Contrairement à François Delpla, je ne pense que la discussion à Hendaye en octobre 1940 était une ruse hitlérienne. Je considère que Hitler a réellement essayé de convaincre Franco. J'ai vu cela dans le bouquin de Ian Kershaw.
Ceux qui ne connaissent pas encore la vision originale de François Delpla peuvent s'instruire en lisant un article publié en septembre 2011 dans la revue Histomag.
La mise en place d’un leurre : Hendaye et Montoire
Hitler a si bien su convaincre le monde de ses appétits africains qu’il extorque un armistice à la France, en juin 1940, sous la menace de poursuivre séance tenante ses armées au sud de la Méditerranée si elles ont la témérité de s’y réfugier : c’est ainsi qu’une nation sans colonies arrive à neutraliser le deuxième empire colonial du monde sans risquer un soldat hors d’Europe ni en avoir, à l’époque, le moindre moyen !
À Hendaye, le 23 novembre 1940, Hitler rencontre dans le crépitement des caméras le général Franco, dont le monde entier se demandait si et quand il allait rejoindre dans leur guerre ses protecteurs Hitler et Mussolini. On pense alors (après une visite très médiatisée à Berlin de son beau-frère et ministre Serrano Suner dans la seconde quinzaine de septembre) que l’entrée en guerre de l’Espagne est imminente, qu’elle va commencer par la prise de Gibraltar (un petit coin de la côte castillane occupé par l’Angleterre depuis 1703) et que la fermeture du détroit du même nom aux Anglais prélude à un vaste remodelage du continent africain aux dépens de la domination britannique, de l’Égypte au Nigeria.
Ce n’est pas la nouvelle concomitante et tout aussi médiatisée d’une rencontre le lendemain, à Montoire, entre Hitler et Pétain qui va démentir les bruits de grandes manœuvres coloniales. On dit notamment que la France vichyste sera invitée, après avoir récupéré l’AEF passée à de Gaulle et aux Anglais en août, à se tailler un empire au Nigeria en compensation des larges cessions qu’elle devra faire à l’Italie en Tunisie, et à l’Espagne au Maroc.
Sur ces entrefaites, Molotov (ministre soviétique des Affaires étrangères et proche collaborateur de Staline) est invité à Berlin en visite officielle, et, l’entente restant apparemment solide entre les deux capitales, on peut penser qu’il s’agit là encore d’une manœuvre anti-anglaise, ayant les moyens de susciter des ennuis à la Grande-Bretagne, par exemple en Inde.
Ce ne sont là que leurres, destinés notamment à ne pas alarmer Staline, ou le plus tard possible : il est bon qu’il craigne une attaque allemande mais il serait catastrophique qu’il la croie inéluctable et décidée d’avance quoi qu’il arrive, ce qui est le cas. Si Staline en prenait conscience, il n’aurait plus rien à perdre et devrait se consacrer exclusivement à sa défense, à la fois en matière militaire et diplomatique : il ferait au moins une tentative pour se rapprocher de Churchill et créer ce front commun antinazi qui aurait permis d’éviter la guerre en 1939, comme il permettra de la conclure en 1945.
Mais tant que le canon n’a pas parlé, l’URSS a quelque chose à perdre, et ne va pas se résoudre à le lâcher : ce pacte germano-soviétique qui lui a permis jusque là d’échapper à l’orage. Là encore, le diagnostic qui manque, c’est celui de la folie hitlérienne, de cette mystique qui fait qu’Hitler se croit réellement le prophète élu d’un remodelage de l’espèce humaine sur la base de l’inégalité des races.
Staline surestime son réalisme et, loin de lui faire comprendre qu’il trouvera à qui parler s’il l’attaque, multiplie les manifestations de bonne volonté. Il espère le retourner durablement contre l’Angleterre, si vulnérable en ses colonies, à la fois en Afrique, en Asie et sur la charnière des deux, vitale par son pétrole et son canal de Suez, le Moyen-Orient.
Bien entendu, le leurre mis en place à Hendaye et Montoire est entretenu de diverses façons jusqu’à l’opération Barbarossa. Hitler s’en prend aux intérêts britanniques d’une manière mesurée qui peut passer pour le prélude d’un effort beaucoup plus important : par l’envoi de Rommel à la rescousse des Italiens en Libye, par la mainmise sur les Balkans et la Crète, par une intervention en Irak via la Syrie de Pétain, par des pressions sur Franco pour qu’il attaque Gibraltar (d’autant plus insistantes qu’il y résiste davantage), etc.
Conclusion : le leurre joue les prolongations
Même après l’attaque allemande contre l’URSS, une certaine dose d’ambition africaine apparente est utile au Reich : il ne s’agirait pas que, quand le chat n’est pas là, les souris se mettent à danser, Pétain à se rapprocher de Churchill, etc.
Au contraire, il faut faire craindre le plus longtemps possible un retour du balancier, une fois que le Reich pourra libérer des forces à l’est, soit par une victoire, soit par une paix de compromis.
C’est ainsi que Hitler, Göring et Abetz continuent d’amuser Vichy par l’éventualité d’un traité de paix assorti d’une certaine dose de collaboration en Afrique, au moins jusqu’au retour au pouvoir de Laval (avril 1942).
Et même ensuite, puisque la dernière offensive de Rommel contre les Anglais, dirigés par Auchinleck, Montgomery n’arrivant qu’en juillet-août, est lancée ce printemps en même temps que l’attaque de la dernière chance sur le territoire soviétique, qui prend la direction du Caucase en attendant d’être déviée vers Stalingrad.
Plus que jamais, la Tunisie concentre les attentions : elle pourrait intéresser l’Afrika Korps à titre de base arrière et Laval peut être tenté à tout moment de monnayer l’usage de ce territoire contre de menus avantages. Le glas des ambitions africaines du Reich ne sonnera qu’un an plus tard, en Tunisie précisément, pays que Hitler a fini par occuper en novembre 1942 en ayant endormi la vigilance et la volonté de résistance des pétainistes, tandis qu’il renonçait à disputer l’Algérie et le Maroc aux envahisseurs anglo-américains.
La politique africaine de Hitler est donc un bon observatoire, à la fois de l’inventivité du nazisme en matière de faux semblants et de diversions, et de sa cruauté de preneur d’otage : ce régime, en tirant parti de sa violence verbale comme des précédents de sa violence tout court, manie efficacement la peur et désamorce à peu de frais d’immenses potentialités chez des gens qui auraient tout intérêt à se dresser contre lui.
François Delpla, Hitler et l'Afrique, Histomag'44 no.73, septembre 2011