par BRH » Jeudi 04 Septembre 2014 17:28:22
4 septembre 1914 ... Quel anniversaire pour la Troisième République !
Quel anniversaire pour la Troisième République !... Le gouvernement quitte Paris et se réfugie à Bordeaux. Une proclamation du général Gallieni aux Parisiens annonce que la capitale sera défendue jusqu'au bout... Comme impression, c'est l'équivalent du premier communiqué de Millerand à son arrivée au ministère : "De la Somme aux Vosges..." Jusqu'à quel bout Paris sera-t-il défendu ? Jusqu'à quelle extrémité ? Et cela veut-il dire qu'avant Gallieni Paris ne devait pas être défendu ?
30 septembre 1914 ... Le plus personnel et le plus rancunier des hommes qu'est Clemenceau...
Le deuxième mois de la guerre est achevé. Il a été le plus émouvant, le plus dramatique. Aujourd'hui, nous ne pouvons encore réussir à nous représenter clairement les raisons pour lesquelles les Allemands ont abandonné subitement, voilà trois semaines, leur marche sur Paris où, selon toutes les apparences, ils seraient entrés, car, si les forts de Lille, de La Fère et de Reims n'ont pu seulement tenter un simulacre de défense devant leurs énormes obusiers de siège, les forts de la défense de Paris, en admettant même qu'ils eussent essayé de résister, n'eussent pas arrêté bien longtemps l'ennemi. Les Allemands ont-ils vu un plus beau coup à tenter en cherchant à cerner nos armées ? C'est l'explication militaire, stratégique, rationnelle. Ont-ils senti l'imminence de la bataille de la Marne et voulu s'y présenter avec toutes leurs forces ? Ont-ils craint de n'entrer dans Paris que pour l'évacuer, s'ils perdaient la bataille devenue imminente ? Et n'ont-ils pas été assez bien renseignés sur l'état d'esprit de la population parisienne pour se dire qu'ils risquaient des Vêpres siciliennes au cas où ils ne laisseraient dans Paris que des forces insuffisantes ou bien dans celui où Paris, surexcité par leur retraite et par l'approche d'une armée française victorieuse, se jetterait sur leurs soldats ? Car c'est quelque chose de redoutable qu'une cité de trois millions d'âmes quand sa fureur n'est plus contenue...
Nous agitons toutes ces hypothèses aujourd'hui sans qu'aucune s'imposât à nous plus que les autres. Le brusque abandon par les Allemands de leur marche sur Paris reste une énigme et, peut-être même dépouillé de tout mystère, sera regardé par l'histoire comme un des évènements capitaux de la guerre de 1914. En tout cas, c'est une autre répétition du miracle de sainte Geneviève. Un Renan ne manquerait pas de dire : plus tard on vénérera aussi la pastoure, de nous inconnue, dont les prières auront sauvé Paris... Mais les jeux du scepticisme seraient fort mal reçus en ce moment-ci.
Nous avons tous et tout le monde a bon espoir dans l'issue de la bataille de l'Aisne. Il se confirme que, selon ce qui m'avait été dit à Bordeaux, un gros effort a été fourni samedi. Le lendemain, le général Joffre se serait contenté de faire savoir au général Gallieni : "Succès".
Le Dr Carvalho, Français par inclination et par choix, qui a installé une magnifique ambulance dans son château de Villandry, nous parle, en philosophe éloquent, de ses blessés : "Le sacrifice de leur vie qu'ils ont fait si simplement, disait-il, a porté leur esprit à la hauteur des plus grands. L'intelligence de ces ouvriers, de ces paysans en est comme sublimée. Ils sont prêts à tout comprendre dans l'ordre de la pensée et dans l'ordre du sentiment."
