé de ces indécentes turlutaines qu'il eût fallu conduire une véritable campagne pour faire entendre aux Français que cette guerre serait obligée de comporter, comme les précédentes, des obus qui éclateraient, des rafales de mitrailleuses et de grands tas de morts. Mais seuls Maurras, dans un des derniers éclairs d'une raison qui allait s'éteindre pour jamais et deux ou trois de ses disciples, tel que votre serviteur, osaient entamer cet austère sujet. Jacques de Lesdain, dans un article de l'Illustration, le seul véridique sans doute qui eût paru sur cette matière pendant les dix mois de nos hostilités, rappelait avec une grande sagacité que la guerre totale, en Allemagne, pesait sur le civil d'un poids inconcevable pour nous mais que, dûment dressé, il supportait cependant. Nous prêtions au Reich des besoins civils qu'il n’avait plus depuis le premier jour de la guerre. Une économie
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rigoureusement militaire taillait d'abord pour l'armée la part du lion dans toutes les ressources, lui assurait largement et pour un temps indéterminé tous ses moyens d'action. La circulation des voitures privées, des camions de l'industrie, serait entièrement supprimée si les besoins des corps motorisés l'exigeaient. L'Action Française exceptée, pas un journal n'avait pipé mot de cette étude si digne de méditation.
Je rappelais à mon tour qu'à la fin de l'hiver 1918, après trois ans et demi d'une guerre terrible, alors que le blocus réduisait à une quasi famine la population civile de l'Allemagne, Ludendorff surveillait avec le plus grand soin les rations des troupes sur le front de l'Ouest. Quelques semaines plus tard, ces troupes pouvaient encore fournir des assauts si redoutables qu'ils nous mirent à deux doigts de notre perte. Ma voix n'avait pas davantage d'échos.
Ces avertissements, ces rappels des sévères sacrifices qu'il faudrait bien accomplir si l'on voulait réellement que la guerre se fit, étaient fort peu goûtés du monde officiel. Les vrais démocrates y subodoraient même une espèce de relent de sous hitlérisme, de fascisme mal camouflé. Le gouvernement se donnait pour tâche essentielle d'ajuster la guerre aux moeurs électorales, de l'arranger sur mesures pour le peuple qui “méprisait les servitudes nazies”, qui cultivait les libertés humaines, à savoir les quarante heures et le pernod. Il importait que l'on vît et que l'on fît cette guerre le moins possible, sauf, bien entendu, sur le papier et dans les oeuvres d’éloquence, où, pour rétablir l'équilibre, la plus farouche énergie était toujours de rigueur.
Il en résultait d'ailleurs, selon l'infaillible loi de ce régime, une inégalité sans précédent. Des pères de famille de quarante ans sonnés étaient dans les lignes d'Alsace, et des gamins qui n'avaient même pas terminé leur temps légal rappelés dans les usines de l'arrière avec super-salaire.
Le chapitre où jamais, au gré de leurs maîtres, les journalistes officieux ne se montraient assez chauds, émus, abondants, était celui de nos chers amis anglais. On pensait probablement décupler les quatre divisions débarquées par l'Angleterre en les faisant décrire dix fois par chaque journal.
Pendant qu'on se livrait chez nous à ce concours de servilité extasiée, une petite dépêche en cinq lignes, perdue dans la dernière heure nous confirmait le simulacre odieux de la conscription anglaise. On nous avait entre autres avertis, le troisième ou quatrième jour de la guerre, qu'elle ne toucherait personne avant le mois de mars. Beaucoup de journaux britanniques jugeaient ces mesures encore excessives. Ils estimaient, que la sage Angleterre ne devait point retomber dans ses erreurs de 1914-18, où elle avait perdu, faute de bras, tant de commandes passées à l'Amérique. Son rôle était de financer et alimenter la guerre. On calculait en livres sterling ce que l’enrégimentement d'un ouvrier coûtait à l’Ile et à l'Empire.
L'Angleterre, conductrice de la guerre, ne prenait plus cette fois-ci les moindres formes. Avec un cynisme serein, elle nous refusait ses hommes, elle exigeait pour elle le rôle de gigantesque profiteuse, elle le déclarait hautement comme si rien ne fût plus naturel. Je commençais à me demander sérieusement si elle ne souhaitait pas de nous voir épuisés à l'égal des Allemands, par la longueur et les pertes du conflit, de se débarrasser à a fois des deux en les faisant se massacrer entre eux.
“Vingt-cinq ans d'alliance diplomatique et militaire avec un peuple gribouillais-je le 21 octobre, c'est beaucoup, cela fait un bien vieux ménage. Il serait dans l'ordre de la nature que la paix nous trouvât brouillés avec les Anglais, Nous aurions d'ailleurs tout à y gagner”.
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Je pointais leurs gaffes, leurs retards, leurs défaillances, leurs tricheries dans la guerre comme dans la paix depuis 1914. Quelle série, depuis French qu'on n'arrivait pas à mener au canon la veille de la Marne, et qu'il fallait que ]offre vînt de sa personne remettre au pas en cognant sur la table ; depuis la sanglante et incohérente stupidité des Dardanelles, chef-d'oeuvre de ce vieil excité de Churchill, sept mois donnés aux Turcs par les momies de l'Amirauté pour s'armer et se barricader, les mastodontes de l'Union Jack croisant avec une imbécile majesté au large du Détroit, attendant le jour où celui-ci serait complètement fortifié et où les attaques de mer et de terre viendraient s'anéantir sur ses parapets, soixante mille hommes massacrés pour finir, en pure perte ; jusqu’aux canailleries de Lloyd George ramenant les Bolcheviks en Europe, pour traiter avec eux le “business” pétrolifère de sa famille, jusqu'au servage financier exercé sur la France, livrant en gage toute sa liberté politique contre les aumônes des créanciers londoniens !
Bien que j’eusse parcouru presque toute l'Europe, je n'avais jamais trouvé le temps de franchir le “Channel”. J'admirais depuis toujours la littérature anglaise, où les Irlandais ont d'ailleurs une si belle part, la seule qui puisse rivaliser avec la notre en ancienneté, en continuité et en richesse. Pour le reste, j’avais approché fort peu d'insulaires. Mais pour autant qu'il m'apparût et que l'on pût préjuger de la masse d'un peuple, celui-ci m’apparaissait bien comme le grand bourgeois de l'Europe, avec la brutalité marchande de la caste, son incuriosité d'esprit, sa routine, ses oeillères religieuses, sa morgue qui pouvait du reste atteindre à un assez imposant orgueil.
Je dois dire que Maurras de Martigues, dont on a déjà pu lire plus haut quelques beaux textes, me laissait volontiers, dans son horreur du Nord, épancher devant lui tous ces ressentiments et ne dissimulait guère combien il les partageait.
“Les Allemands, proférait-il après je ne sais plus quelle homélie de Chamberlain, sont des candidats à la civilisation. Les Anglais sont des barbares indécrottables, armés de Shakespeare et de la Bible”.
J'ajouterai, pour l'intelligence de cette saillie, que Maurras avait biffé un soir résolument le nom de Shakespeare d'une chronique littéraire où il était cité avec Corneille et Musset, pour le motif que Léon Daudet en parlait aussi dans son article et qu'il était excessif que ce sauvage d'Angleterre apparût deux fois dans le même numéro du journal. Nous sommes une demi-douzaine à nous souvenir de ce trait.
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Cependant, parmi quelques-uns des disciples les plus proches du cœur de
Maurras, croissait et prospérait une anglophilie installée déjà depuis bonne date dans les maisons bien pensantes où s'était mitonné le bellicisme d'Action Française. Ce cénacle était en train de trouver son doctrinaire et son porte- parole en la personne de Thierry Maulnier. Nous avions vu en effet ce lieutenant d'infanterie de trente ans, jouissant d'une santé excellente, revenir à la vie civile après vingt-cinq jours de campagne passés aux environs de Melun, nous montrant pour toute explication une feuille de papier rose qui le mettait “en disponibilité”. Jacques Talagrand, dit Thierry Maulnier, fils d'un vieux professeur athée et franc-maçon, athée lui-même avec un certain fanatisme, était en politique l'auteur de trois livres et de quelques douzaines d'articles. On n'y découvrait guère que les truismes les plus éprouvés de la littérature antidémocratique, mais dans un tour suffisamment opaque pour lui valoir le
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respect des braves garçons persuadés qu'on les fait penser quand on les ennuie, et à travers une syntaxe assez barbelée de jargon philosophique pour exciter à la glose tous les pions de l'écritoire. Ceux de ses amis qui se dispensaient de le lire lui reconnaissaient très haut en échange ce sérieux et cette profondeur que l'on accorde si volontiers dans notre Paris distrait et bousculé. Thierry Maulnier s'était fait ainsi parmi la jeunesse nationaliste un renom assez solide dedoctrinaire.Commetantd'abstracteursdequinte-essence,ilpassait aisément pour hardi et avancé dans ses idées. Les gardiens de l'orthodoxie d'Action Française avaient même humé chez lui certains relents d'hérésie. Mais, à la fin du compte, on s'habituait à voir dans ce jeune homme un des plus précieux héritiers du maurrassisme, auquel il ajoutait un souci moderne des besoins sociaux que les premiers monarchistes dédaignaient trop.
Thierry Maulnier avait compté parmi ces garnements dont la bourgeoisie souriante prédisait pour le jour de leurs noces ou de leur premier gros chèque l'évolution subite vers la respectabilité. Notre écrivain était toujours célibataire, il s'en fallait encore de beaucoup qu'il connût les voluptés du dixième mille. Pourtant, ce sans-Dieu, cet antimilitariste avéré, ce contempteur de l'égoïsme patronal et de la tyrannie capitaliste rejoignait à toutes jambes les dévots et les porteurs de Suez, qui commençaient à former le parti des “ yes ”.
Je n'étais pas outre mesure surpris de voir un intellectuel enferré dans ses poncifs individualistes, occupé, avec des emberlificotages inouïs, à distinguer les régimes d'autorité respectueux des “valeurs humaines” et les totalitaires “antihumanistes”, au surplus méprisant comme grossier et indigne d'un penseur l'antisémitisme, de le voir, dis-je, rallier le camp du libéralisme démocratique qu'il avait si sévèrement stigmatisé, Cette petite aventure, qui devait advenir à plus d'un autre, était en somme fort naturelle. Elle participait de la liquidation matérielle, morale et spirituelle de toute une époque.
Sous prétexte de réalisme supérieur, le jeune Maulnier s'était pris d'une religion pour les chiffres et les théorèmes de l'économie, Il y était d'une irréprochable incompétence. Mais aucune matière ne prête mieux dans notre siècle à la pédanterie solennelle. C'était une forte tentation pour un normalien assez infatué. Ce ratiocineur venait donc de découvrir les secrets infaillibles du monde dans les volumes de tonnages navals et le poids des encaisses-or. Il s'était mis à en jongler avec une suffisance péremptoire qui ne pouvait être le fruit que d'une incommensurable naïveté, la sienne du reste devant la vie.
Du même coup, le pionnier du socialisme national s'éprenait d'une admiration sans bornes pour l'Angleterre. Cela datait déjà de quelque temps. A l'imprimerie de la rue Montmartre, on le voyait plonger dans les notices du Bottin de l'étranger, instrument essentiel de son érudition, et en rapporter des considérations éblouies sur les chiffres du Commerce britannique à Shanghai ou Singapour. J'ajouterai qu'outre ce précieux Bottin, Maulnier avait passé en tout et pour tout quatre jours à Oxford et à Londres, et qu'il ne lisait pas, à ma connaissance, un mot d'anglais.
Cet homme renseigné objectait désormais à toutes les diatribes sur l'égoïsme et la lourdeur d'Albion, que les intérêts impériaux de la France et de la Grande-Bretagne étaient indissolublement liés. Quand on lui représentait la singulière incapacité où se trouvaient ces deux vastes puissances à pousser militairement leur entreprise guerrière, il répondait en souriant qu'il fallait concevoir la forme sans précédent de ce conflit. Il se lançait sur le planisphère
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dans de gigantesques circumnavigations qui toutes aboutissaient à démontrer l'asphyxie inévitable de l'Allemagne.
- Maulnier, lui disais-je, on fait aussi la guerre sur terre.
- Cette fois-ci, répliquait-il, ce n'est pas sûr. Et puis, je n’y connais rien et je n'ai pas envie d'apprendre. Ça ne m'intéresse pas. Avec les bateaux, ce qui est amusant, c'est qu'on peut les promener dans n'importe quelle direction. On peut tout combiner, tout imaginer, tout se permettre...
Tels étaient, à l'automne de 1939, les propos du gaillard qui allait devenir six mois plus tard l'un des augures stratégiques de la presse française.
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Mon ami R.... capitaine de chars, héros superbement balafré du Rif, pur type du grognard au verbe explosif et imprévisible, et se morfondant présentement à la tête d'une compagnie échelon embourbée quelque part entre Meuse et Moselle, m’écrivait ce billet :
- C'est la guerre. Ce n'est pas la guerre. C'est la guerre quand même. Cela me rappelle la définition du “marquez le pas” par l'instructeur indigène, caporal Lakhdar : “Ti marches. Ti marches pas. Ti marches quand même”.
Guerre ou non, on s’enfonçait dans un marais de dégoût. Je ne sais ce que je fusse devenu entre les vieillards de plus en plus irréels de l'Action Française si je n'eusse possédé dans Paris deux refuges pour mon réconfort.
J'allais le plus souvent possible à Inter France. Mon ami Dominique Sordet, à qui je dois mes débuts dans le journalisme, avait créé le printemps précédent cette agence pour la presse nationale de province. La démocratie s'est suscitée des adversaires assez inattendus. Dans l'Action Française encore si batailleuse et crainte de 1930, les pontifes du régime vermoulu n'eussent guère pu soupçonner qu'un de leurs ennemis les plus irréductibles serait le paisible critique musical, et que ce petit homme discret, d'une urbanité charmante, fils d'un général, ancien officier lui-même, surgirait sur la brèche au moment précis où les vieux francs-tireurs royalistes pactiseraient avec la République libérale et jacobine, et qu'il deviendrait l'un des plus intrépides casse-cou du nationalisme révolutionnaire.
Au seuil de la cinquantaine, après n'avoir vécu pendant quinze années que pour sa discothèque, les ballets et les concerts, Sordet venait de découvrir dans la politique sa vraie vocation. Il y apportait, à l’âge de la pleine maturité, la jeunesse d'idées d'un homme neuf, que n'avaient entamé ni les amitiés ni les compromis de partis, l'exercice d'un bon sens qu'aucune des buées parlementaires ou doctrinaires ne ternissait. Il offrait l'exemple accompli d'un de ces esprits fermes et de sûr talent que la France cherche en vain pour ses affaires, dont on croit bien à tort l'espèce évanouie et qui trouveraient aussitôt leur place dans une véritable restauration du pays.
- Non, répétait-il de sa voix de tête toujours égale, on ne se bat pas avec la typhoïde au ventre.
Nous n’apercevions en effet aucun palliatif à cette vérité clinique.
Autour de Sordet, on voyait, non moins sombres devant le tunnel du prochain avenir, les renégats d'Action Française, Pierre Pradelle, Claude Jeantet au pessimisme véhément et méthodique, Roland La Peyronnie, au sarcasme truculent dans sa large face fleurie, semblable à un fermier général du XVIIIe siècle, le charmant Maurice Bex, l'ancien secrétaire de l'Opéra-Comique, pour l'instant capitaine désabusé d'un groupe d'aérostiers,
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mon vieil ami Georges Champeaux, lyonnais savoureux et sagace, ancien socialiste, mais de la bonne étoffe, piochant déjà sa vaste et impitoyable Croisade des Démocraties.
On voyait surtout le colonel Alerme, poursuivant un grandiose soliloque, à la fois de philosophe et de magnifique humoriste, sur la décadence de l'armée républicaine, l'éternelle impéritie des Anglais, la puissance ordonnée et hardie des Allemands.
- Nous allons rater l'une des plus belles occasions de notre histoire, disait-il flegmatiquement. Si rossards et égoïstes qu'ils soient, les Anglais vont bien finir par nous envoyer quelques divisions. Ça n'en fera pas très lourd, mais ça sera malgré tout le meilleur de ce qu'ils possèdent. Nous les ferions prisonnières, quelle tranquillité pour un siècle !
- Ne l'oubliez jamais, disait-il encore, les Allemands sont les seuls héritiers des principes napoléoniens. Cela vous expliquera dans quelque temps bien des choses. Ils n'ont jamais pu se pardonner de s'être laissé imposer en 1914 une guerredepositions.Croyezbienqu'ilsnerecommenceront pas, ils chercheront partout l'offensive et la manoeuvre, et on verra ce qu'on verra.
Tant d'intelligence demeurait inutile, elle n'emportait même pas toute notre conviction. Cet admirable soldat, droit, svelte et vert comme un lieutenant, n'était même pas jugé digne de commander un dépôt. On lui fermait dédaigneusement l'armée, pour récupérer des colonels réservistes, professeurs et vieux notaires à bedaines de marguilliers.
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Plus souvent encore, je retrouvais mon cher Je Suis Partout.
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CHAPITRE XII
UN JOURNAL QUI N’ABDIQUE PAS
On a vu comment notre chef et fondateur Pierre Gaxotte, dans la semaine où l'offensive judéo-communiste redoublait contre nous, avait bouclé ses malles pour un voyage aux Indes. Toutefois, sa première étape ne l'avait mené qu'en Suisse où la déclaration de la guerre devait le trouver. Sa situation de réformé définitif, ses revenus d'homme de lettres heureux, lui donnaient toute liberté. Trois jours plus tard, il était parmi nous. Il m'avait raconté son débat intime, sur le quai d'une gare de je ne sais plus quel canton helvétique, se sentant sur le point de dire adieu à la paix pour aller se jeter dans la plus épouvantable et stupide bagarre : “Quelle envie de tourner le dos à cette Europe, à ces idioties ! On annonçait une heure de retard pour mon train. S'il en avait eu deux, je crois bien que je ne rentrais pas. Si je suis revenu, c'est bien uniquement par amitié pour vous autres, pour remplacer au journal tous ceux qui sont partis à la guerre”. Il ne pouvait effacer d'une manière plus touchante les doutes mélancoliques qu'il nous avait inspirés.
Gaxotte partageait au plus haut chef ma tristesse et mon dégoût. “Ces Anglais sont odieux, me disait-il quelques jours après son retour, au restaurant Lutetia où nous dînions ensemble, beaucoup plus odieux que les Allemands. Ceux-là, au moins, ils font leurs conquêtes eux-mêmes, en risquant leur peau”. Il était surtout accablé de voir notre vieux maître Maurras lui-même faire son numéro dans cette pitrerie avec le découpage des Allemagnes : “Demander à un Daladier de reprendre la politique de Richelieu ! Quelle dérision !”
Huit jours après malheureusement, sous on ne savait quelles influences inavouables à force de ridicule ou d'indignité, Gaxotte était pareil à un dévot émancipé qui a revu son confesseur, poincariste, inquiet de se conformer aux usages et civilités de guerre, effrayé de se retrouver à Je Suis Partout comme dans un lupanar ou une tranchée repérée, préoccupé de se couvrir de répondants ou d'un rempart, désapprouvant le moindre trait un peu caustique, le moindre rappel de notre scepticisme et de nos refus cherchant à nous jeter dans les jambes, pour remplacer nos mobilisés, tout ce qu'il pouvait connaître de sous-Hanotaux, d'académiciens travaillant dans l'élévation des âmes, d'agents du Comité des Forges ou des finances de Reynaud. Bref, un Gaxotte perdu pour notre petite barque, n'ayant plus d'autre désir que de l'échouer, voire de la couler discrètement.
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Mais déjà, bondissant de son siège désormais inutile de critique dramatique, Alain Laubreaux avait saisi de ses deux poings la barre du journal.
Avec lui, aucune équivoque. Venu de plusieurs bandes de réfractaires et de radicaux toulousains fort débraillés dans leurs convictions, il n'avait pas à
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secouer comme nous des scrupules d'hommes de droite. Aucun débris de dogmes ne l'embarrassait. On peut dire qu'il s'était rallié à nous d'instinct, en 1936, du jour où ses amis démocrates avaient commencé d'agiter le boute-feu. Pas le moindre débat de conscience dans son cas, pas une seule de ces ridicules bouffées de chaleur que nous avions presque tous à confesser. Le 3 septembre au soir, il avait une fois pour toutes affiché prophétiquement ses vœux : “Il n'y a plus, qu'un seul espoir pour la France : une guerre courte et désastreuse”. Il ne voulait tolérer aucune participation morale ou matérielle, si insignifiante fût-elle, à cette ignoble absurdité. Tout juste âgé de quarante ans, il se flattait très haut, n'importe où, de sa réforme de complaisance, obtenue autrefois à la colonie où il était né, pour “amaigrissement progressif”, et qui jurait d'énorme façon avec sa mine plantureuse de grand vivant bien nourri : “J'ai quatre frères dans cette chienlit, clamait-il, un dans les chars, deux dans l'aviation, un autre sergent d'infanterie. C'est suffisant pour la famille. Je ferai n'importe quoi, mais on ne me mettra pas le grappin dessus”. Haïssant et méprisant totalement cette guerre, repoussant toute argutie, Laubreaux était donc sans réserve pour la paix. Il l'était au premier coup de canon. Il devait le rester, sans une seule nuance, jusqu'au dernier.
On se représentait les pacifistes de l'autre guerre sous les traits de quakers congelés, de vieux socialistes broussailleux ou de torves agitateurs. Laubreaux, lui, était le pacifiste franc buveur, sonore, que dis-je, éclatant ! avec une faconde à la fois frémissante et drolatique, la verve du vrai journaliste de combat que la censure excite au lieu de le refréner et qui la mystifie par d'incessantesinventions.Lesmanchesretroussées,faisantretentirnotre atelier de cent calembours corrosifs et colossaux, déplaçant un prodigieux volume d'air, il menait le journal comme un chef d'orchestre une orageuse symphonie. Entre ses mains qui dessinaient, retournaient chaque page avec une infatigable virtuosité, la typographie elle-même devenait un instrument de bataille. Un homme tout entier d'humeur, mais d'une humeur politiquement divinatoire, faisant de lui le révolté le plus logique de notre bande, l'infaillible baromètre de la catastrophe de 1940 dont les nuées s'amoncelaient sur nos têtes.
Aussi calme et égal que Laubreaux était impétueux, notre ami et aîné Charles Lesca, volontaire de l'autre guerre, bel homme solidement assis dans la vie et dans ses convictions, administrateur devenu rédacteur en chef dans l'absence de Brasillach, nous apportait le précieux concours de sa sereine dignité, épousait sans la moindre réticence nos plus périlleuses querelles, portait en tous lieux son flegmatique mépris pour l'abjecte aventure et les marionnettes en bouchons qu'elle roulait.
Les stratèges amateurs d'encerclements intercontinentaux, les experts navalsetéconomiquesauxsouriresfleurisdechiffresvainqueurs,trouvaient sur notre porte un “lasciate ogni speranza”. Pour nous, notre pessimisme était un assez singulier mais très solide réconfort. Au milieu de l'océan de sottises et de mensonges, ce havre ne nous servait point seulement à nous décharger de notre colère. Nous nous sentions les gardiens d'un morceau de la sagesse française, qui pourrait quelque jour devenir sans prix. C'était d'abord pour cela que nous avions voulu nous maintenir à flot, malgré tant d'absents irremplaçables, tant d'ennemis, et l'exaspérante vanité de nos efforts présents. Pour le reste, nous connaissions notre devoir strict. Personne n'avait besoin de nous apprendre que devant un adversaire en armes, on n'a plus le droit de détourner un seul soldat de sa mission. Nous pouvons même nous vanter d'avoir versé un rude tonique... Qu'il existât encore à Paris, malgré tout, des observateurs impitoyables de tant
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de turpitudes, des hommes qui se refusaient aux mensonges honteux ou mortels, c'était, pour maints poilus non seulement une vengeance, mais le plus solide espoir.
La survie d'un journal pacifiste en pleine insanité guerrière n'est sans doute qu'un bien mince épisode auprès des événements que 39 ou 40 ont pu voir. Mais deux hommes, Alain Laubreaux et Charles Lesca, y dépensèrent une somme d'opiniâtreté, de lucidité et de courage dont on aurait vite compté les exemples dans la France de ces mois-là. Leur mérite fut d'autant plus admirable que, l'un journaliste réputé, connaissant tout Paris, l'autre riche, d'âge mur, libre de toute attache et de toute ambition politique, accomplissant tous deux une tâche pleine de périls mais presque anonyme, ils risquaient le pire avec la plus parfaite abnégation.
*****
Tout, à Je Suis Partout, proclamait la condamnation implicite de la guerre, et l'invraisemblance d'une issue victorieuse. Nous avions imaginé de reproduire chaque semaine, sous le titre “Paroles à méditer”, ces mots de Daladier que ne pouvait évidemment échopper la censure : “Français et Françaises, nous faisons cette guerre parce qu'on nous l'a imposée”, et il fallut les supplications épouvantées de Gaxotte pour nous y faire renoncer. Nous prospections toute l'oeuvre de Giraudoux et nous ramenions ces diamants dont l'éclat devait assez embarrasser le nouveau héraut de la grande Croisade. Nous faisions crier ainsi nos vérités favorites par le propre arbitre de l'orthodoxie de guerre :
“ Croire que le combat que nous avons à livrer est un combat de démocratie contre tyrannie, c'est accepter une confusion dangereuse ” (Pleins pouvoirs).
“ Chaque feuille de journal n'est généralement qu'un voile salissant mais pudique jeté sur la vérité ”. (Pleins pouvoirs).
“ Judith : Le bruit court qu'Holopherne manque de munitions, qu'il doit pour des flèches forger ses bijoux ”.
“ Joachim :...Le bruit en court, en effet. C'est même nous qui le faisons courir ”. (Judith).
La presse vengeresse des arrières, où les académiciens disputaient aux cabots du tour de chant la palme de l'imbécillité et de l'indécence, nous avait déterminé dès la première semaine à composer une anthologie. Il serait dommage de ne pas cueillir au moins quelques échantillons de ces proses surpassant, comme il se devait dans une telle guerre, les plus illustres turlutaines de 1914 :
“A côté des combattants réguliers, constituons l'armée des francs-volontaires, incapables d'un effort prolongé dans une tranchée, en rase campagne, mais capables de ramasser leurs forces, de frapper un grand coup et de mourir.
“... Il suffit d'un bras pour actionner la manette aux torpilles dans un avion chargé d'une mission tellement lointaine qu'il ne peut emporter dans son réservoir l'essence de son retour.
“... Des tuberculeux s’attaquent à un réseau de barbelés ; le premier coupe un fil ou deux, le deuxième un ou deux encore, et ainsi de suite. Tous les assaillants seront tués peut-être, mais le réseau sera coupé.
“Cent “trop” vieux aux jambes encore alertes, au cœur solide, peuvent forcer un blockhaus aussi bien que de jeunes soldats où, si le blockhaus se révèle
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imprenable, ils auront sauvé la vie de cent jeunes soldats qui eussent entrepris l'assaut à leur place ”.
Jacques PÉRICARD. (L'Intransigeant, 31 août 1939.)
“La France ne va pas se battre comme jadis pour les libertés du monde, mais pour la sienne. Et son ennemi, cette fois, a un visage qu'elle connaît dans tous ses traits, comme pour mieux l'exécrer : ce tragique sosie de Charlot qui avec sa crotte de moustaches et son geste de chasser les mouches, a fait crouler de rire les cinémas avant de les faire trembler d'horreur”.
Roland DORGELÈS.
“Je me rappelle avoir rencontré un de mes camarades commandant un groupe d'artillerie avec une capeline rose et des gants verts. - “Que veux-tu ? me dit-il, j'ai reçu pour mes hommes une collection de tricots de formes et de teintes invraisemblables ; mes hommes ne voulaient pas s'en servir parce qu'ils redoutaient les quolibets des camarades. Alors, pour l'exemple, j'ai adopté les plus grotesques !” “Et Je lui ai serré cordialement la main”.
Général MAURIN, ancien ministre de la Guerre. (Paris-Soir, 7 octobre.)
“Inutile de se presser : la victoire est certaine”.
Lucien LAMOUREUX. (Le Journal, 20 novembre.)
“Depuis quelques jours, la Haute-Alsace n'est plus silencieuse ; nos guetteurs, sur les bords du Rhin, échangent des coups de fusil avec ceux d'en face. Simple distraction sans doute ”.
(Le Petit Journal, 6 février.)
“Les Anglais ne disent-ils pas quand ils parlent du général Gamelin : “Notre Gamelin ?” Ne devrions-nous pas dire aussi : “Notre roi George VI ?”.
Abel HERMANT, (Paris-Midi, 8 mars)
“En résumé, la situation des Finlandais reste très solide et leur moral est réellement incomparable. Assurément, s'ils devaient être abandonnés à leurs seules ressources, ils finiraient par succomber sous l'avalanche des cadavres russes”.
Edouard HELSEY. (Le journal, 8 mars)
(Les Finlandais à bout de force signeront la paix quatre jours plus tard.)
Tendre aveu : (Nous avions publié cet article sous le titre : “En avant... arche ! ”)
“Bien souvent, j'ai honte de demeurer ici dans la paisible Amérique, et de ne pas me trouver avec vous dans les tranchées ; de ne pas vous porter mon aide - avec les dernières forces qui me soient restées - dans la lutte que vous menez pour nous, pour chacun de nous. Mais, si je ne me trouve pas physiquement avec vous dans les tranchées, je suis avec vous, comme tout homme du globe pensant honnêtement, je le suis moralement. Cette guerre est nôtre et vous la faites pour nous tous”.
Chalon ASCH, écrivain Juif.
(Les Nouvelles Littéraires du 10 février.)
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Autre voix de la race élue : M. Jacques Hadamard, Juif de l'institut, dans le Droit de Vivre, du Juif Bernard Lecache :
“Chacun de nous sent, chacun de nous sait que défendre la France et défendre les Juifs, sont une seule et même chose”.
“Si elle bombarde nos villes, l'Allemagne s'exposera à d'effroya-bles représailles qui faciliteront, par l'intérieur, l'écroulement germanique. L'offensive aérienne allemande, nous ne la redoutons pas. Bien au contraire”.
Aux Ecoutes, de Paul LÉVY (14 octobre) Guerre en dentelles :
“Les modèles charmants ne s'appellent plus Flirt, Intimité passionnée, Gamin parisien, etc., mais bien, Maginot, Bombardier, Avant-postes, Tank et 155 court.
“Un couturier fantaisiste avait même dénommé un déshabillé de dentelles, No man's land. Devant l'hostilité voilée de ses clientes, il a dû rebaptiser ce tea-gown Permission de détente.
“Offensive associe une blousette de soie imprimée à une jupe assez longue de drap de même ton. Courte jaquette aux revers de soie imprimée, le masque à gaz placé dans un petit sac dressé dans ce même tissu décoré”.
(Le Cri de Paris, 5 novembre.)
“L'habit ne constitue-il pas une manifestation déplacée ? Le veston, par contre, ne risque-t-il pas de paraître une sorte d'abandon et, en somme, une manière de défaitisme vestimentaire ?
“On voit, par ce simple détail, combien la vie des hommes élégants est rendue difficile par les événements ”.
(Match, 25 avril.)
“Collection de guerre, dit-on en contemplant avec un sentiment admiratif les robes parisiennes qui continueront à défiler dans les salons de nos grands couturiers.
“Mais c'est une guerre hardie, confiante, sachant allier l'audace au succès et la patience à l'espoir.
“Une robe en crêpe noir est rehaussée de broderies cloutées d'acier comme une nuit d'alerte sur la Blies.”
(Ibid., 26 novembre.)
En voulez-vous d'autres encore ? Voici nos chers alliés en guerre :
“Dans un de nos services de contrôle postal est arrivé récemment le premier message adressé à sa famille par un soldat anglais fraîchement débarqué.
“En voici le texte exactement traduit : “C'est le pays du Bon Dieu. On peut se saouler pour un shilling”.
(Aux Ecoutes, 21 octobre.)
“Dans un port du Nord de la France, l'envoyé spécial de l'Evening News a
visité l’hôpital militaire installé dans le casino. Les premiers pensionnaires
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sont, assure-t-il, des soldats anglais atteints d'indigestion pour avoir trop apprécié la cuisine”.
Jean OBERLÉ. (Le Journal, 25 octobre.)
Enfin, côté des belles-lettres :
“Dans cette guerre, Jean Cocteau ne sera ni journaliste, ni artilleur. Il écrira. C'est la mission des écrivains. Si le geste d'un Péguy ne fut pas inutile, que ceux qui ne peuvent mourir dressent au moins leur flambeau”.
Michel GEORGES-MICHEL. (Cri de Paris, 26 novembre.)
“AlorsqueleDrGoebbelsécrivait,faisaitécrireet trompettait partout que la vie de Paris était finie, il s'est trouvé quelqu'un pour lui faire cette jolie réponse : - “Malgré les difficultés centuplées par les hostilités, Henry Bernstein ouvrira lundi le Théâtre des Ambassadeurs avec sa nouvelle comédie dramatique Elvire”.
Marcel ACHARD. (Paris-Soir, 28 janvier.)
Et pour finir, ce héros :
“D'aucuns diront que c'est une forfanterie et une insolence de faire représenter ma pièce en ce moment. Je dis, moi, que c'est du courage”.
Jean COCTEAU, interviewé par Mlle Routier. (Marianne, 21 février.)
Nous avions fait de solennels serments, celui-ci que nous devions bien souvent reproduire dans les blancs de la censure :
Nous nous tairons s'il le faut, Nous ne mentirons jamais.
Celui encore de ne jamais oublier l'immense série de crimes qui nous avait conduits à cette guerre et les gredins couverts d'honneurs qui devaient en répondre, ces crimes dont témoignaient par des flaques de sang chacun des noms, Hornbach, Sierck, la Blies, la Warndt, de cette frontière où, ni par la conciliation ni par les armes, notre désolant pays n'avait su ramener la paix.
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Le 11 novembre, Laubreaux nous donnait cette manchette : “Hein, crois-tu qu'on les a eus !” Le dessin de notre Ralph Soupault, grand imagier du fascisme français, montrait un conscrit et un territorial, ancien de Verdun, sur la tombe du “pauvre petit Pax” né le 11 novembre 1918, tué le 11 novembre 1939 devant Forbach.
Robert Brasillach, de son village alsacien, nous envoyait de superbes et vibrantes proclamations, “fasciste plus que jamais et quoi qu'il arrivât”.
Les soldats que nous pouvions atteindre dévoraient avec enthousiasme ces pages où l'on n'oubliait pas un des salauds de l'embusque, du profit, du bobard, où l’on voyait les spécialistes du “haut les cœurs” avec leurs nez crochus où leurs panses épanouies, et les intrépides Tommies peints par eux-mêmes, faisant la guerre une bouteille d'une main et l'autre sur le sein d'une indigène de France. S'il fallait bien accueillir, pour remplir la place de vingt mobilisés, quelques
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proses conformistes où nos crayons bleus taillaient sans merci, l'équilibre était aussitôt rétabli. Nous faisions d'ailleurs appel à nos amis en uniforme, autant que le permettait la gent des correspondants de guerre, à cinq mille francs l'article, indignés par la déloyale concurrence de ces anciens confrères à quinze sous par jour, qui n'avaient plus d'autre droit que de se taire et de crever. Le plus ardent et le plus abondant de nos collaborateurs kaki était le cher brigadier Cousteau, apportant toute chaude dans nos colonnes la voix naïve, goguenarde et impétueuse du vrai soldat qu’aucun civil ne peindra jamais.
Je viens de feuilleter encore cette étrange collection de notre année 1939. Après les trébuchements, les réticences qui ont suivi Munich, notre journal se rebiffe sous l'aiguillon de la guerre, et malgré tout l'appareil de la censure a repris une superbe et agressive liberté. Il assume l'honneur plein de péril de s’être, seul dans la presse, rigoureusement seul, sans un Compagnon même timide à sa droite ou à sa gauche, refusé à l’abjecte “union sacrée”.
Il fait la somme de toutes réprobations. Il boucle le cercle autour des ignominies et des iniquités qui s'accumulent. Nous y trouverions, s'il nous en prenait fantaisie, la matière d'un gros livre avec nos meilleurs articles, sans avoir, après trois ans, à changer ou retrancher un mot. J'aimerais connaître des auteurs de l'hiver 39-40 qui fussent aujourd’hui capables de nous imiter.
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CHAPITRE XIII
A LA RECHERCHE DE LA GUERRE
La Ligue du peuple allemand libre, qui compte au moins cinq cents rabbins, vingt-cinq députés sociaux-démocrates, cinquante hommes de lettres et deux mille émigrés juifs, vient de lancer par sa radio clandestine, quelque part dans Montparnasse, un ultimatum à Hitler. “Allô, Hitler, m'entends-tu ? La Ligue du peuple allemand t'a condamné à mort. Nous te donnons cinq jours pour rendre l'Allemagne à son peuple et mettre fin à la guerre. Si tu te soumets, tu quitteras l'Allemagne en vie. Sinon, tu seras tué à la fin de notre délai”.
Place de la Concorde, les vaillantes troupes anglaises ont défilé aux sons du lambeth-walk. A Washington, M. de Saint-Quentin, ambassadeur de France, vient de déclarer devant le Conseil National de l' “Union Palestine Appeal” qu'un des buts essentiels de guerre des alliés, était de rendre leurs libertés aux Juifs.Ala“WorldFair”deNew-York,lejeuquifaitfureurestl'alerte aérienne, à la mode de la vieille Europe, avec sirènes, extinction des feux, ruée vers les abris, barrages d'artillerie, bombardiers surgissant dans un terrifiant fracas.
A Angers, la Pologne est triomphalement ressuscitée. Tous ses ministères sont reformés au complet. Son chef, l’infatigable Sikorski, qui a pris entre Posen et Varsovie l'habitude des grandes randonnées, brûle cent litres d'essence par jour sur les routes des bords de Loire, et Paris-Soir, pour célébrer ces mâles exploits s'écrie : “Le général Sikorski fait la guerre de mouvement”.
Sur les Champs-Elysées, les Juifs maîtres du terrain parachèvent leur conquête. L'allemand est devenu la langue officielle du 8e arrondissement.
Toutes les lesbiennes de Paris portent calot et vareuse dans le Service Sanitaire automobile. Mme Paul Reynaud est charmante sous cet uniforme bleu sombre, et elle a sur sa manche gauche un galon d'or.
Au siège de 1870, la brigade des inventeurs se faisait forte de chasser les Prussiens en lâchant sur eux une armée de chiens enragés. M. de Kerillis, trépignant d'impatience devant cette guerre sans cadavres, somme M. Daladier de faire construire des pièces portant à cinq cents kilomètres, des avions enlevant mille soldats, des tanks de cinq cents tonnes armés de vingt canons lourds et capables d'écraser “comme des grains de café” les abris bétonnés de la ligne Siegfried.
