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http://french.ruvr.ru/tag_39609329/page_2.htmlXV : le triste sort des blessés.
Alors que l’incendie de Moscou s’est arrêté et que les ruines fumantes de la ville laissent un spectacle de mort et de désolation, la Grande Armée est installée autour de Moscou, tandis qu’à l’arrière l’hécatombe des blessés est un des faits les plus tragiques de la campagne. La Grande bataille de Borodino/La Moskova, en a laissé des dizaines de milliers, et ils meurent comme des mouches faute de soins, faute de moyens.
C’est l’une des faces noires des guerres de ce temps, encore que la guerre a été, et sera toujours un fléau de l’humanité, engendrant son lot de douleurs, de destructions, de tragédies. Napoléon, déjà à plus d’une reprise, notamment après la bataille d’Eylau en 1807, ou au chevet du Maréchal Lannes mourant, ainsi qu’après Wagram, ne pouvait être impassible aux désastres de la guerre. Après Eylau, il s’était exclamé que lorsqu’un prince avait vu un tel charnier il ne pouvait aimer la guerre, et ne connaître du goût que pour la Paix. Sa compassion pour les blessés était connue dans l’Armée de longue date, il fut souvent attentif à leur sort ainsi qu’à ceux des malades comme ce fut le cas en Syrie lorsqu’il rendit visite aux pestiférés.
Toutefois, malgré la présence de chirurgien et de médecins talentueux, tels que Percy, Desgenettes ou Larrey, l’Empereur Napoléon était un homme de son temps, les moyens mis en œuvre pour venir au secours des blessés furent toujours déficients, notamment et surtout à cause de la guerre de mouvement que l’Empereur mène et où il a toujours excellé. La campagne de Russie ne fait pas exception, la Grande Armée dans sa marche en avant progresse chaque jour, 30 kms, 50, 60 parfois plus, c’est un quotidien harassant pour les hommes et les chevaux, à un rythme infernal. Cette marche bien sûr interdit de s’attarder sur les problèmes collatéraux d’une telle armée, la bataille menée, il y a bien sûr les chirurgiens militaires par bataillon, par régiment, ou division, la Garde est bien dotée en la matière, des meilleurs, mais les ambulances sont insuffisantes, la science est elle aussi impuissante à soulager les soldats.
L’Armée trimballe évidemment dans son sillage des pharmacies ambulantes, il y a aussi quelques inventions dont les « saucisses » de Percy, et les plus talentueux de ces médecins ont eu des idées brillantes. Ils seront à l’origine d’une technique d’amputation, mais dans la pratique, le matériel, les connaissances restent ce qu’elles sont, les hommes sont amputés plus que de raisons, la gangrène fait des ravages, les infections et les hémorragies sont légions. Les opérations se font dans des conditions parfois effroyables, et les jours de bataille, de grande bataille comme à La Moskova, les moyens à disposition se révèlent dérisoires. Car s’il faut prendre soin des blessés français, les nombreuses victoires et Borodino ne fait pas exception laissent aux soins des infirmiers, les blessés ennemis. Au soir du 7 septembre, plus de 20 000 blessés français submergent les infirmeries et les ambulances, tandis que les Russes furent sans doute deux fois plus nombreux.
25 000 blessés russes sont toutefois évacués par les leurs, ceux qui meurent sont enterrés en route, les Français restent impressionnés du soin que les Russes mirent à tenter de secourir les blessés. A la Grande Armée, avec tout le bon vouloir possible eu égard aux moyens, leur sort est peu enviable. Beaucoup sont transportés à Mojaïsk, ils sont entassés dans les maisons, les monastères, il faudra plusieurs jours pour les relever, certains restent sans secours durant plus de deux jours, et lorsque la Grande Armée battra en retraite et abandonnera Moscou, un blessé ayant survécu dans la carcasse d’un cheval en décomposition fut même retrouvé, débris incroyable d’une terrible bataille. Dans la retraite les Russes, ne peuvent toutefois prendre soin plus longtemps des blessés. Ils sont dirigés sur Moscou ou plus de 20 000 sont entassés lorsque les Français s’emparent de la ville, leur sort sera souvent des plus horribles, ils brûleront vifs dans l’incendie par milliers.