nous a rapporté en même temps des choses intéressantes que lui a apprises M. W... B..., très renseigné sur l'Angleterre et qui a eu de ce côté là confirmation de la pression exercée par les Anglais sur le gouvernement en août. D'après son information, le général French (1) aurait exercé et exercerait encore une action décisive sur le gouvernement de la République. Le départ de Messimy et son remplacement au ministère de la Guerre par Millerand seraient dus à l'intervention du général French, ainsi que la disgrâce du général Percin. Du reste, les changements dans le ministère ont correspondu au voyage à Paris de Lord Kitchener. Le renseignement confirme l'opinion d'un certain Antonio Pagano, publiciste italien, qui est celle-ci : "Deux puissances, même victorieuses, ne peuvent manquer de sortir diminuées de cette guerre : l'Autriche parce qu'elle ne sera plus qu'un satellite de l'Allemagne, la France parce qu'elle ne sera plus qu'un satellite de l'Angleterre."
Il est probable en effet que l'intervention de l'Angleterre se fera sentir d'une manière puissante sur le gouvernement de la République quand il va s'agir de poursuivre la guerre, une fois l'envahisseur chassé du territoire. Des convulsions intérieures sont à craindre à ce moment-là, les socialistes et le parti Caillaux devant, selon certaines apparences, commencer une agitation en vue de la paix. Cette perspective serait celle qui inquièterait le plus le gouvernement de Bordeaux. Aujourd'hui, la suspension pour huit jours de L'Homme libre, d'ordre de Millerand, va rejeter dans la faction le plus personnel et le plus rancunier des hommes qu'est Clemenceau...
Il sera difficile, quand les évènements se seront dessinés, puis accomplis, de savoir à quel point tout le monde vit, pour le moment, dans l'incertitude. L'année apparaît comme une vaste page indéchiffrable. Aucune prévision n'a chance d'être raisonnable. Il en est - comme hier M. Van den Heuvel, ministre d'Etat belge - qui annoncent la paix pour la fin de décembre. On l'annonçait aussi bien, le jour de la mobilisation, pour le commencement d'octobre. Pour ce qui est de l'argent, le malaise commence avec l'approche du terme et le moratorium devient un scandale et un scandale pesant. L'Angleterre y a déjà mis fin chez elle; l'Allemagne n'y a jamais eu recours et s'en vante. Et le peuple français qui se croyait le "banquier du monde", y est encore soumis ? Il s'accumule, à ce sujet, de sérieuses réserves d'exaspération. On se rend compte que financièrement nous n'étions pas préparés à la guerre et que la mainmise des Allemands sur la Bourse et sur la Banque, dans ces dernières années, a eu pour effet de laisser démuni et en plein désarroi, le jour d'une déclaration de guerre, un pays où les richesses abondent...
Je fais, à propos d'argent, une note pour demander que les biens des soldats tombés à l'ennemi soient exemptés des droits de succession. C'est trop que ceux qui, comme on dit, "paient leur dette envers la patrie", acquittent encore l'amende des morts. LLoyd George, le ministre des Finances socialiste du roi Georges V, a pensé à cela. M. Ribot n'y avait pas songé.
Et j'enregistre encore ici, pour prendre date, le dernier renseignement venu de M. W... B..., d'après lequel les opérations de guerre s'arrêteraient à l'hiver et recommenceraient avec la belle saison - exactement comme au siècle de la guerre de Sept ans.
30 Novembre 1914 ... Triste livre ! Triste lecture !...
Fin du quatrième mois de la guerre qui semble entrer dans une phase nouvelle. D'après certaines indications, il se pourrait que l'hiver marquât un ralentissement des opérations. Le général de Castelnau aurait écrit à sa femme que peut-être il viendrait la voir en janvier.
En tout cas, la volonté de tenir bon et de poursuivre la lutte jusqu'au bout est énergique dans le pays malgré les souffrances et la fatigue. Mais il y a nos morts à venger, le territoire à libérer, la Belgique à rendre aux Belges. La passion de l'honneur emporte tout...