Le parti communiste français a été dissous avec pompe. Mais les agents des cellules rouges, précieusement retirés du front, y sabotent l'industrie de guerre pour cent cinquante francs par jour. M. Marcel Cachin siège toujours au Sénat, et soixante députés moscoutaires votent à la Chambre. M. Maurice Thorez, déserteur condamné, se promène chez nos amis de Londres et y a donné une interview au journal stalinien Daily Worker.
Quelle pâture inépuisable pour un polémiste ! Mais à quoi bon égratigner de la plume, quand il faudrait la torche et la guillotine ?
A sa première permission, mon ami Brasillach m'a donné rendez-vous aux Deux-Magots. En nous revoyant, lui sous l'uniforme et le béret des forts, au
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milieu du café, d'une même voix, dans une unisson impeccable, notre premier mot a été : “Quelle connerie !”
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Si désabusé que l'on eût été, on avait encore ouvert un trop grand crédit au régime. On avait voulu supposer que la guerre lui inspirerait au moins une sorte de décence. Il y trouvait au contraire une sécurité nouvelle pour s'afficher plus cyniquement que jamais.
Toutes les guerres, depuis un siècle, avaient déchaîné le plus bas despotisme, ouvert les écluses à la plus épaisse bêtise. J'étais allé dîner avec Sordet chez Henri Béraud, qui nous disait : “Dans l'autre, à partir de 1915, on avait le sentiment que l'intelligence était devenue un délit”. Cette guerre-ci, née d'une imbécillité sans précédent, se devait de porter à son comble l'arbitraire, le poncif et le crétinisme.
Deux fois par jour, avec une ponctualité gendarmesque, le Grand Quartier Général paraphait un “état néant” : “Rien à signaler sur l'ensemble du front”. L'inviolabilité des lignes fortifiées était une certitude unanimement acquise : “Leseulcoinoùl'onestbiensûrqu'ilnesepasserarien,c'estsurlafrontière de France, où les deux plus grandes armées du monde sont face à face”. Les grands stratèges ne s'émouvaient pas pour si peu. Ils souriaient volontiers de ce paradoxe et professaient qu'il fallait s'accoutumer à concevoir une guerre inédite. Ils n'étaient pas en peine pour découvrir d'excitants dérivatifs du côté de la Turquie, de la Syrie, dont l'armée dans leur bouche s'enflait de semaine en semaine. Ils hochaient leurs têtes lourdes de plans à la Cyrus et à l'Alexandre, en parcourant d'un doigt leste sur la carte tous les déserts de l'Orient. Ou bien des messieurs distingués, sortis des Sciences Politiques, proclamaient : “La guerre se gagnera à Mossoul, et elle se fait à New-York. Roosevelt est en train d'abroger le Neutrality Act. C'est plus important que de capturer un million de prisonniers”.
En attendant, toute la vie, les usines, les armées, les flottes, les parlements, les résolutions inébranlables de deux énormes empires, leurs millions de soldats, leurs milliards chaque jour engloutis, aboutissaient à des patrouilles de quinze hommes rampant entre deux buissons pour ne pas prendre un fantassin allemand. On disait même que Gamelin, pour remplir ses loisirs, prescrivait de sa main le détail de ces expéditions. Toutes les fantasmagories géographiques, diplomatiques, sidérurgiques et pétrolières n'y changeraient rien, et pas davantage à Pâques de l'an Quarante qu'à la Trinité de l'an Quarante-trois.
Je me martelais la tête désespérément contre ces évidences. J'en prenais à témoin le marchand de tabac, le receveur d'autobus qui me considéraient avec cet air d'attention bovine que prend le peuple lorsqu'on essaie d'ajuster dans sa cervelle un embryon de raisonnement. J'avais reçu la lettre de deux hommes heureux, la première de cette année, celle de deux amis lyonnais s'embarquant côte à côte pour la Syrie, lieutenants dans la même compagnie de tirailleurs algériens. Je ne savais vraiment pas très bien où ils pourraient rencontrer les “hordes de Hitler” dont ils me parlaient. Mais leur trente lignes retentissaient des piaffements de mulets, des tintements de gamelles, des cris d'Arbis, des coups de clairon dans le ciel bleu, de toute la gaîté d'un départ militaire qui tournaitledosauxtranchéesfatidiquesdel'Est.J'enrageaid'enviependant trois jours.
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J'avais reçu la visite d'un de mes plus chers compagnons de bohème étudiante, entré dans l'armée un peu au hasard, après des années de mélomanie, de littérature, de dilettantisme devant Rembrandt et Cézanne. On ne pouvait imaginer un esprit demeuré plus indépendant et plus primesautier sous l'uniforme, du reste très brillant et admirablement appliqué dans son métier, ayant été pour les blindés depuis des années l'un des plus précieux collaborateurs du ministère de la guerre. Il m'apportait les réactions les plus éminentes et les plus autorisées de l'armée après le foudroyant knock-out de la Pologne. Les grands maîtres des chars français n'étaient aucunement troublés. Un bataillon de nos engins avait, paraît-il combattu là-bas. L'expérience était concluante, confirmant toutes les prévisions. Nos tanks venaient de faire une hécatombe des médiocres blindages allemands. Encore n'avions-nous point mis en ligne nos meilleurs modèles. C'était en somme une victoire technique pour la France. Le reste passait au second plan.
Le curieux de notre cas, selon les sommités militaires, était qu'il avait fallu que nous déclarassions la guerre pour nous mettre enfin à la préparer. Mais cela n'était pas autrement important, puisque l'on estimait en haut lieu que cette guerre durerait quelque dix ans. Nous ne la commencerions pas avant 1942. Nous ne pouvions manquer de la gagner.
On considérait aussi avec attendrissement dans les états-majors cette peur de l'aviation allemande que l'on avait eue durant les premiers jours, quand on redoutait, bonne farce, que les bombardiers allemands ne vinssent arroser nos trains. Fallait-il que l'on eût été détraqué par la littérature de Paris-Soir !
Je restais plus que perplexe, pour ne pas dire consterné devant ces révélations. Comment des patriotes pouvaient-ils s'en remettre au temps, avec cette tranquillité, pour trouver l’issue de notre souricière, nous prêter avec cette assurance une initiative indéfinie, oublier à ce point dans leurs bottes de professionnels, pour qui la guerre est le temps d'élection comme le long cours pour le marin, à quelle mortelle catastrophe un conflit interminable acculerait un pays déjà aux trois quarts épuisé dans son sang, dans son or, dans son âme, et que l'état de contrainte guerrière venait de remettre en trois mois sous la coupe des plus stupides criminels, des plus ignobles malfaiteurs ?
Que pourraient-ils dire s'il leur arrivait de relire Joffre : “La défensive passive conduit infailliblement à la défaite” ?
*****
Mais je voyais apparaître aussi, à tout bout de champ, nos deux plus proches mobilisés de Je Suis Partout : notre nouveau secrétaire de rédaction le sous- lieutenant Henri Poulain, Normand malicieux, réfractaire de bonne souche, bienheureusement relégué à vingt-sept ans dans un dépôt de la banlieue parisienne par le mystère des affectations, sans avoir esquissé pour cela la moindre démarche ; notre ami le capitaine Henri Lebre ancien cuirassier à pied et héros magnifique de la Grande Guerre, pour cette présente censeur de trois feuilles de chou à la place de Senlis. Chaque jour, le benjamin et le vétéran ajoutaient un trait au tableau véridique de la nation en armes.
Il fallait entendre Lebre, lorsque j'esquissais une faible réplique :
- Tu me fais rigoler, mon pauvre vieux avec ton “Harmée Française”. Il n'y a plus d’armée, rien. Tout ça est vidé, couilles et cervelles, comme une noix sèche. Comme dit Lambreaux : le symbole, c'est le nom de Gamelin, diminutif de gamelle. Ah ! je ne te donne pas quinze jours quand ils t’auront récupéré !
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Je ne voulais pourtant pas capituler tout à fait. J'étais sans illusions sur les bêtises, la gabegie que la caserne me réserverait avant peu, je ne connaissais que trop bien l'histoire de la dernière guerre, les généraux suffisants ou affolés, fossiles ou brouillons, aussi dépourvus d'idées que de caractère, de bronze pour les préjugés, la routine, les pétarades, de cire devant les politiciens ; les états-majors, apprenant laborieusement des Allemands à se battre, toujours devancés par eux, les ignominies du grignotage, de l'Artois, des Vosges, de la Champagne, de 1917, entreprises pour user l'ennemi et saignant à blanc le pays pour quarante années ; les robustes sexagénaires à trois ou cinq étoiles, oeil d’acier, moustache impérative, convictions catholiques, planqués à dix kilomètres des barbelés, expédiant de là par téléphone leurs divisions au massacre ; les beaux adolescents, les jeunes maris, les pères, les petits conscrits paysans gourds et candides, les grands vignerons gaulois aux longues bacchantes, aux poitrines profondes et moussues, les poètes, les Bretons résignés, les méridionaux joyeux, les Marocains nobles et graves, les Bambaras aux rires d'enfants, tous devenus des cadavres tordus, éventrés, arrachés, écartelés, émasculés, broyés en bouillie, desséchés et recroquevillés dans les ferrailles, putréfiés dans la fange, pour rien, dix fois, cent fois pour rien, parce que quelques vieux hommes qui tenaient dans leurs mains leur mort et leur vie manquaient d'imagination et ne savaient pas leur métier.
Cependant, je voulais demeurer obstinément persuadé de nos capacités militaires. En dépit de tout, nous étions parvenus à la victoire. Je croyais, je l'ai dit, à la grandeur du métier des armes. Je voulais absolument qu'elle engendrât la sagesse et la science. Je ne voyais que trop qu’un Gamelin avec ses yeux de faïence vide, sa dégaine de chef de bureau était pitoyablement falot, que ses généraux, claquant des talons devant des Herriot, des Sarraut, des Paul-Boncour, des Chautemps, des Blum, avaient été, quand ils ne se poussaient pas bassement dans les loges, d'une jocrisserie politique qui en disait long sur la qualité de leur intelligence. Mais je m'obstinais à voir, hors des vedettes inconsistantes et tarées, la hiérarchie militaire peuplée de mystérieuses et vigoureuses compétences, qui faisaient l'ossature et le cerveau de l'armée.
J'avais bien lu cette stupéfiante chronique du Temps où l'on nous apprenait que rien ne pouvait être entrepris sur notre front pendant la campagne de Pologne, parce qu'à la fin de septembre notre artillerie lourde était à peine en place. Ainsi, après douze mois d'alerte permanente, six mois de semi-mobilisation, des semaines passées le doigt sur la détente, l’artillerie lourde, l'arme capitale des fronts fortifiés, manquait encore sur la ligne Maginot. Il avait fallu trente jours de guerre pour la mettre en position. Quel aveu de routine, d'incurable pesanteur ! Mais depuis Munich, je l'ai dit, la propagande sur le majestueux réarmement de la France battait la grosse caisse, et les nationalistes n'avaient pu s'empêcher de lui prêter une oreille complaisante parce qu'elle flattait leur fierté. Le long repos que nous laissait l'ennemi affermissait encore nos espérances. Il était impossible que nous ne l'employassions point à nous surarmer, nous surblinder.
Les premiers permissionnaires qui arrivaient de l'avant nous décrivaient un luxe de blockhaus, de champs de mines, de doubles, triples fossés antichars, avec pièces, casemates de flanquements, canons en tous sens : “C'est la ligne Maginot jusqu'à la mer du Nord, et en mieux, en plus moderne.”
Bref, la guerre me paraissait presque aussi impossible à perdre qu'à gagner. Pour le repos de ma conscience, je voulais que l'on fît à nos chefs militaires un crédit de six mois.
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- Les chefs militaires, rugissait le capitaine Lebre. Mais où les prends-tu ? - Donnons-leur tout de même six mois pour voir s’ils ont une idée.
- Ah ! c'est vu depuis longtemps.
Je tenais bon de mon mieux.
La guerre avait brisé mon travail, détruit mes ressources, saccagé mes dernières espérances politiques. Elle allait m'imposer par surcroît l'enlisement dans un ennui sans bornes, entre des vieillards assoupis ou radotants. La seule délivrance était désormais la vie dans le grand air et la grosse gaîté des camps.
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Depuis des semaines déjà, les plus peureuses midinettes avaient relégué le masque à gaz. On ne le voyait plus ballotter qu'aux derrières de quelques vieux sur le bord de la tombe.
Le canon, chaque jour, grondait. Le peuple trottait, n'accordant même pas une seconde d'arrêt, un atome de pensée, à ce phénomène fantastique, le canon sur Paris. Cette guerre domestiquait jusqu'à ce gong solennel et profond comme les plus grandes voix de la nature. Le canon foirait avec majesté dans le crachin hermétique, vers on ne savait quel ennemi inaccessible et railleur, canon ponctuel, gravement dérisoire, comme les coups d'un antique Lefaucheux dans le brouillard d’un matin de chasse.
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L'affaire de Finlande venait tout à coup animer le mauvais film de la guerre des démocraties. Dans l'instant, les Munichois se réveillaient furieusement bellicistes. Nous reconnaissions enfin, contre les Soviets, une guerre juste. C'était un honnête principe autour duquel, reconnaissons-le, nous déraisonnâmes copieusement. Rien n'est plus tristement et ingénument burlesque, à deux années de distance, quand on sait l'état où nous nous trouvions, que tous nos articles enflammés exigeant des avions pour Mannerheim, l'appareillage “des deux plus grandes flottes du monde”, le rassemblement d'un armée anti-moscovite. Enfin l'ennemi commettait la faute providentielle attendue depuis trois mois ! Hitler n'avait pu en dissuader la brute Staline. Nos stratèges tenaient leur introuvable front de terre. Hé quoi ! nos quatre-vingt divisions, ayant tout juste à tenir les lignes de France, cette bagatelle, cette corvée de factionnaires, ne s'étaient point encore ébranlées pour cueillir dans le grand Nord la victoire et, pulvérisant de Leningrad au Rhin les cinq cents divisions germano-russes, prendre à revers la Siegfried Stellung ?
Il était dit que l'imbécillité suraiguë remplacerait le typhus dans cette guerre et que sa contagion n'épargnerait personne. C'était à notre tour de jouer les justiciers avec nos sabres de paille.
Huit jours plus tard, la nouvelle campagne avait pris sa forme nécessaire ; épopée en Finlande, combats de langues chez nous. Si les fascistes-pacifistes brûlaient tout à coup d'ardeur guerrière, les démocrates bellicistes se trouvaient non moins soudainement réfrigérés. Le clan moscoutaire, qui n'avait jamais désarmé, se reformait tout entier devant le danger, au coude à coude. Les canons du Creusot contre les armées rouges ? Quelle légèreté ! Quel crime ! Non, cela ne serait point. Nous ne pouvions distraire un seul revolver de notre défense nationale. Cette campagne de Finlande, du reste, était encore un coup de Hitler. Le monstre voulait se faire oublier, nous distraire. La splendide
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armée rouge, tant célébrée, tant regrettée, recevait-elle la frottée d'une poignée de skieurs, l'épisode était négligeable. C'est qu'elle avait braqué toutes ses forces contre l'Hitlérie. Dans les tenailles moscovites, Hitler tremblait de plus en plus. Staline était vraiment en échec ? Soit, mais c'était une nouvelle raison d'espérer. Il n'oserait pas, avec cette armée chancelante, suivre Hitler dans la guerre. Que le ciel nous gardât surtout de rien casser ! Dans ce pas délicat, nos amabilités au Kremlin étaient plus que jamais obligatoires. Nos sourires rendraient leur flamme aux bataillons de Vorochilov.
La diplomatie française unanime ne pensait point autrement. Tout était donc dit. Pour la première fois depuis des années, un petit peuple agressé résistait victorieusement. Mais les formidables empires alliés, défenseurs du droit et de la liberté, sur le grand pied de guerre, ne dépêcheraient même pas un caporal à son secours.
On ne pouvait perdre plus parfaitement la face, avouer plus totalement son impuissance. Et ce serait bien pis encore dans quelques semaines, si la Finlande s'acharnait, si elle tenait pied. Quels gêneurs que ces bougres-là, avec leur Mannerheim et leur héroïsme ! Que de voeux impatients le quai d'Orsay devait faire pour leur écrabouillement instantané !
Digne fin d'un système absurde : l’U. R. S. S. se trouvait être présidente en exercice de la Société des Nations. Il fallut l'exclure dans un concert de sanglots. Sur un dernier “ Tu quoque ”, la confrérie genevoise ferma douloureusement ses portes. On ne devait plus en entendre parler.
Mais il s'agissait bien de la Finlande, du blocus, et de cinq millions de mobilisés, et de la guerre qu'on ne savait toujours par où commencer, et de la victoire, et de la paix ! La France venait de trouver une inquiétude à sa taille.
J'avais relu au printemps précédent, avec la plupart des camarades de mon bord, un bouquin sur La Guerre Juive, une compilation banale, comme il nous en arrivait une demi-douzaine par semaine, mais se distinguant par une pompeuse dédicace à Gaxotte et à Je Suis Partout. Je m'apprêtais à rendre la politesse par un bref compte rendu. Pujo qui m'avait vu le livre en mains m'en dissuada : “C'est le travail d'un agent allemand. J'en suis sûr.” Pour ne point alarmer l'Action Française, on laissa tomber La Guerre Juive.
J'avais oublié jusqu'au nom de son auteur quand les journaux révélèrent qu'un certain Ferdonnet, journaliste antisémite, était l'un des speakers français de Radio-Stuttgart, l'un des gaillards à la voix grasseyante, aux plaisanteries assez épaisses, mais probablement bien choisies, puisque dix millions de Français s'en délectaient trois ou quatre fois par jour. Le lendemain, la guerre avait enfin son héros populaire chez nous.
Il ne manquait plus à l'estimable Ferdonnet que le patronage de Maurice Pujo. Celui-ci, avec la joie du bon détective content de son flair, s'empressait d'apporter ses révélations : “J'ai bien connu Ferdonnet. Je l'ai reçu souvent dans mon bureau. C'était un garçon mal dégrossi. J'ai bien fini par voir qu'il travaillait pour l'Allemagne. Mais vraiment, je ne lui aurais pas cru l'étoffe d'un grand traître.”
Quelques semaines plus tard, le sieur de Kerillis s'emparait triomphalement de cette prose opportune. La campagne des nazis de Je Suis Partout et d'Action Française reprenait à grand orchestre.
Un marmiteux du plus obscur journalisme se voyait promu au rang de grand banquier de la propagande allemande. Il devenait le cerveau d'un gigantesque réseau d'espionnage et de conspiration. Le Maréchal Pétain lui-même avait
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donné dans ses filets. La maison Ferdonnet et la maison Je Suis Partout, étroitement concertées, avaient travaillé à l'hitlérisation du pays.
La division des Allemagnes dans un camp, le roman de Ferdonnet à l'autre extrême : l'opinion de la France en guerre était bien nourrie.
Certes, il y avait des “nazis” parmi nous, si c'était être nazi, que de haïr l'ennemi juif, abhorrer cette guerre incohérente qui ne pouvait plus que nous nuire, appeler désespérément la paix au fond de son coeur, bref, ne penser et ne sentir que selon l’intérêt suprême de la patrie. Mais notre francophilie ne pouvait qu'apparaître détestable et redoutable aux yeux des bandes internationales dont Kerillis était l'instrument.
Le prétexte servait à une double diversion, au moment où il fallait trouver à droite le pendant aux quelques communistes que le ministère feignait de pourchasser et où l'affaire de Finlande échauffait les têtes. Kerillis y ajoutait sa propre mythomanie, les folles sécrétions de ce qui lui servait d'encéphale, la frénésie hystérique où le précipitaient nos seuls noms.
Tout cela était donc assez logique, et en même temps d'une extravagante idiotie, puisque Maurras se voyait traité en agent de l'Allemagne ; d'une affreuse ignominie, puisque de loyaux soldats se trouvaient en pleine guerre accusés d'intelligence avec l'ennemi.
Après des circonlocutions fielleuses, Kerillis clouait Maurras, Brasillach, Cousteau et moi-même au pilori de son Epoque.
J'avais à répondre en mon nom et en celui de mes amis soldats et muets par ordre. Riposte facile. Kerillis brandissait en guise de dossier, et pour cause, trois placards de publicité à 1.350 francs d'un livre de Ferdonnet, parus dans Je Suis Partout en même temps que dans trois autres hebdomadaires dont il ne soufflait mot, plus une kyrielle de citations de nos proses, truquées et tronquées grossièrement à coups de ciseaux. Cousteau devenait ainsi coupable d'avoir exigé la rupture des relations franco-américaines pour un filet humoristique où il demandait, à propos de l'annexion par les Etats-Unis de deux îlots du Pacifique, s'il ne conviendrait pas de mobiliser la conscience universelle aussi bien contre M. Roosevelt que contre Mussolini. Kerillis tirait l'argument massue contre moi-même d'un reportage sur l'Alsace où je réclamais l'incarcération immédiate pour les agents de l'Elz que Daladier venait effectivement d'arrêter.
Je ressentais amèrement, pour en avoir fait trop souvent l'expérience, l'inutilité de ces réfutations, ces recollages de textes qui n'ont jamais effacé un mensonge, converti un ennemi, ni clos une querelle. On ne polémiquait pas avec un misérable énergumène, aussi venimeux, dangereux et vendu, on le faisait occire convenablement. Pour un Kerillis, en saine politique, la chose aurait dû être depuis longtemps liquidée. Que ce dégénéré, ce vulgaire stipendié eût pu devenir une espèce de personnage historique, cela seul suffisait à juger une époque et un pays.
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Ma contre-offensive, du moins, me rendait le plaisir de la bataille. C'était autant de pris sur le spleen. Je m'y livrai avec volupté.
Mais, tandis que je m'escrimais sur mes colonnes, un événement redouté nous menaçait. Gaxotte, après nous avoir suivis quelques semaines vaille que vaille en rechignant, mais en nous maintenant malgré tout sa signature, donnait des signes de plus en plus pitoyables de désarroi et de peur. Notre
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verdeur lui inspirait de vraies transes. Lui qui avait haussé si violemment les épaules devant les fameuses Allemagnes de Maurras, il contribuait à son tour au découpage. Quinze jours plus tôt, il nous avait affligés d'un article-alibi, une publicité pour les bons d’armements de Reynaud qui faisait une tache déshonorante dans notre journal. Les clameurs de Kerillis le jetaient en pleine panique. Il ne pouvait plus cacher sa terreur d'être mêlé à des réfractaires aussi compromis que nous. Il parlait tout net de suspendre sa collaboration.
Pourtant, le tintamarre de Kerillis tournait d’une façon presque inespérée à sa courte honte. L'odieux hanneton avait d’abord manifesté une hâte extrême. Il sommait ministres et corps constitués d'entendre sur l'heure ses dénonciations et d'agir, d'appréhender, de perquisitionner, de juger. Le sort de la patrie en dépendait. Mais la Commission des Affaires étrangères de la Chambre, sous quelques influences raisonnables l'avait invité à s'expliquer devant elle. La chose, aussitôt était devenue moins urgente. Les individus démasqués par M. de Kerillis, redoutables malfaiteurs, traîtres à leur pays en pleine guerre, pouvaient toutefois courir quelque temps encore. M. de Kerillis déclinait l'invitation officielle. Il ne s'expliquerait qu'en séance publique.
Mais le Parlement siégeait maintenant. Des demandes d’interpellation étaient déposées. Kerillis n'avait pu se dérober davantage. Les couloirs étaient fort agités par une philippique où le gentilhomme, quelques jours avant la séance, jetait la suspicion sur une cinquantaine de ses collègues. Kerillis commettait ainsi la gaffe majeure, en violant sur un point grave la confraternité des élus. Les moins vils d'entre eux ressentaient sans doute aussi l'indécence d'un tel débat, le Parlement convoqué pour un tel déballage de sornettes, tandis que le pays se battait. En dépit de la réconfortante présence de Maurice de Rothschild, qui, penché sur le bord de sa loge, buvait passionnément ses paroles, le microcéphale de Neuilly avait été piteux, blafard, convulsif, ânonnant d'une voix pointue, désarçonné par un hémicycle ironique, lâchant du terrain, escamotant ses fameux documents, s'excusant presque avant de détaler sous les traits de deux ou trois de nos amis fidèles, Tixier-Vignancour, Philippe Henriot. Un vieux sectaire bien arrimé aux loges eût été repêché tant bien que mal. Mais il n’y avait point de bouées ni de perches pour un Kerillis, “droitier” honteux, clérical commode pour de basses besognes, et qu'on lâche dès qu'il a trébuché.
La presse, jusques et y compris des journaux comme Candide, avait pu laisser sans piper un mot ce méchant maniaque qualifier un écrivain comme Maurras de serviteur de l’ennemi se couvrant “sous un vernis verbal anti-hitlérien”. Mais devant la dégringolade du sire, plusieurs journaux retrouvaient leur courage et lui plantaient des banderilles. Le Temps même lui avait dédié un apologue de tour franciscain, un peu enveloppé mais malicieux.
Notre numéro de Je Suis Partout devait être achevé pour la censure le lendemain. Classes par classes, depuis quelques jours, les “fascicules bleus” prenaient le chemin des casernes. Mon tour ne pouvait plus tarder. Tant pis ! on commençait à s’amuser. Mais il fallait retrousser ses manches encore une fois. Ce fut une délicieuse nuit de travail dans l'imprimerie de l'Action Française, quelques-unes de ces heures qui sont pour ceux de notre métier la plénitude de la vie. Alain Laubreaux, en face de moi, à la même table bancale et fraternelle, amoncelait lui aussi les feuillets. A l'aube, Maurras, descendant son escalier tordu, vint nous verser une bouteille d'un vin mordoré de Tavel : “C'est une grande faveur. Il est réservé aux soldats. Mais vous vous êtes bien battus.”
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Nous décidâmes d'attendre de pied ferme en achevant nos copies, les ouvriers qui allaient composer avec nous notre journal.
Vers le milieu de l’après-midi, pendant que je finissais de corriger mes épreuves, un coup de téléphone de ma femme m'annonçait que mon ordre de rappel venait d'arriver : Romans, 144e dépôt d'infanterie. J’étais à la tâche sans désemparer depuis vingt-six heures. Je terminais à temps, ravi de la nouvelle.
Mais je n'étais pas encore au bout de mes peines. A l'Action Française, que je confectionnais depuis quatre mois presque seul, Maurice Pujo, malgré tous mes avertissements, avait naturellement oublié de me prévoir un remplaçant. Je me trouvais rigoureusement seul dans la vaste et mélancolique rédaction du Boccador. Il ne me restait plus qu'à me résigner. Je n'avais pas encore le droit de me coucher ce soir-là. Il fallait passer mes deux dernières nuits de civil à remuer le plomb et les dépêches ; et quand tout était achevé, mes godillots de montagne lacés, mon paquetage ficelé dans une hâte éperdue, me rasseoir chez moi à ma table pour écrire la nécrologie du malheureux Lucien Dubech, qui venait de mourir, martyr de son métier, solitaire, sans un sou, après vingt ans de talent, d'esprit et de labeur opiniâtre. Enfin, je posai ma plume pour arrimer ma musette. J'embrassai en hâte ma femme, énergique et fidèle compagne de toutes mes pensées, que je laissais à Paris, entièrement seule devant bien des vicissitudes.
Quelques heures plus tôt, Gaxotte venait de consommer sa trahison. Il nous retirait sa collaboration, désavouant ses compagnons de lutte au plus fort de l'épreuve et décapitant notre journal.
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III L’ALPIN
CHAPITRE XIV COMPAGNIE DE PASSAGE
Je n’ai pas eu droit aux adieux gare de l’Est, toujours fort héroïques et dramatiques, même quand on va rejoindre un bataillon régional à Meaux. Je suis parti en guerre par la gare de Lyon, nuitamment et sans le moindre panache.
Un froid noir de vingt degrés soufflait sur Paris. Dans le rapide caparaçonné de glace s'entassaient plusieurs centaines de mobilisés : deux wagons de Berbères marocains, authentiques fils du Prophète, en turbans, babouches et gandourahs rayées, opposant un fatalisme imperturbable aux mystères de leur périple et aux frimas, des Tchèques de tous âges, uniformément saouls à mort et vociférant sans arrêt de sinistres mélopées, des Slovaques à peine moins ivres et redoutant beaucoup d'avoir des officiers tchèques, une escouade de Polonais et des maçons italiens. Nous n'étions que deux Français, l'autre en uniforme et même de l'active, un chasseur des chars de Versailles qui gardait en août des prisonniers espagnols dans le Midi, perdu depuis par sa compagnie, repoussé par tous les bureaux, bourlinguant à loisir entre le pays et la cour du quartier, une situation bien agréable en somme, sauf pour le tabac.
Non, je n'aurais jamais imaginé ce départ-là.
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Un mistral féroce, accumulant sur son passage d'énormes blocs de glace,
déferle dans le ciel matinal. Je suis à Romans, lieu désigné de mes premiers exploits. Pas un planton à la gare. C'est au lampiste que j'ai demandé le chemin d'une quelconque caserne.
Je voudrais bien savoir quelle troupe va m'accueillir. Les premiers poilus que je croise ne tardent pas à me l'apprendre. Ils ont le béret et le numéro de l'infanterie alpine. C'est le 159, le Quinze-Neuf de Briançon, qui tient ici son dépôt de guerre. C'est un régiment qui a ses lettres de noblesse. Tant mieux. Je porterai du moins un brillant écusson. L'esprit de corps m’émoustille déjà.
Après de longs détours, j’arrive au bord de l'Isère, qui charrie de vraies banquises. Dans une brume subtile qui perce comme un mouchoir mes deux chandails et ma veste de ski, des silhouettes engoncées remuent péniblement, ramassent des morceaux de bois avec les gestes maladroits et gourds des vieilles
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de villages. De près, entre le passe-montagne et le gigantesque béret réglementaire, large comme une roue de voiture, apparaissent des morceaux de figures violacées et hirsutes, des nez qui commencent à geler, de farouches barbes de dix jours, puis des croquenots informes, des capotes terreuses où pendent de longs fétus de paille. Il y a un instant, j'étais au coeur d'une petite ville cossue, avec des vitrines bien tenues et bien garnies, de jolies filles brunes trottant gracieusement encapuchonnées. Il suffit de longer un cantonnement pour arriver dans un autre monde, aussi élémentaire que celui des Esquimaux.
Les troglodytes m'abordent avec beaucoup de bienveillance.
- T'es fascicule bleu ? C'est couillon d'arriver un samedi matin. T'aurais bien pu te payer encore la semaine anglaise. Enfin ! Il va falloir que tu montes au G. U. P. Ça ne se vaut pas avec ici. C'est des baraquements. De ce temps, il n'y fait pas drôle. Nous autres, on a des lits. On est plutôt peinards.
Voilà douze ans pleins que je n'ai endossé un uniforme. J'ai un instant de recul devant les sordidités entrevues. Manifestement, la défense de la France peut encore se passer aujourd'hui de mon renfort. Mais que faire dans cette ville où je ne connais personne, par ce froid inhumain ? Autant vaut franchir le pas tout de suite. Devant l'absence de tout renseignement et de toute consigne, je laisse parler le vieil instinct du fantassin qui remonte avec les odeurs surgissant d'une porte ou d'une fenêtre entrebâillée. J'aperçois une pancarte : cuisine de la C. H. R. Certainement, c'est le lieu d'élection pour le sans-gîte, encore ballotté entre l'état de civil et celui de soldat.
La cuisine occupe une espèce de boyau, où les eaux sales forment une redoutable patinoire, où sifflent et se croisent une douzaine de courants d'air. Au fond, une roulante réformée et une chaudière à cochons bouillonnent, environnées d'une poignante fumée. Des âcres nuages surgissent les cuistots, pareils à des ramoneurs qui seraient tombés dans une fosse de graissage.
Je comprends aussitôt que j'arrive au milieu d'un événement capital. L'équipe achève en effet la confection d'une immense choucroute. Des caporaux, des sergents, des secrétaires, des garde-magasins viennent à chaque instant s'enquérir de son état, goûter gravement au bout de la fourchette. Le chef-cuisinier, qui a vingt-cinq ou vingt-six ans, déplore l'absence de saucisses fumées pour accompagner le lard. Il me prend à témoin : “Tu te rends compte ! Faire une choucroute dans ce bordel-là ! Tel que tu me vois, dégueulasse comme ça, c'était moi qui faisais les grillades dans la salle chez Ledoyen, devant le client, en toque blanche”.
J'offre l'apéritif à la bande : “Bon, on va aller le boire chez Zizou, et puis après, si tu veux, on t'invite à manger la choucroute avec nous”.
Chez Zizou, c'est un étroit et minable caboulot, où prolifère une famille nombreuse et morose. Le pastis bu, nous réintégrons notre antre. Les premières tablées de soldats s'approchent, remuant leurs bouthéons. Devant la troupe, le cuistot-chef, comme de juste, reprend conscience de ses hautes fonctions, commande, tranche avec autorité. Ce n'est pas une petite affaire que de servir cette cohue. Et tous les hommes de la cuisine se sont couchés hier deux heures après tout le monde, pour bien blanchir la choucroute, levés une heure avant le réveil. Ils s'échinent treize ou quatorze heures par jour, dans des conditions inhumaines de froid, de sordidité, avec un matériel de romanichels. Mais ils restent gais, lestes. Ils chantent, dans le fracas des plats, avec leurs faces charbonnées et barbues :
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Ah ! mon coeur a besoin d'aimer !
Et au passage on flanque une claque magistrale sur les fesses de Casimir, l'indispensable nabot de quarante kilos que l'on ne manque jamais de découvrir dans les recoins et bas lieux d'une caserne, qu’aucun major ne réformera jamais ; Casimir, de Vaison-la-Romaine, louchant des deux yeux, sautillant sur ses jambes de basset, dans un treillis qui a dû récurer toutes les gamelles du bataillon, à tout moment menacé d'être jeté par le fond de sa culotte dans la chaudière, mais qui toujours s'échappe, hilare et resquilleur.
Soudain, c'est le drame, aussi classique que peut l'être Casimir.
- Nom de Dieu ! les bleus n'ont pas fait les peluches !
Le chef bondit, le regard tragique, l'imprécation aux lèvres. Les bleus, les
gamins de la 39, pétrifiés par deux heures de tir en pleine campagne, forment dans le réfectoire une masse compacte et absolument inerte. La gamelle au poing, avec leurs calots plantés tout droit, cornes pointantes entre les oreilles écartées, ils considèrent le cuistot dans un morne silence, d'un oeil éteint, d'un air indiciblement obtus.
Les deux poings aux hanches, le chef épuise les ressources de son éloquence.
- Alors, c'est comme ça que vous êtes, les bleus, cette année, encore plus fumiers que tous les fumiers qu'on a vus ? Ah ! là, bon Dieu ! Si vous saviez la chance que vous avez d’être bleus en pleine guerre ! Tandis que nous autres, en 34, en 35, quand on faisait les vraies classes, ce qu'on a pu en baver !
Autant vaudrai prêcher en serbo-croate ces conscrits qui ont déjà si bien appris à jouer la stupidité définitive.
Notre cuistot essaye d'une autre corde :
- Voyons, les bleus, est-ce qu'il va falloir que ce soient les anciens qui s'y collent, pour pelucher les patates, des anciens qui ont dix ans, vingt ans de plus que vous, des anciens qui reviennent du front ? Si vous êtes dégoûtants à ce point-là, moi, je vous le dis, je ne vous sers plus. Plus jamais. Vous les mangerez crues, les patates. Parce que si on n'est pas capable de vous faire les pieds en compagnie, moi, je vous garantis que le vous les ferai.
Les camarades mobilisés me l'avaient tous assuré : “Tu verras, en une heure de temps, on est repris par la vie militaire”. C'est à mon tour d'en faire la rapide expérience. Je ne suis pas encore porté “entrant”, je suis encore vêtu en civil. Mais la harangue du cuisinier m’a consacré avant l'immatriculation des bureaux. Je croirais n’avoir jamais quitté les abords de ces fourneaux primitifs. J'approuve, je commente avec les mots des vieux soldats.
Enfin, un bleusaillon qui a dévoré sa gamelle se lève à regret, traînant ses galoches jaunes, prend lentement une patate et la gratte avec des gestes épuisés de martyr. Deux, trois, six bleus l'imitent, Quelques anciens se joignent au groupe, d'un air détaché, en amateurs. Les “peluches” seront assurées, comme hier et comme demain.
C'est à notre tour de pénétrer dans le réfectoire, au milieu des reliefs épouvantables de cent cinquante gamelles. J'appelle à moi tout mon courage. Un coup d'oeil m'a suffi pour m'ôter le moindre espoir de découvrir, sur les planches raboteuses qui servent de table, cinquante centimètres carrés où je sois sûr qu'aucun godillot ne s'est posé. Mais la fameuse choucroute me dissimule bientôt l'aspect inquiétant de mon écuelle d'étain. Elle est à point, digne d'une bonne brasserie d'Alsace. Par une suite de miracles permanents, la nourriture est arrivée presque propre jusqu'à nous. Le vin, le café, le rhum coulent généreusement, comme dans toutes les cuisines de l'armée entière.
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“Maintenant, corvée de charité. On va donner à boulotter eux pauvres”, commande le chef. J'empoigne avec lui un plat de campement. A la porte, cinq ou six vieilles et quelques gamins attendent l'aubaine. Il y a aussi un vieux, livide, habillé d'une veste de velours et d'une casquette encore convenables. Les femelles, ruées sur la choucroute, le bousculent férocement :
- Qu'est-ce qu'il a, celui-là, à venir ici nous prendre notre manger ? Y touche une pension.
Le profiteur, brusquement, s'effondre. Son nez se pince, il devient cadavérique. Le froid l'a terrassé, on le relève. Il n'est pas tout à fait mort. Il geint : “Ma gamelle, je veux ma gamelle, moi aussi”. On l'emporte chez Zizou, on le colle au poêle. Il tremble de tout son corps et n'est guère moins vert.
Il habite à un petit kilomètre de là. Deux poilus, bons bougres, se lèvent :
- On pourrait peut-être bien l'emmener. On le couchera et on fera réchauffer sa croûte.
L'idée de ce secours semble ramener un peu de vie chez le bonhomme. Il part, les genoux cassés, presque porté à bout de bras par les deux alpins :
- De combien est-elle, sa pension?
- Oh ! ça doit aller chercher dans les cent vingt francs par mois.
Le rhum et la choucroute de la C. H. R., le marc de chez Zizou ont parachevé mon acclimatation. Je confesserai même qu'après quatre mois de guerre parisienne, j'ai reconnu joyeusement ces vieux fumets militaires d'insouciance et de fraternité. J'ai parcouru avec le plus patient sourire le long périple des bureaux. Les quinquagénaires en blouses et culottes grises, les agents militaires, hybrides de clercs d'huissiers et d'adjudants recuits, y démontrent par un olympien et sourcilleux “farniente” leur écrasante dignité au bataillon de scribes en uniforme qui gravitent sous eux. Je suis parvenu, avec force persévérance, à me faire incorporer sur leurs papiers, et ma campagne s'est incontinent ouverte par une permission jusqu’au lundi matin.