Homme de guerre, l’Empereur Napoléon ne fut pas à la pointe de la médecine militaire, ni par ailleurs des progrès en matière d’armement, comme il le fut au niveau de la tactique ou de la stratégie. Aussi, la blessure, est souvent synonyme de mort, ou d’une amputation cruelle qui laisse les malheureux marqués à vie, dans un monde où le handicap est aussi synonyme de misère. Il y a toutefois une institution en France qui fut créée sous l’Ancien Régime, les fameux Invalides, accueillant les vieux soldats, les recueillant pour leur assurer une fin de vie honorable, à ce niveau l’Empire ne fut pas avare de pensions, de retraites et de traitements de réforme. Mais Napoléon défait et exilé, la situation des invalides de guerre se révélera difficile, les demi-soldes pour les officiers, des pensions chichement comptées… La reconnaissance nationale du attendre les révolutions suivantes, de 1830 et 1848, la médaille de Sainte-Hélène ne fut instaurée que par Napoléon III qu’en 1857, il était bien tard même si entre 350 et 405 000 vétérans reçurent cette décoration commémorative récompensant les militaires ayant servis de 1792 à 1815.
Après La Moskova/Borodino, la situation est dramatique, c’est une des batailles les plus terrifiantes de l’époque napoléonienne, en termes de pertes humaines. La situation militaire, la retraite russe, et la fuite des populations rendent encore plus terrible le sort des blessés. Le commissaire des guerres De Kergorre raconte à leur sujet notamment des blessés russes : « 600 blessés russes étaient tombés dans les jardins où ils vivaient de troncs de choux et de la chair humaine, et celle-ci ne manquait pas ! Je ne pus dans les huit premiers jours que leur distribuer à chacun qu’une demi-livre de vivres, beaucoup de ses malheureux périrent. Les autres à mesure qu’ils guérissaient par les soins ou la nature, s’en allaient n’étant pas gardés, on ne le pouvait pas car il aurait fallu leur donner à manger… ». Incroyable et terrifiant témoignage que celui de Bellot de Kergorre, le cannibalisme dernier recours, horrible recours pour survivre. Du côté français, si les hommes sont un peu mieux lotis, la suite de la campagne leur sera souvent, presque toujours fatale.
Les plus gravement blessés succombent dans la première semaine, les morts restent parfois allongés au milieu des vivants plusieurs jours, tellement le manque de personnel qualifié est criant. Des chefs de blessés sont nommés parmi les moins touchés, mais cet expédient ne peut être une solution durable, ils meurent après la bataille, surtout dans les premières semaines. Ceux qui survivent et qui ne sont pas grièvement touchés sont renvoyés à leur corps, beaucoup d’ailleurs préfèrent comme souvent, et lorsque c’est possible rester à leur corps, où épaulés et soignés par les camarades, ils ont plus de chances d’être mieux traités. Les hôpitaux ne sont pas seulement des mouroirs pour cause de blessures, les épouvantables conditions sanitaires, notamment en ce qui concerne les excréments et l’hygiène favorisent la propagation de maladies, telles que la dysenterie, le typhus, les fièvres et d’autres virus parfois mortels à cause de l’épuisement physique et même moral de ces hommes.
L’importance de la Grande Armée, même considérablement réduite, les souffrances également des autres, trop répétées, rendent vite les soldats impassibles devant les blessés, devant la mort. La suite de la campagne montrera comment l’homme face à une situation de stress élevé, dû à la mort au quotidien, aux atrocités observées, deviendra insensible, individualiste, une sorte d’instinct primaire, perdu dans les âges, au temps où les hommes ne vivaient pas mieux que les bêtes qui les entouraient. En Russie, comme en Espagne, les conditions extrêmes du combat, l’éloignement de l’Europe occidentale où les populations furent souvent à même de pallier l’incurie des services de santé, ne pouvaient qu’aggraver le sort du blessé.
Faber du Faur écrit le 21 septembre 1812 :
« A neuf lieues de Moscou, à droite de la grande route. A mesure que la Grande Armée se portait en avant, elle marquait son passage par de plus larges traces. Ce fut surtout après les batailles de Smolensk et de Valoutina, et plus encore après la grande bataille de la Moskova, que ce dépérissement prit un caractère effrayant. Naguère encore la plupart de ceux qui ne pouvaient suivre, étaient des gens épuisés ou malades, mais maintenant les routes sont jonchées de blessés, de mourants et de mort, c’étaient surtout les villages situés le long et à côté de la grande route de Kolotzkoï à Moscou qui en étaient encombrés. Très souvent il s’y venait joindre aux morts ceux qui leur avaient survécu, mais ils ne tardaient pas à succomber aux privations de tout genre contre lesquelles ils avaient à lutter, ou ils trouvaient le trépas dans l’embrasement des maisons auquel ils ne pouvaient échapper, faute de secours, ou bien ils tombaient sous les coups soit des paysans armées qui rôdaient çà et là, soit des Cosaques ». /L
XVI : Napoléon veut la paix.
