Ce qui apparaît de manière incontestable, c'est que Miquel, dans la première partie de son ouvrage, met directement en cause l'attitude de Joffre qui s'évertue à vouloir lancer une offensive d'envergure en Artois alors qu'il sait pertinemment bien ne pas disposer des moyens matériels et logistiques pour la mener à bien.
La production de munitions ne suit pas, il le dénonce à plusieurs reprises, en fait même le reproche à Alexandre Millerand le ministre de la Guerre, mais s'obstine néanmoins dans son projet.
Le général en chef est également décrit comme un despote qui ne supporte pas l'intrusion du politique dans ses décisions et on le surnomme volontiers le "dictateur de Chantilly".
Le président du Conseil, René Viviani, a cette formule pour le juger, lui et ses collaborateurs : "le GQG se considère comme un gouvernement à part auquel le gouvernement lui-même devrait être soumis. Il se croit omniscient et voudrait être omnipotent."
De fait, la nature pyramidale du commandement fait remonter tout engagement à la décision du général en chef qui doit être informé de tout et être obéi en toutes circonstances.
Il n'a de comptes à rendre hiérarchiquement qu'au ministre de la Guerre et au Conseil supérieur de guerre, présidé par le président de la République.
Mais son attitude hautaine et méprisante est peu prisée dans les hautes sphères et on songe à Foch pour le remplacer.
Cependant, son auréole de vainqueur de la Marne lui colle encore à la peau et empêche de prendre cette décision.
De son côté, Joffre reste bardé de certitudes : l'échec cruel subi en Champagne et les cent mille soldats perdus n'ont nullement remis en question sa volonté de percer le front ennemi par une offensive plus large.
Il est vivement critiqué par ceux qui se préoccupent de renforcer le front en hommes et en matériel. Paul Doumer, futur président de la République, et père de quatre fils mobilisés, le critique ouvertement au Sénat.
Mais Joffre refuse ces renforts. Il a besoin des effectifs des dépôts pour compenser les pertes des offensives, en cadres surtout. Et il menace de démissionner si l'on veut former une réserve confiée à un chef indépendant.
Le gouvernement est tiraillé par une contradiction : les uns blâment Joffre de multiplier les offensives meurtrières, et les autres (quelquefois les mêmes) se plaignent de l'immobilité de l'armée.
Convoqué à l'Elysée, il refuse de donner des explications, sous peine de risquer de manquer la "surprise" de son offensive.
Il se montre cependant "très catégorique" sur la possibilité de percer.
Résigné, Poincaré décide donc de lui faire à nouveau confiance.
Lors d'une visite qu'il fait au front, il est cependant interpellé par une remarque du général de Langle de Cary : le GQG demande aux généraux d'armée de lancer leurs troupes dans la mêlée, mais leur interdit de disposer des réserves à leur gré. Il rend ainsi problématique le sacrifice des troupes de choc qui ont réalisé la percée, puisqu'elles ne sont pas en mesure d'être secourues sans une autorisation spéciale qui exige forcément un délai. Cette obligation, imposée par le général en chef, serait responsable de l'échec de l'offensive en Champagne et elle peut avoir dans le futur les mêmes conséquences désastreuses.
Alors, pourquoi Joffre s'obstine-t-il ainsi dans son désir d'attaquer dans de telles conditions ?
Il faut savoir que depuis le début de la campagne, il a les yeux fixés sur la Russie.
Il avait en effet pleine conscience de l'efficacité de l'appui des Russes qui avait obligé Moltke II à déplacer à l'Est plusieurs unités qui lui avaient par après manqué pour forcer la victoire sur le sol français. Joffre considérait donc comme son devoir de rendre la monnaie de la pièce à l'allié en difficulté.
Mais comment aider un allié dont l'artillerie n'a plus de munitions alors que l'on est en déficit soi-même sur ce point ?
Un seul moyen, lancer une offensive en France qui empêchera l'ennemi de retirer de nouvelles troupes du front de l'Ouest pour achever les Russes.
L'offensive décidée en Artois en mai 1915 prend alors tout son sens...