Napoléon envisage un temps de stopper sa marche en avant à Smolensk. Auparavant, il en avait également évoquée l'idée à Witepsk :
« Je m’arrête ici, je veux m’y reconnaître, y rallier, y reposer mon armée, et organiser la Pologne ; la campagne de 1812 est finie ! celle de 1813 fera le reste. […] La première campagne de Russie est finie; plantons ici nos aigles. Deux grands fleuves marquent notre position; élevons des blockhaus sur cette ligne ; que les feux se croisent partout : formons le bataillon carré. Des canons aux angles et à l'extérieur. Que l'intérieur contienne les cantonnements et les magasins. 1813 nous verra à Moscou, 1814 à Pétersbourg. La guerre de Russie est une guerre de trois ans ! […] Songez à nous faire vivre ici car nous ne ferons pas la folie de Charles XII ! » (Ségur, Histoire de Napoléon et de la Grande Armée pendant l’année 1812)
Seulement, comme à Smolensk, la Grande Armée s’ébranle à nouveau suivant les directives rapportées ici par Fain (Manuscrit de 1812) : «Plus on s'anime chez l'ennemi, répète-t-il à ses généraux, moins nous devons ralentir l'activité de notre invasion. Pourquoi laisserions-nous aux peuples fanatisés de l'Orient le temps de vider leurs plaines immenses et d’accourir? Les Russes, dit-on, battent volontairement en retraite ; ils voudraient nous attirer jusqu'à Moscou ! Non, ils ne battent pas volontairement en retraite. S'il‘s ont quitté Wilna, c'est qu'ils ne pouvaient plus s'y rallier; s'ils ont quitté la ligne de la Duna, c'est qu'ils avaient perdu l'espoir d'y être rejoints par Bagration. Si dernièrement vous les avez vus nous céder les champs de Witepsk , pour se retirer sur Smolensk , c'est afin d'opérer cette jonction tant de fois reculée. Le moment des batailles approche. Vous n'aurez pas Smolensk sans bataille; vous n'aurez pas Moscou sans bataille. Une campagne active peut avoir des chances défavorables; mais la guerre qui tirerait en longueur en aurait de bien plus fâcheuses, et notre éloignement de la France ne ferait que les multiplier ! Puis-je penser à prendre des quartiers au mois de juillet ? dit-il encore; une expédition comme celle-ci peut-elle se diviser en plusieurs campagnes ? Croyez-moi, la question est sérieuse, et je m'en suis occupé. Nos troupes se portent volontiers en avant. La guerre d’invasion leur plaît. Mais une défensive stationnaire et prolongée n'est pas dans le génie français. Nous arrêter derrière des rivières, y rester cantonnés dans des huttes, manœuvrer tous les jours pour être encore à la même place après huit mois de privations et d'ennuis, est-ce ainsi que nous sommes dans l'habitude de faire la guerre ? Les lignes de défense que vous présentent aujourd'hui le Borysthène et la Duna ne sont qu'illusoires. Que l'hiver arrive, et vous les verrez se combler de glaçons, et s'effacer sous la neige. L'hiver ne nous menace pas seulement de ses frimas; il nous menace encore d'intrigues diplomatiques qui peuvent se brasser derrière nous. Ces alliés que nous venons de séduire, qui sont encore tout étonnés de ne plus nous combattre, et tout glorieux de nous suivre, leur laisserons-nous le temps de réfléchir à la bizarrerie de leur position nouvelle Et pourquoi nous arrêter ici huit mois, quand vingt journées peuvent nous suffire pour atteindre le but ? Prévenons l'hiver et les réflexions! Il nous faut frapper promptement, sous peine de tout compromettre. Il faut être à Moscou dans un mois, sous peine de n'y entrer jamais ! A la guerre, la fortune est de moitié dans tout. Si l'on attendait toujours une réunion complète de circonstances favorables, on ne terminerait rien. En résumé, mon plan de campagne c'est une bataille, et toute ma politique, c'est le succès. »
Concernant l’entourage de l’Empereur face aux volontés de ce dernier, se référer à nouveau à Ségur (Histoire de Napoléon et de la Grande Armée pendant l’année 1812) :
