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LA BATAILLE DE LA SEINE
Conférence de M. Buffetaut Yves
Docteur en histoire
Le 29 mars 2008
Après la rupture du front de la Somme, les 5 et 6 juin 1940, la dernière phase de la bataille de France s’engage. Pour les Alliés, il devient essentiel de se rétablir sur la Seine pour tenter d’arrêter les Allemands. C’est pourquoi une armée est créée de toutes pièces pour tenir le front de la Basse Seine. Ses effectifs sont disparates et ne sont pas encore tous en place alors que les Allemands se présentent dès le 10 juin au nord du fleuve et le traversent dans la foulée
dans le secteur de Portejoie, Saint-Pierre-du-Vauvray et Venables. Rapidement la ville de Louviers, défendue par des troupes françaises et britanniques, se trouve en première ligne.
Monsieur Buffetaut, éditeur et auteur de très nombreux livres et articles sur les deux guerresmondiales retracera dans sa conférence cette bataille de la Seine. Nous allons reproduire ci-après
un texte de Monsieur Buffetaut paru dans le numéro spécial N° 64 de MILITARIA.
La rupture définitive de la ligne Weygand sur toute son étendue entraîne un déferlement des armées allemandes sur le territoire français. Le franchissement de la Seine, dans la foulée, ne laisse augurer aucun sursis. Est-il encore possible de sauver quelque chose ?
Le 9 juin 1940 au soir, la 10e armée du général Robert Altmayer reçoit l’ordre de tenir la Basse Seine, de Vernon exclu à son embouchure. Il s’agit en fait d’une deuxième 10e armée, puisque la première a été démembrée la veille et l’avant-veille, avec d’une part l’encerclement du 9e corps à Saint-Valéry-en-Caux, d’une part avec le rattachement des 10e et 25e corps à l’Armée de Paris. Altmayer installe son PC à Vaucresson, à six kilomètres à l’ouest du pont de Saint-Cloud. Pour le moment, il ne dispose d’aucun élément, à part son QG. Il va pouvoir compter sur les effectifs de la 3e région militaire du général Duffour, du 3e corps du général de la Laurencie et du corps de cavalerie motorisé Langlois.
Altmayer s’inquiète par ailleurs de la présence d’autres troupes françaises dans son secteur, ainsi qu’il l’écrit dans un livre publié juste après la guerre, La Xe armée : «Pendant l’après-midi du 9 juin, le général Petit, directeur des étapes de l’armée, venu à Vaucresson, fit connaître la présence dans la région d’Evreux de plusieurs dizaines de milliers de rescapés de Dunkerque, arrivés d’Angleterre, après y avoir été désarmés, mais encadrés. Je dis au général Petit de transmettre à leur chef l’ordre du commandant de l’armée, d’aller à 50 kilomètres au moins d’Evreux, à l’ouest de la Touques, pour qu’il n’y ait pas le moindre contact entre eux et les troupes de la 10e armée et le moins possible avec les services de l’armée. J’appris le lendemain qu’il s’agissait d’effectifs destinés à renforcer le 16e corps d’armée ».
On le constate, le général Altmayer craint un effet de contagion de la part d’unités démoralisées par la bataille des Flandres et la difficile évacuation de Dunkerque.
Le 10 juin, Altmayer et son état-major réduit quitte Vaucresson pour Saint-Aubin d’Écrosville, à côté du Neubourg, dans le département de l’Eure. Partis à 2 heures du matin de Vaucresson, ils n’arrivent à Saint-Aubin, via Versailles, Dreux et Conches, qu’à 8 heures, en raison de l’encombrement des routes par les civils en exode. Ils s’installent dans le beau château Louis XIII, où se trouve déjà le général Duffour, chassé de Rouen par l’arrivée des Panzer le 8 juin. Ils sont rejoints par les généraux de la Laurencie et Langlois, qui font part des effectifs dont ils disposent. « Le compte-rendu fut décevant » écrit Altmayer.