L'écusson du Quinze-neuf m'inspire une héroïque rêverie. Dans cet aimable café où j'ai établi mon bivouac, j'entame devant le dixième alcool du jour une série d'épîtres enthousiastes à mes amis de Paris. Kerillis, Daladier, Israël se sont volatilisés. Seule désormais compte au monde l'infanterie alpine. Le sort m'a désigné pour une arme d'élite. J'accepte son décret avec un joyeux orgueil. Je me battrai donc dans la plus vaillante biffe. On m’impose la guerre. Soit. Nul ne la fera mieux. Je repose mes pensées sur ces images épiques. Elles s'estompent, s’emmêlent. Je m'endors dans le sein de la plus pure gloire, et je plonge en avant, le nez sur mon papier.
Une main s'est posée sur mon épaule. J'émerge lentement, assez pâteusement. J'ai déjà vu quelque part ce grand diable cordial et cossu. Il se nomme. C'est Vossier, le délégué général du Parti Populaire Français à Romans. Il assistait l'an dernier à nos conférences lyonnaises. Il m'a reconnu à travers la vitre. Je me réveille tout à fait au milieu des cinq plus solides fascistes de la Drôme qui penchent en cercle sur moi leurs larges mains et leurs larges sourires.
Une pareille rencontre s'arrose. Il y a un gros pâté d'encre sur mon courrier héroïque. Je finirai ça demain. Buvons, dînons. Rebuvons, soupons, la saucisse aux herbes après les ravioles, la clairette de Die après l'Hermitage. A minuit, nous avons atteint les grands sommets politiques. Des nouvelles de Paris camarades ? Oh ! mais rien de plus simple ! C'est l'enviandage juif total et resplendissant, tous les aryens en kaki et tous les juifs à table. Ça a été un peu dur, mais maintenant ça y est bien. Le Front Populaire ? Blum ? C’était un
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essai timide. C'est maintenant le chef-d'oeuvre de la grande carambouille d'Israël. Comment ? Gagner la guerre ? Allons, soyons sérieux. Avec Gamelin gueulede fesse et Daladier pied au cul ? “Se faire enculer par les Juifs, c'est la nouvelle Alsace-Lorraine”. C'est Céline qui l'a dit, le génie, notre seul prophète, Louis Ferdinand Bardamu, père de la Patrie. Muy bien ! La vérité remonte sur le vin comme l'huile sur la flotte. Frères ! nous y voyons clair, et nous voyons la merde. Et nous y sommes pour un coup qu'on en sortira pas seuls. Mais aucune importance ! Le Quinze-neuf est bâti sur roche. Sieg ! heil ! Die Fahne hoch ! Et la crevaison des Anglais !
*****
M. de La Pérouse, écrivain d'Eglise et de guerre au Jour, a décrit les cantonnements climatisés de l'armée moderne, avec couchettes bordées, sommiers métalliques, vacuum cleaners, closets à chasse d'eau, sur quoi, tel le héros des Copains de Romains, s'est penché l'ardent et pieux général dont l'auteur tenait les basques : “Que l'on me montre tout. Ne négligeons aucun détail”.
J’aimerais voir ces messieurs à Romans-sur-Isère. Non point qu'y manquent les casernes, fort bien conditionnées, et assez spacieuses pour tenir quatre ou cinq bataillons. Mais elles constituent le fief inaliénable des bureaux sacrés - colonel, commandant d'armes, effectifs - des collections de réserve et de vingt gardes mobiles, ces derniers suzerains sur cent mètres de façade et quatre étages, avec mesdames et bébés. Certes, l'armée a perfectionné ses méthodes. Elle a toujours considéré que la vie d'un soulier était plus précieuse que celle d'un troupier qu'on remplace pour rien. Elle tient au chaud les sabres-baïonnettes et met les hommes pour ainsi dire dehors. Car on peut affirmer qu'il n'est pas un seul des habitacles choisis pour les trois mille fantassins de Romans qui possède véritablement un toit et quatre murs.
Le G. U. P., groupe des unités de passage, ayant le provisoire pour règle, se devait d'être le plus déshérité de ces locataires. Il campe sur une espèce de crassier, enclos de fils de fer, où s'enchevêtrent des débris de baraques foraines dont aucun Romanais ne peut se rappeler l'usage. Cela forme un dédale de niches, de hangars croulants, de tôles crevées, de planches disjointes, radoubées avec du carton, le tout rongé, rouillé par les pluies, chahuté par les vents, dans un décor de zone provinciale que jonchent des étrons séchés, des détritus d'usines en déconfiture, les monceaux de tessons et d'ordures domestiques de tout un faubourg, parmi lesquels achève de pourrir le cadavre d'une diligence jaune et noire, réformée pour le moins depuis le temps de Mac-Mahon.
Une centaine d'hommes “en passage” croupissent depuis tantôt quatre mois dans ce taudis, sur une infime couche de paille, qui hésite entre la vocation de poussière ou de fumier. La température intérieure, depuis trois semaines, se tient aux environs de dix degrés sous zéro.
C'est là que vient déferler l'invasion des fascicules bleus. J'étais un des premiers du lot. Ils débarquent maintenant à pleins wagons, à pleins cars. Tous ont été convoqués immédiatement et sans délai. La plupart ont sept, huit jours de retard. L'expérience récente de deux mobilisations leur a enseigné que, dans cette guerre, on pouvait prendre tout son temps. Il fallait encore faire ce charroi, rentrer ce charbon, on attendait la permission du beau-frère : “Allons, ben ! si après demain l'Onésime est pas là, faudra tâcher moyen d'y aller”. Ainsi se manifeste le libre arbitre de l'homme démocratique. L'armée ne peut faire
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autrement que de s'en accommoder, trop débordée aussi pour y regarder de plus près.
Les voici cent, deux cents, quatre cents, huit cents. Tous arrivent de Lyon ou des trois départements dauphinois, pour la majorité cultivateurs fort aisés des plus proches cantons de l'Isère et de la Drôme. Le premier contact ne laisse pas d'offrir quelques traits démoralisants. Entre autres, j'ai trente-six ans et deux mois. Je me crois et me sens encore en pleine jeunesse. Je vois autour de moi cette foule de paysans, au poil dur et grisonnant, noueux, marqués, travaillés en tous sens de rides profondes. Ce sont pourtant mes aînés, d'un an oudeuxàpeine,mesconscrits,souventmescadets.Dansl'autreguerre, enfant, c'était ainsi que je voyais les territoriaux.
Les Italiens, très nombreux, se distinguent assez mal à première vue, terrassiers, plâtriers, maçons vénitiens et lombards, souvent au pays depuis plus de trente ans, solides travailleurs, rougeauds, les mains et les épaules puissantes. Ce sont nos vétérans, tous quadragénaires, et tous anciens combattants, naturalisés ou non.
Dans le fond du baraquement le plus reculé, une grosse tribu s'est encore agglomérée, effarouchée, se serrant les coudes, le teint verdâtre ou plombé, le cou rentré, l'oeil inquiet et mouvant. Ceux-là sont les Arméniens de Valence et de Vienne. Et dans un lot compact de curés à bérets basques et bésicles, de facteurs, de douaniers en uniforme, surgit un clochard russe, en souliers vernis crevés, en vieux veston d'alpaga, défaillant de gel et de famine, les yeux révulsés, et qui demande aussitôt d'une voix agonisante le chemin de l'hôpital.
Après des heures et des heures où l'on a tourné au hasard, la valise à la main, le reste brinquebalant à l'échine, battant la semelle, toussant, soufflant dans ses doigts, verdissant, bleuissant, au milieu du crassier enfin les appels commencent, qui vont durer sans trêve ni répit cinq jours durant. Ce sont des cérémonies affolantes, hantées de fantômes inlassablement invoqués, avec tous les accents du désespoir et de la rage, une litanie inouïe où se bousculent les patronymes de Trébizonde avec les sobriquets naïfs de nos vieilles familles, les indicibles baptêmes des farceurs de l'assistance publique, un monologue de Bach dans un phonographe surréaliste :
- Akhanasarian Agop, Akhanasarian Ardzroun, Arsianian Eznig, Kalandarichvilian, Bombetta Pompeone, Djenderedjian, Dupont Louis, Khatchadourian, Kebabdjian, Kenadjian, Caille, Cocu, Kurkjian, Labitte, Perdrix, Cudagne, Katchadourian, Kherumian, Nigogossian Gronic, Nigogossian Setrac, Robin Paul, Tutundjan, le caporal Magnat Jules... On demande le caporal Magnat Jules. Enfin ! qui c'est qui l'a vu au moins une fois, Magnat jules ? Qui c'est comment qu'il est fait, bon Dieu ! ce caporal ?
Le sergent, qui vient des chasseurs et qui a été aussi gendarme, aphone, désespéré, crayonne et additionne pour la quarantième fois ses listes. Il a enfin déniché Papazian Stepane, mais c’est pour reperdre Papazian Sempad. Tout joyeux, il avait cent six hommes sur cent quatre vingt avant la soupe. Il lui en faut à cinq heures près de deux cent cinquante, et il n'en retrouve plus que quarante neuf. Autre méchef : il lui reste sur les bras soixante bougres, tout disposés à répondre, mais qui ne sont pas sur l'état.
Il faut dire que le G. U. P. est une vraie passoire, et que le fascicule bleu file par tous ses trous. Cinq ou six ingénus, dont je suis, se sont enquis bonnement : “Où est-ce qu'on nous déguise ?” Mais tous les autres s'esclaffent : “T'es si pressé que ça de te mettre en pierrot ?” Du reste, le garde-mago, mon
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homonyme, l'excellent sergent Rebatet Joseph, prévient affablement ses clients éventuels : “ Inutile de venir me faire chier, j'ai autre chose à foutre. Et d'abord, je n'ai rien pour vos gueules de lourds ”. A peine a-t-on distribué des gamelles et des couverts.
Les fascicules bleus ne se le font pas dire deux fois. Pas habillé, pas soldat. Autant ça dure, autant ça de pris. Ceux des patelins les plus proches sont déjà retournés en douceur à la maison. Les autres entrent et sortent sans arrêt. C'est à travers cent bistrots qu'il faudrait faire l'appel.
Une vaste et débonnaire philosophie anime ces paysans. Entre gens de bourgades voisines, beaucoup se reconnaissent aux portes des baraquements :
- Tiens ! le Gustave ! Et alors ils t'ont donc embauché aussi dans cette entreprise ?
Une grosse poignée de mains calleuses, une bourrade sur l'épaule, et vite on entonne les deux premiers litres de blanc au plus proche café. Pour les villageois, la guerre est d'abord une sortie.
Mais si l'amertume est rare, le zèle est absolument nul. Un unique sujet défraie tous les propos : les visites d'incorporation qui vont bientôt suivre, et les chances que l'on a de dégoûter les toubibs. Tous les maux humains sont inventoriés, soupesés, et leur valeur à la bourse de la réforme débattue sans fin. Ce sont des maquignons qui flairent et tâtent leur propre viande, en discutent le prix avec de longs détours.
- Moi, j'ai de l'emphysème. Si je passais à Valence, avec les certificats que je peux leur y montrer, j'aurais la réforme à tous les coups.
- Moi, j'ai un cal osseux à un bras que je me suis cassé. Ça vaut au moins le changement d'armes.
- C'est toujours ça de gagné. Dis donc, moi j'ai une bath éventration. Ça m'empêche pas dans mon travail, je suis regrolleur à Villeurbanne. S'ils pouvaient me filer sur les C.O.A. de Lyon ?
- Moi, j'ai une fistule qui suppure depuis l'année dernière. Avec ça, dans l'active, on était sûr d'y couper.
- Moi je suis auxiliaire, à cause que j'ai les pieds plats, et pour la vue. Et puis j'ai aussi de l'insuffisance thoracique et un ulcère de l'estomac. Avec ça j'ai pas à m'en faire...
- Pas à t'en faire ? C'est à voir. A Grenoble, j'ai le beau-frère à ma femme qui a passé l'autre semaine. Ils en ont pris dans l'auxiliaire avec des ulcères, des types qui avaient des radios et qui pesaient pas cinquante kilos.
- C'est tout de même malheureux à voir des choses pareilles. On est toujours les cons. On devrait être au courant des droits qu’on a.
- Des droits ? T'as ceux qu'y te donnent. Non, ce qu'y faut, c'est avoir un cas à faire valoir. Ainsi moi, j'ai eu une pleurésie purulente. On m'a scié une côte. J'ai le poumon gâté et de la bronchite chronique. Ça, tu comprends, c'est un cas.
- Oui, il a raison, s’écrie-t-on en le félicitant. Il faut faire valoir son cas. C'est comme moi...
Devant cet hôpital, je me crois tenu de dire :
- Moi, je n'ai pas d'illusion, je suis bon comme la romaine. Je n'ai pas été malade depuis l'âge de quatorze ans et je fais le poids.
Ils hochent la tète en regrettant cordialement ma malchance.
- Evidemment, si tu n'as pas de cas à faire valoir...
J'ai cependant trouvé un véritable convaincu, C'est mon ami Argoud, un
riche paysan des environs de Valence. Nous avons franchi ensemble le portail
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chancelant de notre G.U.P., et nous voilà déjà très solidement liés. Nous sommes allés dîner ensemble dans un bouchon avec un de ses voisins. Argoud a une physionomie vive. Il raisonne avec sel de l'armée et du funeste Front Populaire ; J'approuve vigoureusement en chargeant la juiverie. Argoud riposte sur le champ, l'air fort scandalisé :
- Oh ! mais tu parles comme Ferdonnet, toi ! C'est de l'hitlérisme. Moi, je suis catholique pratiquant, mais je suis contre la haine religieuse. Ça n'est pas vrai que les Juifs ont voulu la guerre. C'est Hitler qui dit ça pour faire marcher tes nazis. Nous faisons la guerre pour détruire la barbarie fasciste. C'est la défense de la civilisation chrétienne. C'est une guerre sainte, il faut vaincre ou mourir. Nous ne sommes pas des soldats, nous sommes des croisés. Il ne faut pas s'arrêter avant d'avoir écrasé la tête à l'hydre nazie.
Argoud frappe sur la table. Ses yeux étincellent. Il a évidemment été catéchisé par quelque abbé chrétien démocrate, ce qui est assez extraordinaire pour un Dauphinois. Voilà du moins un Alpin qui sait pourquoi il se battra. Inutile d'insister. Je ne veux point ébranler une aussi magnifique résolution.
Nous dépêchons notre beefsteak aux pommes dans un silence un peu embarrassé. Pour rompre les chiens, le voisin, que la civilisation chrétienne n'empêche point de dormir, expose son cas de réforme, qu'il estime décisif. Aussitôt, le croisé Argoud manifeste un intérêt extrême, et renchérit, très fier :
- Ah ! moi, j'ai mieux que ça. J'ai un varicocèle et des traces d'albumine. Je suis déjà auxiliaire. Je vais bien tâcher moyen d'attraper la réforme. Surtout qu'avec ce qu'on est en train de licher, ça serait bien malheureux si je ne faisais pas une double dose à la visite. Ça, pour sûr, je saurai faire valoir mon cas comme il faut.
Je n'esquisse même pas un sourire. Aucune ironie ne saurait atteindre le brave Argoud. Il est d’une complète ingénuité.
*****
Les heures s'écoulent à grand' peine dans la sentine polaire du G.U.P. On a le coeur tout barbouillé de froid, de crasse, de désoeuvrement et de gros vin. Depuis trois jours que nous sommes là, nous avons, pour tout travail, pelé deux sacs de carottes gelées.
Les appels se succèdent toujours, plus fantomatiques que jamais, dans les hurlements du blizzard : “Agapian, Merdjian, Faure Félix, Poussegrive, le caporalMagnatJules.OndemandeMagnatJulesaubureaudebataillon. Magnat Jules ! Magnat Jules ! Ah ! alors, celui-là...”
Au milieu d'une des guitounes, gît une sorte d'énorme vieillard, tassé sur une caisse, contre un des illusoires braseros qu'on a allumés. Son ventre d'hydropique ballotte entre ses cuisses courtes dans une chemise sale. Sous sa casquette pisseuse, il a une tête toute grise, une face de noyé, bouffie, violacée, avec une barbe comme celle qui pousse aux morts. Le bougre a trente-sept ans. Il est diabétique au dernier degré. Voilà dix jours qu'il est là, vivant de quelques cuillerées de bouillon. Il ne peut faire vingt mètres sur ses jambes, L'infirmerie n’en veut pas. Il faut qu'il attende le conseil de réforme qui statuera sur son sort, s'il n'est point trépassé d'ici là.
Dans les parages du diabétique, parmi les vieux balais, les arrosoirs percés et les épluchures, j’ai découvert une mirobolante pancarte, magistralement moulée : SECTION DU CANON DE 25 mm. Au milieu de notre extravagant chenil, l'annonce de cette artillerie m'a laissé tout pensif. Justement, dans le
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box à la pancarte, j'ai avisé un groupe de troupiers. Ils font bande à part, assez dédaigneux, beaucoup plus jeunes que nous, vingt-cinq à vingt-huit ans, avec des uniformes décents et aussi bien tenus qu'il est possible dans un pareil lieu.
Je m'enquiers, amène :
- Alors, vous êtes les gars des antichars ?
- Oui, petit vieux. Les antichars, c'est nous.
J'hésite, sentant l'énormité de ma demande :
- Mais... le canon de 25 ? Vous en avez un ici ?
-Tu rigoles ! Le canon, il y a quatre mois qu’on le cherche. On est d'abord
allé au camp de la Valbonne. On est resté trois semaines. Il n'y avait pas de canon. On est donc revenu au G.U.P. Ensuite, on est allé au camp de la Courtine, entraînement spécial des antichars. On a attendu quinze jours, un mois. Tous les matins, le canon allait arriver. Enfin, au bout de deux mois, on est encore revenu au G.U.P. On n'avait pas vu le canon. Nous serons peut-être comme ça, section du canon de 25 sans canon, pendant toute la guerre. Faut pas se frapper.
J'ai retrouvé dans une poche de ma veste les lettres héroïques aux amis de Paris. Ma foi ! j'attendrai un peu pour les terminer.
*****
Je suis pauvre. J'ai mille francs en poche qui doivent durer longtemps. Je me suis mis à la gamelle. Il faut d'ailleurs m'y habituer. Elle est réellement innommable. On s'en doutait à voir l'antre nauséabond, entre les chiottes et la charognerie, où une demi-douzaine de voyous avinés perpètrent leurs brouets. Ils nous jettent en hurlant par un guichet des portions de colle ou d'eau sale, avec du pain vert de moisissure. On s'efforce d'avaler cela, entassés dans une effroyable sentine décorée du nom de réfectoire, quelques piliers de bois et quelques lattes dressées sur un tas d'ordure, et où la triste vinasse se fige dans les quarts. Les Arméniens et beaucoup de paysans se battent ignoblement autour des pitances. L'hygiène réglementaire est assurée par un balai qui pourchasse sur le sol les crachats, la boue, la crotte, et dont on essuie incontinent les morceaux de planches sur lesquels ou va manger. Je ferme le nez, les yeux ; pour apprécier mon sort, je pense aux camarades en train de tenir les avant-postes d'Alsace par moins trente degrés.
Les fascicules bleus débarquent toujours par flots. Voilà six jours que nous menons cette écoeurante existence de faux civils, rôdant avec nos valises aux poings à travers notre chiourme, accroupis au milieu des toiles d'araignées et des vieilles boites de conserves, somnolant sous une méchante couverture que nous devons du reste à la charité des copains, dans l'attente d'un ordre, d'un avis quelconque, d'une bribe d'indication. Les hommes commencent à convoiter une capote qui leur tiendrait du moins un peu plus chaud que leurs vestes râpées et leurs bourgerons.
L'échoppe des garde-mites fait maintenant recette. Elle livre de temps à autre à la circulation d'ahurissants fantoches, un Arménien dans une souquenille bleue qui dut faire Verdun et la Somme, surmontée de la casquette du gaillard, un paysan en culotte de golf kaki et chapeau noir. Mais il faut en finir. Je veux dépouiller mon enveloppe de pékin transi. Il sera d'ailleurs dit que je déciderai absolument seul tous les actes essentiels de ma vie militaire. Après une vaine journée de tentatives, j'ai enfin séduit un brave caporal du magasin : “Allons,
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viens ! me dit-il avec une tendresse fraternelle. Je vais t'habiller”, comme on le dirait à un vagabond presque nu.
Le magasin déborde d'effets flambants neufs. Malheureusement, les vareuses sont toutes taillées pour des colosses mythologiques de deux mètres de haut, et larges en conséquence. Quant aux culottes, elles conviendraient pour le rayon des écoliers. On essaie donc de se vêtir en remuant des ballots de hardes d'où s'échappent des nuages d'une poussière charbonneuse. La vareuse qui m'échoit, aux doublures bordées de crasse, ornée d'énormes boutons en métal jaune, descend en me boudinant presque jusqu'aux genoux. Par contre, sous les bras, elle me serre à m'étouffer. Les molletières sont des lambeaux de chiffons effilochés. Le pire, c'est la culotte, cette défroque tachée de cambouis, cette braguette noire. Une vaste capote à peu près propre sert de cache-misère. On fait d'émouvantes littératures sur l'armée française couleur de sillon. Ma capote est exactement de la couleur du crottin frais. Quant à l'illustre béret, que je m'étais fièrement réjoui de porter, c'est la “tarte” poussiéreuse et déteinte qui me pend jusque sur l'épaule.
Ainsi fait, je pars incontinent en corvée volontaire. Notre mission est de rapporter des couvertures que l'on va se décider enfin à nous distribuer. En guise de couvertures, nous nous trouvons devant des fins de coupe de tailleurs. Pour se protéger contre vingt degrés de froid les hommes médusés reçoivent un morceau de serge, de drap de smoking, grand comme une serviette. Deux ou trois paysans privilégiés déplient avec éblouissement un beau coupon de Prince de Galles gris perle : “Mon vieux, c'est péché de mettre ça dans la paille. Je trouverai bien toujours une vieille couverture de cheval pour remplacer, et ça me fera un chouette pardessus”.
*****
Une nouvelle semaine commence. Les appels retentissent toujours aux quatre vents, avec les mêmes accents désespérés : “Caporal Magnat Jules !”. Les fascicules bleus continuent leur ronde placide, les mains dans les poches, avec la navette régulière entre la baraque et le bistrot : un pot de blanc par heure matinale, un pot de rouge par heure de l'après-midi. Au cours d'un de ces intermèdes, j'apprends d'un camarade que je suis muté depuis deux jours à la deuxième compagnie.
Je me précipite. Après quelques heures de laborieuses recherches, je découvre cette estimable unité à l'autre bout de Romans, dans le hangar d'une usine de produits chimiques, d'une poignante fétidité. Le sergent chasseur- gendarme est au milieu de la cour, la gorge emmitouflée d'une énorme écharpe de laine, s’arrachant des sons agonisants : “Caporal Magnat Jules ! Rebatet Lucien... Ah ! enfin ! c'est vous, Rebatet ? Bien. Surtout, ne vous éloignez pas”. Pour un peu l'infortuné me féliciterait.
Ici, parmi les défroques kaki, les défroques bleues, les défroques mi-kaki et mi-bleues, les capotes, les pardessus, les souquenilles de treillis, les peaux de mouton, les vestes de velours, les hommes civils par le haut et militaires par le bas, les civils par le bas et les militaires par la tête, c'est l'appel permanent, frénétique, un tournoiement de plantons, de cyclistes, de caporaux-chefs, traversé à chaque minute par la silhouette convulsée du commandant de compagnie, lieutenant Simon, excellent homme d'instituteur, le crayon-à l'oreille, un béret basque de séminariste sur le bout du crâne, les yeux écarquillés par dessus ses lunettes.
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- Tout le monde, rassemblement ! On demande tout de suite vingt-deux hommes en armes pour le poste de D. A. T. sur le terrain. Au trot ! Prenez les noms.
Un bruit de godillots et de crosses. On aligne après de dramatiques efforts vingt-cinq hommes, Lebel au poing, bardés de cartouchières. Maisil y en a quinze qui sont encore civils de pied en cap. Pendant ce temps, soixante gaillards en uniforme courent après un fusil.
- On demande d'urgence un secrétaire à l'infirmerie !
Un bachelier se présente, détale toute affaire cessante pour ses nouvelles fonctions, revient deux heures plus tard, la mine contrite :
- C'est dommage, la planque était bonne. Mais ils n’ont pas besoin de secrétaire. C'est un plongeur qu'il leur faut.
On a déjà demandé hier trois secrétaires. On vient d'apprendre qu'ils ont été mis à casser du bois. C’est égal ! on demande quatre, cinq, dix, douze secrétaires. Ils s'en vont, fatalistes, vers d'insondables oubliettes.
- Une corvée pour rapporter des vivres de l'Ordinaire.
On réunit quinze gaillards pour pousser deux sacs de poireaux dans une charrette à bras. Mais il n'y en a plus que trois pour décharger vingt tonnes de charbon.
Dix bougres partent, en grande tenue de campagne, pliant sous un faix de mulet, pour un poste lointain. On a bu le pinard des grands adieux. “Au revoir, on enverra des cartes postales”. Au crépuscule, les voilà de retour. On ne les “comptait” plus à l'effectif de la compagnie. Il faut les recompter de nouveau. Sur cent vingt arrivants de la semaine, quarante sont déjà réformés et disparus. Et voici cent nouveaux fascicules bleus à l'état brut qui s’engouffrent par la grille. Et on en annonce deux cents autres à bref délai. Inextricables problèmes !
Le brave lieutenant Simon est à bout de résistance :
- Voyons, Bonnardel. Nous devions en compter deux cent quarante quatre hier soir. Nous avons muté quarante trois plantons, chauffeurs, infirmiers, secrétaires, ordonnances. Nous avons envoyé dix-sept auxiliaires aux C. O. A. Mais attention ! ils comptent jusqu'à samedi. Nous avons reçu vingt-huit hommes de la première compagnie. Mais ils ne comptent chez nous qu'à partir du lendemain de leur mutation. Nous avons aussi huit réformés nouveaux. Il faudra voir depuis quand nous les perdons. Ah ! il faut faire habiller en kaki tous les hommes du service armé et en bleu tous ceux qui partent pour le C. O. A. : tenue de changement de corps. Il manque soixante dix sept hommes à l'appel de onze heures. Là-dessus, j'en ai douze à expédier au Conseil de réforme demain matin ! Quel métier ! Maintenant, je suis obligé de courir à la place. Mon pauvre Bonnardel, tâchez de me mettre ça debout.
Quatre aspirants, qui nous sont tombés depuis trois jours de Saint-Maixent en uniforme flambant neuf, gantés à trois boutons, contemplent cette scène bras ballants, bouche bée. Bonnardel les salue dignement et s'éloigne, l'air méditatif. C'est un tout petit bonhomme de quatre pieds neuf pouces, soldat de deuxième classe et marchand de journaux dans le civil. Un incontestable génie des états et des situations-rapports l'habite. Devant une demi-douzaine de sous-officiers et de scribes qui, vaincus, tournent dans leurs doigts le dernier ordre du bataillon, Bonnardel dépêche d'une plume vertigineuse cinq kilos de paperasses, organise vingt détachements, inscrit tout un train d'arrivants, met un nom, une classe, une profession, une décision médicale sur quatre cents visages. Bonnardel est le commandant de la 2e compagnie du G. U. P.
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Hormis ce héros, tous les non-gradés considèrent en spectateurs souverainement détachés le tohu-bohu dont ils sont l'objet. Les fureurs, les supplications affolées de vingt porte-galons n'abrègent point d'un pas leurs petites promenades entre les apéritifs et les pousse-cafés d'alentour. Un événement d'importance toutefois les a remués : la soupe de la 2e est excellente. Le cabot-rata, le bon Rousset, curé de campagne dans l'Isère, au formidable accent “dauphinô” pourvoit avec un zèle sublime les marmites, devant lesquelles notre chef veille nuit et jour. On a mangé des quenelles hier soir.
Comme on achève un rabiot de frites miraculeuses, une monumentale apparition fait dresser toutes les têtes :
- “Salut à tous ! Les gars, je suis Muetton Joseph, cultivateur. Cent trente trois kilos ce matin à la balance de la gare. Les gars, il faut vous dire que j'ai bien des couilles comme un veau”. Et de nous exhiber sur-le-champ ces merveilles,enmugissantlaSérénadedeToselli, que ponctuent solennellement les rots du vin blanc dont il est plein à ras bord.
Mais le prodige dûment constaté et admiré à la ronde, la rentrée des reliques dans leur châsse s'avère laborieuse. Muetton est sans conteste le guerrier le plus étrangement culotté de l'armée française. Les braies les moins déshonnêtes dont on ait pu le couvrir s'arrêtent à mi-cuisses et refusent absolument de poursuivre l'ascension. Entre ce point et le nombril, la pudeur de l'alpin Muetton était jusqu'ici sauvegardée par un complexe de ceintures de flanelle, de ficelles, de bretelles, d'épingles, de caleçons. Sa reconstitution se révèle illusoire. Et Muetton, estimant qu'il a suffisamment servi aujourd'hui la patrie, s'éloigne bientôt vers la ville dans un tangage de haute mer, en exhibant un détail de ses trésors tous les trois pas.
*****
Les visites d'incorporation ont commencé pour toute ma fournée. Ce sont des cérémonies interminables. Elles offrent tout loisir pour contempler à l'état de nature un bon millier de mâles français. Il s'en faut de beaucoup que ce spectacle soit réconfortant. La race de ma province a sans doute toujours été plus résistante que belle. Mais elle est réellement abîmée, négligée. Il faut dix bouches pour réunir trente-deux dents intactes. Les ptoses, varices, hernies, ulcères, scrofules sont en nombre incroyable. Les moeurs d'un régime et d'un peuple se jugent aussi dans ce défilé de paysans, avec leurs ventres énormes et mous sur des cuisses rachitiques et des genoux en boulets, leurs échines arquées, leurs omoplates décollées, leurs thorax étiques, leurs mâchoires pourries, leurs oreilles suintantes, leurs estomacs aigris, leurs foies décomposés. Je ne suis qu'uncitadindecarcassesolidemaisd'apparencefortmodeste, un gratte-papier confiné dans des imprimeries empestées, avec quelque cinq mille nuits de veille derrière lui, mais du moins sobre et lavé. Je me situe dans une très honorable moyenne parmi tous ces hommes de la terre et du grand air.
Les médecins indifférents prélèvent la remonte exigée dans cet assez triste cheptel. Leurs consignes sont certainement très impérieuses et les déceptions pleuvent sur les hommes aux beaux “cas”. Un pauvre petit diable squelettique et déjà tout grisonnant se présente : “Quarante quatre kilos. Un mètre cinquante. Bon service auxiliaire, apte à faire campagne.” Un grognement scandalisé court le long de la file des hommes nus. Le malheureux nabot, en se reculottant, gémit les larmes aux yeux : “J'ai un mètre quarante neuf. Ils m'ont
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ajouté un centimètre, parce qu'au-dessous d'un mètre cinquante, ils ne devraient pas prendre...”
Les variqueux, les rhumatisants, les asthmatiques défendent leurs chances désespérément dans une dernière tirade que les toubibs coupent de la main. Argoud, l'héroïque croisé, est maintenu dans l'auxiliaire, et ne dissimule pas un très cruel dépit. C'est mon tour. Mon verdict est connu d'avance. “Bon service armé”. Puisque je suis soldat, autant l'être tout à fait. Mais il faut que j'ouvre au moins la bouche pour ne pas perdre la face devant les camarades.
- Je ne suis pas bien costaud.
Le capitaine-médecin, debout devant moi, est un géant débonnaire, lui aussi un civil en uniforme. Il sourit,
-S'il ne nous fallait prendre que des athlètes complets ! Ses gros yeux malicieux et blasés ajoutent :
- Du reste, pour ce qu'on vous fera faire...
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CHAPITRE XV L’ARMÉE DE BOUBAKI
Je suis soldat depuis un mois déjà. J'ai été bientôt réaffecté à la 1e Cie du G. U. P. Le cantonnement sibérien, comme on pouvait sans peine le prévoir, s'est mué dès le dégel en un cloaque bien plus infernal encore. La gadoue noire a tout envahi, charriant les résidus putréfiés des cuisines, grossie par les affluents qui dégoulinent des goguenots. Jamais ne fut plus véridique le refrain lapidaire de nos clairons :
Le Cent Cinquante Neuf est dans la merde Jusqu’au cou.
Je me cramponne à ma tendresse pour le pittoresque militaire, Le fantassin français de 1940 demeure, comme il se doit, une sorte de clochard mâtiné de papou. Dans le vieil argot, le biffin du reste, n'était-ce point le trimardeur, l'homme au bissac qui a tout son bien sur le dos, qui porte toujours de la terre à ses croquenots, de la paille à sa défroque, qui gîte dans les terrains vagues et les granges, qui fait le tour des villes par les faubourgs les plus désolés, notre semblable, notre frère ?
J'ai éprouvé une inénarrable jubilation dans les premiers actes de ma vie militaire. Il y a quatre semaines, j’insultais des députés, des directeurs de journaux, je morigénais des ministres, mon nom honni ou applaudi était sous cinq cent mille regards. Me voilà maintenant pareil à un conscrit, marquant le pas dans le même rang que deux laboureurs allobroges aux longues et jaunes moustaches de Francs, la plus infime des créatures entre les mains d'un caporal-chef, voire même d'un “première classe” comme l'un des garde-magasins, garde champêtre de son état, qui exerce dans son sillage une tyrannie furibonde. Je passe une heure avec des hommes mûrs et raisonnables, mon ami le sergent Jannez, grave assureur lyonnais, père de deux enfants, ou le sergent Manhès, professeur de physique, à discuter le scandale d'un plat de pommes de terre frites qui a été distribué aux hommes mais point aux sous- officiers. En colonne, quand je m'aperçois au passage dans une vitre, sous le sac et le casque, l'arme à l'épaule, je me ris comme à une vieille connaissance rencontrée au milieu d'une incroyable mascarade.
Mais le décervélement des premiers jours fait un peu trêve. Des bribes de réflexions se rejoignent petit à petit dans ma tête. Notre gourbi est ignoble. La compagnie entière tousse à fendre l'âme, ce qui a du reste provoqué la corvée de gargarisme, une lessiveuse d'eau vaguement javellisée où l'on trempe son quart pour s’exercer en rond à des glouglous. Notre nourriture est repoussante. Ces misères, en pleine guerre, ne méritent point d'être notées pour elles-mêmes. On ne va pas se plaindre d'être enrhumé et affreusement sale, quand il y a des hommes dans les tranchées et devant la mort. Il est fatal qu'un
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dépôt soit essentiellement un dépotoir. Mais-on a le sentiment que les trois quarts de l'armée française gisent dans ces dépotoirs.
Il se peut que ce soit encore une des singulières nécessités de cette guerre sans combats. Mais il faudrait alors que cette situation paradoxale requît tous les soins des chefs. Les hommes des dépôts ne connaissent que des peines fort relatives. Mais, ce qui est bien pis, ils s'enlisent sans raison dans la boue et la crasse. Trois millions de soldats français sont en train de pourrir sur pied.
D’ailleurs, notre G. U. P. apparaît beaucoup moins humoristique, quand on songe que nous y formons la réserve immédiate de la 27e division, unité d'élite de l'infanterie française, et que si demain commençait la vraie guerre, nous irions aussitôt nous battre dans ses rangs.
*****
Nous continuons à vivre au milieu d'une incohérence systématique, minutieusement réglée. Il y a parmi nous des gaillards de l'active qui n'ont pas encore fait un jour de front, quand des pères de famille de la classe Dix-huit en sont à leur cinquième mois de ligne Maginot. Trois jours après leur incorporation, cinq cents paysans de la montagne sont renvoyés chez eux en permission agricole de trente jours qu'ils passeront à contempler la neige. Cependant, toutes les compagnies auxquelles ils viennent d'être affectés sont démantibulées pour la dixième fois depuis la mobilisation et impropres au plus modeste service pour des semaines. Les conscrits de l'année ne sont toujours pas incorporés. Mais il nous arrive par fournées énormes des fascicules bleus, des récupérés des classes Quinze et Seize, des boiteux authentiques, pliés sur deux cannes, des hommes à qui manquent quatre doigts. Une de ces précieuses recrues, qui triture péniblement un paquet presque inintelligible de mots, m'ouvre sa bouche. Elle a été traversée à Vauquois par une balle qui a coupé la moitié de la langue. La cicatrice est horrible. Ce malheureux ne peut manger que des bouillies et des hachis. Il a quarante-cinq ans. Il est repris dans le service auxiliaire.
Les femelles de villages dont le mari est parti protestaient chez les députés et les conseillers généraux, faisaient pleuvoir des lettres anonymes parce que le voisin n'ayant que cinq ans de plus demeurait chez lui et gagnait gros. Par démagogie, on remplit à ce point les casernes de vétérans perclus, d'éclopés, de malingres qu'il n'y a plus de place ni de capotes pour les garçons de vingt ans.
Il faudrait être bien ingénu pour ne pas comprendre que le mécanisme militaire est détraqué chez nous par le haut.
Une circulaire a réclamé l'état des candidats officiers de réserve. Je me suis hâté de m'inscrire, retrouvant d'un seul coup ma plus belle ardeur “Quinze-Neuf”. Faire la guerre comme chef de section dans un corps alpin, malgré tout cela compterait dans une vie. Le commandant du G. U. P, M. le chef de bataillon Thorand, boutiquier en drap dans le civil, vénérable de la loge de Montélimar, qui a trinqué avec tous mes amis romanais, appuie ma demande chaleureusement.
J’ai été convoque chez le maître suprême de Romans, le colonel Planet, avec une quinzaine d'autres postulants. Un adjudant-chef de chasseurs nous commandait avec autant de grâce que s'il eût conduit en prison un peloton d'assassins. “J'amène les futurs généraux”, a-t-il proclamé, avec quel air de suprême ironie. Ses pernods du matin, lui restent évidemment sur l’estomac, à
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la pensée qu’un aspirant, un presque officier, son supérieur en tout cas, pourrait surgir dans quatre mois de ce vil détachement.
Le colonel Planet m'a reçu en pleine digestion, l'oeil vitreux, les joues tomate, son crâne sexagénaire plongeant à chaque phrase vers son bureau et trempant de sueur ses papiers. Laborieusement, il a ouvert son col, mis bas sa vareuse, il s'est extrait en soufflant et ahanant du gros chandail vert pomme qui le mettait à deux doigts de l’apoplexie. Enfin, la voix éteinte, en s'épongeant d'une main harassée :
- C'est vous le journaliste ! Qu'est-ce que vous voulez que je fasse pour vous ? Vous voulez devenir officier dans l'infanterie, à votre âge ? C'est très bien. Vous avez la foi. J'aime ça, je l'encourage. Mais vous êtes beaucoup, beaucoup trop vieux ! Trente-six ans, pensez un peu ! Nous avons plus de candidats que nous n'en avons besoin. Je veux bien dire que vous êtes un garçon recommandable. Mais vous n'avez aucune chance. Trop vieux”. Et avec accablement : “Allez ! au suivant”.