« Ceux de son intérieur y apportèrent leur opposition, chacun suivant son caractère : Berthier par une contenance triste, des plaintes et même des larmes ; Lobau et Caulaincourt par une franchise qui, chez le premier, avait une haute et froide rudesse, excusable dans un si brave guerrier; et qui, dans le second, était persévérante jusqu'à l'opiniâtreté, et impétueuse jusqu'à la violence. L'empereur repoussa leurs observations avec humeur; il s'écriait, en s’adressant surtout à son aide-de-camp, ainsi qu'à Berthier : « qu'il avait fait ses généraux trop riches, qu'ils n'aspiraient plus qu'aux plaisirs de la chasse, qu'à faire briller dans Paris leurs somptueux équipages, et que sans doute ils étaient dégoûtés de la guerre! » L'honneur ainsi attaqué, il n'y avait plus de réponse ; on baissait la tête et l'on se résignait. […] Pour Duroc, il désapprouva d'abord par un froid silence, puis par des réponses nettes, des rapports véridiques et de courtes observations. L'empereur lui répondit : « qu'il voyait bien que les Russes ne cherchaient qu'à l'attirer; mais que pourtant il fallait encore aller jusqu'à Smolensk; qu'il s'y établirait, et qu'au printemps de 1813, si la Russie n'avait pas fait la paix, elle était perdue ; que Smolensk était la clef des deux routes de Pétersbourg et de Moscou; qu'il fallait s'en saisir : alors il pourrait marcher en même temps sur ces deux capitales, pour tout détruire dans l'une et tout conserver dans l'autre. » Ici, le grand-maréchal lui fit observer qu'il ne trouverait pas plus la paix à Smolensk, et même à Moscou, qu'à Vitepsk; et que pour s'éloigner autant de la France, les Prussiens étaient des intermédiaires peu sûrs. Mais l'empereur répliqua « que dans cette supposition, la guerre de Russie ne lui présentant plus aucune chance avantageuse, il y renoncerait; qu'il tournerait ses armes contre la Prusse ; et qu'il lui ferait payer les frais de la guerre. » Daru vint à son tour. Ce ministre est droit jusqu'à la roideur, et ferme jusqu'à l'impassibilité : la grande question de la marche sur Moscou s'engagea ; Berthier seul était présent; elle fut agitée pendant huit heures consécutives ; l'empereur demanda à son ministre sa pensée sur cette guerre : « qu'elle n'est point nationale, répliqua Daru ; que l'introduction de quelques denrées anglaises en Russie, que même l'érection d'un royaume de Pologne, ne sont pas des raisons suffisantes pour une guerre si lointaine; que vos troupes, que nous-mêmes, nous n'en concevons ni le but ni la nécessité, et que du moins tout conseille de s'arrêter ici. » L’empereur se récria : « Le croyait-on un insensé ? Pensait-on qu'il faisait la guerre par goût ! Ne lui avait-on pas entendu dire que la guerre d'Espagne et celle de Russie étaient deux chancres qui rongeaient la France, et qu'elle ne pouvait supporter à la fois ? Il voulait la paix; mais pour traiter, il fallait être deux, et il était seul. Voyait-on une seule lettre d'Alexandre lui parvenir? Qu'attendrait-il donc à Vitepsk ? Des fleuves y marquaient, il est vrai, une position; mais pendant l'hiver, il n’y avait plus de fleuves en ce pays. Ainsi c'était une ligne illusoire qu'ils indiquaient; une démarcation plutôt qu'une séparation. Il fallait donc en élever une factice, construire des villes, des forteresses à l'épreuve de tous les éléments et de tous les fléaux; tout créer, le ciel et la terre; car tout manquait, jusqu'aux vivres, à moins d'épuiser la Lithuanie et de la tourner contre lui, ou de se ruiner; car si dans Moscou on pourra tout prendre, ici il faudra tout acheter. Ainsi, continua-t-il, nous ne pouvons, ni vous me faire vivre à Vitepsk, ni moi vous y défendre; ni l'un ni l'autre nous ne saurons faire ici notre métier. Que s'il retournait à Vilna, on l'y nourrirait plus facilement, mais qu'il ne s'y défendrait pas mieux; qu'il faudrait donc reculer jusqu'à la Vistule et perdre la Lithuanie. Tandis qu'à Smolensk il trouverait, ou une bataille décisive, ou du moins une place et une position sur le Dnieper. Qu'il voyait bien qu'on pensait à Charles XII; mais que si l'expédition de Moscou manquait d'un exemple heureux, c'est qu'elle avait manqué d'un homme pour l'entreprendre; qu'à la guerre, la fortune est de moitié dans tout; que si l’on attendait toujours une réunion complète de circonstances favorables, on n'entreprendrait jamais rien; que pour finir, il fallait commencer; qu'il n'y a pas d'entreprise où tout concoure, et que dans tous les projets des hommes le hasard a sa place; qu'enfin la règle ne fait pas le succès, mais le succès la règle, et que