Les effectifs de la 10e armée :
Concrètement, le général Duffour dispose, dans ce qui va prendre le nom de corps d’armée D, des éléments suivants :
- 236e division légère d’infanterie, du général Deligne, dont ne sont arrivés qu’un régiment d’infanterie et un groupe de 75 ;
- des restes de la 17e division légère d’infanterie du général Darde, c’est-à-dire d’un état-major, d’un régiment d’infanterie et de sept canons ;
- de quatre groupes francs de cavalerie motorisée. Chacun est théoriquement composé de la sorte : un capitaine, quatre automitrailleuses, un peloton de motocyclistes, deux groupes de mitrailleuses, deux canons de 25 mm, deux canons de 47 mm ;
- d’un bataillon du 131e RI ;
- de deux bataillons de dépôt ;
- d’un bataillon de douaniers ;
- de deux groupes de 75 et deux groupes de 220 ;
- de la « division » britannique Bauman, constituée en fait de trois bataillons formés avec du personnel des services de la 51 st Highland Division (encerclée), de la base britannique du Havre et du service des communications.
Le général de la Laurencie, avec son 3e corps d’armée, n’est pas beaucoup plus riche :
- la 237e division légère d’infanterie (général François) dont ne sont arrivés, le 10, qu’un régiment d’infanterie, deux groupes de 75, un groupe de reconnaissance de division (GRDI) réduit ;
- la 3e division légère de cavalerie du général Petiet, venant de la Somme ;
- quelques pelotons de chars légers de la 1st Armoured Division (général Evans), venant de la Somme ;
- un bataillon de pionniers venant de la première 10e armée.
Comme le note Altmayer, «ces deux pseudo corps d’armée n’ont pas d’artillerie de corps nid’autres éléments organiques de corps d’armée. »
Le corps de cavalerie motorisée est, au moins sur le papier, plus solide :
- 1ère DLM du général de Beauchesne ;
- 2ème DLM du général Bougrain, qui ne rejoindra en fait jamais la 10e armée ;
- 3ème DLM du général Testard ;
- l’artillerie du corps d’armée.
Il faut aussi ajouter des unités d’artillerie d’armée, un régiment de 155 long et un groupe de 220, sous les ordres du général Peillon.
Ces DLM, nous allons le voir, sont trompeuses, car elles n’ont pas les effectifs des unités de même nom engagées au début de l’offensive allemande. Ce sont des unités reconstituées.
La valeur des unités vue par Altmayer
Rien ne vaut la description par le général Altmayer, commandant de la 10e armée, des troupes sous ses ordres.
« Les divisions légères d’infanterie (DLI), de récente formation, n’avaient chacune que deux régiments d’infanterie (au lieu de trois) et deux ou trois groupes d’artillerie, deux groupes de 75 et un de 155 C (au lieu de cinq). Elles n’étaient pas « légères » par la nature de leurs éléments ; elles étaient « petites » ; c’étaient des « brigades mixtes ».
Le bataillon de pionniers fut une très bonne troupe.
Le bataillon de douaniers, déjà en place de Rouen à Harfleur, n’était pas préparé à des
opérations tactiques.
Les bataillons de dépôt étaient, par leur constitution, de valeur moyenne.
Le groupement Bauman avait une valeur de combat médiocre ; ses unités de troupes de communication persisteront à se singulariser par une manie de destruction de ponts à tort et à travers, et sans se soucier des unités françaises qui seraient encore entre l’ennemi et eux.
Le moral et l’encadrement de la 3e DLC (général Petiet) qui venait de combattre au sud de la Somme étaient très bons ; mais elle était déjà usée étant, sans aucun répit, au combat ou en marche depuis le 10 mai. Ses unités motorisées sont très réduites à la date du 10 juin.
Au corps de cavalerie, de formation récente avec du personnel et du matériel de bonne qualité, les DLM n’étaient pas des « divisions » puisqu’elles n’avaient pas d’artillerie organique. Chacune d’elle comprenait :
- Un régiment de découverte de cinq automitrailleuses de découverte et deux escadrons de motocyclistes ;
- Un régiment de chars d’un escadron de 12 Somua et d’un escadron de 12 chars Hotchkiss H-39 ;
- Et un régiment de dragons portés à deux bataillons.
L’artillerie du CC n’avait qu’un groupe de trois batteries de 75 et, en antichars, une batterie de 47 et une batterie de 25. De l’avis même du commandant du corps de cavalerie, chacune de ses divisions n’était guère comparable qu’à un fort groupe de reconnaissance de corps d’armée. »
Pour tout arranger, lors du passage des grandes unités sur le terrain de l’Armée de Paris, celle-ci se sert au passage, retenant notamment un des trois bataillons de la 237e DLI et la 2e DLM. Altmayer se plaint aussitôt au général Hering, qui libère le bataillon d’infanterie… mais garde la DLM.