Entre temps, un petit incident a grevé d'un handicap qui doit être décisif ma carrière militaire. J'ai envoyé à Je Suis Partout, sous le pseudonyme de “l'Alpin”, un reportage de bonne humeur, de couleur franche, mais animé, je puis l'assurer, d'un esprit excellent, sur mes premières journées de fantassin. Les règlements m'y autorisent. Mon papier a eu un vif succès parmi le nombreux état-major de la garnison romanaise. Mais un drame a éclaté tout à coup, j'ai parlé dans cet article du quart de rhum bu à mon premier repas de soldat dans la cuisine de la C. H. R. Alors que tous les cuisiniers revendent aux ménagères, refilent à leurs petites amies et à leurs femmes le rhum par seaux, le pinard par bonbonnes, le café par kilos, le riz et la viande par charrettes, que les commissions d'ordinaire trafiquent sur la sardine et le sucre par camions, l'Intendance générale de Lyon est entrée dans un courroux terrifiant, s'est révolutionnée de fond en comble, en apprenant qu'un quart de rhum avait pu être versé à un deuxième classe, qui n'était même pas en uniforme, dans une compagnie où il ne comptait même pas. Le capitaine de la C. H. R., M. Vincent, instituteur et militant socialiste, a vu fondre sur lui une demi douzaine d'enquêteurs à quatre et cinq galons. Il a dû fournir en je ne sais combien d'exemplaires le relevé de toutes ses écritures, et les dieux savent ce que sont les écritures d'une C. H. R., depuis le premier jour de la mobilisation. Le général commandant la région a été saisi du cas. Je n'outre rien...
Je laisse à penser en quelle estime le capitaine Vincent peut tenir le journaleux fasciste qui lui a valu cette algarade... M. le chef de bataillon Parodin, commandant d'armes, Corse, et lui, officier de métier, m'a convoqué dans son bureau. Il exécutait visiblement une consigne embarrassante, n'ayant aucun motif valable pour me punir. Après un éloge dithyrambique de mon patriotisme, il n'a pu me cacher que le capitaine Vincent aurait voulu me voir passer en conseil de guerre. Ce voeu, lui ai-je fait observer, était d'autant plus excessif que mes articles avaient eu à Paris le visa de colonels censeurs. Ce détail a donné à l'excellent commandant le coup de grâce, au point que j'ai dû finalement le réconforter. Ce sont des satisfactions involontaires et innocentes pour un humble deuxième classe, mais qui ne le destinent certainement point à la cote d'amour.
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Mes frères les troupiers, eux du moins, m'ont apporté quelque consolation. Je retrouve auprès d'eux cette naïve et soldatesque philosophie à laquelle j'ai tant aspiré.
Le premier contact avait été bien décourageant. L'isolement moral m'apparaissait sans remède, tandis que je désespérais d'échapper à la promiscuité physique. Une vingtaine d'horribles voyous, d'une terrible ubiquité, me cachaient presque tous les autres. J'avais oublié aussi le langage du peuple, si élémentaire, si lent, qu'on perd tout espoir de le parler, d'entrer jamais en communication avec cette autre planète.
Mais peu à peu, des liens se nouent, une intelligence, une âme transparaissent au hasard d'une corvée, d'un exercice, d'une bonne aubaine qui nous a rapprochés pendant deux heures. On découvre que le silence, qui pouvait passer pour de l'hébétude, n'est que la réserve prudente du paysan, du paysan dauphinois par dessus le marché, qui passe pour le plus méfiant, et qui ne l'est peut-être ni plus ni moins que tous les autres paysans français.
J'ai dû une de mes premières lueurs d'espoir à un gros et joyeux lyonnais, mon ami Puygrenier, un de ces irréguliers, de ces excentriques que l'on trouve dans le peuple aussi bien que dans les autres classes, et qui seraient autrement plus amusants à décrire que des bohèmes de lettres plus ou moins artificiels. Rien du sempiternel marlou à la Carco, mais le cabochard, le véritable indépendant que les places de tout repos ennuient, qui a le sentiment très vif de la monotonie et s'est essayé à cinq ou six métiers par un goût impénitent du mouvement. Terrassier, bistrot, marinier, boiseur au métro de Paris, camelot selon les jours et les ans, il a connu tous les milieux révolutionnaires, tous ces petits cénacles nés autour de quelques faux hommes d'action, de quelques roublards, quelques terroristes d'estrade près de qui le naïf idéal populaire avait cru s'épanouir. Puygrenier a dû être bolchevik, anarchiste et trotskyste. Il est fort possible que son livret matricule le marque : à surveiller.
Il faut entendre Puygrenier sur le chapitre des communistes, des socialistes et de tous les croyants de mai 36. Il en a même contre la distinction classique entre les meneurs et leurs dupes :
- Des gonzes qui ont pu se laisser induire en erreur comme ça, ça devrait plus avoir droit à rien. La connerie de ce poids-là, ça devrait se payer d'une façon ou d'une autre.
- Oh ! Puy, ils sont bien punis, puisqu'ils font maintenant les pierrots avec le kaki sur les fesses.
- Tu parles ben d'une consolation ? Est-ce que je fais pas le pierrot comme eux, moi ? Est-ce que tu l'as pas aussi, toi, le complet Daladier ? Non, mon pote. Il aurait fallu pour ces gonzes une punition collectiviste. Mais je sais ben que c'est encore une affaire d'utopistes, de la philanthropie à rebours, quoi ! Alors faut se contenter en se disant que rien n'existe, pas plus la justice que le communisme. C'est drôle, ça fait tout de même plaisir de se le penser.
Je montais l'autre nuit une garde sans histoire, à l'entrée de notre cantonnement. Le poste est une cabane de guingois, la plus précaire et la plus sale de notre îlot de réprouvés. Le poêle avait bien voulu ronfler un peu. Nous étions suffisamment pourvus en bidons de rouge. Il y avait là Cléry, caporal et manipulant des postes, un facteur des Hautes-Alpes, un paysan de l'Isère, un mécanicien et moi-même. Nous parlions de nos métiers respectifs, de leurs tracas, de leurs avantages. Le mien ne leur disait pas grand' chose, puisque je ne suis ni de Paris-Soir pour le prestige, ni de l'Humanité pour être cordialement blagué et secrètement admiré. Mais ils m’initiaient à la vie des Postes, au dur
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labeur du tri nocturne, aux lourdes responsabilités du receveur, et ces simples images d'un travail essentiel me rafraîchissaient de bien des palabres politiques, des arguties musicales, des médisances littéraires.
Le mécanicien, Berthollon, est un invraisemblable trouffion, un tout petit bonhomme pareil au Simplet de Blanche-Neige, avec une capote comme une houppelande de clown, battant ses talons, lui couvrant les doigts jusqu'aux ongles, et surmonté de la plus énorme “tarte” du G. U. P., qu'il enfonce jusqu'aux oreilles. Mais sous cette défroque de marmiteux, qu'il fignole du reste dans le dessein d'embêter les gradés, pétille un oeil bleu plein de gaîté et de malice. C'est un bricoleur qui vous raconte les techniques et moeurs d'une douzaine d'industries, un exemplaire vivant du “Petit inventeur”.
Nous parlions en bons juges de l'éternelle sottise humaine. Berthollon confessait fort bonnement qu'il avait voté pour la bande à Blum, qu'il avait été un fameux c... et que pourtant il recommencerait sans doute si l'occasion s'en présentait, parce qu'on ne peut tout de même pas être avec des vaches comme les patrons, et qu'il est à peu près fatal que l'ouvrier se fasse coyonner quand on lui promet d'embellir le sort des hommes. Nous étions sur la pente un peu glissante des rêveries égalitaires. Mais un invité venait d'entrer, le petit Julien, un pauvre bougre de l'Assistance Publique, qui depuis est remonté en ligne.
- Moi, dit-il, je pense pas qu'on doive être des égaux et que ça soit une bonne chose. C'est parce qu il y en a trop qu veulent être les premiers que tout est mai foutu. Je suis été placé à dix ans. J'ai appris à lire et à écrire au régiment. Je sais rien de plus. Je suis qu'un domestique de ferme. Je peux rien devenir d'autre et je le demande pas. Il faut bien de partout qu'il y ait un haut et un bas.
Nous sommes tous tombés d'accord sur cet admirable rappel de la hiérarchie nécessaire.
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Ces Dauphinois et ces Lyonnais, par nature positifs et sceptiques, en gardent un pli de salutaire désillusion. Les vrais communistes, dont on m'avait fait à Paris un épouvantail, sont fort rares : on ne va pas moisir dans la “biffe” quand toutes les cellules vous réclament devant les tours des usines. Deux ou trois moscoutaires que j'ai repérés sont sournois, prudents, affectent d'être des soldats convenables.
J'ai une grande tendresse pour mes amis fantassins. Je le savais depuis longtemps : l'armée reste un des derniers lieux de notre monde qui rende les hommes à leur fraîcheur naturelle. Les garçons des villages les plus niais, des usines les plus puantes, pourvu qu’ils soient simples grivetons de rang ou sergents tout au plus, y reprennent aussitôt un charme de folklore. Le brave alpin Ferrier confie ses tristesses à son voisin de paille, Rousset, le bon curé-caporal, qui avait trop bien réussi aux cuisines pour qu'on l'y laissât et qui a été remis promptement, à trente-neuf ans, au maniement d'armes et au demi-tour :
- Toi qu'es curé, la moralité, ça t'intéresse. Eh ben, j'ai pas eu ma permission ce dimanche pour aller voir ma bourgeoise à Grenoble. Alors, quoi ? Je suis été faire le con au claque. Je me suis saoulé la gueule, j'ai baisé une vieille putain. Tout ce qu'il faut pour ramasser une belle chaude-pisse. Voilà ce que c'est que d'empêcher les hommes mariés d'aller tirer leur coup en famille.
L'excellent Rousset opine :
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- Mon pauvre vieux ! Je sais bien que c'est immoral. Il n'y a que les officiers qui aient droit à leurs femmes ou à leurs poules. Mais, qu'est-ce que tu veux ! c'est la guerre. Encore heureux si tu n'es pas cocu à la fin.
Je ne parle point seulement des charmes de ce pittoresque. Ici, les âmes sont lavées, reposées des grimaces et de l'hébétude du servage pour le pain quotidien. Elles sont nues et naïves. Pour elles aussi, c'est le conseil de révision. Elles seraient toujours aptes pour le bon service de la France. La pâte a été gâtée, elle n'est point foncièrement mauvaise. Mais elle est sans levain.
Hélas ! où le prendrait-elle ? Un certain nombre de crétins officiels, de littérateurs, de vieillards aux nobles consciences, quand ils parlent à Paris du moral de la troupe, songent peut-être réellement à l'idée qu'elle se fait de sa mission, à ses pensées sur le drame où elle est jetée. Fort heureusement pour les démocraties, le fameux “Pourquoi te bats-tu ?” n'a pour ainsi dire jamais cours sous l'uniforme. Il est autrement important de veiller à ce que le casse-croûte supplémentaire des matins de marche ne s'envole point encore pour grossir le boni du capitaine ou la caisse noire de ces cochons de cuistots. Deux centaines de Français remis sous l'uniforme, qu'ils aient vingt ans ou quarante ans, auront toujours à se raconter suffisamment d'histoires de gendarmes dupés, de colonels rivés à leur clou, de fausses permissions, de cabots d'ordinaire qui mouillent le pinard, pour prendre leurs maux graves ou légers en patience. Mais après ? Mais encore ? Eh bien ! je ne vois plus qu'une resquille goguenarde ou une vaste et invincible passivité.
A l'appel des affiches blanches, les hommes sont venus, vieux chevaux de guerre bien domestiqués, sachant l'événement obscur, convaincus aussi par expérience qu’il en est toujours ainsi, que l'humble Français de ce siècle est ballotté au gré d'inaccessibles personnages, et de leurs querelles, qu'il serait bien vain d'approfondir. Les insolentes inégalités qu'ils ont en spectacle ne leur inspirent même pas un mouvement de rébellion. Ce ressort-là aussi, chez eux, est détendu. L'autre nuit, avec deux caporaux et huit hommes, nous montions la garde à la prison, corvée fastidieuse entre toutes. Sur le coup de huit heures, le chef de poste arriva, un sergent tout pareil aux autres, et que cependant, rien qu'à la tète, nous saluâmes du même mot : “Merde, un garde mobile !” C'en était un en effet, de vingt-six ans, frais et prospère, et qui se révéla aussitôt plus tracassier et d'une morgue plus stupide que douze adjudants réunis. J'en étais exaspéré au point que vers minuit, quand il venait pour la dixième fois dans la cour vérifier ma jugulaire et mon fourreau de baïonnette, je lui lâchai en face, sous la lune, mon paquet : “N'as-tu pas honte d'embêter ainsi de pauvres diables, qui ont trente-cinq ans et quinze sous par jour, quand tu touches dix-huit cents balles, nourri, logé, blanchi et couchant avec ta femme, pour ne pas te battre, toi, un soldat de métier ?” J'étais le seul encore capable de ce sursaut, qui a laissé du reste le mobile pantois. Mais quatre jours plus tard, comme nous n'avions pas de sous-off avec nous, les camarades ont délibérément lâché la garde, passé la nuit au bordel, et pour être plus sûrs de leurs prisonniers, il les ont emmenés avec eux chez les garces, y compris un espèce de sinistre fou muet, déserteur en prévention de conseil de guerre, qui la veille s'était rué sur une sentinelle couteau au poing.
L'indiscipline est partout, irrémédiable, à la fois sournoise et absolue. Sur les rangs, en armes, les hommes du bout de la colonne s'assoient sur une caisse, sur un vieux bidon de pétrole, la cibiche aux lèvres, le fusil entre les jambes, pendant que l'on fait l'appel. La présence d'un capitaine n'y change rien.
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La palme revient certainement à deux compères inséparables, l'un grand, épais, noiraud, avec une énorme voix gargouillante et placide, vêtu d'oripeaux d'un bleu délavé, couverts de graisse et de suie, l'autre porteur d'un museau pointu de renard, tout en crins jaunes et raides, rusé, joyeux et prudent, une vraie figure de fabliau dans une gigantesque capote caca d'oie qui balaie presque le sol. Ils se sont arrangé une thébaïde au fond d'un hangar à bois et à charbon. Ils y coulent leur cinquième mois de sieste, hirsutes, incroyablement mâchurés, cassant avec animation deux bûches par jour pour les gradés qui viennent à passer par là. Personne ne les a vus une seule fois tenir un fusil, apparaître dans les rangs. Mais ce n'est encore rien. Depuis le début de la guerre, chaque soir les deux lascars se faufilent dans un train, vont coucher chez eux du côté de Tullins, à quarante kilomètres, et reviennent au petit matin.
Chaque samedi, au rapport, les officiers distribuent quatre permissions de vingt-quatre heures, et rappellent d'une voix grondante les foudres réservées aux contrevenants. Les troupiers, l'oeil mi-clos, le dos voûté, écoutent respectueusement cette terrifique harangue : “Trente jours de prison... Passer le falot... Bataillons disciplinaires... Départ immédiat en ligne”. Une demi-heure plus tard, cinq cents Alpins se bousculent à la gare, cinq cents autres sont postés, musettes aux flancs, aux stations d'autocars. Le dimanche, sur les quatre bataillons de Romans, on ne réunirait pas l'effectif d'une demi compagnie. Et il en est de même à Lyon, à Paris, à Romorantin, à Issoire, en Champagne, en Picardie, en Gascogne, en Poitou. Deux jours par semaine, le tiers de l'armée française prend de l'air. Aucun code, aucun châtiment ne sauraient prévaloir contre cette tranquille et invincible marée d'indépendance. Toutes les gendarmeries réunies de l'univers n'y suffiraient pas. Il faudrait muer tous les états-majors en conseils de guerre, toutes les casernes en prisons, et affecter cinquante divisions à leur garde. Faute de quoi, toute la majestueuse hiérarchie militaire ferme les yeux sur quinze cent mille cas chroniques d'absence illégale et de désertion en pleine guerre.
Ainsi, l'armée Daladier retourne irrésistiblement à l'état de la horde démocratique, des informes troupeaux de toute décadence, où le soldat-citoyen met aux voix l'ordre de bataille et retourne chez lui quand la soupe n'est pas bonne. Militaires et civiles, les hautes puissances de la République sont muettes et tremblantes devant ces électeurs en kaki. On n'est pas davantage capable de les vêtir que de les loger et de leur parler, mais on se risque encore moins à les commander.
Cette guerre est tellement inintelligible qu'on est déjà fort émerveillé que les hommes veuillent bien rester plus ou moins à leurs places, revenir nonchalamment après leurs petits tours de liberté. Ils restent, ils reviennent parce qu'ils ont sur leurs épaules cent cinquante années de “guerres du peuple”, de service militaire obligatoire. C'est une hérédité que l'on ne secoue pas en un jour. Neuf Français sur dix ont dans le sang un second métier, celui des armes. Cet atavisme nous a sauvés vingt-deux ans plus tôt et pourrait sauver toujours bien des choses. Encore faudrait-il que les hommes pussent faire ce métier, au lieu de la parodie qui s'étale sous leurs yeux.
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Après cinq mois de G. U. P., dont les fascicules bleus n’ont connu que les dernières semaines, après cinq ou six cents rassemblements, autant d'appels et quelques milliers de notes de service, notre compagnie forme le monstre le plus
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insane, le plus hétéroclite qu'un capitaine d'habillement en délire, qu'un Ramollot frappé de fièvre chaude aient jamais pu imaginer. Les âges s'y échelonnent de vingt-deux à quarante-cinq ans. Des Kroumirs qui font leur seconde guerre, des vétérans de la classe 36 qui en sont à leur troisième année sous les drapeaux, y coudoient des anciens auxiliaires qui ne savent pas mettre baïonnette au canon. Le tiers de l'effectif est constitué par la bande des “non-instruits” que les poilus appellent l'armée de Bourbaki, ou encore la brigade internationale. C'est le surprenant assemblage des Arméniens, caves ou bouffis d'une graisse verdâtre, rongés d’hémorroïdes, d’ophtalmies, d’ulcères, affublés de loques effrangées comme des épouvantails à moineaux, à qui on désespère d'apprendre correctement même le garde-à-vous, et des vieux “alpini” et bersagliers du Piave, chevronnés et couturés de blessures. On y a adjoint le clochard russe, à qui la tambouille a rendu une apparence de vie, mais dont les genoux et les dents claquent toujours, deux espèces de brigands espagnols, plus un long sec, grisonnant et taciturne croquant des Hautes-Alpes.
Un aspirant de vingt-deux ans, charmant, timide, sportif, dans une vareuse martialement coupée et une incomparable culotte à la Saumur, vient d'échouer à la tête de l'armée Bourbaki. Il commande, tout rouge de confusion et d'une enfantine envie de pouffer, le maniement d'armes aux Arméniens qui se flanquent la crosse du lebel sur les orteils, portent le sabre-baïonnette sur la braguette, le havresac sur les jarrets, tandis que les grognards piémontais suivent le mouvement avec une philosophie rigolarde.
On a, toutefois renoncé à “instruire” Bouboule, le seul Arménien devenu populaire, un poussah grêlé, effroyablement calouche, haut comme un mousqueton, mais plus large que la barrique d'eaux grasses, expliquant dans un effarant sabir comment il ne faut pas s'en faire et ne pas chercher à comprendre, le Casimir de notre coin, comme lui aide-cuistancier de dernière classe, fonctions qu'il accomplit avec une ombrageuse dignité.
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CHAPITRE XVI L’ÉCOLE DES GUERRIERS
En grande pompe, nous avons inauguré les travaux de campagne, dans de vagues prairies, a trois ou quatre kilomètres de la ville. Tout le monde doit travailler, mais il y a six pioches et quatre pelles pour deux cents hommes. Dix héros écorchent le sol au hasard pendant que les autres sont vautrés derrière les buissons. Il s'agit de construire des emplacements de fusils-mitrailleurs. Un aspirant méticuleux s'affaire et se désole, un mètre de maçon d'une main, le manuel du gradé de l'infanterie de l'autre : “Attendez ! Attendez ! Il faut un rectangle de tant sur tant, avec tant de profondeur ”. Bientôt, l'aspirant, maigre, blond et candide jeune homme, est tout seul à brandir la pioche, la sueur au front, les doigts écorchés, au milieu d'un cercle hilare et vivement intéressé de terrassiers, de laboureurs, de bûcherons qui tournent béatement leurs énormes pouces sur leurs ventres.
Le capitaine vient rehausser de sa présence nos labeurs. On ne peut se figurer plus morose ganache, portant la méchanceté et la bêtise sur une hure de vieux cocu gastralgique. Il conduit, paraît-il, à Grenoble, les destinées d'une entreprise de charrois. Il est scellé dix-huit heures par jour, parmi ses dix scribes, devant un petit bureau d'écolier. Au milieu de la vertigineuse chienlit du G.U.P., il médite le format - modèle 52 bis ou 294 ? - sur lequel doit être dressé l'état des courroies de gamelle ou des plombiers zingueurs de la compagnie. La farce ne serait pas complète chez nous sans cette incarnation du règlement le plus obtus, qui déambule, importante, trois plis de hargne au front, à travers notre débandade brenneuse.
Dans officier, il y “officiant”, me disait l'année dernière l'excellent Trochu, le conseiller municipal. J'aimerais qu'il vît officier notre capitaine. C'est pour la rémission de mes péchés militaristes, de ma crédulité, de mon entêtement, que je dois être sous un chef pareil.
Les hommes, qui possèdent pour ces sortes de choses un infaillible flair, ont tout de suite compris que le ressort de ce vilain ours est la peur, et ils l'ont dénommé “le père La Chiasse”. En effet, que les soldats périssent de froid, soient vêtus comme des chemineaux, qu'ils mangent de la crotte bouillie, que les cuisiniers trafiquent honteusement de leurs vivres, La Chiasse n'en a cure puisque personne au-dessus de lui ne daigne considérer ces détails. Mais que la note de service sur le recensement des selliers-bourreliers ait été tapée en cinq exemplaires au lieu de six, et le voilà qui s'affole et se déchaîne, menace d'emprisonner, de casser, d'expédier sur l'heure au front. Comme la plupart des ignares, l'imprimé l'épouvante, il s'absorbe des heures dans l'exégèse d'une circulaire sur l'adjudication des eaux grasses, songeant à tous les pièges qu'elle doit cacher. Il a près de soixante ans, il est au sommet de ses grades de réserviste, et cependant il est plus tremblant devant un supérieur, qui est marchand de nougat dans le civil, qu'un serf gratte-papier, dont la pitance et
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celle de ses quatre gosses tient à la mansuétude de dix chefs de service et de quinze administrateurs. L'arrivée du chef de bataillon le met en transes. La venue d'un général lui coûterait certainement plusieurs kilos. La paisible anarchie des hommes, contre qui il n'a pas plus de moyens que le Grand Quartier Général lui-même, le tord d'une angoisse chronique. Il se rattrape férocement en refusant toutes ces menues faveurs par quoi un chef peut gagner ses soldats, punissant de prison un bronchiteux tordu par la toux qui réclame une contre-visite, déchirant les permissions de minuit que quelques honnêtes troupiers, les meilleurs sujets de la compagnie, ont la naïveté d'offrir à sa signature. Il retarde de deux jours le départ d'un pauvre diable en pleurs dont la petite fille va mourir. On frémit à la pensée qu'un aussi odieux abruti pourrait encore commander sous le feu on ne sait quelle inepte boucherie, que d'autres abrutis tout pareils commandent certainement quelque part le long de la ligne Maginot.
Pour l’instant, le père La Chiasse est donc parmi nous, sur le terrain, occupé à nous enseigner l'art des batailles, avec un accent de gardeur de vaches. Cet Ubu entre tant d'Ubus que cette guerre a investis d'une caricature de pouvoir, se révèle, pour être complet, gonflé d'une énorme suffisance.
- Moi qui vous parle, je suis commandant d'une compagnie en temps de guerre. C'est quelque chose. Ce n'est pas n'importe qui qu'on peut mettre à la tête d'une compagnie d'un G. U. P. Il faut être capable. Moi, je suis capable. Avec moi, vous apprendrez ce que c’est que la guerre. Parce que moi, je suis un officier qui a fait la guerre. Je ne suis pas un théoricien comme il y en a. Je veux vous mettre en face des réalités concrètes.
Pour nous le prouver, ce guerrier réaliste entame incontinent une leçon de choses.
- Ce terrain où nous sommes va vous servir pour savoir comment qu'un combat se passe. Il faut vous dire que c'est un terrain mal choisi, parce qu'il est trop découvert et que s'il y avait l'ennemi en face, on serait tout de suite descendus. Mais nous allons faire comme s'il y avait des bosses pour se cacher. Je voulais faire construire un réseau en fils de fer pour que vous vous exerciez à passer dessous. Mais il n'y a pas de fil de fer. On aurait pu fabriquer des fascines avec les arbres de la lisière, mais on n'a pas l'autorisation de les couper. Il est défendu aussi de faire des tranchées à cause des propriétaires. Mais vous pouvez remplacer tout ça par un effort d'imagination.
Et nous entreprenons une étonnante manoeuvre où les positions sont figurées par un trait de canne, le réseau de barbelés par une ficelle tendue, les mitrailleuses par trois cailloux, le canon antichar, le fameux 25, par une branche d'arbre. Les poilus de trente-huit ans sautillaient à travers ces accessoires comme des gamins à la marelle.
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Nous en sommes restés là de l'école du combattant, et nos trous de fusils-mitrailleurs ne seront jamais terminés. Depuis cette grave séance, la colonne, chaque fois un peu plus maigre, s’en va trois après-midis par semaine, guidée par un aspirant qui tient au bout des doigts un ballon de football. Une tiède partie s'engage entre une vingtaine d'hommes empêtrés de leurs gros souliers. Les autres s'avachissent dans les creux, grillent une pipe allongés sur le dos, vont siffler le café et le vin rouge dans la ferme voisine qui s'est muée en
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caboulot. Ceux qui sont paysans contemplent silencieusement ces troupiers qui s'amusent à la balle, sur le beau champ de blé resté en friche faute de bras.
Si on le voulait, cependant, on trouverait un dérivatif utile à l'ennui et à la paresse où s'enlisent ces soldats. Il n'est pour ainsi dire pas un homme qui ne s'intéresse à ses outils de guerre, n’engage de savantes controverses sur la Hotchkiss, le mortier, le V. B. Il y a toujours dix volontaires pour un lorsqu'il s'agit de démonter, de graisser quelques armes.
Mais nous ne possédons presque rien. Nos fusils sont de trois modèles, dont pour la moitié de ridicules Gras. Les fûts sont fendus, les guidons tordus, les canons branlants. Avec un pareil matériel, on manquerait une porte cochère à trente mètres.
Le colonel a prescrit des exercices de grand style, avec des grenades-citrons. La garnison entière y passera plusieurs fois. Pour ce coup, nous allons faire sérieusement notre apprentissage. Tous les matins, depuis trois semaines, le sergent Jannez s'en va, avec une douzaine de lascars, creuser dans la campagne la tranchée et l'abri nécessaires. Le travail est achevé. On commencera lundi prochain l'entraînement. Mais le terrain a été si heureusement choisi que la pluie du vendredi fait ébouler la tranchée. Jannez repart avec ses bougres et ses pioches. Huit jours plus tard, c'est l'abri qui s'effondre. Les fantassins de Romans ne connaîtront jamais la grenade-citron.
On a enfin organisé un tir au fusil-mitrailleur. Il n'a fallu que six petits mois pour y parvenir. La compagnie est au grand complet. Les hommes sont alertes, ravis de ce divertissement. Sur quatre fusils-mitrailleurs, deux s'avèrent inutilisables au premier feu. Les chargeurs de rebut dont on nous a gratifiés enrayentlesdeuxautrespresqueàchaquerafale.Tantbienquemal, cependant, la séance se poursuit. Les Arméniens trouvent le moyen de tirer à trois mètres devant eux, soulevant un nuage de cailloux et de mottes de terre qui les épouvantent ; ils se redressent hagards, crispés sur la détente, arrosant tout de balles autour d'eux, semant une panique éperdue... Mon tour vient. Je n'ai jamais touché le F. M. 24. A peine ai-je contre mon épaule la merveilleuse petite arme que je me sens un homme nouveau, invincible. O mitrailleuse si souvent caressée en rêve, devant les ignobles troupeaux du Front Populaire, les estrades de Blum, de Thorez, de Daladier, de La Rocque, les ghettos dorés et les Sodomes des fêtes bien parisiennes ! Cent fusils-mitrailleurs bien pointés et la face de la France... je tire comme un dieu, goulûment, passionnément, par petites rafales posées. Malgré deux enrayages, j'ai mis tout mon chargeur dans une carte de visite. Le brave sergent Prat, douanier et chasseur de chamois, qui m'assiste, siffle d'admiration. Je voudrais mitrailler jusqu'au soir. Je deviendrais un as. Mais le clairon apparaît au-dessus d'un talus dans le vent sec. C'est un conscrit qui a sous son casque la taille et la mine d'un gamin de douze ans, un enfant-soldat de 92 :
T'as tiré comme un cochon ! Vas-y voir, vas-y voir !
“Allez, petit ! Souffle tout. Montre que t'en as deux. Sois pas économe du biniou”.
Relèv' ta ch'mise, ma femme, ça y est. J’ai vu ton cul, j'sais comme il est...
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C'est fini. Pour la première et dernière fois, j'ai tiré mes vraies cartouches de la guerre.
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Nous avons marché un peu, des étapes anodines de vingt, vingt-cinq kilomètres. Je retrouve avec enthousiasme mon âme d'infatigable piéton, de fantabosse invétéré. Marcher dans un matin glacé et rose, en humant l'air vibrant qui sent la neige vierge, le corps souple et bien chaud dans une triple carapace de laine, un fredon à la bouche, un gros fusil à l'épaule, trotter gaillardement, la capote dégrafée, une bonne sueur aux reins, sous un soleil de mars ardent déjà, vers la ferme où l'on boira la piquette fraîche, je connais dans ce monde peu de bonheurs plus purs.
Je me désole chaque fois de voir notre file encore raccourcie. Ces fantassins de l'an Quarante auraient pourtant grand besoin de se refaire les jambes. Les résultats de nos bénignes épreuves sont consternants. Au dixième kilomètre, nous avons déjà des traînards. A la moindre rampe, on souffle et on lambine comme de petits vieillards. Beaucoup, au retour, s'affalent jusqu'au lendemain sur leur paille sale, les côtes éreintées, les pieds en sang. Les autos, les cars, les motocyclettes ont du amollir les paysans de ces terres trop riches. Les citadins valent presque mieux.
Je m'évertue à jouer le bon apôtre. Je me garderais bien de prêcher un zèle dont je ressens plus que quiconque la vanité, mais j'invoque ce qui demeure de salubre dans notre piètre existence : “Ne restez donc pas là à moisir bêtement dans cette écurie. On est bien mieux dehors. Venez faire un tour avec nous”. Mais ces hommes qui ont toujours biné, fané, porté des faix, ne peuvent point comme moi savourer l'effort physique. Rien du reste ne pourrait le justifier à leurs yeux. Ils ne sauraient point exprimer l'insanité de cette guerre ils n'en parlent presque jamais. Ils l'éprouvent cependant confusément. Elle leur enseigne qu'il faut en faire le moins possible. Il leur serait inconcevable de l'accepter comme je l'essaye, pour l'amour d'un sport, pour ce qu'elle nous impose malgré tout de viril. Leur pente naturelle est celle d'une passivité morose ou goguenarde.
- Voyons, les enfants ! Une petite promenade pour vous dégourdir les jambes ! On ne sait jamais ce qui nous arrivera. Ce n'est pas inutile de s'entraîner un peu.
- Ah ! ben, tu peux causer. S'ils voyaient que je marche, ils seraient capables de m’inscrire pour le prochain renfort au casse-pipes.
Assisté du bon curé Rousset, qui peine beaucoup sur la route mais est plein de courage, j’en ai décidé deux. Ils se harnachent en geignant. S'ils ont quelques ampoules ce soir, je serai voué aux gémonies. Sur plus de trois cents troupiers, nous sommes trente en rangs. Les autres préféreront se vautrer dans les coins les plus sordides, rôder des heures durant autour de notre affreuse geôle, pour échapper aux chasses perpétuelles et infructueuses des sous-offs. Tirer au cul dans la merde, tant pis pourvu qu'on tire au cul. La crasse, la fétidité de nos étables sont indifférentes à ces hommes, pour la plupart aussi sales que leurs cochons.
Il y aurait cependant parmi nous les éléments d'une troupe un peu lourde, mais solide : ceux du “canon de 25” qui sont arrivés à conserver dans notre cour des miracles une sorte d'esprit de corps, quelques-uns des montagnards, race encore magnifique, longue et musclée, lorsque la consanguinité ne l'a pas
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abîmée, guides de l'Oisans qui se désespèrent dans nos brumes de plaines, gaillards du Briançonnais, du Gapençais, nés avec les lattes de bois au pied, garçons des villes du Sud Est : employés, ouvriers d'usine qui ont su préférer les sports d'hiver à l'anisette et qu'attirèrent au Quinze-Neuf les sections d'éclaireurs-skieurs, et même les plus jeunes de nos maçons piémontais. Cette élite entraînerait bientôt tout ce qui est encore ici digne et capable de porter une arme. Mais il faudrait la dégager de la gangue, de l'animalité morne, de cette extravagante bicaillerie d'Arméniens, lui assigner quelque but, quelque activité à peu près cohérente.
Nous aurions un besoin extrême de chefs ayant un peu de fermeté, un peu d'imagination et beaucoup de sollicitude. L'encadrement des sous-officiers de réserve est mieux qu'honorable, jeunes professeurs, assureurs, cultivateurs dégrossis, ouvriers spécialisés, brevetés de l'école de Haute-Montagne, auxquels s'ajoutent nos amis les douaniers alpins, coureurs de sentiers qui n’ont plus rien à voir avec l'affreux gabelou des gares, Prat, Rochas aux noms de granit, le joyeux sergent Roger, catalan qui se pique de belles-lettres. Plusieurs ont une compétence, une finesse et une application fort au-dessus de leurs modestes galons. Hormis quelques réfractaires ingénus et quelques gouapes, nous les traitons tous en camarades, et cependant ils sont les moins mal obéis.
Mais au-dessus d'eux ? Je m'applique auprès des poilus, par un besoin instinctif d'ordre, une horreur du relâchement démagogique, à défendre ou à expliquer “rempilés” et officiers. Je profite de la moindre occasion pour dire : “Tu vois, avec son air de vache, au moins il s'occupe de nous”, ou encore : “Ils sont tout de même bien gentils, ces pauvres petits bougres d'aspirants”. Les hommes me regardent en haussant les épaules. Je leur rappelle tout à coup que je ne suis des leurs que par hasard, que je suis un bourgeois, un qui a eu de l'instruction, avantage qu'ils ne souffriront jamais d'attribuer à quelque agilité plus particulière de l'esprit, mais au privilège de ceux qui ont eu le temps et l'argent pour s’amuser dans les livres. Les manches cerclées forment pour eux un autre monde, fermé et hostile, dont ils n'attendent, de quelque manière que ce soit, rien de bon.
Je dois avouer que mes “protégés” ne me font point la tâche facile. J'ai parlé de notre capitaine que j'abandonne volontiers au mépris jovial ou sombre de chacun. Nos aspirants essayent bien de faire ce qu’ils peuvent. Ces honnêtes blancs becs sont trop ridiculement déplacés parmi les grognards que nous sommes, beaucoup trop timides et hésitants, pour que les troupiers puissent leur accorder quelque estime. Nous avons parmi nous un sous-lieutenant de quarante ans, à médaille militaire, Le Guinilho (je ne garantis point l'orthographe) que chacun a nommé d'abord “mon adjudant” parce qu'il en réalise le type le plus achevé, qu'il en était un effectivement jusqu'au début de la guerre. Il ne relève du reste jamais la bévue. Il ne s'est point habitué à son grade, et ses rares confidents savent que les repas au mess le supplicient. Il est retenu dans notre dépôt par force et s'y ennuie à périr. J'aime sa tête bretonne, aux yeux d'acier sous le béret. Voilà un vrai soldat, avec qui j'irais volontiers sous le feu. Mais les hommes sont fort indifférents à ces considérations d'artiste. Ils ne vont pas au delà du vocabulaire homérique de Le Guinilho, et cette gueule perpétuellement remplie de jurons sonores représente pour eux la quintessence du fayot.
L'adjudant Bertet, de carrière lui aussi, skieur émérite au visage superbement tanné, serait peut-être dans un autre système un modèle de gradé intelligent et humain. Mais il est visiblement sans illusions sur notre vie de caserne loufoque, et ce n'est plus qu'un fonctionnaire blasé et nonchalant.
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Il y a bien le commandant Thorand, cent dix kilos dans sa vareuse de chasseur, dignitaire maçonnique et bonze radical, qui jouit d'une popularité assez considérable. Disons aussitôt qu'il la cultive en invitant chauffeurs, cuisiniers et ordonnances à boire avec lui le pernod devant le Tout-Romans, chez Fayet. Nous aurons quelque peine à en faire le centurion de nos rêves.
A l'autre pôle, il y a le commandant Guglielmi, dit Spada, un ancien caporal corse, verdâtre, tout petit, avec un képi bosselé et cassé à la Soixante-Dix, de grandes moustaches noires de palikare, dans lesquelles se perd son patois caillouteux, pratiquement analphabète, d'un Courteline tellement parachevé qu'il en est à peine vraisemblable. Ridiculisé par tout l'état-major, faisant autour de lui le désert à cent mètres, il promène, solitaire, d'un bout à l'autre de la ville, sa vocation refoulée de chaouch, s'interrogeant sans fin dans sa tête naïve et féroce sur ces ordres supérieurs qui le brident désormais, se payant sauvagement sur l'ivrogne ou le bleu assez inhabiles pour venir se fourvoyer sur son chemin.
Le chien de quartier naguère pouvait faire sourire. Il devient odieux lorsqu'il rôde toujours, à six cents kilomètres des lignes où des civils en uniforme font métier de mourir. Si Spada est trop borné pour qu’on puisse lui confier mille hommes au combat, son cas n'est-il point pire encore ? Qu'est-ce que des soudards qui deviennent inutilisables le jour où tonne le canon ?
Nous avons encore cet affreux capitaine M..., guerrier des plus professionnels lui aussi, qui s'accroche depuis six mois au bureau des effectifs, qui est parvenu à en faire chasser un par un trois officiers réservistes nommés à son remplacement. Tous les bureaux regorgent d'ailleurs d'adjudants de trente-cinq ans, illettrés, bien nourris, et d'une écrasante superbe, qui font campagne à haute solde entre les comptes de cordonnerie et le composteur.
Non, ce ne sont pas ces gens-là qui referont des soldats avec le troupeau sceptique et avachi que nous sommes.