s'il réussissait par de nouvelles marches, on ferait d'après un nouveau succès de nouveaux principes. Il n'y a pas encore de sang versé, ajouta-t-il, et la Russie est trop grande pour céder sans combattre. Alexandre ne peut traiter qu'après une grande bataille. S'il le faut, j'irai chercher jusqu'à la ville sainte cette bataille, et je la gagnerai. La paix m'attend aux portes de Moscou. Mais, l'honneur sauvé, si Alexandre s'obstine encore, eh bien, je traiterai avec les boyards; sinon, avec la population de cette capitale : elle est considérable, ensemble et conséquemment éclairée; elle entendra ses intérêts, elle comprendra la liberté. » Et il termina en disant : « que d'ailleurs Moscou haïssait Pétersbourg; qu'il profiterait de cette rivalité; que les résultats d'une telle jalousie étaient incalculables. » Ainsi, l'empereur, que la conversation avait échauffé, découvrait son espoir. Daru lui répondit : « que la guerre était un jeu qu'il jouait bien, où il gagnait toujours, et qu'on pouvait en conclure qu'il la faisait avec plaisir. Mais qu'ici, c'étaient moins les hommes que la nature qu'il fallait vaincre; que déjà, soit désertion, maladie ou famine, l'armée était diminuée d'un tiers. Si les vivres manquaient à Vitepsk , que serait-ce plus loin ? Les officiers qu'il envoie pour en requérir, ne reparaissent plus, ou reviennent les mains vides. Le peu de farine ou de bestiaux qu'on parvient à réunir, est aussitôt dévoré par la garde : on entend les autres corps dire qu'elle exige et absorbe tout; que c'est comme une classe privilégiée. Ambulances, fourgons, troupeaux de bœufs, rien n'a pu suivre. Les hôpitaux ne suffisent plus aux malades : on y manque de vivres, de places, de médicaments. Tout conseille donc de s'arrêter, et d'autant plus, qu'à dater de Vitepsk, il ne faut plus compter sur les bonnes dispositions des habitants. D'après ses ordres secrets, ils ont été sondés, mais inutilement. Comment les soulever pour une liberté dont ils ne comprennent pas même le nom ? Par où avoir prise sur ces peuples presque sauvages, sans propriétés, sans besoins ? Qu'avait-on à leur arracher ? Avec quoi les séduire? Leur seul bien était la vie, qu'ils emportaient dans des espaces presque infinis. » Berthier ajouta : « que si nous marchions plus avant, les Russes auraient pour eux nos flancs trop allongés, la famine, et surtout leur puissant hiver; tandis qu'en s'arrêtant, l'empereur mettrait l'hiver de son côté, et se rendrait maître de la guerre, qu'il la fixerait à sa portée; au lieu de la suivre, trompeuse, vagabonde, indéterminée ». Berthier et Daru répliquaient ainsi. L'empereur les écoutait doucement; plus souvent il les interrompait par des raisonnements subtils : posant la question suivant ses désirs, ou la déplaçant, quand elle devenait trop pressante. Mais quelque fâcheuses que fussent les vérités qu'il eut à entendre, il les écouta patiemment et y répondit de même. Dans toute cette discussion, ses paroles, ses manières, tous ses mouvements furent remarquables par une facilité, une simplicité, une bonhomie, qu'au reste il avait presque toujours dans son intérieur ; ce qui explique pourquoi, malgré tant de malheurs, il est encore aimé par ceux qui ont vécu dans son intimité. L'empereur, peu satisfait, fit venir successivement plusieurs des généraux de son armée; mais ses questions leur indiquèrent leurs réponses ; et quelques uns de ces chefs, nés soldats, et accoutumés à obéir à sa voix , lui furent soumis dans ces entretiens, comme aux champs de bataille. D'autres attendirent, pour dire leur avis, l'événement : taisant leur crainte d'un malheur devant un homme toujours heureux, et leur opinion, que le succès leur reprocherait peut-être un jour. La plupart approuvèrent, sachant bien d'ailleurs, que quand même ils s'exposeraient à déplaire, en conseillant de s'arrêter, on n'en marcherait pas moins. Puisqu'il fallait courir de nouveaux dangers, ils aimèrent mieux paraître les affronter volontairement. Ils trouvaient moins d'inconvénients à avoir tort avec lui, que raison contre lui. »
_________________ "Tant que les Français constitueront une Nation, ils se souviendront de mon nom."
Napoléon.
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