Photo: RIA Novosti
A l’approche du mois d’octobre, Napoléon ayant déjà perdu beaucoup de temps dans les décombres de Moscou prend conscience du piège mortel que représente une plus longue attente dans la capitale historique russe. Koutouzov renforce son armée de jour en jour tandis que les troupes qui s’accumulent sur les flancs des longues lignes de communications de la Grande Armée menacent de la couper de ses bases. L’Empereur Napoléon veut la Paix !
Il l’a désire ardemment à un moment où les premiers frémissements annonciateurs de l’hiver se font fatalement ressentir à Moscou. En prenant la ville, son espoir était d’en finir avec une guerre qu’il avait voulue, mais qui dans son esprit devait lui assurer une paix finale, une paix qui mettrait aussi la véritable ennemie de la France, l’Angleterre, à genoux. Les Russes après leur défaite de Borodino/La Moskova avaient pansé leurs plaies, et au sud, sur la route de Kalouga, l’armée de Koutouzov se renforçait tous les jours. Le pays apparaissait également très hostile, un peu plus chaque jour.
Bien que leur rôle ait été largement exagéré dans l’historiographie moderne, les « partisans » russes, les bandes de paysans, malmenaient ici et là les Français isolés, les petits détachements, se comportant comme toutes les troupes irrégulières, avec une très grande cruauté. Les paysans russes ne pouvaient en effet que nourrir un ardent désir de vengeance, ce qu’ils n’avaient pas brûlé eux-mêmes, les Français l’avaient pillé et malgré les ordres de l’Empereur de punir sévèrement le pillage, la prise de Moscou avait montré la Grande Armée sous un jour peu glorieux, celui des maraudeurs et de la rapine.
Les hommes ivres de butins, après avoir été privés de tout, et souffert longuement dans les marches et les batailles, après avoir longtemps attendu un succès décisif qui n’était pas venu, s’étaient jetés en partie sur les riches demeures de Moscou. L’incendie allumé par les Russes avait ajouté à la confusion, les descriptions de soldats avinés et braillards, à la recherche de richesses, ne manquent pas dans les mémoires. Comment maîtriser une armée qui a laissé aller sur la route plus de la moitié de son effectif ? Les pelotons d’exécutions crépitaient dans les ruines de Moscou, mais ils étaient pour les incendiaires et les agitateurs pris au hasard des patrouilles.
Napoléon n’ignorait pas que cet incendie allait lui être imputé. Il pouvait mesurer aux sacrifices que les Russes avaient consenti à Borodino/La Moskova, puis dans la destruction de Moscou, il pouvait se rendre compte après trois mois de marche dans la Russie en flammes, qu’elle ne rendrait pas les armes aussi facilement. Son recul de Moscou pouvait toutefois avoir des conséquences imprévisibles. La défaite lui serait sans nul doute attribuée, et les Russes ne risquaient-ils pas de relever la tête encore un peu plus ? Et si la Russie devenait une deuxième Espagne ?
L’Empereur ne pouvait l’ignorer, au début du mois d’octobre sa résolution était d’ailleurs prise mais il perd à nouveau du temps dans une dernière tentative diplomatique en direction de Koutouzov. Le 4 octobre 1812, il envoie un plénipotentiaire, ce sera le général Lauriston. Car Caulaincourt, connaisseur de la Russie, refuse la mission catégoriquement, de son avis personnel, un tel geste serait interprété par les Russes comme une faiblesse et la mission n’avait de toute façon aucun espoir de réussir au vu de la situation présente. Le pauvre Lauriston essuie en effet les refus successifs du vieux Koutouzov qui, habile, reçoit les Français avec beaucoup de tapage : fanfares, feux de bivouac allumés en grand nombre, chants, uniformes de parades, tout a été fait pour impressionner les Français.