Je rapproche ce que je peux observer autour de moi de tant d'histoires déjà entendues, de celles qui nous arrivent des quatre coins de la France chaque jour. Il ne s'agit vraiment plus de légende pittoresque et de gaîtés du bataillon. Quelque chose s'est disloqué dans la hiérarchie de l'armée française. Le principe. irremplaçable et si beau en soi de la subordination militaire y joue au rebours des valeurs réelles. La discipline rigide, avec tout ce qu'elle pouvait avoir de nécessaire, s'est affaissée. Mais ce qui s'y est substitué est pire que les brutalités les plus injustes. C'est la barrière des classes, ce sont les préjugés sociaux transportés parmi les uniformes. Entre les hommes de troupe et les gradés de toutes espèces, généraux, officiers, sous-officiers de métier, les rapports sont trop souvent ceux du prolétariat et de la bourgeoisie, grande, moyenne et petite, du dépouillé et du possédant, non plus à la mode autoritaire et violemment triomphante, mais à la mode du capitalisme démocratique, ouvriers avilis, patrons lâches mais enfermés dans leur égoïsme et leur morgue étriquée, la hargne, la haine ou l'ignorance séparant plus que jamais les deux camps.
J'entendais l'autre jour près de moi chez Fayet de tout jeunes officiers qui parlaient armée, fils de fabricants ou de commerçants riches de la province, plus ou moins bacheliers apparemment. Le premier disait : “Si, je vous l'assure, il y a quelquefois parmi les deuxièmes classes des gens très bien”. Les autres se récriaient à grand bruit, comme sur un propos d'une anarchique indécence. Petits benêts, mais affligeante méthode que l'éducation militaire qui peut les laisser libres de penser aussi niaisement.
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Je ne veux rien outrer ni généraliser. Mais autour de nous et de cent de mes camarades dispersés du Nord au Sud, c'est l'évidence que les officiers ne savent rien de nos vrais besoins, tant physiques que moraux, et ne font rien pour les découvrir. Je connais bien certain capitaine de chasseurs, ancien notaire, aujourd'hui sur le front, je suis sûr qu'il est capable de se pencher sur le sort de ses petits poilus, non pour les dorloter mais pour les avoir dans sa main, les tremper, les unir, en faire des hommes de combat. Je ne veux pas douter qu'il en soit ainsi dans le dessus du panier de l'armée française. Mais encore une fois, la moitié de cette armée est une masse informe. C'est elle que je connais et dont je parle ici. L'énormité de son poids mort m'effraie. Que ne risque-t-il pas de peser dans les destinées du pays ?
Dans cette tourbe, l'inertie est la règle. J'ai vu celle des hommes. Celle de leurs chefs n'est pas moindre. Ils se laissent glisser au gré des loisirs imprévus, de l'oubli des affaires et des querelles conjugales, plus crédules que le troupier sur le chapitre de la victoire sans batailles, parce qu'ils ont le tort de lire et qu'ils connaissent des truismes, des précisions techniques et des chiffres. Le résultat est le vaste abrutissement d'une vie de caserne où l'on ne fait même plus l'exercice.
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Je loge depuis quelques jours, nanti d'une autorisation presque régulière, chez M. Barnarat, qui tient un vaste et poisseux café dans le centre de Romans. J'y partage un taudis obscur, idéal cependant auprès du G.U.P., orné de nus de femelles découpés dans Paris-Flirt, avec mon ami Mouton, cordonnier à Saint-Vallier, qui nourrit l'ambition contrariée mais tenace de se faire embaucher chez le maître bottier.
M. Barnarat, lyonnais d'origine, offre un type superbe de citoyen démocratique. Son emploi du temps quotidien mérite une petite narration.
Levé sur le coup de neuf heures, M. Barnarat commence à se traiter par deux ou trois chopines de vin blanc. Vers onze heures et demie, il consulte son horloge et proclame que l'instant des apéritifs sérieux a sonné. Homme de règles et de principes, il a sa marque de pernod, dont le choix a été le fruit d'une longue expérience, qu'il fait venir de loin, et qu'il est seul à boire dans Romans, ou l'on fabrique une douzaine d'anis considérés. Il en étanche cinq à six verres jusqu'aux environs d'une heure et demie où il rompt le pain, en débouchant du Beaujolais. Le déjeuner ne va point, cela s'entend, sans une bonne demi-tasse de marc ou d'armagnac. M. Barnarat s'autorise le petit verre avec la clientèle jusqu'au moment où il se rend à sa partie de boules, qui occupe le principal de son après-midi. Avec les boules, le vin rouge du pays est obligatoire. Il ne m'a pas été donné d'estimer en personne par quel nombre de pots M. Barnarat lui rend hommage, mais je lui fais confiance, d'autant que le jeu de boules est altérant. Je ne parle naturellement point des jours de championnat, où le gosier de notre héros défie toutes les statistiques.
Aux alentours de six heures, M. Barnarat regagne son café. Un cercle d'amis fidèles l'y attend pour célébrer le sommet de la journée, le grand, véritable et solennel apéritif. C'est le moment où volontiers, M. Barnarat entame le récit de sa dernière campagne, qu'il a faite en septembre en qualité de lieutenant de garde-voies entre Saint-Vallier et Saint-Rambert d'Albon. Il a été renvoyé à ses foyers au bout de trois semaines, et son amertume s'exhale chaque soir à neuf au quatrième verre de son pernod. Car je n'ai point besoin de dire que le pernod
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préside la séance. M. Barnarat, je le jure, ne sera point quitte qu'il n'en ait vidé ses dix verres où l'eau tient la moindre part, et la tablée du compère lui tient tête vaillamment. Chacun a son cru de pernod favori mais la purée d'absinthe est de même couleur dans tous les verres. Un seul des chevaliers n'y goûte point. Tourmenté par ses viscères, il avait vu un docteur qui lui dit : “Supprimez votre pernod”. Il s’est donc mis depuis au noir mandarin. Je dois dire pour l'histoire que, de toute la compagnie, il est de loin le plus maltraité, la face lie de vin, bavant, la main tremblante, ouvrant péniblement un oeil strié et glaireux, d'un gâtisme accusé à moins de quarante-cinq ans.
Le ton s'échauffe et s'envenime. Bousculant l'homme au mandarin dont la salive file, les buveurs s'affrontent, se vouant mutuellement à la male mort. M. Barnarat vitupère l'intolérance religieuse à la face du tailleur, qui lui réplique par une diatribe forcenée sur la quadrette victorieuse au concours de boules de Pâques 1925.
On boit la tournée de la réconciliation vers neuf ou dix heures ! Il n'est point si rare que la cérémonie se prolonge jusqu'à minuit, et non plus qu'on atteigne le quinzième ou vingtième pernod. M. Barnarat s'en va manger la soupe avec quelque morceau, dûment arrosé, de boudin ou de caillette. Enfin, avant de clore sa porte, il vide avec les derniers clients quelques couples de demis bien tirés, qu'il entremêle plaisamment d'un ou deux chasse-bière, à moins que les bouchons de champagne ne sautent en l'honneur d'une “Fanny” retentissante, d'une belote magistrale ou de quelque autre grand événement.
Il me faut confesser que cet éminent éclectique a pu aborder la soixantaine avec la pupille alerte, le pied encore léger, la taille cavalière, le poil dru et brillant. On a pu voir toutefois qu’il est ménager de ses forces. Sa femme, levée à l'aube, debout quinze heures durant et qui ne boit que de l'eau minérale, porte sur son échine lasse et sa figure flétrie tous les stigmates des maux épargnés à son maître et seigneur.
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Il est dommage que l'armée ait remercié le lieutenant Barnarat de ses bons services, au lieu de l'adjoindre par exemple à l'état-major de notre intrépide G. U. P. Mis à part son tempérament, d'un acier incorruptible, il en serait le vivant fanion, le digne symbole,
A la vérité, ce sujet est plutôt navrant. J'ai voulu croire à des accidents, à l'honorable tradition du pinard, roi des guerres françaises. Les dieux savent que personne ne rechigne moins que moi au piot lorsqu'il est de franche cuvée. Une pocharderie harmonieuse, deux ou trois fois l'an, me semblera toujours un convenable moyen d'éclairer l'existence et de se rafraîchir la tête. Le cher romanais Vossier a compensé mes brouets militaires par quelques frairies de saucissons en croûte et de poulardes à la crème, où le liquide valait le solide, ce qui n’est pas peu dire. J'aime que le bon curé Rousset ne soit en rien abstème. J'ai blagué volontiers mon ami Georges Blond, qui se voue aux inquiétantes chimies des jus de fruits, de ses campagnes vengeresses contre le pastis. Il faut croire que je vivais réellement fort loin de l'haleine populaire de la France. Hélas ! je la connais maintenant.
Le vin, avec sa séquelle, est devenu chez nous le grand fléau de la guerre. On comprend trop vite qu'il était déjà un des fléaux de la paix. Mais notre vie croupie l'a étendu et aggravé d'incroyable façon. L'espoir du litre ou du verre est décidément l'unique ressort capable de redresser ce bataillon d'affalés.
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A peine viens-je de nouer une amitié qu'elle sombre dans la vinasse. J'échangeais quelque propos amer et salubre avec ce brave homme. Deux heures plus tard, je voudrais en reprendre le fil. A la place du sage sentencieux et paisible, je retrouve un pantin qui me rote dans le nez. Mon bon copain Cléry, le caporal, philosophe d'une nuit où il fut miraculeusement à jeun, s'est révélé bien vite comme un poivrot chronique. Badot, l'affectueux marlou, peut lui tenir compagnie., Magnat, le caporal fantôme, retrouvé au fond d'une prison villageoise, cuvant on ne sait combien de décalitres, est un morne animal dont on ne tire pas vingt mots intelligibles par jour. Et celui-ci, et celui-là...
Les paysans naguère s'en tenaient peut-être à l'aramon, laissaient aux ouvriers et aux employés des villes le privilège des bistouilles distillées. Mais l'égalité s'est faite, les prédilections se sont confondues. Les hommes se saoulent à mort, sauvagement, en vingt minutes, avec n'importe quoi.
Nos cantonnements sont peuplés de déchets alcooliques, de nabots dégénérés, déjetés, ravinés, parmi lesquels comptent comme par hasard nos deux seuls Marseillais, deux ignobles guenilles humaines. Ces misérables, cuits déjà dans le ventre de leur mère, sont à ce point imbibés et ravagés qu'au troisième quart de vin ils chancellent, hagards. Et pourtant, ils entonnent leurs huit et dix litres par jour. Sur leurs culottes fangeuses, leur vomi d'hier rejoint en traînées violâtres celui de l’avant-veille. Sur leurs faces de gnômes hébétés, la sanie s'agglutine en croûtes à la boue des ruisseaux où on les a ramassés. Ils sont effrayants et pitoyables. Mais les chambrées s'en tordent les côtes. Il n'y a pas de personnages plus populaires, voire plus admirés.
N'importe quel bavardage tourne invariablement à des récits de dégueuleries. Les seuls exploits mémorables sont des records de brutes, vingt-cinq pernods, trois litres de marc à deux. On ingurgite l'anis par purées compactes, à pleins verres, avec un haut-le-coeur entre chaque goulée. C'est le vice morose et mécanique dans toute son imbécillité.
Il semble que l'alcool ait brûlé jusqu’à leur sève. Je sais que la biffe n'a jamais été une favorite de la Vénus des camps. Mais on ne peut imaginer, pour les amours militaires, plus parfait paradis que les rues de Romans, où frétille une nuée de petites ouvrières pimpantes et toutes chaudes. Quelle que soit la concurrence d'un groupe d'aérostiers parés de l'irrésistible casquette, l'occasion est innombrable et des garces de seize ans viennent relancer les troupiers jusque dans les guérites. Pourtant, les couples sont rares, la gaudriole bien platonique et bien tiède parmi les monstrueux hoquets de l'ivrognerie. Même au casse-bretelles, les hommes font beaucoup moins de mal aux pensionnaires qu'à la cave. Boire le coup est moins fatigant que de le tirer... L'effort de la saccade lui-même devient excessif pour les reins de ce peuple qui s'abandonne.
J'ai eu cette semaine quelques heures de vrai plaisir, où tous les charmes vivifiants de l'armée m'avaient reconquis.
Nous sommes partis pour une marche-manoeuvre d'une trentaine de kilomètres. Le portail du cantonnement s'est ouvert sur notre colonne bigarrée qui n'a jamais été si longue. Pour une fois, tous les tire-au-flanc ont été débusqués et tout le monde a l'air de marcher du meilleur coeur. Nous échappons pour un jour entier à la pestilence des troquets et de nos écuries Le matin est sec et ventilé, l'allure un peu lourde, un peu lente, mais solide. Les Arméniens hurlent des scies monotones et exotiques, étranges “Auprès de ma blonde” de cette guerre, mais ils trottent ma foi ! comme des bourricots. Ce
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matin, sans y regarder de trop près et avec un peu d'optimisme, on pourrait presque les prendre pour des espèces de soldats.
On abat quinze à dix-huit kilomètres sans trop de béquillards. Je l'ai toujours pensé. Que les hommes soient secoués, qu'ils marchent au coude à coude et les voilà sauvés. A travers boqueteaux et fossés, la manoeuvre commence, aussi classiquement indéchiffrable qu'il se peut. C'est notre illustre capitaine qui a conçu le thème. Il s'y est si magistralement pris que l’assaillant, qui devait forcer les positions, détale à toutes jambes après cinquante mètres d'attaque, tandis que vingt assaillis lui font une poursuite acharnée et que le gros de la résistance l'attend de pied ferme, mais en lui tournant résolument le dos. On nous a distribué des paquets de cartouches à blanc. On en profite pour fusiller aussitôt le capitaine. On organise aux quatre coins de l'horizon une pétarade qui consomme la ruine de toute sa stratégie. Peu importe. On court, on saute, on prend l'air.
La soupe chaude apportée par une camionnette nous attend dans les hangars du village voisin. On a rempli les bidons aux portes de quelques fermes. Quatre gamines de quinze ans font les belles à bicyclette, et des grisons à ceux de la classe 36, la compagnie n'a plus d'yeux que pour ces paires de mollets nus. Nous sommes une bande d'écoliers qui éprouvent l'allégresse physique d'avoir fait jouer leurs poumons et leurs muscles, et viennent même de trouver l'ordinaire possible.
Une petite demi-heure de sieste et qu'on reparte. Mais les officiers gueuletonnent à huis clos. Un pousse-café n'a jamais tué un fantabosse. En un clin d'oeil, les six bistrots de l'endroit sont bondés. Les officiers digèrent. La halte s'éternise, les chopines couvrent les tables. On boit à la régalade au milieu de la rue, on boit assis sur les trottoirs. Les officiers gagnent enfin une conduite intérieure, nous déléguant un aspirant émerillonné. On compte à vue d'oeil sous les casques cent pochards. Il faut rentrer à bras, traîner sur les genoux les plus mûrs. Nous semons les autres, zigzagants et vociférants, sur trois kilomètres de route. La compagnie est enfin restituée à sa porcherie, titubante, hoquetante, ayant fait son plein de chaque soir.
Je suis rempli de lassitude. Rien ne peut plus la chasser. J'étais arrivé à l'armée en apportant avec moi, bagage assez cocasse, mon goût d'amateur de vie militaire, disons mieux encore, de dilettante. Je vois devant ce mot la mine scandalisée des professionnels de tous grades. Mais chacun donne ce qu'il peut. Je ne saurais offrir, et ce n'est point ma faute, un élan patriotique. Il m'a bien fallu mettre, non sans peine, mon patriotisme au placard, puisqu'il ne conçoit et ne réclame que la paix. Mon dilettantisme est beaucoup plus utilisable que presque tout ce que j'ai vu autour de moi, apathie, fainéantise, sournoise rébellion. Il suffirait pour me préparer convenablement à un certain nombre d'éventualités, dangereuses tant pour le pays que pour ma petite personne, et je ne vois pas que l'on puisse exiger davantage de moi. Mais je suis bien bon de justifier ce dilettantisme. Il faut croire qu'il est lui-même encore superflu, puisqu'il n'a pas jusqu'ici trouvé le moindre emploi.
Il est fort découragé, et vraiment il ne me reste plus grand' chose, hormis les térébrantes pensées qui reparaissent : nous sommes en train de crever dans cette guerre comme des enlisés dans des sables, il est impossible de la faire, il est encore moins possible de s'en dégager.
Je rencontre parfois au café Fayet un charmant petit aspirant, Gruffaz, qui vient des zouaves. Il a vingt-trois ans. C'est un lecteur fidèle de nos journaux. Il fut ardemment munichois et antijuif, ce qui ne l'empêcha point, lui savoyard,
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d'être ravi de son retour chez les alpins. Je lui dois mes dernières velléités d'esprit de corps. Il est crâne, impatient du risque et sceptique en même temps. Mais lorsque je veux l'entraîner vers les plus cruelles lumières, il se dérobe. Il ne peut supporter l'aspect de ces réalités.
J'entends, toujours chez Fayet, de nouveaux aspirants et jeunes sous-lieutenants, venus pour l'instruction des “ bleus ”. Ceux-là sont, sans la moindre nuance, casoar, gants blancs, plaies et bosses et cors de chasse. Il m'est impossible de ne pas les trouver horripilants. On leur a crié : “Guerre”, et cela a retenti sur leurs épidermes comme des baguettes sur la peau d'âne. Pas un atome d'idée derrière ce mot. Leurs têtes sont des échos, des tambours. Sans eux cependant, il n'y aurait aucune armée possible, ce sont pour la patrie les meilleurs instruments de la conquête ou de la défense. Oui, mais dans cette guerre, nous n'avons rien à défendre ni à conquérir. On a le sentiment que sans ces fiers étourneaux, l'absurde aventure ne serait pas possible. Et ce n'est point après tout, une vue si simpliste.
Dans les guerres à peu près cohérentes, un cas comme celui de notre G. U. P. était net. Ou bien le dépôt devenait insupportable et l'on préférait encore la vie du front, ou bien la peur dominait et l'on s'incrustait au dépôt. Cette fois, le dépôt est plus odieux que jamais, mais la vie de l'avant existe à peine. Les aspirants s'excitent : “Vivement qu'on monte au baroud !” Quel baroud, mes puceaux ? Les cent cartouches brûlées de part et d'autre du Rhin ? La situation sans changement sur la Blies ? Le prisonnier qui a été fait devant Forbach ? Le moyen de se passionner pour ces simulacres burlesquement cérémonieux ! Là-bas, ne touche-t-on pas du doigt mieux encore qu'ici la stupidité de notre équipée ? Les hommes disent parfois : “Voilà le printemps. Le grand coup peut arriver”. Mais sans grande conviction, et pour ma part je n'en crois rien. Ce sont encore des souvenirs qu'on traîne de l'autre dernière. Les Fritz ne sont pas fous. Et quant à nous, pour attaquer, peuchère !
Mais ce qui existe sûrement, derrière Rhin et Moselle, ce sont d'autres dépôts, d'autres pourrissoirs à troupiers, et ces lugubres plaines jaunes, ces villages recroquevillés, ces puanteurs industrielles du bassin de Briey ou du pays de Metz. Allons ! il n'existe aucune raison valable de leur sacrifier le plumard de M. Barnarat.
Cependant, voici des nouvelles. Le “canon de 25” va s'ébranler pour la troisième fois, mais il paraît que c'est décidément la bonne. Il sera renforcé d'une trentaine de nos benjamins. Le sous-lieutenant Le Guinilho commande la troupe. Les hommes s'affairent, s'astiquent, palabrent avec une pointe de vanité blagueuse. A ces apprêts, une petite fièvre m'a trotté derechef sous la peau. Je me rappelle le grand départ du 2e zouaves, en 1915, dans mon village où il était venu se reformer, les hommes arborant ces souliers jaunes tout neufs, qui étaient le signe de la montée vers la mort. J'avais onze ans. Comme j'aurais voulu suivre les zouaves ! Franchement, le G. U. P. devient intenable. Que sera-ce sans le “25” qui formait sa seule cellule encore un peu virile ? J'ai demandé à Le Guinilho de m'emmener. Il me ricane au nez : “Pensez-vous ! J'ai des ordres pour ne prendre personne au-dessus de la classe 28”. Il n'ajoute pas, mais je le devine sans peine, que je suis aussi à ses yeux une espèce de morpion d'intellectuel et qu'il ne va pas s'embarrasser de ça : “Au fait, continue-t-il, nous allons d'abord dans un camp, et si vous avez envie de la riflette, vous y serez peut-être avant nous. Tout le G. U. P. détale. Vous êtes désigné pour un renfort de pionniers, dans la zone des armées”.
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Ah ! barca ! que je sois pionnier si le sort le veut. D'ailleurs, les journaux se mettent à exhaler un fumet de crise ministérielle qui m'a vite distrait des canons même antichars. Je savoure les aveux à peine dissimulés de ce désarroi qui nous venge. Hé ! leur guerre a du plomb dans l'aile, et plus vite encore que nous ne le pensions. L'aigreur de la querelle en dit suffisamment long. C'est la maffia qui se chamaille devant une nouvelle “expérience” qui tourne au plus mal : l'expérience Maginot après l'expérience Blum. C'est maintenant qu'il est succulent de reprendre les discours à peine refroidis de la résolution inébranlable, des disputes partisanes noblement reniées, de l’unité morale dans la nation pour la victoire. Lorsqu'il s’agit d'étaler sa déliquescence, ce régime ne déçoit jamais. Il devance même toujours nos espoirs. Huit mois après avoir pris la plus effrayante décision de notre histoire, le gouvernement se déjuge et s'affaisse. Bravo ! nous n'attendions pas cela si vite. Les records de l'ignoble et du grotesque sont battus.
Les aspirants baroudent imperturbablement : “Ah ! dis donc les 13/2 millimètres antiaériennes jumelées ? Ah ! mon vieux, qu'est-ce que ça doit faire comme travail. Et sur de la troupe à découvert ! Tu parles d'un carton ! Taragadagadag !” Je voudrais leur brandir sous le nez les feuilles du jour : “Mais lisez donc, petits foutriquets ! Occupons-nous un peu de choses sérieuses. Comprenez donc enfin que tout fout le camp !” Notre farce militaire ne m'est plus supportable. Je voudrais prendre à témoin chacun de la pureté de mes dernières prophéties. La censure est débordée. Elle est d'ailleurs mise en accusation publique à la Chambre, dans la presse, par Frossard qui fulmine excellemment. On clame la dérision de notre propagande. On accuse le honteux débagoulage de notre radio. Le pitoyable carton-pâte du mythe Daladier s'effondre. Les marxistes S.F.I.O. exigent d'accéder au pouvoir. Au huitième mois de la guerre, on envisage froidement un nouveau ministère Blum. Voyons ! qui n'a pas compris ? Qui oserait encore accorder un kopek de crédits à ces infâmes paillasses, prétendre encore qu'on peut derrière eux marcher à une victoire ? Pour comble, la Finlande est en train de succomber, ce n'est plus qu'une question d'heures, sans que les démocraties lui aient seulement envoyé un bataillon. Ah ! si cet infâme vaudeville pouvait se terminer dans quelque gâchis parlementaire ! Mais ce serait trop beau.
Je voudrais être à Paris. Je suis exaspéré par l'absence des vraies nouvelles, celles que l'on n'imprime pas. Qu'au moins nous changions vite de place. Cela me fera peut-être patienter quelques semaines.
Heureusement, je n'ai plus beaucoup à attendre. Le “canon de 25” s'est embarqué pour le camp d'entraînement de Granville, en Normandie. Neuf hommes sur dix avaient la conviction que Granville est sur le front. Ils se sont ébranles comme pour la bataille. Les trois quarts étaient saouls à tomber. Le G. U. P. a contaminé même les gars du canon. On aura bien de la peine à leur enlever sa marque.
Après-demain, c'est notre tour. Mais nous savons déjà que nous n’allons pas bien loin.
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CHAPITRE XVII 5 / 440 PIONNIERS
Nous sommes bien partis pour la zone des armées, mais pour celle des Alpes. Le ridicule est fidèlement attaché à mes pas de troupier.
J'ai du moins découvert, chemin faisant, l'admirable vallée de la Drôme, que je rougis d'avoir ignorée jusqu’ici. A huit heures du matin, elle a toute la lumière, les valeurs ocrées, bleutées et argentées des Corots d'Italie ; leur dessin aussi, vieilles citadelles méridionales, petits villages en colimaçons, premiers cyprès de pleine terre, châtaigniers et chênes verts agrippés aux collines sobres. Bientôt, les lignes, toujours aussi pures et nettes, se font plus tourmentées. Le coteau devient montagne, la Drôme bleue et rapide devient torrent et parle des neiges qui barrent l'horizon. La nature est en veine d'imagination et prodigue toutes ses fantaisies. Eboulis colossaux et harmonieux, ravins, falaises, gorges, cimes, chaque tournant du chemin est une surprise nouvelle. Le ciel latin est de tous côtés escaladé par des rochers étranges et élégants. C'est le paysage qui comble toutes mes prédilections, le Midi et l'Alpe, la noblesse d'une terre déjà provençale, mais soulevée d'un lyrisme qui fouette incomparablement l'esprit.
Il s'agit bien de lyrisme ! Nous allons à Briançon, en renfort au 5e bataillon du 440e régiment des pionniers, hybrides de vieux fantassins et de sapeurs. Notre sort, dans les derniers jours, a été ballotté au gré de vingt ordres minutieux, péremptoires et contradictoires. J'ai failli devenir aviateur “rampant”, mitrailleur, voltigeur. Puis, j'étais pour les pionniers le dernier de la liste, en “majoration”, avec une demi-douzaine de terrassiers, deux coiffeurs et un mécanicien. A la minute suprême, les terrassiers ont été biffés, les coiffeurs, le mécanicien et le journaliste définitivement et soigneusement sélectionnés pour le régiment des remueurs de terre.
Nous avons emmené avec nous Marseille, cheminot des Hautes-Alpes dans le Civil, alcoolique à la troisième génération pour le moins, et dans le militaire le plus effarant ivrogne du G. U. P. On nous l'a légué pour en débarrasser Romans. Son dernier exploit, il y a trois Jours, a été de dégueuler sur l'uniforme du capitaine qui venait de le ramasser, à minuit, ivre-mort, dans le ruisseau. Marseille, vrai paquet de fange et de poils hirsutes et jaunâtres, vient de s'immortaliser hier par ce dialogue avec le commandant Thorand qui inspectait notre détachement au garde-à-vous.
- Marseille, n'as-tu pas honte de te dégrader à ce point, d'aller rouler par terre comme une bête ?
- Mon commandant, c'est que j'ai le cafard de faire le con ici.
- Hé ! bon Dieu ! réplique Thorand, si nous faisons tous les cons ici, est-ce que tu ne sais pas que c’est à cause d'Hitler ?
Le 5e bataillon du 440 loge dans une des ailes de la caserne Berwick, l'ancien quartier du 159e. Les pionniers qui nous accueillent ont de bonnes têtes placides, et bien nourries, le type classique des “pépères” de 1915. Nous
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croisons des figures d'un haut relief tenant du colporteur et du pâtre, à barbes de fleuve, bissac, pèlerines, gourdins au poing. Le lieu respire une rustique sérénité.
Nous posons les premières questions d'usage.
- Il n'y a pas grand' chose à foutre, nous répond-on. Ça pourrait aller s'il n'y avait pas Boudier. C'est le commandant, placier en soutien-gorge dans le civil. Ce n'est pas que ce soit le mauvais bougre, mais on ne peut pas faire plus pied. Vous allez vous rendre compte. Le voilà qui vient vous passer en revue.
Le commandant Boudier fait, on doit le reconnaître, une composition extrêmement réussie. Béret sur l'oreille, badine sous le bras, moustache gauloise aux pointes relevées à la houzarde, cuisses légèrement arquées, la voix claironnante, le windjack barré de quinze décorations, c'est un véritable Flambeau à quatre ficelles. L'accent bref, bourru et cordial, est un chef-d’œuvre. Il nous harangue comme si nous allions franchir demain le Saint-Bernard.
- Soldats, vous venez de la plaine. Vous voilà maintenant aux frontières de la patrie, face à l'ennemi. Vous êtes venus sans fusil. Mais cela n'a point d'importance. Vous êtes les combattants de la pelle et de la pioche. Vous allez livrer ce dur combat avec toute la vaillance de nos traditions.
Aussitôt, il enchaîne :
- Est-ce qu'il y a parmi vous un trombone ?
Silence dans le rang.
- Voyons. Quels sont parmi vous les musiciens ? Naturellement, je ne
demande pas les pianistes !
- Deux ou trois gaillards sortent.
- De quoi jouez-vous ?
- Du piston, mon commandant.
- C'est toujours la même chose. Ils jouent tous du piston. Jamais je
n'arriverai à avoir mon compte de clarinettes et de trombones. Ah ! que c'est insupportable, bon dieu de bois !
Enfin, il consent à s'enquérir de nos métiers pour nous répartir dans la bataille de la mine et du terrassement.
Il fait cela à la “petit caporal” : “Ton nom, toi ?” et il me pince l'oreille. J'ai résigné toute délicatesse, mais les familiarités de ce Gaudissart-Ratapoil me lèvent la peau.
Berwick est une belle et spacieuse caserne de pierre avec des douches, des lavabos sans nombre, le chauffage central partout, un effort réellement moderne. La cuisine de notre aile, à laquelle président intelligemment un boucher de Vienne et un pâtissier de Grenoble, est très honnête. Nous pourrions mener une vie fort convenable. Malheureusement, les hommes ont apporté avec eux leur crasse envahissante. Nos superbes constructions sont aussi souillées et fétides qu'un port de la Mer Noire. Encore parait-il que les pionniers ont amélioré la maison. Au départ du Quinze-Neuf, on a enlevé un train entier d'immondices. L'armée française est indécrottable.
Je suis affecté à la 1e compagnie, capitaine de Bardonnèche, avec une dizaine d'autres Romanais. Les anciens nous félicitent : “Vous avez de la chance. Bardonnèche, ça c'est quelqu’un. Et il n'y a pas meilleur.”
En dépit de sa particule, le capitaine de Bardonnèche est une figure fortement plébéienne, rougeaude et épaisse sur une massive carrure. C'est effectivement un des petits seigneurs du Briançonnais, mais à la façon du siècle et du régime. Il est instituteur, S. F. I. O., militant et conseiller général de
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Largentière, le bourg industriel à quinze kilomètres d'ici. On le donne pour un député fait d'avance dès qu'il y aura des élections. Il m'accueille avec bruit.
- Alors, c'est vous, le fameux Camelot du Roy, le collaborateur de Maurras et de Daudet, qui écrivez des articles pour faire engueuler les officiers ? Vous allez me faire le plaisir de marcher droit, ici.
Mais ce ne doit être qu'une façon de galéjer, de montrer qu'il connaît son monde et de rappeler à la galerie la vigueur de ses convictions, car il enchaîne aussitôt avec cordialité :
- Est-ce que ce n'est pas malheureux de voir ça ! Un journaliste, et qui vous pèse tout de suite soixante-cinq kilos tout mouillé, quand il nous faudrait trente portefaix... Qu'est-ce que nous pouvons bien en faire de ce brave journaliste ? Nous le mettons débardeur à la manutention, ou bien nous l'envoyons à la mine ? Allons, nous le sacrons mineur. Comme ça, il maniera le gros crayon.
Je ne demande pas mieux. La mine est tout en haut de Briançon, juste sous la gigantesque et médiocre France de Bourdelle. On en parle avec un vif respect. Les troupiers blancs de poussière, qui arrivent en retard à la soupe, ont d'altières et sonores exigences : “C'est pas tout ça. Vivement que les cuistots nous servent, et avec du rab. On redescend de la mine, nous autres.” J'y grimpe donc avec un des coiffeurs et un horticulteur. Nous sommes remplis d'ardeur et de curiosité, Les machines à air comprimé ronflent bruyamment, des câbles, des tuyaux, des pics jonchent le sol. Le chantier est sous la direction d'une dizaine de gradés du génie. Les hommes, eux aussi, sont presque tous des sapeurs, vêtus de combinaisons bleues.
La mine est formée par une série de galeries creusées en plein roc. Tel est du moins le plan que d'autres sapeurs, à plusieurs galons, ont dû en tracer. A la vérité, les galeries sont encore, après quelque six mois de travaux, à l'état de niches fort modestes. Celle où nous allons oeuvrer contient difficilement quatre hommes. Une complète incertitude règne sur l'emploi possible de ces trous.
On fore des chambres de mine dans le rocher au marteau piqueur, le gros crayon du capitaine, on bourre de dynamite et l’on fait sauter. Pour la première matinée, une panne de machines nous prive de nos marteaux, et l'on nous met à brouetter quelques cailloux. Le second jour, nous nous escrimons avec nos marteaux. Nous y sommes à peu près aussi habiles qu'un bûcheron à faire de la dentelle. Il faut tenir à bout de bras au-dessus de sa tête ces trente kilos trépidants, et faire mordre le granit à des fleurets usés comme de vieux clous de galoches, le tout dans un nuage de poussière et sous les glapissements de deux jeunes rempilés du génie. Il est superflu de dire que nos résultats sont plutôt négligeables. Le principal est une vibration que je garde dans mes os jusqu'au milieu de la nuit. Le troisième jour enfin, avec l'aide des sapeurs et des rempilés, nous faisons exploser nos mines. Nous recueillons triomphalement de quoi remplir trois casques de déblais.
Avec nous est venu de Romans un vrai mineur, Orcat, des charbonnages de la Mure. On vient de s'aviser que l'emploi de charretier auquel il a été affecté ne convenait peut-être qu’imparfaitement à ses aptitudes. Orcat est dépêché à là mine avec nous. C'est une forte tête. Il s'esclaffe librement devant notre matériel et notre technique : “Eh bien ! avec ça, vous n'êtes pas fauchés. D'ici que vous soyez de l’autre côté de la montagne, il n'y a pas loin, c'est moi qui vous le dis.” Les sergents rempilés ripostent avec aigreur. Une âpre contestation s'engage. Ils en réfèrent à l'adjudant qui va chercher le lieutenant. Orcat expose flegmatiquement comment il faut forer ici et là pour percer
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rapidement plusieurs mètres. Mais on lui fait sentir avec vigueur qu’un ouvrier ne va pas se mettre à transformer les règlements du plus savant corps de l'armée française. Orcat a compris. Nous aussi. Ce n'est pas encore à la mine que nous nous ferons de sérieuses ampoules. Nous chargeons et poussons une demi-douzaine de brouettes, nous amorçons la moitié d'un fourneau, durant nos cinq heures de travail. Cette cadence doit être fort normale, car désormais, personne ne nous inquiète plus.
La grande affaire de chaque séance est la lecture du Petit Dauphinois, que grimpe jusqu'à nos sommets un crieur. Daladier chancelle, Daladier est par terre. Je souhaite de toutes mes forces une crise aussi longue et vaseuse que possible. Je m'entretiens abondamment avec Orcat qui me plaît. Il a la dureté d'un rude prolétaire et celle du montagnard, avec le vieux fonds agressif des gars de l'Isère, les “brûleurs de loups”. Pour Orcat, la situation est fort nette. La guerre a été déclarée pour pouvoir mettre le peuple en kaki et lui clore le bec. Son mépris du régime tout entier est tel qu'avec toute sa naïveté brutale, je me sens beaucoup plus proche de lui que de tant de beaux esprits et bourgeois parisiens. Mais sur son dégoût, on n’a jamais rien semé d'autre que la propagande communiste. Sans qu'il l'avoue, on devine bien que les mots d'ordre de sa cellule restent son seul catéchisme.
En vingt-quatre heures, Daladier est remplacé par un incroyable ministère Reynaud. Je reste, comme tout le monde, obnubilé par les pitreries de la politique interne. On oublie que rien n'a plus d’importance, sinon la volonté de Londres, et que sous l’aiguillon du bellicisme anglais, une molle canaille est remplacée par une canaille du type dur. On vitupère les poings serrés le ministère à la Blum que le misérable petit Reynaud nous ramène : vingt deux ministres, treize sous-secrétaires d'Etat, les socialistes réinstallés. Quel symbole que ce Blocus, l'arme capitale, le grand espoir démocratique, dont le ministère revient à l'un des plus imbéciles fantoches du Front Populaire, Georges Monnet ! Si Frossard faisait si âprement campagne contre l'information, c'est qu'il guignait la place. Il vient de l'obtenir.
Pour les poilus, le détail de l'événement est vague et indifférent. Ils auraient peut-être eu, malgré tout, un petit sursaut d'espoir en voyant reparaître Blum. Le reste importe peu : “C'est du pareil au même.” Inutile de chercher à les endoctriner. Ils sont infiniment plus attentifs à d'absurdes bourdes qui courent les unités et dont voici la dernière : Daladier, d'accord avec Gamelin, épargne la vie du poilu, mais Laval est un buveur de sang qui manigance des coups pour faire déclencher une grande offensive. Comment leur expliquer qu'ils insultent ainsi l'un des deux ou trois hommes d'Etat qui aient condamné cette guerre, le seul peut-être qui aurait pu nous l'éviter ?
Je me refuse à croire que le scandale du cabinet Reynaud puisse durer. La presse est très hostile. Je veux nourrir de nouveaux espoirs, cette clique doit être balayée. Reynaud obtient une voix de majorité devant la Chambre, après Dieu sait quels trucages. Qui oserait, en pleine guerre, appeler cela un vote de confiance, célébrer encore l'unanimité de la nation ? C'est un désaveu écrasant. Que la Chambre se liquéfie donc, que les ministères dégringolent les uns sur les autres. On ne continue pas la guerre à une voix de majorité, obtenue en sabotant les urnes, en maquillant les bulletins comme dans une élection à la Guadeloupe. Tous les autres politiciens détaleraient. Mais ce bandit de Reynaud est le plus cynique de la confrérie. Il s’accroche avec d'arrogantes et grinçantes tirades.
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L'Action Française fulmine dans le désert, selon l'habitude. Tout le monde fait le gros dos, terrifié devant les conséquences entrevues d'une nouvelle chute, en s'inventant des raisons pour trouver possible, voire louable, cette réunion d'idiots et de gredins. La situation, sans doute, ne laisse point d'être choquante, déplaisamment inédite. Mais nous sommes en guerre, messieurs. Ne doit-on point obéir aux exigences du patriotisme ? Par patriotisme, on se rassemblerait derrière un nègre, derrière Ferdinand Lop. Ah ! le pays d'eunuques !
*****
Bon gré, mal gré, je replonge dans la vie du Cinq-Quatre cent quarante.
Parce qu'il est formé de quasi-territoriaux dont beaucoup grisonnent, le commandant Boudier s'est fignolé cette image, qu'il a sous sa coupe une vieille garde de grognards, de durs à cuire, et doit tous nous voir sous l'aspect de grenadiers chevronnés. Mais cette fantasmagorie lui est rigoureusement personnelle.
Au G. U. P. de Romans, on pouvait conserver un espoir, celui d'en sortir, ou de voir apparaître dans la mélasse de ce carrefour quelques éléments nouveaux. Le Cinq-Quatre cent quarante est encore plus décourageant parce que définitif.