Avec les éléments dont il dispose, le général Altmayer va devoir défendre un front d’une centaine de kilomètres, de la mer à Paris. Ceci serait possible avec trois vrais corps d’armée, disposant en tout de six à huit vraies divisions. Nous sommes donc loin du compte.
En face, les Allemands disposent, ou disposeront, car certaines unités sont occupées à réduire la résistance du 8e corps à Saint-Valéry, des unités suivantes :
- le 15.Armee Korps, avec les 5. Et 7. Panzerdivisionen ;
- le 2.Armee Korps, qui attaquera sur l’axe Elbeuf, Le Neubourg, Laigle, avec les 32. Et 12. Infanterie Divisionen en premier échelon et la 31. I.D. en réserve ;
- le 38.Armee Korps, sur l’axe Gaillon, est d’Evreux, Damville, avec les 6. 46. Et 27. Infanterie Divisionen.
Ceci représente donc trois corps d’armée, deux divisions blindées et sept divisions d’infanterie. L’infériorité numérique française est donc complète. En outre, contrairement à ce
qui avait pu se passer sur la Somme, les Français ne disposent d’aucun répit pour mettre en place une ligne défensive sur la Seine. Une seule consigne : « tenir »
Le général Altmayer dicte ses ordres immédiatement à ses trois généraux. Il résume d’abord la mission de l’armée :
« La mission de l’armée est d’interdire à l’ennemi de franchir la Seine ou de déboucher des points de la rive gauche où il a déjà pris pied si des contre-attaques ne réussissent pas à le refouler sur la rive droite.
Une seule consigne générale : « tenir ».
Nos effectifs ne permettent pas d’envisager deux positions d’armée. La ligne principale de résistance dominera la Seine et ses isthmes. »
Une position d’arrêt est placée légèrement derrière la Seine. D’ouest en est, elle passe par les hauteurs de la forêt de Bretonne, le secteur de Bourgtheroulde, le bord du plateau du Neubourg vers Louviers, les deux rives de l’Iton, et enfin l’Eure, de Heudreville à Pacy.
Altmayer installe son PC à Orbec, à la limite du Calvados et de l’Eure. Il dispose ainsi ses trois corps d’armée :
- le corps d’armée D : de l’embouchure de la Seine à Pont-de-l’Arche, afin de protéger Pont-L’Evêque, Lisieux et Bernay. Son PC est à Garcis, près de Bernay.
- le 3e corps : de Pont-de-l’Arche à Vernon (exclu) avec occupation solide des carrefours de Louviers, Gaillon, Autheuil, Evreux. Le PC est à Aviron.
- le corps de cavalerie est placé en réserve d’armée avec une division à Brionne, sur la Risle et l’autre dans la région de Beaumont-le-Roger, Conches. Le PC du corps de cavalerie est installé dans le château de Broglie.
Altmayer donne aussi des axes de repli, confidentiels, qui ne figurent même pas dans les ordres d’état-major pour éviter de donner aux troupes une idée de repli.
Pour le CA D, l’axe est Rouen, Bernay, forêt d’Écouves, à l’ouest de Sées. Ce massif forestier, le point culminant du massif armoricain, constitue une véritable barrière difficilement franchissable.
L’axe du 3e corps est jalonné par les villes d’Evreux, Verneuil, Mortagne-au-Perche. Il s’agit de rester en contact avec l’Armée de Paris. Notons que ces axes ouvrent une brèche énorme le long de la mer, en direction de Caen et Cherbourg.
Les Allemands ont déjà franchi la Seine
A peine a-t-il donné ses ordres que le général Altmayer apprend de l’état-major du général Duffour que les Allemands ont franchi la Seine à l’est de Louviers, dans le secteur de Portejoie, Saint-Pierre-du-Vauvray, Venables.
« Or, poursuit Altmayer, aucune unité importante de l’armée n’était déjà, au complet, en sa place de combat. L’exécution de la mission d’interdire à l’ennemi le passage de la Seine en aval de Vernon commençait mal ! Je devais, dès le début, penser à employer une partie de ma réserve d’armée, dès qu’elle serait arrivée, pour aider le 3e corps d’armée à régler l’affaire de Louviers. Quand je quittais Saint-Aubin, l’état-major Duffour se préparait à l’évacuer. »
Presque tous les ponts ont sauté….