Le livre jaune français vient de paraître. Manifestement, il est incomplet, il offre des lacunes. Il n'a ni la belle ordonnance ni la suite du Livre bleu anglais. Avait-on quelque chose à cacher ?... Le chapitre le plus impressionnant est peut-être le premier, intitulé "Avertissements". On y voit que, dès 1913, notre diplomatie a donné au gouvernement de la République les renseignements les plus sérieux sur l'évolution des esprits dans les cercles officiels allemands, les progrès du parti de la guerre, la résistance, de jour en jour moins forte, de Guillaume II à la pression des éléments belliqueux.
Mais cela, le Président, les ministres et l'état-major pouvaient le savoir. Le véritable souverain, c'est-à-dire onze millions d'électeurs, n'avait pas connaissance des nouveaux rapports Stoffel qui arrivaient rue Saint-Dominique et au Quai d'Orsay.
Quant au reste, le Livre jaune accuse la passivité du gouvernement de la République dans les journées décisives de juillet. La diplomatie française s'y montre dépourvue d'initiative, toujours à la remorque de la Russie et de l'Angleterre, manoeuvrée par ses alliés, intimidée par ses adversaires. Quand M. Cambon, à Berlin, veut élever la voix, il est rabroué avec insolence. Triste livre ! Triste lecture !...
2 Décembre 1914 ... Si quelqu'un s'est révélé comme un véritable homme de guerre, c'est le général Foch
Les "Avertissements" du Livre jaune ont été publiés, me dit-on, sur l'ordre de Delcassé : c'est de bonne guerre. C'est la justification complète des partisans du service de trois ans. Aussi les journaux radicaux et socialistes font-ils le silence sur les avertissements.
La censure a interdit à la presse de publier la traduction d'un nouvel article de La Nouvelle Presse libre de Vienne, qui redouble pour Joseph Caillaux le coup du pavé de l'ours. Cette traduction circule sous le manteau. L'article est intitule "La déportation de M. Caillaux". Il expose que l'homme de la politique franco-allemande a été exilé en Amérique du Sud parce que son heure venait, la résistance de l'armée touchant à son terme, le pays commençant à s'apercevoir que "l'héroïsme et le sacrifice demeureront vains". La Nouvelle Presse libre continue en ces termes : "Il l'a vu, il l'a dit, et c'est pourquoi il est soupçonné de trahison et expédié au loin. Pourquoi n'est-il pas accusé ? C'est encore la peur qui arrête une semblable accusation. Qui peut savoir si Caillaux aurait été condamné par un conseil de guerre ? Et, s'il l'avait été, le chef de parti, sacrifié au militarisme, victime de la juridiction militaire apparaîtrait comme un fantôme troublant les veilles de ses meurtriers, et son influence serait peut-être plus grande que celle de Caillaux vivant. "Il y a des morts qu'il faut qu'on tue", dit-on en français. Mais on ne pourrait détruire un tel mort. On lui laisse donc la vie et on veut l'assassiner par l'éloignement. Le temps dira si c'est d'une mort véritable qu'on a voulu frapper M. Caillaux par l'exil.
Il y a des amis de M. Caillaux dans le ministère de M. Poincaré : Doumergue; Augagneur, ministre de la Marine; Viviani, président du Conseil; les ministres socialistes; le radical Sarraut*. Les ennemis sont Delcassé, Poincaré, Millerand, qui se plaisent à être conseillés, dirigés et commandés par l'ambassadeur russe Isvolski. Celui-ci a toujours été un adversaire de Caillaux parce qu'il savait que Caillaux n'était pas un partisan de l'aventureuse alliance franco-anglo-russe, et qu'il n'était pas possible de le gagner par la persuasion ni par d'autres moyens à la politique du Tsar dans la République.
M. Caiilaux était en effet l'homme de la paix et, pour assurer une longue période de tranquillité à sa patrie, il avait toujours été l'avocat d'un rapprochement avec l'Allemagne. Comme ministre des Finances, il était enclin à admettre à la Bourse de Paris des valeurs allemandes et autrichiennes et il ne se cachait pas de dédaigner les moyens méprisables du point de vue économique et financier avec lesquels on étranglerait, par le manque d'argent et la faim, tous les pays qui se refuseraient à suivre la Russie. Voilà son crime aux yeux de M. Isvolski."