En dehors de la mine increusable, l'opus magnum du bataillon est une route sur les bords de la Guisane, à cinq minutes de la caserne. Elle offre la particularité de ne mener nulle part et d'être de toute manière remarquablement superflue,puisqu'unchemincarrossablecourtsurl'autrerivequel'onatteint par un pont, à quelques pas de là. Depuis le début de la guerre, on a bien ouvert deux cents mètres de la route. On a entamé pour cela le bas d'une croupe spongieuse et croulante. On y pratique d'effarantes sapes. Le tout menace ruine un peu plus chaque matin, et il est miraculeux que l'on n'ait point encore retrouvé la montagne, la route, les sapes et quelques douzaines de pionniers au fond de la rivière. Mais nos hommes l'ont si bien compris qu'un coup de pioche est devenu un événement dans leur équipe.
Pour le reste, on vaque à la garde de quelques mystérieux petits postes et au train-train de notre subsistance. Les cuistots mis à part, et trois ou quatre scribes, si les cinq cents hommes du bataillon fournissent deux cents heures de travail effectif par jour c'est assurément un record.
J'oubliais les musiciens ! Le commandant Boudier est un amateur fanatique de pas redoublés. Il a constitué une musique d'au moins quarante instruments. Sur les airs de Sidi Brahim, de Pan Pan l'arbi, du Boudin de la Légion, elle souffle et bat à longueur de journées l'épopée du Cinq-Quatre cent quarante. Le commandant qui gagne son bureau s'arrête sous la fenêtre où les cuivres mugissent, et le poing sur la hanche, la moustache bravant le ciel, sourit orgueilleusement au rêve qui passe, comme dans le chromo de Détaille.
L'énorme quadrilatère des casernes, outre notre bataillon, est rempli par des lambeaux d'unités disparates. Vingt quatre trompettes d'artillerie logent en dessous de nous, énormes gars de vingt-deux ans, mieux planqués que dans un îlot de la Polynésie. En face, ce sont les innombrables muletiers d'un bataillon de forteresse, presque tous des conscrits, les résidus de deux bataillons de chasseurs, d'un régiment régional, de l'autre côté de la rue je ne sais plus quelle compagnie hors rang. Tout ce monde vit les mains dans les poches, passant dix heures à étriller un mulet, à récolter pour M. Reynaud deux douzaines de boites de conserves qui forgeront “l'acier victorieux”, à scier une brouette de bois pour les cuisines.
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Pour armes, chez nous, aux pionniers, nous possédons théoriquement une brassée de flingots et de mousquetons de tous âges, avec lesquels nous risquerions sans doute de nous faire mal puisqu'on les tient sous verrous aux magasins. Cet arsenal est complété par deux fusils-mitrailleurs 1916 hors d'usage.
La besogne essentielle est devenue la cueillette des pissenlits. Des compagnies entières s'égaillent à travers champs, de midi au crépuscule. Avec des anchois et des oeufs durs, on confectionne des salades pantagruéliques. On voit sur tous les chemins des kyrielles de mitrailleurs, de sapeurs, d'artilleurs, de tringlots aux besaces gonflées de verdure. Toute l'armée des Alpes est mobilisée pour le ramassage des pissenlits.
Enfin, pour se remettre de ces labeurs, on boit, en chambrée, aux cuisines, au mess des sous-officiers, où l'on débarque les caisses d'apéritifs par pleins camions, au chalet, aux bistrots de la gare, de la route des sanas, de la Gargouille, de la Citadelle. L'obsession du pinard nous a poursuivis. Nous redescendons maintenant chaque midi de la mine avec notre plein de vin blanc. J'ai bientôt fait connaissance avec les plus illustres poivrots. Leurs exploits composent une geste inlassablement chantée. Les licheurs de pernod romanais étaient des raffinés auprès de ces rustres haut-alpins qui puent perpétuellement la cuve à quinze pas. Le planton du bureau est mûr tous les matins à huit heures, et il n'est pas le seul. Le corps de garde au complet s'est saoulé avant-hier à rouler par terre. Dans ma section, le distingué Chiron n'a pas désempli depuis dix jours. Entre autres fantaisies, ce gentleman, quand il est de chambre, compisse en zigzags le plancher avant de s'armer du balai.
L'exemple, il est vrai, vient de haut. Nos propres officiers, et les commandants, les capitaines des troupes de forteresse ont été sans doute d'admirables soldats au cours de l'autre guerre. Ils l'ont tous faite dans les divisions alpines, aux chasseurs, au Quinze-Neuf, au Cent Quarante, et les initiés savent ce que cela veut dire. Mais aujourd'hui, la cinquantaine approchant ou dépassée, ils considèrent que cette nouvelle campagne est pour eux comme un temps de vacances. Il y a bien assez de cadets pour la gagner, puisque les casernes en sont remplies. A eux la grande liesse militaire. C'est leur tour.
Il se peut. Mais il existe certainement des spectacles plus édifiants que celui de ces vétérans dont certains doivent être grands-pères, qui courent les femmes de leurs sous-officiers, voire les pucelles briançonnaises, frottent dans les dancings, devant un parterre de soldats, leurs bedaines aux nombrils des gaupes platinées, se font claquer en public par des demoiselles dégoûtées ou honnêtes, arpentent en battant les murs les rues de notre ville.
Une des compagnies de notre bataillon est commandée par un minuscule basset de capitaine, ancien héros d'un bataillon de chasseurs, qui se présente ainsi : “Un mètre cinquante quatre, sept citations, trois blessures”. Il ne craint point de s’exhiber chaque soir à la Chaumière, la boite en vogue de Briançon, gambillant une espèce de polka d'ours de son cru, aux bras d'une monumentale moukère dont sa tête atteint les nichons, tandis que son ami B... siffle le champagne entre deux filles. Les deux compères, l'autre jour, sont arrivés au quartier, saouls à tomber. Afin que nul n'en ignorât, ils ont éprouvé dans cet état le besoin de passer la garde en revue, ils ont tangué pendant une demi-heure au travers de la cour, en s'insultant, s'embrassant, se bourrant les côtes et les épaules, sous les yeux de cent poilus ravis qui se pressaient aux fenêtres.
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Un seul des officiers que je connaisse fait exception à cet affaissement. C'est notre capitaine de Bardonnèche. Les troupiers qui nous ont chanté sa louange sont bons juges. Ce n'est point que j'éprouve un bien vif penchant pour ce maître d'école qui s'est poussé dans les eaux du régime. Il y a chez lui du Homais retouché selon le style Blum. Il se fait des nationalistes un puéril épouvantail. Je reste ébahi de la grossièreté et de la confusion des idées, chez cet homme qui a fait une véritable carrière en politique et que tout un canton consulte et admire comme une lumière de sagesse. Il se déclare respectueux de toutes les convictions, apparemment pour innocenter les communistes, mais voue sans distinction toute la droite au poteau. La vertu de conviction ne saurait probablement exister pour lui sans la foi dans les immortels principes.
- Alors Rebatet, me crie-t-il, venez donc me parler un peu de votre Maurras, ce salaud qui insulte les gens dans leur vie privée.
Ou encore : “Ça doit vous plaire, l'hitlérisme, à vous qui êtes de l'Action Française ?” Impossible de lui expliquer que l'Action Française est au contraire d'une germanophobie aveugle et maniaque et que j'y fais justement figure d'hérétique. Pour de Bardonnèche, je suis à la fois un traître munichois et un affreux belliciste. Voilà l'un des hommes choisis pour former la tête des enfants et qui pourrait devenir à la Chambre un des arbitres de nos destinées.
Mais le capitaine de Bardonnèche est ici le seul officier que l'on voie sur les chantiers. En dépit de sa légion d'honneur et de ses citations, il est antimilitariste. Il a fait toute l'autre guerre au 52e d'infanterie, avec bravoure, mais dans des sentiments que je comprends d'ailleurs bien. “Les poilus ont été des héros et des martyrs sublimes, dit-il. Leurs chefs étaient des imbéciles, les généraux des ganaches et des assassins”. Il affirme cela devant n'importe quel troupier, et sans doute il a tort. Mais il est sobre. Il est à sa tâche de sept heures du matin à sept heures du soir beaucoup moins parmi les paperasses qu'il lit ou signe d'un trait que la pèlerine sur le dos, les godillots aux pieds, courant par monts et par vaux dans la boue et la pluie, visitant les travailleurs, si l'on peut dire, et les postes écartés de sa compagnie. Il comble évidemment de faveurs ses électeurs de Largentière. Mais il veille à la santé, au moral et au ravitaillement de tous. Il sait tempêter auprès des fossiles et des trafiquants de l'intendance pour avoir toute la ration de tabac de ses hommes. Il inspecte chaque jour les cuisines. Je n'ignore pas les tares et les responsabilités des instituteurs. Je déteste leur sectarisme, leur obtuse vanité. Mais de toute la campagne, je ne connaîtrai que trois hommes qui fassent consciencieusement leur métier d'officiers de troupe. L’un d’eux est l'instituteur de Bardonnèche, les autres deux de nos aspirants de Romans, instituteurs eux aussi. Ces antimilitaristes auront été des soldats plus honnêtes et plus utiles que les officiers bourgeois, croix de feu et déroulédiens.
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J'ai tout loisir d'étudier le capitaine de Bardonnèche. Après quelques semaines à la mine et au sciage du bois, il m'a embauché dans le bureau de sa compagnie. Le travail n'y est pas mince. Avec la gamme infinie des hautes paies, des indemnités, les barèmes des calculs militaires sont arrivés au chef- d'oeuvre de la chinoiserie. La solde journalière de chaque homme, ou peut s'en faut, accuse sur les autres une différence de 0 fr. 374 ou de 0 fr. 843. Ajoutez-y le remue-ménage constant des permissionnaires, des malades, des subsistants, des détachés. Le prêt est un casse-tête désespérant. Le bon sergent-chef
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Crozier, si méticuleux et ordonné, qui gère dans le civil toute la comptabilité d'une grande firme cinématographique, le sergent Brochier, instituteur rompu à l'arithmétique, le caporal Chovin, agent d'assurances à Valence, n'en arrivent pas à bout après six jours pleins de labeur acharné, de reports inextricables, d'additions horizontales, verticales, sur des centaines de colonnes, de vérifications hallucinantes où l'on trouve toujours à la première fois 9 fr. 43 en trop, à la seconde 17 fr. 27 en moins. Tout cela pour allonger royalement aux hommes seize ou dix-sept sous en moyenne par jour.
J'apporte à ces calculateurs éperdus mon concours qui est faible et risque d'embrouiller à jamais leurs centimes. Mon domaine est surtout celui des fiches. Je range toute la compagnie sur des bouts de carton. J'ai la libre disposition des livrets matricules, auquel est épinglé le fameux devoir réglementaire que les conscrits exécutent en arrivant au corps. C'est un beau coup d'oeil sur la science du peuple français. Les trois quarts des hommes présents ici étaient à vingt ans pratiquement illettrés incapables d'écrire vingt mots qui se pussent déchiffrer. Et leurs connaissances de notre pays ! “Richelieu était un grand général qui a vécu au temps des rois. La Seine arrose Paris, Nantes et Toulouse”. Le bilan est joli pour l'école gratuite, laïque et obligatoire. Quels progrès depuis ces pauvres diables ont-ils accomplis ? Ils ont appris à lire l'Humanité et Paris-Soir. On songe à ce que peuvent bien représenter ces imprimés dans leurs cervelles. Oui, mieux vaudrait cent fois un peuple franchement et complètement analphabète.
Je fais aussi, chemin faisant, de curieuses statistiques. Nous avons au moins vingt-cinq hommes sur cent cinquante qui, entre les jours d'infirmerie et d'hôpital, les permissions de convalescence, de détente, de semailles, les permissions exceptionnelles, n'ont pas en sept mois accompli trente jours de service effectif au bataillon. La moitié de la compagnie compte à peine cent jours de présence. De deux choses l'une : ou bien l'on a réellement besoin de tous les mobilisés, et alors c'est une gabegie infâme, le sabotage démagogique de l'armée ; ou bien l'on n'en a pas besoin, et il est criminel de disloquer et de paralyser la nation.
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Ce vieux fou de Churchill supplante presque entièrement le Révérend Chamberlain. Les furibonds du bellicisme deviennent les maîtres. Pourtant, le ministère Reynaud file un mauvais coton. A vue d'oeil, on ne lui donne pas trois semaines de vie.
Le pluvieux Chamberlain a fait savoir que le blocus de l'Allemagne ne donnait point les résultats escomptés, et qu'il fallait inaugurer une nouvelle politique de guerre économique. Cela ressemble étrangement la N. E. P. de Lénine, à la pause de Blum, aux aveux de tous les échecs dont ces théoriciens de l'impossible ont été prodigues. Nous avions donc raison pour la vanité du blocus comme pour le reste. Il est bien démontré maintenant que l'Angleterre a essayé de fermer depuis sept mois les ports de l'Allemagne tout en prétendant continuer ses négoces, et que le Reich se ravitaille à sa barbe par les trous qu'elle tolère ainsi. Quant au resserrement du blocus, pour accomplir cette grandeoeuvre,ôgloire,ôespoir,nousavons,onl'avu,désignépournotre part l'idiot du village, Georges Monnet.
On peut bien s'esclaffer en apprenant que ces messieurs se sont réunis à Londres dans un grand conseil interallié pour “rechercher les moyens d'intensifier la guerre”. Peut-on mieux confesser qu'on ne sait, comme je l'ai
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tant rabâché, où entamer décemment cette guerre ? Avoir voulu si frénétiquement le conflit, le tenir enfin, et au huitième mois de la grande croisade, en être encore réduit à la quête d'un champ de bataille !
Mais voici un très gros pétard. En grande pompe, les Alliés annoncent que leur patience est à bout, et qu'ils ont “décidé d'interdire à la navigation allemande l'usage des eaux territoriales norvégiennes”. On apprend en même temps que des mines viennent d'être mouillées dans le Skagerak et le Kattégat.
C'est encore un faux-semblant, une mesure accessoire, les seules qui soient en notre pouvoir et que l'on veut nous faire prendre pour l'essentiel.
En l’honneur de l'opération, les fanfares anglaises et françaises attaquent le morceau des grandes offensives. Mais le premier coup de cymbale vibre encore que la riposte allemande arrive foudroyante. Elle n’a pas mis vingt-quatre heures. Nous sommes le 9 avril. En une matinée, le Danemark est occupé. Dans la journée, on apprend que la Wehrmacht est à Oslo, à Stavanger, à Bergen, à Trondhjem, à Narvik que l'on va chercher, effaré, tout en haut de la carte, au delà du cercle polaire. C'est ahurissant. Mais c'est fort simple aussi. Il a suffi que les démocraties interdisent l'accès des eaux norvégiennes à l'Allemagne, pour que la croix gammée y flottât aussitôt comme chez elle. L'audace et la rapidité de l'ennemi sont éblouissantes : comme pour la Rhénanie, comme pour Vienne, pour Prague, pour Varsovie, comme partout. Ah ! Je ne me suis point trompé. C'est bien là qu'est la force et l'esprit. Comment pourrait-on s'empêcher d'admirer ces Siegfrieds qui surgissent au milieu des éclairs, bousculant les porte-parapluies, les outres à whisky, et les petits bazardiers de Londres et de Paris ?
La radio est en branle comme une cloche de sacre. On flétrit l'attentat, comme si on ne l'avait point provoqué, on acclame la Norvège que la veille on sommait par un ultimatum. La célérité de Hitler est la preuve de son affolement et du coup terrible que l'on vient de porter à l'Allemagne. L'homme à la gabardine, comme dit l'académicien Mauriac dans un de ses prêches-mélos, se rue en désespéré contre la porte de bronze qui s'est fermée sur lui.
Mais cela devient plus sérieux. La Home Fleet appareille, les escadres françaises cinglent vers le Nord. Ah ! Ah ! les démocraties cette fois n'ont pas été prises sans vert. Cette fois, au tonnerre hitlérien, le tonnerre du Droit répondra.
Une grande effervescence règne dans notre caserne. On guette par sections entières, devant la grille du quartier, les marchands de journaux qui arrivent sous des faix de papier et sont dévalisés en un instant. Des grappes de poilus s'amassent à la cantine autour de la radio. Je n'aime point cela. Voilà donc pourquoi les feuilles l'autre matin annonçaient en manchettes prodigieuses : “Mr Churchill devient le principal animateur de la guerre”. On reconnaît la marque du vieil apoplectique, de l'agité des Dardanelles dans cette équipée polaire. Mais cet animal-là va-t-il déclencher la vraie guerre ? La guerre infaisable, si exaspérante fût-elle, avait du bon. Elle désagrégeait les ministères, elle était en train de démontrer jour après jour l'impuissance de tous ces ânes. Mais ils ont trouvé le moyen de mettre la marine en danse. Sans conteste, c'est notre fort. Nous sommes dans le cas de remporter un succès à grand spectacle. Je sais trop bien qu'il ne peut rien résoudre. Ce ne sont pas les super-croiseurs qui, montés sur roues, perceront la ligne Siegfried. Le rôle de la marine m'est plus suspect que jamais, parce que c'est l'instrument de ces soliveaux d'Anglais. Mais avec les bonimenteurs que nous possédons, on va mener un vacarme incroyable autour d'un combat naval convenablement réussi. Et du coup cet
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infâme Reynaud va surnager. Cette odyssée meurtrière est montée comme une diversion dans la plus pure tactique parlementaire, pour repêcher un cabinet en train de sombrer.
Les manchettes de plus en plus pharamineuses annoncent qu'une gigantesque bataille est engagée sur mer. Je reconnais sans peine dans cette flamboyante typographie le style des “hot news”. Le Prouvost et le Lazareff de Paris-Soir lancent la bataille Reynaud selon les méthodes éprouvées des décerveleurs new-yorkais, comme le dernier film de Garbo ou le meurtre de la femme à barbe. Les poilus s'arrachent ce colossal feuilleton.
On va de triomphe en triomphe. Tous les détroits danois sont minés. Hitler a stupidement jeté ses troupes dans une souricière dont la trappe est tombée. Les corps expéditionnaires anglais et français s'embarquent pour aller les cueillir.Lagrandebataillenavalesedéveloppeformidablement. On commence le compte des navires allemands coulés. Il s'enfle d'heure en heure. Les totaux défient tout examen. Ce n'est pas possible, on doit additionner deux et trois fois les chiffres de la même dépêche.
M. Paul Reynaud va parler à la radio. La voix arrogante et grinçante s'élève. Victoire ! Victoire ! “La route permanente du minerai de fer suédois vers l'Allemagne est et restera coupée ”.
Qu'est-ce encore que cette charlatanerie ? La prise de Narvik pouvait être inquiétante pour le Reich sept mois plus tôt. Mais nous sommes au printemps. Le golfe de Botnie est libre de glaces et la Suède reste neutre. On ne va pas nousfairecroirequelesAllemandsserontincapablesd'organiserletransport du minerai par cette voie. On les prive tout au plus d'une commodité. Se figure-t-on que les aciéries de l'Allemagne en guerre vont chômer pour cela ?
Mais la Chambre debout acclame M. Reynaud. C'était prévu. La marine a renfloué le ministère.
Il faut croire que l'Armada démocratique n'avait levé l'ancre que pour ce triomphe-là. Car aussitôt, elle se volatilise. On se rue aux nouvelles de la gigantesque bataille navale. Mais elle s'est déjà perdue dans le brouillard.
Les “Te Deum” n'en continuent pas moins. Leur fracas compense leur majestueuse imprécision.
Les escadres ayant mystérieusement regagné la coulisse, la vedette est maintenant au corps expéditionnaire, dont on vient de saluer avec de triples hourrahs le joyeux débarquement sur les côtes norvégiennes.
Le docte Thierry Maulnier écrit, dans Je Suis Partout hélas ! où Alain Laubreaux ne peut remplir toutes les colonnes :
“La mer du Nord est à la Grande-Bretagne. Les Allemands pourront-ils renforcer et ravitailler les quelques détachements qu'ils ont peut-être réussi à débarquer dans les régions de Trondhjeim et de Bergen ? Ils ne continueront à disposer, pour leurs communications avec la Norvège que des deux bras de mer du Kattegat et du Skagerrak, mais ils ne peuvent communiquer ainsi qu'avec l'extrême-sud de la Norvège et la région d'Oslo. La région de Narvik et des minerais de fer suédois leur reste pratiquement inaccessible aussi bien par la mer, où règne la flotte anglaise, que par terre, où manquent les voies de communications. Les Alliés peuvent attaquer et détruire en Mer du Nord les unitésnavalesallemandes,débarqueraleurgrédestroupesenNorvège, occuper quand ils le voudront la région de Narvik”.
Les grands chroniqueurs de notre invincibilité accommodent ces splendides raisons à toutes les sauces de l'épithète, de la morale et de la géographie. Mais les poilus, maintenant, gardent tranquillement dans leur poche les dix sous de
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Paris-Soir. Ils ne sauraient sans doute pas expliquer que nous voilà lancés dans une campagne pénible et pleine d'aléas, au diable vert de nos bases, quand l'ennemi assure les siennes solidement, et que Reynaud vient de se livrer à un scandaleux chantage. Mais dans leur simple sagesse, ils le comprennent beaucoup mieux que les académiciens de Paris. Ils devinent qu'on leur a encore menti, que l'aventure fait obscurément long feu, et que le seul bilan d'une vraie victoire, c’est celui des Fritz qui ont conquis le Danemark, et la moitié de la Norvège.
Les deux grandes flottes sont l'orgueil des démocraties d'Occident. On les a comptées mille fois comme le plus irrésistible atout de la victoire. Elles ont opéré une sortie sensationnelle, telle qu'on n'aurait osé l'espérer. Le résultat est nul. On apprend peu à peu que les bateaux à un milliard l'unité se sont pompeusement retirés après avoir coulé quelques destroyers. Notre maîtrise de la mer est matière d'évangile. Mais en dépit de cette maîtrise indiscutée, on est contraint d'avouer que les Allemands de Norvège se renforcent par bateaux à leur guise, tandis que c'est notre corps expéditionnaire qui pâtit, isolé, sans ravitaillement et inférieur en nombre.
Les communiqués se font modestes. Bref, nous reculons sur toute la ligne. Les rats hitlériens sont en train de nous fourrer dans la nasse où on devait si promptement les cuire. Allons ! tout se déroule régulièrement. La guerre reste fidèle à ses origines.
J'admire encore que les russomanes de Londres et de Paris aient soigneusement laissé, pour leur équipée nordique, s'écouler tout l'hiver où les Finlandais se sont si bien battus, où cette entreprise aurait eu un sens profond, politiquement, économiquement, où ils auraient trouvé un allié à pied d'oeuvre. Ils ont attendu que cet allié soit écrasé, qu'il ne pût plus être question de faire aux bolcheviks la moindre éraflure, pour s'élancer à l'aveuglette.
Mais ce scénario me passionne de moins en moins. La sottise monotone de chaque péripétie émousse ma curiosité quant à l'épilogue. Je retrouve la sereine indifférence du militaire, et cette fois je m'y enfonce bien. Mes amis du bureau sont des garçons délicieux, des modèles de philosophie. J'ai toutes les faveurs des seigneurs de la cuisine. Je me demande comment on peut s'embarrasser de mobilier, de vaisselle, quand une gamelle et une botte de paille fraîche subviennent si parfaitement à tous nos besoins.
Il fait beau et je suis dans les Alpes de mon Dauphiné, les montagnes que sans doute je préférerai toujours. On n'y entend point le cor d'Obéron, comme dans les forêts et sur les lacs à fées du Salzkammergut. Leur romantisme est abrupt, hautain, quelquefois écrasant. Elles sont assez belles, à leur manière farouche et magnifiquement plastique, pour se passer d'être accueillantes. Leur variété est infinie. Sur ce versant, ce sont les mélèzes noirs, les cascades, les glaciers, le Canada, la Norvège. Tournez la tête, sur l'autre versant, voici le roc dénudé, doré, veiné de rouge, avec un pin tordu qui écarte ses branches sur un fond d'azur éblouissant. C'est le midi dont d'accent chante déjà au fond de la vallée.
Je suis allé au Mont-Genèvre. Il est libre pour les touristes. Le petit village fourmille de skieuses parisiennes, ravissantes et pépiantes. Les jeunes officiers du secteur sont chargés de représenter l'élégance mâle avec leurs windjacks blancs, et font des ronds de jambes aux terrasses des hôtelleries, où l'on prend le bain de soleil devant la dernière neige.
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Parmi ces mondanités et ces coquetteries, l'armée a installé ses odeurs de graisse d'armes, de rata, de vieux cuir et d'écurie qui se mélangent au sillage des femmes fardées.
Les chasseurs tiennent ce secteur avancé et mondain. Non point les pimpants “diables bleus” défilant sur la Promenade des Anglais les jours de bataille de fleurs, mais de rustiques chasse-pattes auvergnats, effrangés et terreux. Les corvées de quartier se déroulent imperturbablement au milieu des cabriolets de sport, des jolies filles animées par le vent et de deux ou trois vieilles anglo-saxonnes excentriques. Les treillis boueux voisinent avec les beaux pantalons fuseaux, les chandails multicolores, les foulards à fleurs et les boucles blondes. Dans quelque soupente fumeuse, imperméable à l'air le plus tonique de France, un sergent-chef comptable et ses scribes jaunissent sur les rébus des situations administratives.
Le poste frontière est installé à deux cents mètres de la douane, dans un chalet décrépit. Sur le balcon, à la place où il y avait naguère les sabots du montagnard, un fusil-mitrailleur est pointé. Un autre dans un jardin, fiché sur un piquet, regarde le ciel, D. C. A. réglementaire et candide.
Cette maison jaune, à portée de mousqueton, c'est la douane italienne. Mais le chasseur mal rasé, qui monte la garde entre deux chevaux de frise, sous le mât du pavillon tricolore, médite peu sur son éminente fonction de dernier soldat de la terre française. Il est même assez copieusement saoul.
Je sais, par les rapports journaliers de la place, que sur ces lignes de crêtes et sur ces passes, les patrouilles italiennes et françaises fraternisent continuellement. Officiers de chasseurs et officiers d' “Alpini” s'invitent à tour de rôle dans leurs postes : “Relations extrêmement cordiales”, disent les comptes rendus. Les troupiers ont un tarif pour l'échange du pernod et du véritable vermouth de Turin.
Nous sommes aujourd'hui au 15 avril 1940. Comme la guerre est loin d'ici ! *****
Encore un cheval de crevé. On a éprouvé le besoin de fournir toute une cavalerie à nos officiers, à ceux du parc d'artillerie et du génie. Il n'est pas un de ces quinquagénaires qui ait jamais mis le pied dans un étrier, et les chevaux trépassent un par un d'inaction. Les mulets les imitent, tandis que les paysans dont les écuries ont été vidées par les réquisitions implorent en vain qu'on leur prête quelques bêtes.
Voilà la demi-brigade de chasseurs, le Neuf-Un par devant, le Huit-Six au milieu, le Neuf-Cinq par derrière. Les cors soufflent à pleins pavillons. Mais les hommes, en troupeau, ne marquent même plus le pas. Si nous moisissons sur place, les chasseurs, hâves, boitant, déteints, sont en train de s'en aller par morceaux sur les routes. L'état-major du secteur fortifié rattrape sur eux l'immobilité de ses autres troupes. De Barcelonnette au Lautaret, de Gap au Genèvre, ils sont à leur huitième mois d'un manège perpétuel et mystérieux, un bataillon chassant l'autre devant lui dès qu'il croyait avoir touché le port.
Mais c'est la dernière fois que je verrai les chasseurs reparaître, toujours un peu plus éreintés et délavés, comme les ministres dans les chevaux de bois de la République.Despersonnagesparisiensontestiméquejenepouvais décemment demeurer pionnier de seconde classe. Ils m'ont découvert un emploi plus adéquat à mes dons, au S. R. s'il vous plait, au 5e bureau, frère jumeau du 2e. Le 5e bureau recueille les renseignements, le 2e les exploite.
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Je n'ai manifesté qu'un médiocre enthousiasme. La conjugaison des bureaucraties militaire et parisienne me répugne au plus haut chef. Je préférerais aussi ne rien devoir aux personnages en question, avec qui je n'ai plus l'ombre d'un sentiment commun. Avouons enfin ce petit ridicule : J'ai malgré tout un peu plus l'air d'un soldat sur la paille alpine que devant une écritoire des Invalides. Mais un des officiers du S. R., le capitaine V... que j'ai rencontré naguère à la table d'un de ses parents, me propose une mission amusante. Il s'agirait de converser deux ou trois fois par semaine, dans le Simplon Orient, avec quelques voyageurs choisis arrivant du sud-est européen. Dans l'armée, on appelle cela “contacter”. Le “contacteur” du Simplon est un jeune capitaine d'artillerie, mathématicien émérite, mais si maladroit et gauche qu'il n'a pas lié deux conversations en trois mois. On a eu l'idée, militairement exceptionnelle, de confier cette besogne à un journaliste, opérant en complet veston.
Ma foi ! pourquoi ne serais-je pas ce journaliste ? Je n'aurai jamais d'autre occasion d'exercer ce métier curieux de demi-espion. Il est bon de secouer l'engourdissement qui me gagne, dans ce bataillon de pionniers en chômage, parmi les cueilleurs de pissenlits et les rabâchages d'ivrognes. Hors des corps francs, où je n'irai jamais, il m’est indifférent de faire cette guerre n'importe où. On n'est pas plus embusqué dans le septième arrondissement qu'à Metz ou Briançon. Je me suis laissé tenter. Ma mutation vient d'arriver. Je vais faire une escale obligatoire au fatidique G. U. P de Romans. Il est presque vide, plus lugubre et sordide que jamais. Mais les honorables rempilés et Saint-Cyriens du “noyau” sont toujours bien accrochés à leur poste. Bouboule est encore là, ainsi que mon ex-capitaine, qui ne comprend pas un mot à mon cas, subodore des irrégularités épouvantables, me colle un numéro matricule et m'enjoint d'aller faire l'exercice séance tenante. Si le lieu était de mon goût, je pourrais certainement y finir la guerre.
Après des pérégrinations désespérées, je me décide à rédiger moi-même mes paperasses. Je découvre un trificellidé assez audacieux pour les signer et, le 25 avril, je m'embarque pour Paris.
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IV CEUX DU S. R.
CHAPITRE XVIII
LES TAMPONS DU CAPITAINE
L’imparfait est le temps dévolu aux historiens. Je ne me flatte point d'en être un, mais j'aborde dans ce récit une période historique entre toutes. Reprenons donc l'imparfait.
J'arrivais à Paris plein d'une nouvelle ardeur. Mon nouvel avatar militaire me conduisait aux sommets de l'armée. J'allais enfin retrouver une besogne où la substance grise aurait sa part.
Le 5e bureau était situé 4 bis, avenue de Tourville, à l'ombre du dôme des Invalides, dans un dédale de corridors et de chambrettes malaisées. Le capitaine V..., à qui je me présentai aussitôt, ancien spahi, très cavalier, semblait m'attendre avec quelque impatience.
“J'ai un petit contre-temps à vous annoncer, me dit-il. Pour l'affaire du Simplon, le général ne veut pas prendre sur lui de faire relever un capitaine par un deuxième classe. Nous allons donc garder le capitaine qui ne sert à rien. Evidemment, c'est regrettable. Mais il y a aussi les gens de la Sûreté dans ces trains. Ils ne peuvent pas nous sentir, on a déjà tous les ennuis du monde avec eux. Il suffira que vous ne soyez pas gradé pour qu'ils nous créent des empoisonnements dont nous n'arriverons plus à sortir. Donc, pas de Simplon ni de complet civil. Mais vous connaissez la Roumanie, n'est-ce pas ? Nous allons avoir quelque chose d'extrêmement intéressant par là-bas. Pour le moment, il faut que vous vous fassiez incorporer à la compagnie des secrétaires du 190e Train. Allez-y maintenant, revenez à deux heures. Je vous donnerai du travail pour vous occuper un peu. Ce n'est pas ce qui manque ici”.
A l'heure dite, j'étais dans le bureau du capitaine.
- Vous devez le savoir, commença-t-il, ici nous faisons tous les métiers. J'ai horreur d'être bureaucrate. Depuis la mobilisation, j'espère une mission dans les Balkans ou dans l'orient, des pays que je connais comme ma poche. Ça ne s'est pas encore décidé... En attendant, je suis le faussaire en chef. C'est moi qui ai le service des faux passeports. C'est assez rigolo. Voici ma collection.
Il ouvrit, non sans quelque fierté, une armoire de fer. Elle était remplie de petits carnets de toutes les couleurs, aux armes du Reich, de l'Italie, de la Suisse,
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du Luxembourg, de la Norvège, de l'Irak, du Honduras, bref d'une cinquantaine de nations.
- Jusqu'à présent, reprit le capitaine, j'ai travaillé avec un Juif allemand qui habite rue de Lisbonne, un type qui se fait appeler Lemoine. Jamais vu une plus belle gueule de crapule. Mais on ne fait pas du S. R. avec des séminaristes. Maintenant que vous êtes là, nous allons pouvoir nous débrouiller tout seuls, avoir un service complètement autonome. Ça coûtera moins cher et ça sera beaucoup plus pratique. Vous allez commencer immédiatement. Je pars en permission tout à l'heure pour cinq ou six jours. Je vais vous laisser les clefs et vous me remplacerez. Alors, écoutez-moi bien. Ce n'est pas sorcier.
“Vous voyez, j'ai là-dedans cinq ou six cents passeports. En voilà de vrais et vierges, qui ont été barbottés dans une légation. Ceux-ci sont vierges et faux. Ils ont été imprimés spécialement. Il y en a quelques-uns qui sont très bien réussis, ces suisses par exemple. Les autres ne sont pas fameux, c'est dangereux. Vous regarderez ça de près pour bien faire la différence. Ces passeports italiens sont authentiques, mais leurs timbres sont faux. Ces belges sont faux, mais ils ont de vrais timbres. En voilà un dont la première page a été lavée. Nous pouvons y mettre l'identité que nous voulons. Mais ne vous amusez pas à laver n'importe quel passeport. Ça ne réussit que pour quelques pays, à cause du papier. Vous demanderez les détails au chimiste.
“Maintenant, attention aux cachets. Quand on peut avoir un passeport avec l'identité maquillée et des visas à l'intérieur qui vont avec la mission de notre type c'est épatant. Mais vous comprenez que c'est plutôt exceptionnel. Pour les visas de légations, ce n'est pas compliqué. Vous regarderez si vous avez les modèles ici dans le tas. Si vous ne les trouvez pas, vous irez les prendre chez Lemoine... Mais non, voyons ! ce ne sont pas des tampons de caoutchouc. Il faut faire décalquer le modèle, retoucher les dates et le nom de la ville, et bien au poil dans le même caractère. Et puis on reproduit à la pierre humide. Pour les timbres fiscaux, vous piquerez dans cette boîte. Si vous ne trouvez pas ce qu'il faut, vous tacherez d'en décoller dans un passeport. Naturellement, il faut que vous sachiez les tarifs. C'est dans chaque patelin comme chez nous. Le tarif varie selon les ressortissants étrangers. En ce moment aussi, ça change presque tous les mois. Non, je n'ai pas de barème. Mais vous piocherez ça. (Il me tend une vingtaine de kilos de dossiers où d'un coup d'oeil, je puis observer que le Lichtenstein est fraternellement mêlé à l'Irak, la police portuaire anglaise avec les entrées de devises en Bulgarie). Pas de blagues. N'allez pas me faire promener un Hongrois en Grèce, avec un visa daté du mois de mars et un prix qui a été majoré ou diminué de vingt drachmes depuis septembre dernier. Ne confondez pas non plus les visas de transit avec les visas de séjour, et les visas pour une semaine avec les visas pour trois mois qui peuvent être plus chers.
“Pour l'Allemagne, il faut aussi que vos bonshommes aient le Passbegleitschein. Les Fritz ont inventé ça pour réduire la fraude. C'est cet imprimé sur papier blanc. Je l’ai fait reproduire très convenablement. Mais les cachets à y flanquer dessus varient. Du reste, il y a tout le temps de nouveaux détails pour l'identité des étrangers en Allemagne. J'ai un certain nombre de notes à ce sujet dans ces chemises (quelques nouveaux dossiers). C'est un peu en souffrance. Naturellement, j’étais seul jusqu’à hier. Il est indispensable que vous mettiez ça à jour au plus vite. Vous irez chercher aussi au “P. C. Victor”, une de nos annexes, la collection de tampons qu’on a mise là-bas à l'abri, et vous m'en ferez le répertoire.
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“ Attendez ! Ce n'est pas tout. En général, il vaut mieux que nos gaillards montrent des passeports qui aient l'air d'avoir déjà beaucoup servi. Ça inspire confiance. Alors, il faut leur organiser des voyages sur les premières pages, qu'ils aient l'air d'avoir déjà été de Suisse en Turquie, ou d'Italie en Lettonie. Vous pouvez même leur coller des visas de pays qui n'existent plus en leur dressant un passeport de 1938, renouvelé l'année dernière. Pour les visas d'entrée et de sortie à chaque frontière, vous regardez les indicateurs de trains et de bateaux. Chaque poste a son cachet qu'il faut décalquer et faire reporter. Vous chercherez ça dans ma collection de passeports (il désigne l'armoire entière), et si vous ne trouvez pas, toujours Lemoine. Il a des quantités de fiches. Demandez-les lui. Je veux les faire reproduire pour les avoir sous la main. Faites donc commencer ça vous-même en prenant d'abord ceux qui vous paraissent les plus utiles. Méfiez-vous dans vos itinéraires. Il y a beaucoup de points de passage qui sont fermés depuis la guerre. Ou bien, entre la Suisse et l'Allemagne, par exemple, on passe tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Ça dépend des derniers règlements. Tachez de vous débrouiller pour ne pas vous tromper. Ah ! il y a aussi des postes qui ont changé leurs cachets, ils en ont maintenant qui sont en triangle au lieu d'être en rond. Il ne faut pas oublier non plus la couleur des encres, quand vous faites reproduire. Si un poste qui a des tampons violets depuis des années voit son cachet, en bleu sur un passeport, ça risquede lui donner l'éveil. C'est à peu près tout pour aujourd'hui. Vous voyez que ça n’est pas compliqué. J'espère bien que vous saurez déjà tout ça par coeur quand je rentrerai. Vous allez avoir à faire partir trois ou quatre types pour l'Allemagne. Ils doivent avoir besoin de passeports espagnols et italiens. Vous aurez aussi à fournit demain les papiers d'un officier qui va en Slovaquie. Il voyage avec un passeport suisse. Il faut qu'il ait au moins tous les visas d'un parcours précédent Suède-Yougoslavie. Maintenant, au revoir, je file. A la semaine prochaine. Ne vous fichez pas dedans, hein ? Vous pourriez faire couper la tète d'un homme...”
