On s'imagine que la guerre entre l'Angleterre et l'Allemagne était automatique, en cas d'agression de cette dernière contre la France. En réalité, il n'en était rien. Si les accords de 1904 censés entériner l'entente cordiale entre la France et l'Angleterre avaient mis fin aux contentieux franco-anglais, ils n'entraînaient pas pour autant une alliance militaire. Ainsi, la déclaration de guerre de l'Allemagne à la France du 3 août 1914 n'eut aucune conséquence quant à la position de neutralité de l'Angleterre dans le conflit.
Le 2 août, à 19 heures, l'ambassadeur Von Below se présente chez le ministre des affaires étrangères belge, Davignon et lui remet une note l'informant de l'entrée prochaine des troupes allemandes en Belgique. Le gouvernement belge a 12 heures pour répondre à la demande de l'Allemagne exigeant le libre passage de ses troupes en territoire belge pour faire face au soi-disant projet d'attaque de la France par la vallée de la Meuse.
Le 3 août, à 2 h 30, la réponse belge est communiquée à Von Below : la Belgique repoussera, par tous les moyens, les attaques à son droit. Ce même jour, vers 19 heures, l'ambassadeur allemand Von Schoen, reçu par le président du conseil Viviani, lui remet la déclaration de guerre de l'Allemagne à la France.
Après un discours de Sir Grey aux Communes, l'Angleterre adresse un ultimatum à l'Allemagne à 23 heures, heure anglaise, lui enjoignant de garantir la neutralité de la Belgique sous 24 heures.
Le 4 août, l'Allemagne déclare la guerre à la Belgique à 8 h 30. Et après 9 h, les forces allemandes pénètrent en Belgique à Gemmerich.
Télégramme de Sir Edward Grey à Sir E. Goschen, du 4 août 1914
"Nous apprenons que l'Allemagne a adressé au ministre des affaires étrangères belge une note lui déclarant que le Gouvernement allemand se trouvera obligé de mettre à exécution, au besoin par la force, les mesures qu'il juge indispensables.
"Nous apprenons également que la neutralité du territoire belge a été violée à Gemmerich.
"Dans ces conditions, et vu que l'Allemagne a refusé de nous fournir, au sujet de la Belgique, les mêmes assurances que celles données la semaine dernière par la France en réponse à notre demande faite simultanément à Berlin et à Paris, nous sommes obligés de réitérer ladite demande et d'exiger qu'il lui soit fait une réponse satisfaisante. qui devra nous être parvenue ici ce soir avant minuit.
"Dans le cas contraire, vous demanderez vos passeports et déclarerez que le Gouvernement de Sa Majesté Britannique se voit dans l'obligation de prendre toutes les mesures en son pouvoir pour sauvegarder la neutralité de la Belgique et faire respecter un traité auquel l'Allemagne aussi bien que l'Angleterre a souscrit."
(Livre bleu, 191 1914, n° 159).
Dans l'après-midi, le chancelier Bethmann-Holweig reçoit l'ambassadeur Goschen : "C'est une chose impensable que de faire la guerre à une nation soeur. C'est attaquer un homme par derrière tandis qu'il se défend contre deux assaillants. L'Angleterre sera responsable des évènements tragiques qui vont suivre et tout cela pour un mot : neutralité. Pour un chiffon de papier!".
Mais l'ambassadeur britannique reste impassible. En accord avec le Kaiser, le chancelier aurait pu encore modifier la donne, renoncer à envahir la Belgique et donner un cours différent à la Grande Guerre. Le Kaiser en avait eu la vélléité le 1er août.
Ce jour-là, après l'ordre de mobilisation générale publié à 17 heures, le général Von Moltke avait été rappelé au palais pour y retrouver le Kaiser, le chancelier, le ministre de la guerre et plusieurs personnalités. Tous étaient dans un inconcevable énervement. Une dépêche de l'ambassadeur à Londres (le prince Lichnovsky) venait d'arriver, affirmant que Grey se serait engagé à garantir la neutralité française si l'Allemagne renonçait à tout acte d'hostilité envers la France. Guillaume II voit là un coup du destin, l'occasion d'éviter la guerre sur deux fronts. "Marchons carrément avec toute l'armée vers l'est", propose-t-il à Moltke.
Celui-ci blêmit et réplique que c'est impossible, que l'immense machinerie nécessaire à l'exécution du plan Schlieffen est déjà en marche. Mais le Kaiser insiste. "Si Votre Majesté persiste à conduire à l'Est toutes les forces allemandes, nous ne disposerons plus que de bandes désordonnées d'hommes armés sans ravitaillement, au lieu de troupes prêtes à combattre. D'ailleurs, la France est en pleine mobilisation et personne, même l'Angleterre, ne l'empêchera de se ruer sur l'Allemagne ! Guillaume II insiste encore : "Votre oncle m'aurait répondu autrement". Il finit par s'incliner, mais insiste pour que l'on télégraphie à George V : la mobilisation est trop avancée pour être décommandée, mais il s'engage à ne rien faire contre la France si elle se tient tranquille sous le contrôle de l'Angleterre.
Le Kaiser va encore plus loin : de sa propre autorité, il envoie à la 16ème division qui s'apprête à rentrer au Luxembourg l'ordre d'arrêter son mouvement. Le généralissime proteste, indique qu'il a absolument besoin de mettre la main sur le réseau ferré luxembourgeois dès les 1er jours. Guillaume II, enragé, ne veut rien savoir et maintient ses ordres. Moltke doit se retirer. Anéanti, il regagne son bureau, le colonel Tappen sur ses talons avec la dépêche du Kaiser à la 16ème division pour être contresignée. Il s'y refuse. Et sombre dans une inertie totale jusqu'à ce qu'il soit rappelé au palais à 23 heures.
Le Kaiser vient de recevoir la réponse de George V : aucune mesure ou garantie n'a été proposée par l'Angleterre ! L'ambassadeur allemand a surinterprété les allusions à la situation. Dépité, Guillaume II renonce à sa grandiose volte-face. En un sens, il perd ainsi la guerre, la violation nécessaire au plan Schlieffen de la neutralité belge ne pouvant qu'entraîner la guerre avec l'Angleterre. L'empereur allemand aurait pu encore infléchir la marche de l'histoire au reçu de l'ultimatum anglais et remettre son projet sur la table : c'était stratégiquement tentant ; rester sur la défensive sur le front français, mettre la France en position d'agresseur et régler son compte à la Russie avec l'essentiel des forces allemandes et austro-hongroises. Il n'est pas douteux que la russie n'aurait pas pu résister face à de tels effectifs. Son sort aurait été scellé avant la fin de l'année...