Les sources de cet article sont basées sur les ouvrages suivants :
Roger Bruge. "Faites sauter la ligne Maginot". Surtout les pages 282 à 288 et 346 à 348. Fayard, mars 1984.
Général Weygand. "Rappelé au Service". Flammarion, 1950.
François Delpla. Les papiers secrets du général Doumenc. Olivier Orban, 1991.
Benoist-Méchin. "Soixante jours qui ébranlèrent l'Occident." Bouquins. 1981
Le 26 mai, le général Prételat se rend au PC de Georges à la Ferté-sous-Jouarre. Il y rencontrera, pour la 1ère fois, Weygand. La conversation se déroule dans le parc du château, en présence de Georges. Prételat récapitule les unités qui lui restent après les prélèvements opérés sur son groupe d'armées. Sans doute n'en conteste-t-il pas le bien-fondé, mais il lui paraît nécessaire de reconsidérer son dispositif et l'objet de sa mission. Peut-il encore défendre un front qui s'étend de la Meuse à la Suisse, alors que des 30 di dont il disposait le 10 mai, il n'en a plus que 15 (dont 6 de série B et 2 di polonaises encore en cours d'instruction) (1). 7 régiments d'artillerie de renforcement sont partis vers le Nord et il ne reste que 4 BCC modernes sur les 11 initiaux. Le commandant du GA 2 demande à Weygand de l'autoriser à retirer de la ligne Maginot "une partie des troupes d'intervalles afin de constituer les réserves indispensables pour manoeuvrer et couvrir, le cas échéant, un flanc menacé."
En réalité, Prételat veut se mettre en mesure d'évacuer la ligne Maginot en cas de menace sur son flanc gauche. Weygand observe "que les troupes de forteresse étant statiques et ne disposant pas de moyens de transport, il est préférable de les laisser sur leur position." Notons qu'en accédant à la demande de Prételat, Weygand aurait pu y trouver un argument pour augmenter encore les prélèvements sur les DI du GA 2. Mais ce n'est pas de cela dont il s'agit.
Comme le note encore Roger Bruge, "un véritable dialogue de sourds s'engage, Prételat indiquant qu'il est bon de prévoir le pire et qu'une évacuation de la position fortifiée doit être dès maintenant envisagée." Le généralissime réplique que "l'opinion publique n'acueillerait pas sans émotion l'annonce de l'abandon de la ligne Maginot." Il ajoute une ultime raison : "Il est inutile de songer à un repli car, depuis hier, je suis d'accord avec le chef du gouvernement pour jouer le tout pour le tout sur la Somme et l'Aisne où nous nous battrons sans esprit de recul."
Mais Prételat sait que le front en question ne permet pas de constituer un barrage solide devant la supériorité de l'ennemi. Il n'ignore pas non plus que le généralissime ne dispose plus de réserves suffisantes (et il n'est pas disposé à y pallier avec les forces qui lui restent). Il pousse alors Weygand dans ses derniers retranchements afin de le contraindre à révéler le fond de sa pensée ; il ose poser la question ultime : "Et si nous sommes enfoncés sur la Somme et l'Aisne ?
-Si nous sommes enfoncés, nous prendrons les décisions qui s'imposent.
-Mais encore ?
-Il faudra demander l'armistice, lâche Weygand d'une voix glaciale.
Bruge ne peut s'empêcher de le noter : "6 jours seulement après sa prise de commandement, Weygand en est là. Dans son esprit, la bataille de France est perdue puisqu'il na pas les moyens de la livrer avec succès. L'armée française va brûler ses dernières cartouches sur la Somme et l'Aisne et après ce sera la fin."
Impressionné par cette réponse, Prételat estime qu'il devrait être autorisé à préparer un décrochage profond des armées de l'Est. Puisque l'armistice est envisagé, il serait dangereux et illogique d'exposer ses armées à un encerclement. En organisant le repli dans des délais rapides, il pourrait ramener des forces importantes vers le centre de la France, dès que l'ordre lui en serait donné : "ces forces, assure-t-il, seraient d'une grande ressource pour la suite éventuelle des opérations, ou même pour le maintien de l'ordre si des troubles venaient à se produire dans le pays." On constate que cette préoccupation du maintien de l'ordre est plus prégnante que l'idée d'une manoeuvre en contre-offensive; Weygand lui-même tiendra le même raisonnement une dizaine de jours plus tard... En tout cas, le généralissime n'est pas troublé à l'idée d'un encerclement des équipages de la ligne Maginot et des armées qui la soutiennent. Sa volonté ne fléchit pas, il n'est pas question d'évacuer la ligne Maginot, c'est son dernier mot ! Renonçant à convaincre son chef, Prételat lui donne acte de son refus et rejoint son PC de Villiers-les-Nancy où il fait part de la conversation au général Bréard (son chef d'état-major).