Je demeurai pantelant devant les mètres cubes de papiers faux ou vrais qui jonchaient les tables, débordaient des armoires. Le capitaine V... m'avait-il pris pour une espèce de génie, un Pic de la Mirandole de la falsification ? Ou bien étais-je devenu chez mes pionniers un franc imbécile ? N'existait-il point pour s'avancer dans ce labyrinthe un fil que je n'avais pas su apercevoir ? Je m'enfonçai fiévreusement dans mes documents. Non, j'avais bien tout saisi. Il fallait savoir si le port de Stralsund était encore ouvert aux voyageurs danois au mois de février ; s'il était déjà interdit de passer en Suisse par Waldshut au mois de septembre ; si les cachets de la gare de Velika-Kikinda étaient carrés en 1938 et si ceux d'Hegyeshalom ont toujours été octogonaux ; si “telepett” signifiait en hongrois “sortie” et “belepett” “entrée”, ou bien le contraire. Les timbres verts de 120 fillers avaient-ils été supprimés et depuis quand ? En quelle occasion fallait-il employer le “timbru consular” roumain orange, et quand, mon Dieu ! les deux “timbre fiscale” bleus ? Combien de dinars un Hollandais payait-il en 1939 pour un visa de transit en Yougoslavie, et combien de couronnes un Luxembourgeois pour un visa de séjour au Danemark ?
Pour répondre à cette armée d'énigmes, j'avais cette pyramide de circulaires, de notes, de rapports entassés au hasard et où jamais un coup d'oeil n'avait été jeté. Au bout d'une heure, j'avais compris que cette montagne, pour commencer à être utilisable, exigeait d'abord un dépouillement, un classement, une mise en fiches qui emploieraient bien trois secrétaires pendant deux mois de travail. Ce
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déblayage accompli, on constaterait sans doute que sous son majestueux volume cette documentation se réduisait à des broutilles. Presque tous les passeports, datant de quatre ou cinq années, n'offraient plus le moindre intérêt. Je pouvais acquérir une érudition sans précédent sur les permis de motocyclettes dans le protectorat de Bohème-Moravie. Mais notre agent à Athènes, helléniste et archéologue extrêmement distingué, parait-il, qui se cachait sous le pseudonyme de Datos, nous avait expédié un courrier de quelque soixante-dixpagespournousapprendrequ'illuiétaitimpossibledeconnaître le régime et le prix des visas grecs. Comment oserait-on encore estampiller une pièce d'identité quelconque avec ces timbres mal décollés, déchirés, oblitérés, avec ces visas allemands décalqués sur une photo voilée, à moins d'avoir le dessein d'expédier tout droit à un peloton d'exécution, le porteur d'une contrefaçon aussi grossière ?
Dussè-je passer pour le dernier des propres à rien et me faire réexpédier par le plus court chemin dans l'infanterie, je me jurai de refuser toute complicité dans un semblable meurtre jusqu'au retour du capitaine.
Le matériel de guerre de ce dernier ressemblait fort, en somme, à ces arsenaux qui paraissent capables d'équiper vingt bataillons, mais où des générations d'adjudants et d’officiers d'habillement ont accumulé des fusils à pierre, des chassepots réformés et des coupe-choux de gardes champêtres.
Je pouvais du moins “contacter M. Lemoine”, comme j'en avais reçu mission. Une juive boitillante qui faisait l'office de planton m'introduisit rue de Lisbonne dans un somptueux appartement. M. “Lemoine” était un grand et sec vieillard de mise austère, au grave visage de clergyman. Mais derrière ses lunettes s'embusquaient deux petits yeux verts, pointus et fuyants, désignant éloquemment un monsieur condamné cinq ou six bonnes fois pour carambouille, attentat aux moeurs et capable de vous fournir dans l'heure trois petits garçons, une livre de cocaïne ou cinq filles pour Buenos-Aires. Tout l'étage était une véritable usine de faux, répartie à travers un mobilier de haut magistrat. M. “Lemoine” me dirigea sur son premier chef de service, un nommé Drasch, si je me souviens bien, juif ou non, peu importe, mais en tout cas hideuse fripouille à l'accent tudesque, d'une gluante obséquiosité, qui avait collaboréquelquetempsàuntorchonpornographiqueetmedonna incontinent du “cher confrère”. Avec l'indulgent sourire d'un maître ouvrier pour le profane, il me montra quelques menus secrets de ses fabrications qui paraissaient en effet irréprochables et occupaient un atelier de vingt professionnels. Il ne me cacha pas que mon apprentissage prendrait au moins quelques années, que l'aimable capitaine V... connaissait à peu près ce métier comme celui de pécheur de perles et que la noble armée française, dont il était l'humble et obéissant serviteur, assimilait fâcheusement l'art du faussaire avec le demi-tour à droite.
J'avaisscrupuledepriverunaussiremarquablespécialiste d'instruments dont je ne serais pas moins encombré que d'un harpon à baleine. Mais fidèle à ma consigne, je me fis remettre un fichier complet de visas que l’estimable M. Drasch abandonna avec un profond soupir.
Dans l'escalier, je croisai trois officiers, agents de notre service. Ils venaient en uniforme chez ces gredins, sujets d'un pays ennemi, vendus à autant d'états-majors et de polices qu'il pouvait en exister sur le continent.
Pourle“P.C.Victor”,reliéauxInvalidesparunenavetted'autocars, c'était un gigantesque et effroyable château de la dynastie des juifs Péreire, semblable à un immense buffet pseudo-Henri Il en moellons et en briques, au beau milieu de
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la forêt d'Armainvilliers. Une trentaine de militaires de tous grades, flanqués de quelques dames dactylographes, y gardaient un insondable amas d'archives en caisses. Cette garnison était recluse dans l'enclos du parc et se consacrait essentiellement pour l'heure à la cueillette du muguet. Un jeune lieutenant chimiste, assisté d'un jardinier, se livrait sur l'évier d'une cuisine, parmi des soucoupes ébréchées et de vieux saladiers, à des recherches d'encres sympathiques et de révélateurs, avec une foi énergique mais dont il m'avoua qu'elle n'avait point jusqu'ici reçu de récompense. Il m'emplit une valise des précieux tampons que je venais quérir. Les trois quarts de ces superbes accessoires dataient du Reich d'avant Hitler, de l'occupation allemande en Belgique et dans le Nord. Il y avait même une collection complète de timbres russes aux armes impériales. Je me hâtai de ficher minutieusement les empreintes de ces souvenirs historiques, puis je m'attaquai avec plus de vaillancequed'espoiràunrelevémonumentaldesgares-frontières européennes et de leur vraisemblable régime.
*****
Le capitaine V.... en rentrant au bout de six jours, parut suffisamment satisfait de mon activité.
- Les nouvelles sont bonnes pour nous, me dit-il. Nous ne moisirons plus beaucoup ici. Je vous emmènerai avec moi. Je pense que vous êtes capable d'étendre un bonhomme au pistolet à travers votre poche en cas de besoin. En gros, il est question d'aller chambarder un peu les pétroles roumains. Nous serons cinq ou six. Du joli sport.
J'avais ainsi confirmation du fameux projet que les experts et stratèges se confiaient dans le creux de l'oreille depuis plus d'un semestre. Cinq ou six dynamiteurs pour une entreprise de cette envergure ! Je me permis un haut le corps expressif. Mais le capitaine sourit de mon ignorance.
Cette petite scène paraîtra, sans doute invraisemblable. Moi-même, après dix-huit mois, en y songeant, j'arrive à douter de sa réalité. Pourtant, je puis en jurer sur mes oreilles.
- Au fait, reprit le capitaine, vous allez lâcher provisoirement les passeports.
- C'est dommage, mon capitaine. Je commençais à avoir quelques lueurs sur la question. Je connais déjà tous les postes allemands qui sont fermés.
- Très bien, mais vous reprendrez ça après. Il y a quelque chose de plus important. Il faut aller dépanner L... qui est dans un gros travail.
L... était un charmant garçon, dessinateur dans le civil chez van Cleef, les bijoutiers juifs de la place Vendôme, et qui venait de débarquer un peu avant moi au 5e bureau par je ne sais plus quels hasards, après un mélancolique hiver dans un régiment de défense passive. Je le trouvai attelé à un butin de paperasses presque aussi haut que celui que je venais d'abandonner.
Il s'agissait, sans plus, des états nominatifs et des dossiers de tous les officiers de l'armée française susceptibles d'être utilisés par le S. R. Ces documents avaient été réclamés d'urgence à toutes les unités dans la première semaine de la guerre. Depuis l'automne précédent, ils avaient dormi en tas dans différentes armoires de l'avenue de Tourville. Ce grimoire fourmillait de personnages inestimables. On y découvrait plus d'un millier de polyglottes accomplis, une centaine d'hommes parlant, comme le français, le russe et la plupart des langues slaves, davantage encore sachant aussi bien les langues
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scandinaves, dans ce moment où nous nous battions en Norvège ; des voyageurs, des diplomates, des écrivains connaissant sur le bout des doigts les milieux politiques de dix capitales, des spécialistes de toutes les grandes industries, des volontaires fanatiques ayant déjà rempli dans l'Allemagne ou l'Italie du temps de paix plusieurs missions pour le Deuxième Bureau, accompli des stages d'officiers de renseignements, voire travaillé au S. R. dans l'autre guerre. Il y avait même quelques simples soldats aux compétences et aux titres si éclatants que leurs colonels les avaient fait porter sur les listes. Tout ce personnel sans prix végétait depuis le début de la guerre dans des magasins de subsistance, des compagnies de transports, des gares régulatrices, des dépôts de remonte, des bataillons de pionniers ou d'ouvriers d'artillerie, des régiments régionaux, des escadrons paralytiques, des forts muets. Un jeune lieutenant, premier et second aux concours de Normale et de Polytechnique, docteur ès lettres, parlant dix langues, dont le danois, le suédois et le finnois, ayant vécu des années dans les pays nordiques, n'avait encore pu être arraché, depuis la mobilisation, à une batterie anti-aérienne enterrée du côté de Meaux.
Il avait fallu l'arrivée d'un brave garçon de deuxième classe, capable de travailler quinze jours avec méthode, pour que le Grand Etat-major Général connût enfin ces inestimables serviteurs. L... s'était jeté dans sa besogne avec fougue. En huit jours, il avait déblayé la moitié de ses dossiers enchevêtrés, établi une foule de fiches qui constituaient un répertoire complet et pratique, A nous deux, nous n’allions pas tarder à en voir le bout. Pour la première fois depuis mon incorporation, j’avais le sentiment de faire quelque chose d'utile. J'avais tout de suite beaucoup aimé L...., Parisien naturellement enthousiaste, gai et vif, type délicieux que l'émigration auvergnate et bretonne a raréfié, ayant le charme, la sagacité, la virtuosité et la délicatesse des vieux artisans dont il continuait le beau métier, depuis trop longtemps au service des juifs pour ne pas être vigoureusement antisémite.
A côté de nous, deux camarades, S..., administrateur d'un grand café des Champs-Elysées, et V..., assureur cossu, l'un et l'autre également deuxièmes classes, se livraient avec d'autres milliers de fiches à un interminable et épuisant pointage d’unités bulgares, roumaines, grecques, espagnoles, turques qui exigeait, à première vue, les connaissances militaires et la collaboration de cinq ou six capitaines brevetés. Dans l’espèce de chambrée, remplie de lits réglementaires, de casques, de masques à gaz et de gamelles qui nous tenait lieu de bureau, il y avait encore un petit vieillard gris et sec, répondant au nom de M. J..., Il traduisait environ cinquante lignes d'anglais par semaine et le reste du temps lisait le journal ou des romans policiers. C'était un employé attitré et appointé du S. R. depuis quelque vingt ans.
L’adjudant du matériel, sinistre brute alcoolique, ayant jugé opportun de nous ôter notre table après un pernod plus tassé que d'habitude, nous nous étions mis en quête, L... et moi, de deux tréteaux et de quelques planches qui pussent en tenir lieu. Nos investigations, fort laborieuses, nous avaient conduits dans les sous-sols du 5e Bureau. Au fin fond d'une cave, sous le vague rai de lumière d'un soupirail tendu de toilés d'araignées, parmi des échafaudages d'énormes registres à demi dévorés par des rats, des entassements maurrassiens de dossiers noircis et de paperasses jaunies couvertes d’un pied de poussière, s'affairait un surprenant militaire au crâne pointu et pelé, un lorgnon branlant au bout d'un museau de fouine. C'était un Russe, parlant parait-il n'importe quelle langue, hormis le français en tout cas, le grand spécialiste chez nous des questions militaires soviétiques.
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Nous trouvâmes bientôt un matin les figures de nos officiers longues d'une aune. Ils s'abordaient à voix basse. Une atmosphère de funérailles régnait dans les couloirs. Une dépêche de Londres venait d'annoncer la faillite de l'opération de Norvège et le réembarquement des soldats anglais et français. La veille encore, les nouvelles de là-bas étaient claironnantes. L'aventure se terminait par la plus cuisante gifle : “Quelle catastrophe !” me dit le capitaine V... furieux. Un petit frisson de jubilation me courait spontanément à fleur de peau. Je ne songeai pas à le réprimer. Je n'en éprouvais aucun remords. Je n'allais pas me sentir battu dans la guerre de Churchill et de Reynaud, me forger des scrupules parce que la plus aberrante invention de ces deux gredins faisait long feu. Le camouflet marquait la joue du sinistre petit pantin de la route du fer. Eh bien ! nous allions au moins être débarrassés de ce salaud. On ne s'était tout de même pas figuré que l'on gagnerait la guerre dans les montagnes de Trondhjem !
L... et moi, nous poussions sans relâche notre collection de candidats au S. R. Nous admirions le nombre énorme d'ecclésiastiques volontaires pour l'espionnage. Nous tâchions de percer le mystère Gastambide, un candidat que nous retrouvions tantôt lieutenant de chasseurs, tantôt dans les sapeurs, d'une si étrange ubiquité que nous n'avions pu encore décider s'il ne représentait qu'un seul personnage, ou deux et trois. Il ne nous manquait plus beaucoup de temps pour achever notre besogne. Mais un trait de génie venait de frapper le capitaine V...
- Dites-moi, ce L.... c'est un garçon très bien, n'est-ce pas ? Intelligent et artiste. Avec son métier, il doit avoir l'habitude du travail méticuleux. Laissez tomber vos listes pour le moment. Vous allez reproduire nos cachets avec L... Vous les lui choisirez et il les dessinera. Ensuite, vous en ferez un répertoire sur fiches par pays, par postes frontières. Quand nous aurons fini ça, nous pourrons entièrement nous passer de Lemoine.
Naturellement, mon capitaine, nous ne prendrons que les cachets récents...
- Mais pas du tout. Vous ne me comprenez pas. Je veux absolument tous les cachets, tous ceux que j'ai dans mes passeports, et ceux qui sont photographiés dans mes dossiers. Tout peut servir. Il faut aussi relever tout le fichier de Lemoine. Allez, prenez le paquet, et commencez illico.
Je revins abasourdi près de mon compère.
- Mon vieux, changement de direction. Nous lâchons les Gastambide. Nous redevenons faussaires. Tu peux préparer un kilomètre de papier calque.
Le bon L... s'arma de pinceaux, de plumes à dessin, d'encres, d'une loupe de joaillier, et le lendemain attaquait le grand oeuvre. Il était en effet très habile et minutieux. Je lui avais choisi pour débuter un cachet allemand de frontière, avec une quarantaine de lettres et l'aigle hitlérienne réglementaire. Vers le milieu de l'après-midi, son calque était terminé. Il ne restait plus qu'à le reproduire avec la pierre humide dans le laboratoire d'un charmant caporal, truqueur spécialisé du S. R. depuis des années, et dont le matériel consistait principalement en une demi-douzaine de bouteilles de “Corrector”. L'impression révéla d'ailleurs que notre encre était défectueuse et d'une couleur peu vraisemblable.
Tout était pour le mieux ! Nous nous trouvions devant quelque cinq mille cachets, sceaux et griffes à relever. Pour la moitié au moins, c’étaient des
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placards tenant toute une page de passeport, comportant deux et trois cents caractères, avec des armes, des ornements complexes et microscopiques, animaux hiératiques, figures, festons, blasons de villes et de peuples. Un grand nombre d'inscriptions étaient dans des langues, voire des lettres inconnues. Il importait de les reconstituer avec une fidélité exemplaire d'après un coup de tampon souvent à peine visible, Il fallait savoir si nous nous trouvions devant un “chtcha” ou un “tsé” de l'alphabet cyrillique, si nous n'allions point écrire en bulgare marmite à la place de chemin de fer. Avec une célérité et une dextérité remarquables, on pouvait évaluer à une journée de labeur en moyenne chacune des reproductions. Le capitaine V.... pour l'exécution de cette tâche, disposait d’un dessinateur novice et d'un spectateur.
Quand ces deux héros en seraient venus à bout, le second temps de l'opération resterait encore à accomplir. Il n'était pas question en effet de redécalquer encore des imitations déjà approximatives, pour les porter sur des passeports ambitionnant un aspect authentique. Il conviendrait donc de transformer notre collection en timbres de caoutchouc.
Nous pouvions nous embarquer d'un pied résolu pour la guerre de Trente ans des faux tampons.
*****
Je venais d'être transporté d'un bond de mon infime condition de pionnier montagnard jusque dans les sphères suprêmes de l'armée française. L'incohérence m'y poursuivait. Elle régnait simplement sur une autre échelle, démesurée cette fois.
La vie redevenait odieusement quotidienne. Je n'avais même pas une besogne avouable et de quelque sérieux à laquelle je pusse décemment m'accrocher. Je couchais dans mon lit. Mais ma pauvreté m'imposait la gamelle à l'Ecole Militaire. L'immense compagnie de secrétaires où j’étais affecté émargeait pour quelque trois mille hommes. On en comptait bien trois cents à chaque soupe. L'ordinaire était cependant pitoyable. La “fuite”, à tous les échelons de la hiérarchie, devait atteindre des centaines de milliers de francs par mois.
Les quelques amis demeurés civils que j’avais pu apercevoir étaient plus sombres et révoltés que jamais.
Je regrettais déjà le vent tonique du mont Genèvre.
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CHAPITRE XIX VOILA LE BEAU TEMPS
Le vendredi 10 mai les sirènes d'une alerte nous éveillèrent vers cinq heures du matin. Le soleil se levait dans un ciel limpide et léger. Ma femme, ma soeur arrivée depuis quelques jours à Paris et moi-même, nous étions accoudés à notre balcon. Nous savourions la gaîté et la fraîcheur de cette radieuse aurore de printemps. Toute la rue, comme nous, était aux fenêtres, riant et bavardant, les yeux en l'air. Quelques détonations retentissaient. Deux ou trois petits avions caracolaient très haut, brillant dans les premiers rayons. De menus flocons blancs naissaient au-dessous d'eux : “Tiens, ce doit être des Fritz ! C'est la première fois qu'on les voit.” Jamais alerte n'avait été plus aimable.
*****
Vers huit heures et demie, comme chaque matin, je traversais la petite cour de l'avenue de Tourville. Une extraordinaire conversation m'arrêta net : “Oui, mon vieux, disait un planton à un chauffeur sur la marche d'un escalier, les Allemands sont entrés ce matin en Hollande. C'est à la T. S F.”
- Comment ? Mais qu'est-ce que tu dis?
- Oui, ils sont entrés en Hollande, et aussi dans le Luxembourg. Moi, je l'ai pas entendu, mais mon beau-père l'a pris à son poste. C'est comme je te le dis.
J'étais cloué sur place. J'interrogeai encore avidement. Mais l'homme avait une tête de butor, je n'en tirerais pas un mot de plus. Ces imbéciles croyaient entendre dans leur radio tant de turlupinades ! Cela se pouvait-il ? Aurions-nous la chance inouïe que l'adversaire eût fait cette brutale erreur ? Le capitaine V... passant rapidement, ne semblait rien savoir. Les officiers entraient par petits groupes, avec leur pas et leurs visages de tous les jours. Mes camarades scribes arrivaient. Ils ignoraient tout et ne manifestaient qu'une curiosité fort médiocre. “Ce n'est pas tout ça. Au travail !” Et ils reprenaient laborieusement leur ordre de bataille bulgare : “Alors, nous disons : deux nouvelles compagnies de pontonniers à Roustchouk...”
Je ne tenais pas en place. Je n'arrivais pas à atteindre au téléphone mes amis des journaux. La presse du matin montait en épingle “les efforts impuissants” des Allemands pour dégager Narvik. Le général Duval déplorait que cette guerre manquât d'élan. Maurras sommait le ministère de faire sienne la Paix Bainville “pour que le Boche sût ce qu'il aurait à payer au premier désastre” et réclamait un gouvernement de guerre tiré de l'Armée. Mon bon L.... sa loupe vissée dans l’orbite, s'était remis à peiner sur un cachet de consulat turc. Au fait, j'avais à faire estampiller chez “Lemoine” un passeport hollandais pour un de nos agents. C'était bien l'occasion de m'éclairer sans retard. Je courus rue de Lisbonne. Dans l'autobus, des voyageurs se demandaient : “Alors, c'est vrai n'est-ce pas ? Je suis parti très tôt de chez moi. Avez-vous entendu la radio ?” On ne pouvait presque plus douter.
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Drasch était assis à son fastueux bureau, le récepteur à l'oreille. Je n'eus pas à lui poser une ridicule question.
- Eh bien ! mon cher, me dit-il avec son affreux sourire, nous n'avons plus besoin de nos petits passeports hollandais et belges. Cette fois, ça y est... Vous permettez que je termine cette communication ?
L'ordure passait en hâte des ordres de Bourse. Il sourit plus hideusement encore :
- Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est difficile de se défendre un peu dans des jours pareils.
Je bondis dehors. Sur la place Saint-Augustin, on s'arrachait déjà Paris-Midi : Luxembourg, Belgique, Hollande... Bombardements aériens sur toute la France. Bruxelles et La Haye font appel aux Alliés. Nos troupes se portent en avant.
Quel tourbillon devant moi ! Quelle étrange délivrance mêlée d'une angoisse subite ! Tout changeait en un éclair. La farce démocratique, sans but, sans fin discernable, se dénouait brusquement en tragédie.
Une vénérable dame en chapeau à fleurs m'abordait tumultueusement, brandissant son journal, m'étreignant presque :
- Ah ! jeune homme ! Vous savez ! Ils n'ont que douze jours d'essence.
Toujours les absurdités judaïques ! Je connaissais les Allemands et leurs guerres. Rien de plus faux que l'aveugle ruée, notre spécialité au contraire. Pour avoir risqué cette partie gigantesque, il fallait qu'ils eussent pesé leurs chances et qu'elles leur fussent apparues sérieuses. Mais assurément, les nôtres l'étaient bien davantage. Il fallait malgré tout que l'embarras de l'Allemagne fût grave pour qu'elle se jetât ainsi sur un adversaire formidablement retranché, guettant au créneau, le doigt sur la gâchette depuis huit mois. On l'avait assez ressassé : jamais Hitler ne serait assez bête pour se précipiter sur notre cuirasse. Et la faute était cependant accomplie. Sans la violence germanique, impossible de l'expliquer. Notre régime n'avait point mérité cette chance. Mais désormais, il s'effaçait. Le destin de la patrie était remis aux mains de l’armée, elle ne pouvait posséder de plus beaux atouts. On allait voir avant peu qui était le plus fort. Tout valait mieux que cette interminable et abrutissante stagnation. De toute façon, ce serait un sort grandiose que d'être du pays vainqueur d'un tel duel.
Je devais déjeuner chez mon ami Dominique Sordet. Je me précipitai chez lui frémissant. Il m'attendait la mine soucieuse et réticente.
- Eh bien ! Sordet, c'est la grande bagarre. Je ne l'aurais jamais cru. Pourvu qu'on n’aille pas à un nouveau Charleroi ! Mais non, ce ne doit pas être possible ?
- Hou ! Hou ! Sait-on jamais ?
- Mais enfin, nous sommes archi-prêts. On attend le coup depuis des mois et des mois. Rappelez-vous, l'hiver dernier déjà. Il me semble que ça s'engage dans les meilleures conditions.
- Peuh ! Peuh ! Les Allemands doivent avoir dans les cent quarante divisions. Nous, que pouvons-nous aligner ? Quatre-vingt-dix, quatre-vingt- quinze divisions.
- Mais diable ! Il y a aussi les Hollandais, avec les inondations.
- Oui, bien entendu, les Hollandais... Houm ! -IldoitbienyavoirtoutdemêmedesAnglais.EtlesBelgesaucomplet. Ils
sont bien fortifiés, ils ont le canal Albert. Ils doivent pouvoir tenir un moment. Et s'ils cèdent, nous avons toutes les lignes du Nord. La frontière est
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archi-retranchée. Il y a de quoi recevoir les Fritz. Nous n'allons pas être assez bêtes, j'espère, pour aller livrer une grande bataille en rase campagne...
- Qui sait ? Voyez-vous, Rebatet, je ne voudrais pas vous démoraliser. Mais les Allemands vont faire donner leur aviation à fond. Nous sommes extrêmement faibles de ce côté-là. On m'a donné des précisions sérieuses. Nous avons à peine mille avions, et pour ainsi dire pas de bombardiers.
J'avais de bonnes raisons de croire sur parole Sordet, si sage, si profondément averti, infaillible jusqu'ici. Je fus atterré par son chiffre, qu'aucun autre troupier, je pense, ne devait connaître ce jour-là et qui se trouvait encore au-dessus de la réalité.
- C'est inouï ! Mais cependant, les Anglais ne rétablissent-ils pas un peu la balance?
- Je crains qu'il n'y ait pas grand' chose à attendre d'eux. Je ne suis pas rassuré. Quand on pense comment et pourquoi cette guerre a été déclarée ! Faire courir aussi follement de pareils dangers à un pays, c'est effrayant !
Je quittai Sordet, chargé de lourdes et noires pensées. Cette guerre, dès la première heure, avait un aspect étrange. Les parachutistes, cibles de tant de nos blagues antérieures, semblaient bien être les principaux assaillants de la Hollande. A l'aube, entre dix autres villes, Lyon avait été bombardé. C'était pour moi la nouvelle la plus insolite. Deux soldats avaient été tués sur le terrain d'aviation de Bron. Le G. U. P. de Romans devait former pour lui une de ses fameuses compagnies de “pionniers de l'air”. Au rebours de n'importe quelle prévision raisonnable, ces placides territoriaux, planqués si parfaitement, venaient d'être de nous tous les premiers à voir le feu et la mort. J'avais peut-être connu les pauvres diables écharpés ce matin.
*****
J’écoutais au fond de moi-même l'immense rumeur des chars, des canons et de l'infanterie en marche sur la frontière du Nord. L’embusque à Paris, légitime quinze jours plus tôt, devenait indigne. Au bureau, L... piochait toujours son visa turc. Cette plaisanterie n'était plus tolérable. J'allai aussitôt frapper à la porte du capitaine V...
- Mon capitaine, je comprends l'irrégularité de ma démarche, si peu de temps après avoir été muté. Mais je suis service armé. Tous mes amis vont se battre. Je demande à être relevé et envoyé dans un corps de troupe.
- Non, je ne vous autorise pas. On ne peut pas se promener tous les quinze jours dans une nouvelle direction.
- Mon capitaine, une mutation de plus ou de moins...
- Non, le 5e Bureau n'est pas un moulin. J'aimerais bien, moi aussi, partir dans un bataillon de dragons portés. D’ailleurs, je vous le redis, je vais avoir besoin de vous d'ici peu, et si, vous voulez du risque, vous serez servi. L'affaire roumaine est plus urgente que jamais. Elle va être sur pied d'ici une ou deux semaines. Et puis, ne vous emballez pas. Nous ne sommes qu'au début de l'affaire, dit-il en me montrant la Belgique sur la carte. On ne sait pas comment les choses vont tourner par là.
*****
Le ministère Reynaud s'enrichissait des sieurs Louis Marin et Ybarne-garray, gigantesques causes, petits effets dérisoires. La démocratie embauchait deux
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tambours ramollis. C'était le plus grand effort qu'elle pût pour se hausser à la hauteur du drame. Le choc colossal trouverait côte à côte les vieux bérets de la réaction bourgeoise et la fine fleur de mai 1936.
A Londres, mélancolique porte-parapluie, Chamberlain disparaissait, laissant la place entièrement libre à Churchill.
L'Action Française écrivait dans une manchette historique :
“LA GUERRE DES NERFS EST FINIE : L'AUTRE COMMENCE.
“Les Boches croyaient nous abrutir en nous réveillant en sursaut “après huit mois de sommeil.
“Quelle erreur ils ont commise !
“La question du moral est résolue.
“Les troupes s'élancent avec enthousiasme dans l'espace ouvert “pour la guerre de mouvement.
“Toute la France, entrevoyant la victoire, crie :
“ ENFIN ! ”
Toutes les indécences et toutes les plus criminelles bêtises étaient ainsi ramassées en dix lignes : des septuagénaires criant de joie quand des centaines de milliers de jeunes hommes allaient mourir, l'immonde folie de la charge, le colonel de Grandmaison, en avant, tant pis pour qui tombe, il y a la goutte à boire, Rosalie au canon.
Aristote, Platon, Minerve, Joseph de Maistre, tous les dieux du plus haut Olympe, de la politique et de la philosophie, finiraient toujours, chez ces vieillards, par tomber au garde-à-vous devant un caporal clairon de zouaves. C'était indigne de Maurras, mais Maurras avait approuvé, contresigné, convaincu de faire ainsi son coup de feu sur le rempart.
Il n'avait point manqué non plus une aussi belle occasion d'afficher son fameux sang-froid. Son premier article, après l'offensive, commençait par ces mots :
“Vendredi matin - devant ce tableau des dépêches que l'on voudrait nous induire à appeler printing, comme s'il y avait un intérêt quelconque, même pour les meilleurs amis de l'Angleterre, à parler anglais en français, à dire handicap pour inégalité, et turf au lieu de gazon...”
*****
Dans la matinée du samedi, j'arpentais la cour du 5e Bureau, à la recherche de quelque prétexte pour bouger un peu, échapper à l'insanité de mes passeports pour pays qui n’existaient plus ou que tenaient les troupes françaises.
Un officier m'interpella. C'était le capitaine L. T... Je l'avais déjà remarqué pour son importance et son extrême agitation.
- Dites-moi, me demanda-t-il, je vois que vous portez un béret et des molletières bleues. Est-ce vous qui venez de l'armée des Alpes?
Sur ma réponse :
- Ah ! ah ! c'est très intéressant. Que faites-vous dans le civil ?
Je lui expliquai brièvement mon travail à l'Action Française et à Je Suis
Partout.
- Mais c'est parfait ça ! Bravo. Je me suis séparé de l'Action Française sur
certains points, mais je l'ai toujours estimée. C'était vous qui signiez “l'Alpin” cet hiver ? Très bien, amusant, et excellent esprit. Vous êtes mon homme. J'ai
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besoin de quelqu'un de sérieux et de sûr. Je dirige ici la section italienne. Gardez pour vous ce que je vous dis : il se peut que l'Italie nous déclare la guerre d'un moment à l'autre. Nous avons de la besogne par-dessus la tête, nous n'y arrivons plus. Vous savez rédiger, n'est-ce pas? Je vous prends avec moi. C'est un travail d'officier que je vous donne. Mais je pense que vous en serez capable. Vous appartenez au capitaine V... ? Aucune importance. Je vais régler ça avec lui en une minute. Il vous prêtera à ma section, jusqu'à ce que vous partiez tous les deux en mission.
Un quart d'heure plus tard, j'entreprenais mon nouveau métier du S. R., le troisième depuis quinze jours, dans le même bureau que le capitaine L. T.... le commandant B... et le sous-lieutenant G... Je passais de l'antichambre dans les plus hauts secrets de l'Etat-Major. Je ne regrettais plus rien. Je me félicitais joyeusement du sort qui me plaçait à cet observatoire de choix pour surplomber l'immense mêlée. J'y coulai ma première journée de grand travail à tailler une douzaine de crayons.
Samedi, dimanche, lundi. Il faisait beau, incroyablement beau pour qui avait vécu si souvent le détestable mai parisien, aigre, gris et boueux. C'était encore le temps de 1870, qui étonnait Edmond de Goncourt, celui d'août 1914 dont André Gide disait : “Le coeur est accablé par la sérénité du ciel”.
Les beaux quartiers avaient achevé de se vider. Les façades cossues ne montraient que des persiennes closes. A neuf heures du matin, les grandes avenues, démesurément élargies d'être désertes, avaient une angoissante solennité.
Les pierres, les arbres, le ciel de la vieille capitale splendide et menacée, parlaient avec infiniment plus d'éloquence que les visages de ses gens. Le gouvernement avait décidé la suppression officielle du pont de la Pentecôte. Mais ce rescrit demeurait platonique, et le Paris du travail, ses outils posés, partait à la promenade des après-midis de vacances. Jeunes ou vieilles, les figures citadines n'exprimaient rien, hormis les digestions, la frivolité, la maussaderie de n'importe quel de leurs jours.
“Paris a quarante de fièvre ”, écrivait en gros titre une feuille italienne que je venais de lire au 5e Bureau. Rien n'était plus fantaisiste. Mais on se demandait s'il fallait s'en louer ou s'en irriter. Paris absorbait des montagnes incroyables de journaux, les éditions que d'heure en heure faisaient déferler le sieur Prouvost et ses Juifs, offrant des mêmes dépêches quatre ou cinq moutures triturées, monnayant la guerre avec une virtuosité d'escrocs. On n'apportait pourtant à ces lectures du trottoir aucune frénésie. Le boniment de l'équipée norvégienne était encore trop frais dans les mémoires pour ne pas rendre le piéton méfiant, et cela ne me déplaisait point. Mais sous cette sagesse, quelle ignorance n'y avait-il pas ! On eût vite compté, parmi, ces bourgeois, ces boutiquiers, ces employés de banque et d'assurances, ceux qui étaient capables de déchiffrer une carte, qui ne prissent pas les bords de l’Ijssel et les plaines du Limbourg pour des terres prodigieusement lointaines. Les péripéties aériennes, les bombardements de villes surtout, avaient bien davantage la vedette dans les préoccupations et les propos.
Paris entendait afficher sa coquetterie séculaire. Mais dans cette coquetterie, on ne savait où s'arrêtait l'inconscience, où le courage commençait.
Les femmes de trente ans, caquetantes, alertes, inauguraient une nouvelle mode de chapeaux charmants et absurdes. Celles de vingt ans, les cheveux libres, les jupes courtes et claires, étaient plus fraîches et fleuries que jamais. Le
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samedi 11 mal, aux Trois-Quartiers, aux Galeries Lafayette, on s'écrasait à tous les rayons, on se battait autour des écharpes, des pyjamas de plage et des crèmes de beauté.
On voyait les derniers permissionnaires - car les permissions n'avaient été supprimées qu'au matin de l'attaque - portant le béret kaki du béton, les écussons et les fourragères des régiments de choc. Ces hommes qui demain seraient devant la mort passaient leur dernière heure de paix, silencieux et solitaires, aux terrasses des cafés, perdus au milieu de cette vie pimpante, pressée et indifférente, dont ils étaient déjà retranchés.
On apprenait que les premières bombes aériennes avaient fait cent morts civils. Les commères et les bourgeois à melon réclamaient violemment des représailles : “Pour dix torpilles chez nous, mille torpilles chez eux ! Mais qu'est-ce qu'on attend ?”
On avait annoncé, huit mois plus tôt, au premier jour de la guerre, que les émigrés judéo-allemands allaient être mis sous surveillance. On avouait aujourd'huiqueleurscampsdeconcentrationdevaientêtrebienmalcloset fort peu barbelés, puisqu'il avait fallu arriver au neuvième mois du conflit, dans un pays abasourdi de fables sur les hitlériens français, pour qu'on lût dans les journaux, sous les manchettes mêmes de la grande offensive, ce titre surprenant : “Les Allemands de Paris vont être internés”.
Dans le soir lumineux, les filles aux longues boucles allaient aux bras des adolescents, heureuses de marcher dans leur pas large et sûr, pâmées et consentantes comme on ne les avait jamais vues. Que de couples, de baisers et d'étreintes ! Sous les arbres des jardins, une odeur étourdissante de belles enfants en volupté se répandait avec les ombres de la nuit. L'amour et la mort allaient de pair. On le savait de reste. Mais on ne soupçonnait pas que cette loi commandât avec une aussi implacable et irrésistible rigueur.
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Le pape venait d'assurer la Hollande, le Luxembourg et la Belgique de son émotion douloureuse et de sa paternelle affection. Maurras saluait avec pompe “cette action dont l'effet était flagrant”. Il saluait aussi la retraite de M. Chamberlain, en le félicitant de s'être repris au lendemain de Munich, où on avait pu croire un instant qu'il fraternisait avec Hitler.
Au Petit Parisien, où M. Joseph-Elie Bois se croisait une fois encore pour la civilisation, s’étalaient les révélations extraordinaires de M. von Wiegand, berlinois émigré : “Hitler prévoit sa mort”. Et l'on annonçait pour un prochain, numéro : “Hitler somnambule”.
Londres annonçait joyeusement que Hitler venait de subir une effroyable défaite, puisqu'il avait ordonné de prendre la Hollande en trois jours.
Thierry Maulnier, l'homme qui ne parlerait jamais de la guerre, écrivait : “Les porte-paroles officiels des gouvernements hollandais et belge ont pu déclarer hier que la guerre éclair du chancelier Hitler avait dès maintenant échoué”.
Tiens ! en lisant attentivement les trois colonnes du commandeur de la Légion d'Honneur Charles Morice, parmi quatre ou cinq articles géogra-phiques copiés du Larousse et la nouvelle de notre éclatante victoire aérienne, on découvrait que Maëstricht était tombée.
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Après avoir taillé tous les crayons de la section italienne, je venais d'entamer mes énormes travaux. Ils consistaient pour l'essentiel à recopier, dans un ordre un peu plus grammatical et selon les canons du style militaire, des notes d'agents dont il apparaissait assez bien que les belles-lettres n'étaient pas leur fort. Le commandant B..., éminent universitaire, spécialiste de la littérature italienne, se livrait auprès de moi au même exercice. Au bout de ma première matinée de rédaction, je n'avais pas eu à transcrire moins de trois notes, qui faisaient bien quarante lignes chacune, sur la présence d'un groupe de soldats de l'intendance italienne dans un îlot du Dodécanèse et la composition du dernier défilé militaire devant la population de Karpathos.
Le capitaine L. T... s'extasia sur ma célérité, et comme mes travaux du jour étaient ainsi expédiés, me conseilla d'étudier au plus vite quatre ou cinq bouquins italiens sur l'organisation de l'“esercito” transalpin. Je m'y plongeai sans garder pour cela les yeux et les oreilles dans ma poche.
Des trois officiers de ma section, un seul, le capitaine L. T..., chef de fait malgré son grade inférieur, était de carrière. Mais il avait suffi pour imprimer à notre cellule toutes les traditions militaires. Il ne fallait pas longtemps pour juger, et la suite ne tarderait pas à me le confirmer, que durant dix heures quotidiennes, sans oublier ma précieuse assistance, la capacité de travail de ces trois hommes au reste cultivés, sérieux et de la meilleure compagnie, était franchement risible, celle d'une demi-journée de dactylo peu surmenée.