Comme dit Alfred Capus, pour affaiblir la portée d'un pareil article, il faudrait prouver qu'il a été écrit et envoyé au journal autrichien par un ennemi de Joseph Caillaux.
On m'assure que le général Gallieni prendrait le commandement d'un corps d'armée et serait remplacé comme gouverneur de Paris par le général Brugère.
Si quelqu'un s'est révélé comme un véritable homme de guerre, depuis le commencement de cette campagne, c'est le général Foch, un disciple direct du général Bonnal**. C'est lui qui a eu la conception initiale de la bataille de la Marne, alors que Joffre eût été d'avis de redescendre jusqu'à Orléans. Une heureuse reconnaissance d'aéroplane du capitaine Bellanger ayant révélé qu'il y avait un large hiatus entre l'armée du général de Bülow et celle du Kronprinz, Foch décida le généralissime à prendre l'offensive. Sa supériorité s'impose au point que Maud'huy*** et Castelnau, c'est-à-dire deux de nos meilleurs chefs, se sont volontairement placés sous ses ordres.
Pierre Lalo****, allant en mission officielle à Reims, s'est trouvé à son quartier général. "Si le coeur vous en dit, proposa Foch, vous allez pouvoir assister à un beau spectacle." Quelques heures plus tard, une division de la garde prussienne était surprise dans une vallée. Notre artillerie, s'étant défilée sur les hauteurs environnantes, la couvrit d'abord d'obus. Ensuite le feu fut dirigé en arrière de manière à couper la retraite de l'ennemi. A ce moment, deux régiments de turcos mis en réserve furent lancés contre la garde. Lalo vit les soldats noirs se défaire rapidement de leurs chaussures, puis, pieds nus, avec une terrible agilité, se lancer contre les Prussiens, la baïonnette d'une main, une sorte de sabre-poignard de l'autre. Ce qu'il restait de la division de la garde fut anéanti en une demi-heure d'un carnage terrible et fantastique. Cela se passait entre la Pompelle et Prunay.
Pierre Lalo se trouvait à Bayreuth au moment de la déclaration de guerre. Il n'y avait plus d'autres Français que lui. Le soir du 1er août, on jouait Parsifal. Pendant un entracte, Pierre Lalo voit tous les spectateurs accourir sous le péristyle du Bubneufestpielhaus. Les trompettes du théâtre, dans leur costume, sonnent la marche du Graal, et le préfet donne lecture de l'ordre de mobilisation. Après cela, le troisième acte de Parsifal fut chanté, mais, pour la première fois depuis que Bayreuth existe, au milieu du bruit des conversations.
Lalo a eu beaucoup de mal à regagner la France : les Allemands ont eu tort de le laisser repartir, car il s'engage avec quelques amis dans l'armée belge et va faire campagne à bord, si je puis dire, d'une automobile blindée armée d'une mitrailleuse.
En traversant la Bavière, après son expulsion, il a assisté à la mobilisation et a été surpris des scènes de désolation auxquelles il a assisté dans toutes les gares. •
* Albert Sarraut (1872-1962), directeur avec son frère Maurice de La Dépêche du Midi, ministre sous Clemenceau, gouverneur de l'Indochine (1911-1914 puis 1916-1919), est alors ministre de l'Instruction publique.Il sera président du Conseil de janvier à juin 1936 au moment de la remilitarisation de la Rhénanie. Il se défendit de ne pas réagir à cause de la proximité des élections de juin 1936 qui donnèrent la victoire au Front populaire.
** Guillaume Bonnal (1844-1917), théoricien de la guerre de 1870 à l'Ecole de guerre de Paris, sympathisant de l'Action française.
*** Louis-Ernest de Maud'huy (1851-1921), commandant de la Xème armée engagée en Artois.
**** Pierre Lalo, journaliste de L'Intransigeant.
Tant que les Français constitueront une nation, ils se souviendront de mon nom !
Napoléon