Le lendemain, Prételat convoque les généraux Huntziger et Condé à Hattonchatel. Il ne leur cache pas que la situation est grave et commente brièvement la note n°1783/OP de Georges qu'il vient de recevoir. Elle se résume en une seule phrase : "la bataille sera acceptée sans esprit de recul sur la position que nous occupons actuellement". La mission du GA 2 est précisée : "Tenir jusqu'à épuisement des moyens à la charnière entre la ligne Maginot et l'Aisne (Attigny); la IIème armée maintenant à tout prix la liaison avec la VIème armée. Tenir sans esprit de recul sur la ligne Maginot et sur le Rhin."
Prételat commente : "En fait,notre grave échec dans le Nord, qui nous prive de nos meilleures unités de campagne, a compromis irrémédiablement la suite de la guerre. Il faut dès maintenant s'attendre à une reprises des attaques en force sur la Somme et sur l'Aisne (mais alors, pourquoi ne propose-t-il pas de nouvelles divisions pour renforcer la Somme ? A quoi serviront-elles encerclées ?). Une seule solution pour l'instant : tenir. Mais si le sort nous était encore défavorable (et comment pourrait-il en être autrement ?), il faudrait battre en retraite sur tous les fronts, y compris la ligne Maginot."
Huntziger fait un rapide historique des combats dans son secteur qui se rallument constamment et finissent par épuiser ses excellentes troupes que l'absence de réserves ne permet pas de relever. "A son avis, rapporte le colonel Tessier (2), nous marchons vers un armistice obligatoire. Ce ne sont ni des troupes fatiguées ni les divisions étalées sur l'Aisne sur des fronts impossibles qui arrêteront l'ennemi, nombreux, bien armé, muni d'aviation, alors que la nôtre est inexistante." Huntziger n'hésite pas et va encore plus loin : "Il faut voir la question en face et envisager la retraite, abandonner la ligne Maginot et gagner le Massif Central. C'est le moyen de durer pour discuter les conditions de cet armistice obligatoire. C'est surtout la nécessité de conserver là-bas, après cette défaite qui peut amener de durs mouvements populaires en france, une armée sûre et disciplinée en vue du maintien éventuel de l'ordre."
Seul, le général Condé n'est pas favorable à l'évacuation de la forteresse, connaissant les difficultés d'une telle entreprise. Il démontre "les inconvénients d'une mesure aussi radicale sur le plan militaire mais aussi les impossibilités qu'elle rencontrera en raison des matériels et dépôts existant et de la formation très particulière des unités de forteresse."
Plus tard, il fera étudier la possibilité de rendre mobiles les régiments de forteresse. Le colonel tessier remarque : "on arrive à déterminer une composition de bataillons et de régiments à peu près acceptables, mais leurs Trains de combat sont réduits dans de fortes proportions. On devrait abandonner sur place des mitrailleuses et des canons de 25. L'artillerie de position, la DCA ne peuvent être enlevées, pour la plus grande partie, que par voie ferrée. Le génie doit laisser tout son matériel. Quand aux stocks considérables de vivre et de munitions des parcs d'armée, il faudra les distribuer ou les détruire. Etude navrante qui ne donne aucune satisfaction."