Le capitaine L. T..., breveté d'Etat-Major, excellait dans ce pli si purement militaire consistant à se composer une attitude qui vous tient bientôt lieu d'éthique, de méthode et de jugement. Cet honnête Français, rempli de dévouement, de conscience professionnelle, de patriotisme, se donnait, en s'y prenant tout le premier, une héroï-comédie du labeur, du devoir et de l'autorité, qui l'avait amené à se conduire comme un frelon. Il était sur le pont seize heures par jour. Il déjeunait et dînait en vingt minutes, revenait au pas gymnastique, ordonnait une descente aux archives comme une sortie d'attaque, décrochait son récepteur comme on fait feu d'un obusier, en se répétant, du mêmetonquel'onsejuredevaincreoumourir:“Devoir, Efficience, Rapidité. Mon Dieu ! Je suis rompu. Mais c'est la guerre, je fais la guerre”. Au bout du compte, il avait donné ou rendu dix visites superflues, manqué plusieurs démarches trop improvisées, amorcé autant de conversations inachevées, alerté Salonique, Tunis et Modane pour un renseignement que le 2e Bureau possédait depuis un mois, rédigé à neuf heures du matin cinq lignes d'une note urgente pour reprendre son porte-plume à quatre heures de l'après-midi, rouvert on ne savait plus combien de fois le même dossier à la première page.
Rien ne peut être plus funeste, dans une organisation militaire, que ces agités qui s'imaginent, de la meilleure foi du monde, avoir fait métier de chef quand ils ont crié de très haut : “Exécution, au trot !” à un subalterne qui ne sait ni la fin ni les moyens de sa mission. L'éducation de Saint-Cyr, des grandes écoles, les principes ossifiés du commandement ont multiplié chez nous ces types d'hurluberlus à plastron d'acier. Le néant sonore des oeuvres de l'armée n'a que trop favorisé leurs illusions d'activité. Elles ne pouvaient y trouver aucun correctif.
Pour les satellites d'un pareil brouille-tout, l'unique ressource était de se réfugier philosophiquement, comme l'excellent commandant B... dans des grosses de notariat. Quant au sous-lieutenant G... et à moi-même, nous étions
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dans l'orbite du météore, entraînés sans espoir dans ses tourbillonnantes révolutions.
Notre bureau était un carrefour très fréquenté. J'y voyais passer et repasser continuellement les vedettes du S. R. aux galons multiples et variables. J'ai pu mettre là dans mon oreille le plus beau répertoire d'intonations militaires, martiale brièveté, altiers et obscurs grognements de la hiérarchie supérieure, voix de coqs, voix en mitrailleuse, en coup de talon, en coup de cravache. Les réservistes se distinguaient par une onction châtiée. Le 5e Bureau, résolument réactionnaire, avait mobilisé dans le faubourg Saint-Germain, la grande finance et l'industrie lourde. Avec le S. R. des aviateurs, gîtant de l'autre côté de la cour, c'était le défilé de tout l'armorial, de tous les grands conseils d'administration. Les “honorables correspondants” (H. C.), volontaires ou amateurs non rétribués, fort distincts de la tourbe des agents à solde, et dont les révélations faisaient prime, appartenaient pour la plupart au moins à une bourgeoisie confortable ou à un éminent clergé,
Le S. R., ébloui par les relations de ces messieurs, avait ainsi recruté une volée de salonnards, de cercleux, de fils de famille, de hobereaux et d'abbés mondains. Des personnages de cette qualité ne pouvaient évidemment être confondus avec la troupe, livrés aux basses besognes de la caserne ou des lignes... Malheureusement, leurs titres aux fonctions d'un service d'espionnage demeuraient énigmatiques. On voyait se produire au naturel dans leur nullité dorée et fringante, les rejetons des aciéries illustres qui n’avaient jamais de leur vie aperçu un four Martin, les gendres des grands magasins, les neveux des grandes assurances, les plus fins connaisseurs de haras et d'hippodromes. En grand mystère, on venait nous faire confidence des angoissantes révélations que l'on avait obtenues de la comtesse de X, retour de la côte dalmate, pendant son dernier bridge. Le capitaine L. T..., le menton dans la main, prenait sa mine à la Fouché des grandes méditations. Mais il arrivait que les brillants barons de l'Air apprissent par Paris-Soir le nouveau raid allemand sur une ville du Nord. Pour la section économique, dont je n'ai pas besoin, je suppose, de commenter autrement le rôle capital dans une guerre semblable, on s'en était débarrassé, comme d'une sinécure comique, sur un crétin richissime, aux bajoues de puceau quadragénaire, considéré ouvertement comme le Nicodème de la maison, mais fils d'un général très catholique. C'était lui l'un des comptables officiels de ce fameux pétrole allemand que les Panzerdivisionen devaient tarir en quatre tours de moteur. Il manifestait, “chiffres en main”, un optimisme affairé, grave et puissamment assis.
On a vu comment, pendant ce temps, les polyglottes, les grands voyageurs, les grands cosmopolites, les brasseurs d'affaires internationales, commandaient des corvées de charbon ou le plein d'essence d'une section de tringlots.
Je comprenais de mieux en mieux la méthode du 5e Bureau, et, je présume, de la plupart des grands états-majors de l'an Quarante. Quelques scribes de deuxième classe, Pénélopes et Danaïdes en calot, dépêchaient dans des coins obscurs des besognes sans terme concevable, mais les seules effectives. MM. les officiers réservaient leur labeur aux entreprises et spéculations d'envergure, telle l'audacieuse expédition du capitaine V... vers les pétroles roumains.
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Je m'initiais très sagement et studieusement à la composition de l'armée italienne, pittoresque mais embrouillée, avec ses régiments et ses bataillons
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alpins aux noms de vallées, ses divisions aux noms de villes, ses milices, ses unités rapides toutes différentes. Le sous-lieutenant G..., commerçant à Milan dans le civil, et mon aîné de deux ou trois classes malgré son grade de jeune homme, était chargé de me créer une religion : “Comprenez, me disait-il avec commisération. Ce n'est pas l'armée d'un pays riche, comme la France, qui peut se payer le luxe de voir venir longtemps, qui sait qu'elle a de quoi tenir le coup. C'est une armée pauvre, qui est obligée d'aller vite, avec beaucoup d'armes offensives, beaucoup de mortiers d'infanterie par exemple”.
Nous supputions en quatuor, des heures durant, les risques de voir passer l'Italie de la non-belligérance à la guerre. Cela ressemblait singulièrement aux palabres d'une tablée de journalistes une veille d'élections, avec le même tournoi d'hypothèses saugrenues ou éperdument déduites. Mes trois officiers, d'une scrupuleuse dévotion, faisaient très grand état, des foudres du Saint-Siège pour peser sur la décision du Duce. Ils mettaient aussi de profonds espoirs dans la résistance de la maison de Savoie. Ces distingués spécialistes des choses italiennes professaient un égal et total mépris pour le fascisme en particulier et les régimes d'autorité dans leur ensemble :
- Ce Mussolini, cet Hitler et leurs acolytes, ce sont des gangsters, des canailles de grand chemin.
Comme ils me sentaient, à leur vive surprise, médiocrement convaincu, ils insistaient avec vivacité.
- Mais oui, des forbans vulgaires, qui ont volé le pouvoir avec des troupes de voyous et d'énergumènes. Voyons ! On ne sait pas d'où sortent tous ces gens- là. C'est une basse racaille. Il n'y a pas une seule personnalité sérieuse d'Allemagne ou d'Italie avec eux. Tout ce qui est intelligent et honnête les hait. Comment en doutez-vous, vous qui êtes journaliste et qui connaissez ces pays ? Mais heureusement, pour le Mussolini du moins, c'est la fin certaine. S'il ne nous déclare pas la guerre, il perdra la face, et s'il nous la déclare, il aura la révolution le lendemain chez lui.
Ces messieurs d'un antifascisme si énergique, que n'eût pas démenti le plus farouche sectateur de la Ligue des Droits de l’Homme, ne tenaient pas en beaucoup plus haute estime la démocratie. Pour le nationalisme maurrassien, ils le jugeaient outrancier. On pouvait se demander quel serait, bénit par les Pères, approuvé par les grandes familles, le composé de Louis Philippe, de Mac-Mahon, de Boulanger, de Denys-Cochin et de M. de La Rocque qui satisferait leur idéal de l'Etat.
Je trouvais à part moi assez superflu le déchiffrage si incertain des desseins italiens. Ils étaient manifestement subordonnés à la bataille de Belgique. Les Italiens n'avaient pas louvoyé jusque-là pour se précipiter tout à coup, sans attendre les quelques jours qui allaient faire pencher la balance.
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Cette bataille ne paraissait point se dérouler si avantageusement. Vingt-quatre heures après que l'on nous eût révélé la prise de Maëstricht, on nous parlait de combats dans la région de Tongres. Or Tongres était indiscutablement derrière le fameux canal Albert, la ligne Maginot belge. Les Allemands avaient donc franchi ce redoutable obstacle dès les premières rencontres, sans qu'il apparût qu'on leur eût disputé le passage fort âprement. Un officier belge chargé de faire sauter l'un des ponts avait été tué avant de remplir sa mission. On nous racontait bien qu'un autre officier s'était fait sauter
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avec le second pont. Mais cet héroïsme ne suffisait point à compenser le premier accident et tout ce qu'il révélait. Ces systèmes défensifs, élevés à coups de milliards, universellement célébrés, étaient donc à la merci d'un éclat d'obus dans le crâne d'un gradé. Il suffisait de la mort d'un homme pour que l'ennemi les enjambât comme une rigole de jardin.
Il apparaissait trop bien que les Belges n'avaient pu nulle part défendre leurs frontières. L'imprévu surgissait d'ailleurs de tous côtés. Le plus puissant fort de ces frontières, Eben Emael, venait d'être conquis en un tournemain par des parachutistes. Les parachutistes emportant des fortifications ! Avait-on jamais ouï parler de ça ?
Les vieux critiques militaires des journaux en étaient encore a nous décrire les préliminaires rituels et les “frottements d'avant-gardes”, qu'à la colonne suivante on annonçait un formidable choc des blindés allemands et français.
Pour réparer le fâcheux effet d'un titre avouant le “repli belge”, on ne trouvait à célébrer que la rapidité des troupes de secours en marche... à travers la Belgique. Les Anglais se montraient particulièrement satisfaits de ce remarquable exploit.
Pour la Hollande, parmi les anecdotes inouïes de parachutistes motocyclistes, de combats au beau milieu d'Amsterdam, on devinait une confusion plus que suspecte. Il semblait bien que les Allemands fussent partout à la fois.
Le 13 mai, le Quartier Général hollandais proclamait que la région de Rotterdam était nettoyée et le gouvernement entièrement maître de la situation à l'intérieur du pays. Le 14 au matin, les journaux publiaient un communiqué annonçant que les Allemands atteignaient la zone inondée et que les troupes de la reine Wilhelmine, après s'être repliées, prenaient position sur leurs lignes principales. D'autre part, vers Berg-op Zoom, les troupes françaises de secours étaient au contact des Allemands. L'encre de ces communiqués était à peine sèche qu'à la fin de l'après-midi, nous apprenions au 5e Bureau la capitulation de l'armée hollandaise. On n'avait pas encore eu le temps de déchiffrer les premiers épisodes de la lutte qu'elle s'achevait déjà par une déconfiture. Le quadrilatère hollandais, “interdit par l’inondation” aussi longtemps qu'il ne gèlerait point, comme le disait le brave général Duval, avait tenu moins de cinq jours, si l'on pouvait parler de “tenir” pour un pays où les Allemands, dès les premières heures, avaient été les maîtres de leurs plus audacieux mouvements.
Après Tongres, Saint-Trond. Puis Tirlemont, puis Gembloux, un bond nouveau en pleine Belgique à chaque nouveau communiqué, cent kilomètres d'avance allemande en quatre jours. Et brusquement, il ne s'agissait plus seulement de la Belgique, mais de la France : “Le combat continue, en particulier dans la région de Sedan où l'ennemi fait avec acharnement et en dépit de pertes élevées un effort très important”. Acharnement, en dépit, effort très important : vocabulaire connu, rien de flambant pour nous. Et la guerre, hélas ! était sur notre territoire.
*****
Le 15 mai au matin, j'étais seul depuis quelques instants dans le bureau avec le commandant B..., plongé dans ses papiers, affable et peu loquace selon sa coutume. Le capitaine T... entra, la mine funèbre. Après nous avoir serré la main, il confia à mi-voix au commandant :
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- Ah ! ça ne marche pas. Les contre-attaques n'ont pas réussi.
J'étais assis dossier contre dossier derrière le commandant. Je me retournai vivement, interrogeant avec avidité le capitaine du regard.
- Oui, me dit-il. Les Allemands ont fait une grosse poche dans nos lignes, du côté de Sedan. On n'est pas arrivé encore à la réduire. Elle s'élargit même. Ils ont avancé aussi plus au nord, sur la Meuse. Il ne faut pas s'affoler, mais c'est grave.
Une vive consternation se peignait sur l'honnête et paisible visage du commandant.
- Je savais déjà hier soir que ça n'allait pas bien. J'ai quitté le bureau à 10 heures et demie. Mon Dieu ! Mon Dieu ! le nom de ce village ! (Il s'agissait sans doute de Monthermé.) Je l'ai eu devant les yeux toute la nuit.
En un instant le passais de la sourde inquiétude à l'extrémité de l'angoisse. On est soucieux depuis quelques jours du sort d'un être proche, maladie encore imprécise, opération importante dont on vous a cependant assuré les chances. Brutalement, on apprend que des symptômes suraigus se sont déclarés. La fièvre a fait un saut terrible. On vous annonce que l'opération a mal tourné et que les sérums administrés en hâte n'agissent pas.
C'était bien ce choc cruel au coeur dans les couloirs de clinique, devant la porte où se livre une lutte désespérée, et où vous aborde un homme triste, en blouse blanche, qui en sait beaucoup plus que vous, et que l'on questionne sans fin, machinalement et vainement. Les médecins et les infirmières se pressent avec leurs ampoules, leurs aiguilles, autour du corps épuisé et brûlant, guettent un signe favorable qui n'apparaît pas. “Les contre-attaques n'ont pas réussi”. On en était déjà là. Pauvres régiments précipités avec une hâte tragique dans le brasier, pauvres hommes tombant au milieu du deuil et de l'échec !
Je dus m'occuper bien distraitement ce jour-là de mes “Alpini ”. Depuis l'avant-veille, on voyait déjà rouler à grande allure nombre de limousines avec les numéros du Luxembourg et de la Belgique, exode des riches qui n'avait encore rien de très alarmant. Mais l'exode populaire lui succédait. J'eus sa première image vers la porte Maillot, un camion rempli de jeunes mineurs belges, les cheveux au vent, le visage barbouillé de charbon, sans un paquet, semblant avoir été surpris en plein travail, révélant par leur seul aspect une fuite éperdue.
Chez Alerme et Sordet, les nouvelles étaient encore plus sombres qu'à mon bureau. On envisageait un revers très grave, très étendu et qui ne se réparerait certainement pas sur place.
Chacun avait la vision d'une bataille surhumaine, le carnage et le déploiement d'héroïsme les plus terribles de l'histoire.
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Le lendemain matin, le jeudi 16, en sortant de chez moi, je vis le long du trottoir de l'avenue de Neuilly une camionnette de réfugiés, des enfants, des femmes, un vieux, harassés, hébétés, qui venaient d'acheter du lait à une crémerie et ne bougeaient plus, stoppés là ou ailleurs, peu importait. La guimbarde avait la plaque de l'Aisne. J’oubliais que le département touchait par sa pointe à la Belgique. Comme ce nom rapprochait la bataille de nous !
Avant midi, la panique de cette fameuse journée s'était déjà infiltrée avenue de Tourville. De quart d'heure en quart d'heure, l'énormité du désastre grandissait à nos yeux effarés. Il ne s'agissait plus d'une poche, mais de la
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percée complète. Des noms incroyables volaient : “Ils sont à Sissonne. Leurs avant-gardes foncent sur Laon ”. C'était le déferlement de l'invasion. Et il n'y avait même pas eu de Charleroi.
Dehors, pour la première fois, Paris était bouleversé, changé de couleur comme un visage qui défaille, livré subitement à la contagion de la fuite et de la peur, sa vie disloquée, s’éparpillant au hasard de millions de folles angoisses. “Les chars allemands sont à quinze kilomètres de Reims criait-on. Ils peuvent être ici demain”. Partout, se prolongeaient les rumeurs d'un immense écroulement.
Sur la place de l'Ecole Militaire, un grand artilleur de trente-cinq ans, tout fripé, avec ses gros houseaux et des musettes sales aux côtés, regardait autour de lui comme un chien perdu. Je l'abordai :
- Mais d'où viens-tu, toi ?
- D'où que je viens? Eh ben ! je viens du front ! On a foutu le camp.
Des combattants détalaient donc, droit devant eux, d'une seule traite, pour
venir échouer jusqu'à Paris. Quel train, quel camion avaient emporté cette épave ? Impossible de le lui faire dire. Il venait par là, comme un permissionnaire, à la recherche d'un bureau, d'un morceau de papier, d'un coup de tampon quelconques qui pussent le rendre à une apparence de règle militaire.
On apprenait que le Quai d'Orsay brûlait ses archives, en tas sur le gravier et les pelouses, et que des débris de papiers noircis voltigeaient jusqu'à la Seine.
Le capitaine L. T... eut alors un des deux seuls mots raisonnables que j'eusse entendu durant tout mon séjour au Cinquième :
- Le plus grand désastre, c'est que nous ayons des gouvernants comme les nôtres. Jadis, en monarchie, quand une guerre tournait mal, les rois et leurs ministres savaient l'arrêter à temps.
Il était très pâle, les lèvres tremblantes de colère.
- Il faudrait demander la paix immédiatement.
Ce soldat couvert de rubans osait enfin dire ce qui m'étouffait tant.
J'approuvais de toute mon âme, je l'exprimai autant que la hiérarchie pouvait le permettre : “Ah ! cent fois oui, mon capitaine !”
Mais il ajoutait aussitôt :
- Puisque c'est manqué, arrêter les frais tout de suite. Et remettre cela dans six mois, dans un an, mais alors avec toutes les chances, tous les moyens possibles. Obtenir une trêve, mais cette fois l'employer, l'employer à fond !”
Sous l'oeil bienveillant des Allemands qui ne manqueraient point, n'est-ce pas ? d'attendre galamment que nous fussions fin prêts pour un tournoi enfin régulier.
L'armée française pouvait être fière des encéphales qu'elle avait fabriqués à son élite.
On apprit bientôt que des armes allaient être distribuées aux soldats du service. Pour ma part, je me vis gratifié d'un joli pistolet belge, portant au moins à trente mètres, mais veuf de toute cartouche.
L'ordre était arrivé aussi de brûler toutes les archives que l'on ne pourrait emporter. M. J ..., aidé de deux chauffeurs avait déjà commencé l'incinération dans la cour.
Le capitaine me dit encore :
- Je vous conseille très vivement de faire partir votre femme à la campagne dès demain. Nous pouvons quitter Paris d'un instant à l'autre. Il est indispensable que nous ayons tous la tête tranquille, que nous ne laissions personne derrière nous.
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Mais ma femme, à qui j’avais pu donner un rapide rendez-vous dans le quartier, refusait énergiquement de se replier : “Il n'est pas possible que les soldats français soient battus en six jours”.
Les couloirs du 5e Bureau retentissaient d'une animation de déménagement. On clouait des caisses, on marquait à la craie les tables, les classeurs que l'on emporterait. Le capitaine L. T... expliquait :
- Il faut que nous ayons notre mobilier à nous, que nous puissions étaler nos cartes et nos fiches n'importe où, nous mettre instantanément au travail, dans une grange, dans une salle d'école.
Ainsi, nous continuerions à pointer les cantonnements des compagnies alpines à la chandelle des bivouacs, quelque part en Anjou ou en Touraine. Le S. R. à la sauvette, le G. Q. G. comme à Bouvines ! Cela nous promettait bien des joies et de l'intelligente besogne.
Paris-Midi était paru avec ce titre éloquent : “Sur plusieurs points, des contre-attaques en cours s'efforcent de contenir la ruée des divisions blindées”. Mais déjà, dans Paris-Soir, cette modeste pointe de vérité était rentrée et remplacée par une formidable attaque de la Royal Air Force sur la Rhénanie.
L'épileptique vendu de Kerillis, toujours aussi avisé, avait choisi ce beau jeudi pour écrire dans son Epoque :
“ L'ennemi n'est pas arrivé à rompre notre front de combat et à déboucher de la région Sedan-Mézières... Nos plaines, nos champs, nos routes sont remplis de ses cadavres. Plusieurs de ses grandes unités désarticulées ont été culbutées. Et il n'est pas passé. Voilà ce qu'il faut dire, ce qu'il faut crier à tous les échos de France : il voulait passer, comme il l'avait voulu à Verdun, et il n'est pas passé.
“ Il a trouvé devant lui comme chef d'armée l'un des meilleurs de nos généraux... Il a trouvé devant lui notre aviation de chasse qui a nettoyé l'espace sur la tête de nos fantassins, et l'aviation de bombardement anglaise qui a chargé les régiments allemands avec une fougue admirable. Il n'est pas passé ! Il n'est pas passé !”
L’Action Française, hélas ! tenait diligemment sa partie dans ce choeur, écrivait sans sourciller :
“Au prix de sacrifices énormes, l'ennemi est parvenu à passer le fleuve (la Meuse) et poussant en avant avec des effectifs massifs a creusé dans notre ligne une poche profonde de17 kilomètres. Cette poche a été rapidement colmatée par nous et par une brillante contre-offensive, nous sommes parvenus, au cours de la nuit et de la matinée d'hier, à réduire cette poche à 7 kilomètres, après avoir jeté à la rivière un nombre important de nos adversaires”.
Sur le rond-point des Champs-Elysées, je croisai Thierry Maulnier flanqué du bourgeois de la rue de Marignan. Le bourgeois, rond et guilleret, souriait avec la mine d'un homme qui est dans le secret des dieux. On sentait bien que des journées comme celles-ci étaient passionnantes au plus haut chef pour un monsieur qui recevait des généraux à sa table, qui avait ses entrées rue Royale et rue Saint-Dominique, qui n'avait jamais eu plus belle occasion de se gonfler avec sa science, ses renseignements, de glisser dans les creux d'oreilles l'une de ces confidences d'en haut dont il était lourd, de verser les baumes du coup d'arrêt, de la contre-attaque foudroyante, aux coeurs alarmés des Pères Supérieurs et des grands administrateurs.
Je lui lançai, d'une humeur fort méchante :
- Vous avez l'air bien gai ! plus gai que chez nous (il connaissait mon affectation). Les officiers sont au dernier degré du pessimisme.
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Le bourgeois gloussa joyeusement :
- Hi ! Hi ! c'est leur métier, à ces braves gens !
Thierry Maulnier ajoutait avec assurance :
- La journée de mercredi n'a pas été très bonne, c'est entendu. Mais celle
d'hier (le 15 mai) a été bien meilleure et aujourd'hui, ça n'a pas l'air de marcher mal non plus.
Maurras aurait cette nuit-là comme les autres des nouvelles de première main...
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Dans la soirée, avenue de Tourville, l'atmosphère s'était quelque peu détendue. On avait appris la nomination, à l'endroit de la plus grave menace, du général Giraud, au nom réconfortant, tenu pour le chef le plus crâne et le plus énergique de l'armée. Je connaissais bien moi-même sa réputation de “fasciste”, qui avait fait dit-on, sous Blum, évacuer par ses hommes, baïonnette au canon, les grévistes de l'arsenal de Metz1. L'ennemi ne paraissait pas non plus pousser sur la route de la capitale.
Le lendemain matin 17, les visages étaient rassérénés. Les Allemands n'avaient pas passé l'Aisne. Ils négligeaient manifestement Paris pour une nouvelle course à la mer. Les couvercles des caisses à dossiers restaient décloués. Quelques brillants visiteurs nous jetaient en coup de vent : “Les Allemands sont en train de faire la grosse boulette. Ils se présentent de flanc, comme en 14”.
On poussait des soupirs. On reprenait ses esprits pour s’expliquer la catastrophe de Sedan. Je demeurais confondu qu'une telle rupture de lignes, que l'on disait formidables eût pu se produire facilement et soudainement :
- Mais enfin, mon capitaine, que s'est-il donc passé ?
- Parbleu ! Il y a des divisions qui ont lâché pied. De mauvaises troupes, contaminées de propagande communiste. Soixante-dix ans d'école laïque. Voilà le résultat.
A l'unanimité, ces messieurs accablaient le soldat.
On venait enfin de nous apporter le B. R. (Bulletin de renseignements quotidien) du Grand Quartier Général, avec la dernière carte de la bataille. La brèche s'y dessinait, beaucoup plus tragique encore que je ne le supposais. Le front avait sauté de Namur à la charnière de la ligne Maginot. Mais j'étais terrifié surtout par les innombrables points d'interrogation qui, face à nos divisions, jalonnaient la ligne supposée de l'ennemi. Le généralissime ignorait donc à ce point ce qu'il avait devant lui et où se trouvait l'ennemi ! Je ne pus m'interdire d'en faire la réflexion à haute voix.
- Bah ! me dit le sous-lieutenant G.... qui était en train de s'arroger chez nous la rubrique de l'optimisme martial ne vous inquiétez pas. C'est comme ça dans toutes les batailles.
Le capitaine L. T... acquiesçait avec un sourire amical et imperceptiblement supérieur, le bon commandant B... avec un sourire paternel.
1 Le général Giraud usurpait sa brillante réputation. Il s'est conduit au feu avec du cran peut-être, mais comme un sous-officier sans cervelle. Il s'est révélé ensuite comme une des plus odieuses et dangereuses ganaches de la défaite.
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Chacun semblait s'appliquer à réparer sa venette de la veille en affichant une confiance rayonnante. Mais dans ce beau sursaut, la fugitive lueur de raison s'était évanouie.
Le mot d'ordre de la journée, colporté par les officiers de la section allemande était : “Les fantassins de Giraud s'accrochent au terrain comme des morpions”.
Le capitaine, d'un geste en tourbillon de la main, très état-major, dessinait sur la carte les points de notre résistance : “Ici, l'Oise, l'Aisne... Là, le massif de Saint-Gobain, du solide, facile à défendre, très dur à traverser. Non, tout n'est pas dit”.
Puis, regagnant résolument sa table :
- Allons, messieurs, c'est assez penser aux camarades. Faisons notre travail. Mon commandant, avez-vous lu les derniers “creeds” sur Rome ?”
Avec la victoire allemande de la Meuse, l'attitude italienne devenait de plus en plus problématique. Notre section prenait une avantageuse vedette. On pouvait en juger au nombre d'officiers à quatre et cinq galons qui venaient frapper à notre porte. Le capitaine L. T... ne se possédait plus.
- Nous sommes à partir de cette minute en branle-bas de combat permanent. Il faut qu'éventuellement quelqu'un de nous puisse coucher ici. Au besoin, je dormirai dans un fauteuil. En tout cas, M. Rebatet restera jusqu'à onze heures et je viendrai le relever. Messieurs, tenons-nous prêts à tout, ne perdons plus une seconde.
La harangue se traduisait par un dépliement en trois temps du sous-lieutenant G.... qui avait à l'accoutumée les jambes agréablement allongées sous sa table, et plus volontiers les mains dans ses poches qu'à son porte-plume et ses papiers.
- Ah ! faisait-il, animé d'une subite ardeur. Attaquons notre ordre de bataille.
Je suspendais pour la quinzième fois la rédaction d'un renseignement sur les tringlots de Rhodes, je déployais le gros de nos fiches, et nous abordions, fusain en main, la carte géante de l'Italie du Nord, couverte de calques et de repères.
Voyons, bataglione de X... Ah ! ah ! il a des éléments qui auraient fait mouvement sur Fenestrelle. Bien. Il avait déjà une compagnie à Fenestrelle. Pas d'importance. Rien du côté de la garnison de Turin. Rien du côté des divisions “Celere” ? Tant qu'ils n'auront pas avancé leurs grosses unités de mouvement, on ne pourra pas dire qu'il y ait quelque chose d'alarmant.
Après une vingtaine de minutes de cet exercice, où nous avions distingué les allées et venues de sept ou huit compagnies de montagne, le sous-lieutenant G... s'étirait et reprenait tout haut le fil de ses intimes pensées. Il n'avait quant à lui, qu'une seule inquiétude : que les Italiens retardassent indéfiniment leur entrée dans la danse : “Si on a encore quelque chose dans les burettes, il faut prendre les devants, leur déclarer la guerre et leur passer sur le ventre. Ça sera une jolie compensation à la Meuse !”.
Je considérais les innombrables carrés verts où rouges, massés du Saint-Bernard à Vintimille, et dont chacun représentait un bataillon, un régiment, une division. Je faisait défiler notre fantomatique armée des Alpes, la demi-brigade des chasse-pattes, passant et repassant comme les cinq figurants de Faust au théâtre de Béziers, le 440e pionniers...
- Croyez-vous, mon lieutenant ? Nous sommes bien faibles dans ce secteur-là. J'en sais quelque chose.
Le sous-lieutenant me dévisageait d'un oeil vide, comme si je lui eusse parlé bambara, comme les linottes des vaudevilles de Feydeau quand le mari cherche
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à leur faire entendre raison. Quoi ! Un seul chasseur de Briançon ne reconduirait pas à coups de godillots jusqu'au Pô cinq cents “Alpini” ? C'était attenter au catéchisme.
Le capitaine L. T ..., parti au pas de course dans les couloirs, rentrait comme un obus. Je tressautais, le coeur suspendu. Quelle nouvelle de l'Oise ou de Belgique ? Mais il ne s’agissait point de cela.
- Il paraît que les Italiens ont envoyé un ultimatum à la Yougoslavie. On nous réclame de tous les côtés confirmation d'urgence. Ah ! là ! là ! quelle histoire. Et ces brutes de Serbes, qui sont encore à faire la noce Dieu sait où ! Deux dactylos en tout et pour tout à la légation, à trois heures de l'après-midi.
Nous engouffrâmes en vrac fusains et fiches dans les tiroirs. Nous pouvions nous préparer à un championnat de téléphone jusqu'à une heure respectable de la nuit. Il s'agissait d'abord de mettre la main sur le colonel S..., attaché militaire yougoslave, mirliflore poilu jusqu'aux ongles, ignare comme un mulet monténégrin, qui se promenait de bars en hôtels de passe dans une Buick longue comme un cuirassé.
Le colonel S... s'avérait introuvable. Les grandes difficultés de l'opération commençaient. Il importait d'atteindre deux ou trois agents, en particulier un colonel fort précieux, posté au S. R. de Marseille, et dont j’ai oublié s'il répondait au pseudonyme de Gounod, de Fauvette ou de Bucéphale. Il faut savoir que nous ne disposions avec l'extérieur d’aucun fil spécial de téléphone. La moindre de nos communications était suspendue aux vapeurs, aux humeurs, aux chaleurs utérines d'une infinité de péronelles, éternellement furibondes. Bien pis : les services d'écoutes, alarmés à l'extrême par nos étranges propos, nous coupaient toutes les deux phrases. Ceci sans parler des fantaisies de notre propre standard. Cette facétie durait depuis tantôt neuf mois sans qu’il eût été possible de lui découvrir le moindre remède. Un coup de téléphone à Versailles ou à Fontainebleau, était chez nous une prouesse qui ne réclamait pas moins d'énergie et de ruse que la capture à la grenade d'un char de quarante tonnes.
Le capitaine, les narines fumantes, la bouche convulsée, en était à son troisième quart d'heure au récepteur pour atteindre Marseille.
- Allô ! Ah ! mille dieux ! Nous sommes encore collés à cette infamie de standard. Ayez la bonté, je vous en conjure, d'aller décrocher au bureau d'a côté et d'exiger, de hurler, qu’on nous décolle.
- Allô ! Enfin ! Je parle au colonel Z... ? Ici L. T... Mes respects mon colonel... Non, non, mon colonel. Je dis : “Mes respects, mon colonel”. Allô ! Vous n'entendez pas ? Je dis : “Ici L. T... je dis : ici L. T... Sacré nom... Ne coupez pas. Mon colonel, on nous communique un tuyau très alarmant concernant la Yougoslavie... Ça y est ! Ah ! les misérables. Ils ont encore coupé...”
Avant que le capitaine eût pu retrouver Marseille, la visite rituelle de “Demidoff” était venue l'interrompre. Je ne crois pas me tromper de nom. Le vocable, en tout cas, était slave. Il désignait nos éminents confrères de I'Intelligence Service. Il y avait deux “Demidoff”, l'un kaki, de l'armée de terre, l'autre bleu, de la Royal Navy, son supérieur. “Demidoff” kaki apparaissait ponctuellement chaque jour, en fin d'après-midi. C'était un “captain”, jeune, élégant et très distingué gentleman. L. T.... lorsqu'il le voyait entrer, tournait à la dérobée un regard excédé vers nous. Mais il n'en faisait pas moins fête, avec des exclamations attendries, à la bouteille de whisky ou aux boîtes de cigarettes dont “Demidoff” était invariablement chargé. La conversation s'engageait et
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se déroulait longuement, à mi-voix, suivant les protocoles d'une exquise urbanité. La plus ravissante “tante” d'Oxford n'entretenait pas moins précieusement les ladies au thé du Savoy. Par contre, le capitaine L. T..., toujours à mon endroit d'une charmante affabilité, même lorsque les colonels de notre armée venaient chez nous, ne m'adressait tout à coup que de brefs et rogues commandements, comme s'il était obligatoire qu'un simple soldat français se muât en laquais devant un officier britannique.
“Demidoff” kaki caressait et fignolait un dessein “très très important”. Il s'agissait de la destruction éventuelle d'un tunnel sur la côte de Sicile. Il mûrissait cet exploit, m'avait-on dit, depuis un semestre. Il en développait à nouveau les circonstances, interrogeait anxieusement L. T... sur un détail imprévu. Entre temps, il avait posé sur la table une considérable liasse de papiers dactylographiés, que notre capitaine accueillait avec des compliments infinis. Le bon commandant B... prenait livraison du paquet et me le remettait aussitôt en me chuchotant : “Jetez-y un coup d'oeil si vous avez une minute, pour voir si par hasard il y aurait quelque chose qui mérite une note. Mais ça serait étonnant...”
Comme j’avais la plupart de mes minutes à moi et peu de distractions, je déchiffrais consciencieusement le lot. Je nourrissais jusqu'ici, comme tout honnête Français, une vive considération pour l'Intelligence Service. Il se pouvait sans doute que cette illustre institution demeurât sans rivale pour brouiller deux bandes de rebelles afghans, trucider un prince persan, voler une concession minière, acheter un roitelet cafre ou un ministre français. Mais j'aurais eu beaucoup de peine à soupçonner quelle était son indigence militaire. Le volume de sa littérature n'avait de comparable que son enfantillage. On y suivait, imperturbablement et gravement décrite, une guerre de forts en carton pâte et de soldats de plomb. En trente pages serrées, on lisait, de source très autorisée, que sur tel monticule de la frontière libyenne, les Italiens venaient de p!acer “un très gros canon avec une quantité d'autres petits canons autour”. Si les respectables agents se mettaient à chiffrer leurs estimations, on voyait, en additionnant les garnisons, le désert de Tripolitaine se peupler d'une armée d'au moins quinze cent mille hommes. Pour parfaire l'intérêt de ces documents, neuf fois sur dix, les noms de villes, de fleuves et de lieux qu'ils portaient ne se retrouvaient sur aucun guide ni aucune carte. Il ne restait plus qu'à inscrire sur la liasse un superbe “classé” au crayon bleu.
Enfin “Demidoff” se levait et, stick aux doigts, prenait congé dans les meilleures formes. Avec une muette mais puissante éloquence, le capitaine L. T... attestait le plafond de son extraordinaire longanimité, et s'armant d'une sombre résignation, redécrochait son téléphone.
Le 17 mai, il était bien dix heures du soir lorsqu'une voix lointaine et stupéfiante répondit enfin : “Oui, ici le Consul de Zagreb. Mais naturellement tout est très calme ici. Comment ? Un ultimatum ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?”
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CHAPITRE XX
“ L’INTELLIGENCE VAINCRA ”
18, 19, 20 mai. J’ai dû prendre au service cartographique des rallonges à notre carte de France que la bataille a débordée de toutes parts. Sur les nouvelles feuilles, on voit Calais et Paris. Nous avons piqué à côté les tristes croquis du B. R.
Les officiers de toutes les sections, bras croisés devant ces images, n’en font pas moins les gaillards.
- On va les fixer. Ces avances ne signifient rien. Ils refont avec leurs “Panzer” des pointes de cavalerie. C'est entendu, il y a une rupture. Mais bah ! On en a bien bouché de pires en 18.
Les noms de l'autre guerre reparaissent, tragiquement lamentables : Craonne, Berry-au-Bac, Laffaux, L'Ailette, le Chemin des Dames. Vingt-trois ans après Nivelle, on meurt de nouveau au Chemin des Dames. Les officiers sont médiocrement sensibles à cette infernale répétition. (On ne le leur demande d'ailleurs pas). Ils sont surtout rassurés par l'identité des champs de bataille. Il n'est pas un seul breveté qui n'ait arpenté ces terrains en tous sens, qui n’en connaisse les moindres plis, qui n'y ait refait ou imaginé d'innombrables combats.
Pourtant, non, cette guerre n’avait plus un trait de l'autre. D'heure en heure, ellesedévoilaitsousdesformesstupéfiantes.LatrouéesurlaMeusen'avait été qu'un accident ? Mais l'Oise et la Sambre étaient franchies encore plus vite. On célébrait les difficultés classiques de la Somme aux berges de marécages : elle était à son tour passée en plusieurs points. La bataille se perdait dans des remous confus, du pire augure, qui ne s’éclaircissaient quelque peu que pour révéler de nouveaux désastres. Bruxelles avait été occupée, Amiens atteinte avant même que l'on y eût pris garde.
- C'est égal, Giraud commande sur le point critique. C'est l'homme à redresser n'importe quelle situation.
Mais le général Giraud s'évaporait tout à coup. On apprenait sa capture, à bord d'un char, disait-on. Après les parachutistes, un général d'armée fait prisonnier comme un caporal de patrouille ! Ah ! rien de tout cela n’était classique !
Les têtes du 5e Bureau hochaient, déconcertées. A la section allemande, on voyait les officiers muets, inertes et désoeuvrés, en face de leurs gigantesques cartes couvertes d'informes gribouillis, de charbonnages enchevêtrés où rien ne parvenait à prendre figure.
J'avais imaginé un moment une mêlée sauvage, Verdun surpassé, les régiments déchiquetés sur place, réduits en bouillie sanglante sous les chars. Mais l'offensive allemande ressemblait de plus en plus à un typhon, à une inondation, à une force surhumaine et irrésistible qui roulait devant elle des hommes impuissants. Où pourrait-on s'accrocher quand une avalanche vous précipite assommé dans sa course ? Les soldats français emportés dans ce
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