André Soubiran est médecin au 3e régiment d’automitrailleuses, une unité de la 3e DLC. Il décrit un peloton de motocyclistes arrivé depuis peu sur la Seine :
« Des agents de liaison, huileux, poussiéreux, arrivent sans cesse. Ils posent leur moto et s’avancent avec une démarche vacillante d’ivrogne, avec des gestes de pantin. Quand ils enlèvent les lunettes qui mangent leur visage, on leur voit un masque dur, où se lit le combat, un visage intérieur qui est entre la vie et la mort. Ce sont les mêmes que j’ai vu partir, il y a un mois, avec de puissantes machines, à l’assaut des barrières luxembourgeoises. Un mois seulement ! Combien déjà sont morts, et, ceux qui restent, comme ils sont vieillis ! La peau colle à leurs pommettes, durcie, tannée, hâlée sauf à l’endroit où les grosses lunettes ont laissé un étrange cerne pâle. Dans leurs yeux, il n’y a plus la joie. Pourtant, ils brillent
toujours d’une flamme ardente. Leurs gestes sont là, mais ils se sont dépouillés, aguerris, ils n’ont plus que des réflexes utiles. Je ne regarde plus leurs uniformes déchirés, les cuirs brûlés, les draps déteints, toute cette détresse des choses qui se voit aussi sur leurs machines, couvertes de boue, disloquées, branlantes et qu’ils n’ont plus le temps d’entretenir. »
Soubiran raconte aussi comment les Allemands ont franchi la Seine et se sont heurtés aux Français :
« Avec quelques centaines d’hommes, la division doit tenir d’Elbeuf à Vernon, le long d’une ligne d’eau sinueuse, encombrée d’îles, aux rives couvertes de taillis. Hier, les Allemand ont traversé la Seine en canaux pneumatiques et en radeaux. Ils ont poussé vers Saint-Cyr-du-Vaudreuil et Saint-Étienne-du-Vauvray, où les chars de Madeline sont arrivés à propos pour soutenir les dragons portés, réduits à une centaine de combattants pour six kilomètres. Maugey et Depret les ont aussi aidés, sur l’éperon de terre entre Seine et Eure et, vers le soir, sur les ponts de l’Eure. Toute la nuit s’est passée au contact, dans le brouillard (c’étaient vraiment les stocks qui brûlaient), avec d’incessants accrochages qui ont peuplé ma nuit de garde de mitraillades proches. Sans la résistance des dragons portés et l’agressivité des chars qui, à la fin de la journée, avaient sur leurs blindages neufs plus de vingt points d’impact, nos craintes nocturnes risquaient fort de devenir une réalité. La brigade anglaise a disparu dans la nuit. ».
Soubiran n’est pas très juste avec les Britanniques. Il suffit de visiter les différents cimetières des villages voisins de la Seine pour constater que leurs pertes ont été sensibles et semble-t-il égales à celles des Français. Le 11 juin, la pression allemande redouble, afin d’étendre la tête de pont qui existe entre Seine et Eure. Le front allié n’est tenu que par des éléments de la 3e DLC et des troupes britanniques, appartenant soit à la division Bauman, soit à la 1st
Armoured Division. La bataille est acharnée, ainsi que le raconte André Soubiran :
« En fin de journée (du 11 juin), l’ordre de repli arrive. Le groupement, réduit à six chars, deux blindés de découverte et moins de quatre-vingts dragons, a tenu un front de six kilomètres. Pourtant, l’ennemi, malgré ses efforts n’a pas marqué de progrès sensibles. Le point d’appui de Saint-Cyr du Vaudreuil a été tenu. A Louviers, des combats acharnés se sont livrés dans le quartier de la gare avec l’appui incessant de Maugey et de Depret. Maugey a même poussé audacieusement jusqu’à Acquigny en remontant l’Eure et de là, a fait une pointe jusqu’à Heudebouville, jusqu’à la Seine. Là, il a pris avec les Allemands un contact brutal et leur à causé des pertes qui ont soulagé les défenseurs de Louviers.