Une nouvelle réunion se tient à Châlons sur Marne, le 2 juin entre Weygand, Georges, Prételat et Huntziger. La conversation tombe vite sur le problème lancinant : comment envisager le repli de la IIème armée et de la IIIème en cas de débordement prévisible par l'Ouest ? Tous sont conscients du problème, mais aucune décision n'est prise. Il existe un autre désaccord sur le rôle des troupes de forteresse en cas de repli. Huntziger est partisan de laisser les équipages d'ouvrages et de casemates défendre seuls la ligne Maginot, pour permettre aux GU de retraiter sans être accrochées par l'ennemi. Prételat est contre, voulant sauver le maximum d'unités. Mais ceci impliquerait le sabotage de la ligne Maginot. Weygand admet que la IIème armée "pourrait s'infléchir pour faire face à un débordement par la Champagne en pivotant, soit autour du môle de Montmédy, soit autour de Longuyon". Mais Weygand rappelle son injonction : se battre sur place et écarter toute idée de repli. C'est l'impasse et les généraux se séparent sans vraiment avoir résolu les questions déjà abordées le 26 mai. Prételat semble moins véhément cette fois. Lui aurait-on donné des assurances, et dans cas, quelles étaient elles ?
Voici en tout cas, la version de Weygand :
"Le 2 juin, j'eus un important entretien à Châlons avec le général Georges, le commandant du IIème groupe d'armées et celui de la IIème armée. Le général Prételat me mit en présence de la situation de ses forces réduites au minimum par mes prélèvements et privées de réserves qu'il n'était pas possible de reconstituer sur des unités de forteresse. L'éventualité d'une attaque à la jonction des IIème et IIIème groupes d'armées créerait une situation très dangereuse. Le général Prételat, et avec lui le général Huntziger, se demandaient s'il était indispensable de rester accroché à la Région Fortifiée, ou s'il ne vaudrait pas mieux opérer un repli stratégique avant d'y être contraint par la pression de l'ennemi. Je répondis qu'ayant envisagé cette hypothèse comme les autres, j'y avais renoncé. Ma décision était prise, les risques connus et acceptés par le gouvernement qui n'ignorait rien de mon plan d'action." *
Weygand a donc bien considéré que les forces du GA.2 étaient réduites au minimum (15 GU) et qu'il n'était donc pas possible d'y puiser davantage. C'est bien là son erreur funeste.
Faute évidente quand on sait que le GQG retirera quand même jusqu'à six divisions pour pallier à l'effondrement du GA n°3.
* Weygand, Mémoires. "Rappelé au service", p.156.
Toutefois, Prételat paraît avoir déplu à Weygand. Ainsi, il est abasourdi quand Georges lui apprend, le lendemain (3 juin) au téléphone que le généralissime décide de créer un Groupe d'Armée n°4 à la gauche du GA n°2. Cette décision traduit une recomposition du commandement : Huntziger est placé à la tête du nouveau GA ; il disposera de la IVème armée de Réquin et de la IIème armée, confiée au général Freydenberg. Comme le souligne Bruge, "Weygand a manqué d'élégance en plaçant Prételat devant le fait accompli et celui-ci le dit sans ambages à Georges :
-Vous me donnez une maison à défendre et vous confiez la porte à un autre. Il est profondément regrettable que tout soit remis en question au lendemain d'une réunion où la mission de chacun a été clairement précisée.
Prételat voit sa mission ramené à des dimensions plus modestes : la défense de la ligne Maginot et celle du Rhin en Alsace."
En fait, la création du GA n°4 était dans les cartons dès le 27 mai et Georges en avait informé Prételat. Mais ce dernier avait vigoureusement protesté : "qu'il ne lui paraissait pas possible de confier à un chef qui ne dépendrait pas du GA 2 une mission aussi essentielle que celle de la couverture de son flanc gauche." Et Bruge de souligner : "Georges, se rendant à ses raisons, lui déclara alors qu'il renonçait à son projet. Et voila que 5 jours plus tard Prételat est dépossédé de la IIème armée qu'il comptait bien orienter jusqu'au bout pour l'obliger à protéger la gauche des Armées de l'Est. Le manque de coordination qui va en résulter aura des conséquences désastreuses."
Quoi qu'il en soit, suite à la rupture de nos lignes sur la Seine et sur la Marne, Weygand donne finalement l'ordre d'une retraite générale le 12 juin à 15 h 30, sans avoir accordé quoi que ce soit aux demandes de Prételat.
1/ La situation de ses forces est fluctuante. Bruge évoque 10 DI, mais il se trompe. Le mieux est de s'en tenir à la situation le 28 mai. 15 GUF environ (sous réserve des transferts en cours).
2/ Colonel Tessier : chef d'état-major de Condé, qui commande la IIIème armée.