François Delpla lundi 9 juin 2025
historien du nazisme
ENS Ulm
docteur HDR
auteur de Hitler et Pétain (2019)
Les rafles et les déportations des Juifs de France
Le point sur les responsabilités
Le 17 juillet 2022, le président de la République française a battu des records de confusion.
L’initiative est allemande
La rafle du Vél d'Hiv est un crime allemand.
Tuer les Juifs n'a jamais été une option du régime de Vichy. C'est en revanche une obsession d'Hitler, perceptible dès septembre 1919 dans son premier texte politique connu, une lettre adressée à un nommé Gemlich : https://clio-texte.clionautes.org/lettr ... -1919.html
L'obscur caporal est devenu, pour le malheur du monde, un politicien habile et tenace, capable de faire partager ses obsessions à beaucoup d'humains qu'il a organisés et dirigés, et d'obtenir d'autres, plus nombreux encore, une attitude passive devant ses entreprises criminelles.
Faisant signer, le 22 juin 1940, un armistice par une France qui vient de placer à sa tête le maréchal Pétain, dans le cadre d'une guerre qu'il voulait arrêter mais que l'opiniâtreté de Churchill réussit à prolonger, il s'est assuré un contrôle étroit sur la France, dans une large zone occupée, dans une autre faussement dite libre et dans un vaste domaine colonial, que ses ennemis devront conquérir pas à pas.
Le maintien de cette situation alors que le sort des armes lui était de plus en plus défavorable est une des preuves les plus évidentes de son habileté... que l'histoire tarde à reconnaître.
Le discours d’Emmanuel Macron à Pithiviers le 17 juillet 2022
Le président Chirac avait, le 16 juillet 1995, ouvert une boîte de Pandore. Il affirmait que la France avait « accompli l'irréparable » en raflant des milliers de Juifs franciliens, dont beaucoup furent parqués dans le Vélodrome d'hiver, les 16 et 17 juillet 1942.
Il disait aussi, quelques instants plus tard, que la France était à Londres, en train de continuer la guerre aux côtés de l'Angleterre et d'autres alliés.
Cette contradiction fut progressivement gommée par ses successeurs, un seuil étant franchi lorsque François Hollande, en 2012, mit en exergue le fait que « pas un soldat allemand » n'avait participé aux arrestations, pour toute allusion à la situation d'occupation.
Le 17 juillet 2022, à Pithiviers, Emmanuel Macron évoque brièvement la responsabilité allemande, sur le même plan que celle de Vichy : les Juifs sont censés avoir été « victimes de l'Allemagne nazie et de la France de Vichy ».
Mais il dédouane aussitôt le Reich en reprenant l'antienne « pas un soldat... ». Il innove aussi en reprenant des motivations douteuses et injurieuses sur le peuple qu’il préside. Il insiste sur le rôle qu'aurait joué, dans les arrestations, l'antisémitisme autochtone.
« Je veux répéter ici les mots du Président Chirac, prononcés le 16 juillet 1995 :
“Ces heures noires souillent à jamais notre histoire. La France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable”
Reconnaissance, ensuite constamment confirmée par tous ses successeurs. Oui, agissant au nom de la France, trahissant l'esprit et l'espoir de la République, l'État français de Pétain, Laval, de Bousquet, Darquier de Pellepoix, l'État français manqua de manière délibérée à tous les devoirs de la patrie, des Lumières et des droits de l'homme. Car pas un seul soldat de l'Allemagne nazie ne prit part à la rafle des 16 et 17 juillet 1942.
Tout cela procédait d'une volonté et d'une politique gangrenée par l'antisémitisme, initiée dès juillet 1940 et dont les racines plongeaient dans les décennies de notre histoire qui précédaient.
Le 3 octobre 1940, de sa propre initiative, l'État français avait institué un statut particulier des Juifs, un statut que le maréchal Pétain, de sa main même, avait rendu encore plus odieux. Après la rafle du Vel d'Hiv, l'État français persista avec la livraison aux Allemands en zone occupée de 10 000 Juifs étrangers de la zone libre qui étaient internés dans les camps des Milles, de Rivesaltes, du Vernay (sic), de Noé et du Récébédou, arrêtés lors de la grande rafle du 26 août 1942 dans les 40 départements de la zone contrôlée directement par les hommes de Vichy. »
Les omissions du discours d’Emmanuel Macron
Il suffirait de mentionner la conférence de Wannsee pour modifier la perspective.
Après un ordre de massacre général des Juifs européens donné par Hitler au chef SS Himmler dans l'automne 1941, son adjoint Heydrich réunit des cadres du mouvement et des ministères pour en planifier l'exécution, le 20 janvier 1942.
Le Vél d'Hiv en découle en droite ligne, après la venue d'Heydrich à Paris début mai 1942 puis sa mort à Prague des suites d'un attentat, le 4 juin 1942, qui déclenche une accélération de la « solution finale ».
Le moment décisif survient le 2 juillet 1942, lors d'une réunion franco-allemande à Paris. René Bousquet, qui dirige la police française sous les ordres de Pierre Laval, chef du gouvernement et ministre de l'Intérieur, est instamment prié de mettre la police parisienne aux ordres de l'occupant pour rafler des milliers de Juifs de toute nationalité.