Au nord de Louviers, à Incarville, une contre-attaque appuyée par les chars de Depret a rétabli la situation. Cette nuit, aux Damps, l’ennemi s’est infiltré grâce au terrain boisé et marécageux, le peloton Genevray, envoyé pour arrêter la progression, a trouvé là un pont imparfaitement détruit par le génie. Genevray, encore un tout jeune sous-lieutenant, a décidé de faire sauter le pont complètement, mais d’en face les Allemands guettaient. A trois heures
du matin, il a fait mettre un bateau à l’eau et, avec deux hommes, Degois et Gauthier, il s’est approché du pilier, y a fixé quatre mines de cavalerie pendant, que d’en face, on essayait de l’atteindre. A 4 h 30, le pilier a sauté, mais le pont, soutenu par l’autre pile, restait encore debout et c’est en plein jour, sous le feu incessant de l’autre rive, qu’ils parvinrent à fixer une nouvelle charge au deuxième pilier et à le faire sauter à 5 h 30. Le pont s’est écroulé sur
plusieurs mètres. Les chars allemands ne passeront pas aux Damps aujourd’hui. Le 131e régiment d’infanterie vient nous relever au 3ème jour de cette bataille. »
Plus loin dans son livre, J’étais médecin avec les chars, Soubiran donne d’autres détails sur les combats du 11 juin, notamment près de Venables. Il raconte ainsi un dialogue entre lui-même et le lieutenant Hallard, « le seul polytechnicien de la cavalerie française », en appui
avec son peloton auprès du 6e Dragons et de la brigade à cheval : « - Tu vas voir le capitaine Weygand ?
- Oui, dès mon retour d’évacuation.
- Tu lui diras qu’hier, dans la boucle des Andelys, en fonçant dans le brouillard pourreprendre Venables, la voiture de Lebeschu a été touchée par le premier coup parti du village et a pris feu tout de suite. Tu lui diras que le maréchal des logis Lebeschu, le brigadier Gerbault, les automitrailleurs Baudin et Hallman sont morts bravement. Tu lui diras aussi que le peloton de Parseval a été détruit, que le peloton Loffroy a disparu, que Boutry et ses motards sont perdus dans la nature et qu’il ne reste plus que ma blindée. »
Avec les artilleurs
Le 1er groupe du 72e régiment d’artillerie, qui appartient lui aussi à la 3e DLC, tient le secteur de Pont-de-l’Arche. Le lieutenant Maurice a rédigé l’historique de son unité. Celui-ci parle endétail des combats dans le Nord et sur la Somme, beaucoup moins de la bataille de Normandie. Il est vrai que le groupe tire peu :
« 18 jours (du 8 au 25 juin) physiquement épuisants pendant lesquels on tira peu car, à la vitesse où se déroule cette guerre, nos moyens de liaison sont totalement déficients. Cependant, à Pont-de-l’Arche, à quelques kilomètres au sud de la Seine, nous resterons deux jours en position pendant lesquels nous exécuterons des tirs sur la rive nord. Une lueur d’espoir viendra alors nous visiter. On nous a lu l’ordre du jour du général Weygand du 9 juin : « Tenez 24 h de plus et la France sera sauvée. ». Stupéfaits par cette déroute à laquelle nous n’arrivons pas à croire, toujours prêts à accepter les miracles surtout s’ils comblent les voeux de nos coeurs, nous croyons encore une fois à l’impossible redressement. Hélas, le 11 juin à 10 heures, arrive l’ordre de repli. De Montaure, nous mettons à nouveau en batterie, mais cette fois, face à l’est ! Nous tirons sur Louviers. Les Allemands ont donc franchi le fleuve. Cette fois, tout est bien fini. »
Cette impression de découragement frappe aussi les hommes de la 3e DLC, même si elle n’est que fugace. Nous retrouvons Soubiran :
« Vers minuit, la relève est terminée. Les fantassins sont en place. Mais personne ne se fait guère d’illusion. Jusqu’à la Seine, chacun était optimiste et les plus hébétés gardaient confiance. Trois jours de combat, la Seine traversée, l’Eure n’est même plus un obstacle ! Une seule coupure possible maintenant, la Loire, la lointaine Loire. Et l’espoir renaît ! A l’homme, il faut toujours des mirages. »
Les deux témoignages que nous avons cités donnent une excellente indication de la situation vue par les combattants et de leur état d’esprit. Elle ne donne pas de vision d’ensemble de la situation. Voici donc un aperçu général de la journée du 11 juin sur le front de la Seine.