Bousquet, qui a rencontré Heydrich lors de son passage à Paris, sait à quel point le Reich tient à persécuter les Juifs. Knochen, chef du SD en France, le lui rappelle au cours de la réunion, en disant que le Führer sera très mécontent si la France fait preuve de mauvaise volonté sur cette question.
Bousquet propose alors un compromis : que soient raflés seulement des Juifs étrangers et que pour atteindre le nombre d'arrestations demandé par l'occupant, elles aient lieu dans les deux zones. Reste à obtenir l'accord des ministres de Vichy, réunis le lendemain, le 3 juillet 1942.
Bousquet signifie cet accord à l'occupant le 4 juillet 1942.
C'est Laval qui a présenté le compromis dans un conseil présidé par Pétain. Le maréchal a donné son accord en disant que le fait de s'en prendre aux seuls Juifs étrangers serait « mieux compris ».
Une déformation introduite par Serge Klarsfeld
Les documents étayant le récit qui précède ont été réunis par Serge Klarsfeld dans Vichy-Auschwitz en 1983. Cependant, soucieux de faire à nouveau juger Bousquet qui l'avait été, avec indulgence, en 1949, cet avocat avait besoin d'un fait nouveau et dans ses commentaires il exagère la responsabilité du fonctionnaire en minorant celle de son gouvernement.
Bousquet n'aurait pas dû, écrit-il, se laisser impressionner par la sortie de Knochen. Or elle était ravageuse ! Laval avait succédé à Darlan le 18 avril 1942 sous une pression allemande déjà très forte.
Le Reich donnait là à Vichy une « dernière chance » de se montrer coopératif, après quoi il laissait entendre qu'il agirait lui-même avec brutalité.
La sortie de Knochen signifiait que l'Allemagne était sur le point de mettre fin à l'expérience Laval et au gouvernement de Vichy lui-même. En revanche, le fait de déporter d'abord les Juifs étrangers n'avait rien pour déranger l'occupant, qui commençait la persécution par là dans tous les territoires qu'il contrôlait.
Mieux, ou pire, le fait d’embarquer vers Auschwitz, dans un processus d’un bout à l’autre français, les Juifs qui avaient trouvé asile en zone non occupée, rendait au Reich le plus précieux des services : celui de compromettre la France dans sa « solution finale », beaucoup plus qu’en forçant sa police à prêter son concours aux rafles en zone occupée.
Ainsi, la France était encore bien davantage enrôlée comme pilier essentiel de l’Europe germanisée et nazifiée qu’Hitler entendait construire.
Polémiques « franco-françaises »
Prétendre, comme le fait Éric Zemmour, que Vichy s'arcboutait pour sauver ses nationaux est évidemment, et éminemment, grotesque.
Voilà qui s'apparente aux excuses des munichois qui se vantaient d'avoir fait « reculer Hitler » lors de la conférence du 30 septembre 1938, parce qu'au lieu d'envahir immédiatement tout le territoire des Sudètes, il avait accepté d'échelonner l'invasion sur quelques jours.
Churchill, haranguant les Communes le 5 octobre 1938, semble s’adresser à tous ceux qui, avant comme après, se sont fait fort d’avoir limité les forfaits du chef nazi : https://fortitude-ww2.fr/discours-de-wi ... tobre-1938 :
« Je commencerai par dire ce que chacun préfère ignorer ou oublier, mais qui doit néanmoins être dit, à savoir que nous venons d’essuyer une véritable défaite totale (...). Tout ce que le Premier ministre, mon très honoré ami, est parvenu à sauver par une activité de tous les instants, par les grands efforts et l’intense mobilisation consentis par ce pays, et au prix de l’angoisse et de la tension qui nous ont accablés dans ce pays, tout ce qu’il est parvenu à gagner pour la Tchécoslovaquie sur les points litigieux – c’est que le dictateur allemand, au lieu de rafler d’un coup les plats qui étaient sur sa table, a pu se les faire servir tranquillement un par un. »
À propos des mésusages de l’histoire
Une guerre oppose aujourd'hui en France diverses tendances historiographiques au sujet d'un livre de Jean-Marc Berlière, Emmanuel de Chambost et René Fiévet intitulé Histoire d'une falsification (Paris, L'Artilleur, 2023).
Le Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire (CVUH), créé en 2005 pour torpiller une loi mémorielle sur le « rôle positif de la colonisation » et victorieux, avec d'autres organisations, dans ce combat, s'est fendu d'une recension assassine, accusant notamment les auteurs d’être des « révisionnistes… motivés par la haine de l’autre, de l’étranger, du juif ».
L'association, refusant de publier une rectification, n'a laissé aux auteurs d'autre ressource qu'une plainte en diffamation, portant sur cette seule affirmation, déposée par deux d'entre eux, qui fera l'objet d'une audience à Bobigny le 16 octobre 2025.
À propos de l’histoire et de son écriture
La profession historienne doit, en l'affaire, défendre sa liberté de recherche et d'interprétation mais, surtout, continuer le travail, à peine amorcé, sur l'emprise hitlérienne pendant l'Occupation.
François Delpla
Dernière publication : Sur ordre d’Hitler - Crimes passés inaperçus - Éditions du Cerf, 2025