A droite du front, le corps de cavalerie peine à endiguer les Allemands qui ont franchi la Seine à Vernon, dans le secteur de l’Armée de Paris. Il s’accroche à la forêt de Bizy et tient encore la lisière nord de la forêt de Pacy et les hauteurs de la rive droite de l’Eure. Cependant, en fin de journée, les Allemands enfoncent un coin dans les lignes françaises dans le secteur de Chambray-sur-Eure, en direction d’Evreux.
Au centre, la poussée allemande est freinée entre Seine et Eure, principalement à Autheuil et sur les hauteurs nord et sud de Saint-Vigor, c’est-à-dire au passage de l’Eure par la route Gaillon-Évreux. La brigade Maillard, de la 3e DLC, s’illustre particulièrement. Elle inflige de lourdes pertes à l’assaillant dans la vallée de l’Eure, sans céder un pouce de terrain, mais en souffrant elle aussi beaucoup, puisqu’elle perd au feu le tiers de son effectif engagé. Elle ne se replie que sur ordre, lorsqu’elle est débordée à la fois à droite et à gauche. Les Allemands atteignent alors la rive gauche de l’Eure.
A la gauche du 3e corps d’armée, le front est reporté à l’ouest de Louviers, comme nous l’avons vu, sur le plateau du Neubourg. Comme l’écrit le général Altmayer, « probablement, la situation eût été différente si tout le corps de cavalerie avait été à sa place de réserve d’armée, disponible pour une contre-attaque ou pour un retour offensif entre Seine et Eure. »
Enfin, le front est resté intact, parce que non attaqué, en aval d’Elbeuf et jusqu’à l’embouchure de la Seine. Il est vrai que dans ce secteur, le fleuve est beaucoup plus large et soumis à l’influence de la marée.
Notons que le même 11 juin, Altmayer apprend que le groupement Ihler est complètement encerclé dans Saint-Valéry-en-Caux et que sa situation est désespérée, les bateaux prévus pour aller le rembarquer ne pouvant pas intervenir.
Seule bonne nouvelle : l’arrivée de la 52nd Infantry Division, débarquée à Cherbourg, est annoncée. Elle devra se placer à droite de l’armée et sera incorporée au 3e corps d’armée.
Les combats du 12 juin
Au matin du 12, le front n’a pas bougé en aval d’Elbeuf, les troupes tenant les forêts de Brotonne et de la Londe. D’Elbeuf, le front passe par Montaure, au nord-ouest de Louviers et serpente ensuite à environ deux ou trois kilomètres à l’ouest de l’Eure. La ville de Louviers, bombardée par la Luftwaffe le 11 juin au soir, a brûlé toute la journée. Cette attaque aérienne n’était pas nécessaire, car les troupes alliées étaient déjà en plein repli quand elle a eu lieu. En outre, d’après les témoignages de certains vieux Lovériens, les Allemands auraient aussi incendié volontairement certaines maisons en entrant dans la ville. En tout cas, le centre-ville a été réduit en cendres, ce qui est d’autant plus regrettable que de nombreuses maisons médiévales de toute beauté ont ainsi disparu. Il est plus que probable queles Allemands se sont vengés de la résistance farouche de la 3e DLC devant la ville.
Le général Altmayer, sachant pertinemment que le front ne peut résister longtemps sur le plateau du Neubourg, forme une seconde ligne sur la basse Risle, qui forme une nouvelle coupure. Le secteur de Pont-Audemer est tenu par les douaniers et le bataillon de la 131e DLI, tandis que de Montfort-sur-Risle au Neubourg, ce sont les Britanniques, avec un bataillon de la division Bauman, avec un GRDI rescapé de Dunkerque et un bataillon de la 17e divisiond’infanterie.
Le gros du corps de cavalerie, qui devrait normalement servir de réserve d’armée, est toujours engagé à la gauche de l’Armée de Paris. La pression allemande est aussi forte que la veille. Le général Altmayer écrit :
« La lutte est pénible et difficile. L’impression du commandant de l’armée est que ses troupes se battent à un contre cinq en infanterie et en artillerie, à un contre vingt en matériel (aviation, chars, antichars). Sur tout le front, c’est le repli, en combattant, mais le repli ; et la situation est instable à la liaison avec l’armée voisine. Évidemment, la 10e armée n’a pas arrêté l’ennemi sur la Seine comme elle en avait la mission. Mais quand elle a reçu cette mission le 10 juin, les Allemands étaient déjà en bon dispositif au nord-est de la Seine, avaient déjà pu faire passer quelques éléments sur la rive gauche et avaient enfoncé la porte de Vernon (Armée de Paris). Le Haut Commandement connaissait ces circonstances et a certifié que la 10e a fait son devoir, honorablement. »
La tâche de l’armée a été rendue encore plus difficile par le fait que le corps de cavalerie a été soumis à des ordres contradictoires, ainsi qu’on peut le lire dans le journal de marche du corps : « plusieurs autorités donnent simultanément et directement des ordres contradictoires au corps de cavalerie ». Lorsqu’il est écrit plusieurs, c’est vraiment plusieurs ! Il en reçoit naturellement du général Altmayer et ne devrait d’ailleurs en recevoir que de lui, mais aussi du général Hering, de
l’Armée de Paris, du général Doumenc, major général, du général de la Laurencie « au nom du général Weygand » et même d’un officier de liaison d’un échelon très élevé du Haut Commandement. Comme l’écrit Altmayer, c’était « intolérable et dangereux ». Il doit en référer à son supérieur direct, le général Besson, commandant du 3e groupes d’armées, qui lui donne évidemment raison.
La reconstitution du 16e corps
Pendant que les combats font rage sur l’Eure, des dizaines de milliers de soldats, rescapés de Dunkerque, sont réunis à l’ouest d’Évreux. Ils sont progressivement réarmés et rééquipés, afin de former quatre nouvelles divisions d’infanterie :
- la 43e d’infanterie ;
- la 1ère division d’infanterie marocaine ;
- la 32e d’infanterie ;
- la 1ère division d’infanterie nord-africaine.
Ces quatre divisions forment un nouveau 16e corps, placé sous le commandement du général Falgade.
Le 12 juin, il place ses divisions sur la Risle. Un bataillon de la 43e DI est placé à la disposition du général Duffour, deux bataillons de la 1ère DIM sont prêtés au 3e corps d’armée. Mais le 16e corps dans son ensemble ne dépend pas de la 10e armée, bien qu’il se trouve sur son front, mais du GQG. Ce n’est finalement que le 14 juin qu’il passe sous le commandement du général Altmayer. Le 13 juin, une journée de répit. Manifestement fatigués par les efforts fournis du 10 au 12 juin, les Allemands lèvent le pied . La 236e DLI repousse une attaque sur le Neubourg. Des renforts arrivent, avec notamment une brigade la 52nd Infantery Division du général Laury, soutenue par trois groupes d’artillerie et quelques chars. Ils sont introduits à l’aile droite du 3e corps. Un groupe de reconnaissance arrive aussi en renfort, de même qu’un bataillon de mitrailleurs, dépourvu de moyens de transport. Enfin, la 237e DLI reçoit son deuxième régiment, formé depuis peu à Rivesaltes. Ceci permet de relever la 3e DLC, qui n’a pas cessé de combattre depuis 5 semaines.
Elle est alors réduite aux éléments suivants, d’après le général Altmayer :
- brigade à cheval : deux régiments à deux escadrons ;
- brigade motorisée :
- 4 AMD ;
- 9 chars Hotchkiss ;
- 4 AMR ;
- 3 petits escadrons de dragons portés, avec 4 AMR ;
- 3 batteries de 75 mm ;
- 2 batteries de 105 mm.
Il reste donc 8 AMR Renault, 4 AMD Panhard 178, 9 chars Hotchkiss H-39, soit 21 blindés. D’après le décompte d’Altmayer, le régiment d’autos mitrailleuses comprendrait non seulement des AMD et des Hotchkiss, mais aussi 4 AMR, ce qui est étonnant, puisque les AMR sont normalement destinées au seul régiment de dragons portés. Peut-être a-t-il compté deux fois les 4 AMR survivantes.
En tout cas, la dotation théorique de la brigade légère motorisée était de 12 chars Hotchkiss, 12 AMD Panhard 178 et 20 AMR Renault, soit 44 blindés. En comptant les blindés de remplacement, appelés « de volant », la DLC pouvait aligner au mieux 55 blindés.
Le 13 juin ne marque pas la fin de la première bataille de Normandie, mais elle constitue un moment charnière, car dès le lendemain, il n’est plus question pour la 10e armée de tenir la Normandie mais de se replier vers la Bretagne qui offre l’avantage d’être en communication avec l’Angleterre.
Texte de Yves Buffetaut
publié dans Militaria N°64