La rencontre fut expéditive, un petit quart d’heure, dans une modeste izba non loin des avant-postes de l’avant-garde du Prince Murat. La Paix, les Russes ne voulaient pas la signer, du moins tant que les Français ne seraient pas sortis du territoire russe. Koutouzov n’avaient de toute façon pas les compétence pour négocier quoi que ce soit, et Lauriston en fut informé. Il devait retourner le 6 octobre bredouille, aggravant encore la situation de la Grande Armée. Car Napoléon caressait l’espoir que sa demande portée à Saint-Pétersbourg aurait plus de succès, et il lui fallait donc avoir un peu plus de patience et attendre… Une attente que le vieux Koutouzov avait bien mesuré, à sa juste valeur… l’hiver arrivait.
Il ne cessait d’ailleurs de répéter que la retraite des Français serait inéluctable et que l’hiver serait son plus puissant allié, un hiver redoutable. Battu, il avouait désormais modestement que Napoléon pouvait le battre, mais qu’il ne pouvait pas le berner… Jamais le vieux renard n’avait été aussi lucide quant à la situation. Napoléon attend donc une paix désirée qu’il ne pouvait plus obtenir. Déjà dans ses cartons les plans de retraite sont échafaudés. 3 options se présentaient à lui, revenir sur ses pas sur une route ravagée par les pillages, marcher au sud dans la direction de Kalouga et de Koutouzov puis rejoindre Smolensk par une autre route, ou encore faire mouvoir ses troupes vers le Nord, pour rallier toute son armée dans une position intermédiaire entre Saint-Pétersbourg et Moscou.
De tous ces plans, le premier était évidemment le plus réalisable, mais la Grande Armée se trouverait alors jetée sur les chemins dans une région dévastée, les conséquences ne pouvaient qu’être fatales. Le second plan, était dangereux, il supposait un mouvement en direction de Koutouzov qui le placerait à portée de ses coups, les Russes ne laisseraient en effet pas les Français se retirer sans réagir. Le dernier plan, très audacieux, était le plan du général Bonaparte, à Arcole ou à Rivoli, mais Napoléon était-il encore ce général en 1812 ? 1814 a démontré que oui, mais les plaines de l’Italie n’étaient pas les immensités de la Russie, de surcroît en plein hiver.
Pour l’heure Napoléon attend, s’il retraite, il sait qu’une deuxième campagne sera nécessaire et que sur ses arrières, la situation est fragile. L’allié autrichien n’est pas sûr, la Prusse encore moins, l’Allemagne est en frémissement, il suffirait de peu de choses pour que l’Empire soit menacé. Et la France est loin, l’Empereur mesure combien cette distance malgré la mise en place d’un système de chevaucheur qui le relie à Paris en 15 jours, est dangereuse. Pour vaincre, il lui faudra former une autre armée au printemps de 1813, et la paix européenne dont il rêve sera repoussée à des victoires encore lointaines. Après Eylau en 1807, victoire tendancieuse n’y avait-il pas eu Friedland, et après Friedland, Tilsit ? L’erreur stratégique capitale que commit à cet instant Napoléon devait avoir des conséquences dramatiques, Koutouzov avait berné l’Empereur, le soleil d’Austerlitz pouvait faire place aux neiges de Russie.
XVII : la misère du soldat.
Alors que Napoléon espère vainement obtenir une paix qu’il ne peut plus obtenir, et décide de rester encore quelques jours qui seront lourds de conséquences, le soldat continue de souffrir. C’est un pan de l’épopée qui a été souvent éconduit, bien que la maladie, et les souffrances de la retraite de Russie aient été abondamment évoquées dans les ouvrages du passé.
La misère du soldat fut parfois dramatique dans la Grande Armée, car la guerre de mouvement de l’Empereur qui gagnait des victoires avec les jambes de ses soldats, lui interdisait d’entretenir une importante intendance. Alors que les Autrichiens étaient réputés pour être accompagnés de lourds charrois contenant tentes, matériels et vivres, les Français avançaient avec le strict minimum. La guerre devait nourrir la guerre, et c’est en vivant sur le pays, sur le paysan, que les troupes progressaient. Nous avons vu combien la taille disproportionnée de la Grande Armée fut son principal point faible et combien il fut difficile dans les premiers mois de la campagne de nourrir une masse concentrée de 450 000 soldats.
A l’entrée dans Moscou, l’Empereur est loin de posséder cette force combattante. Sur les arrières se trouvent les corps prussiens et autrichiens formant environ 45 000 hommes, ainsi que les 40 000 Polonais, Saxons et Français de Gouvion Saint-Cyr, Victor et Reynier qui protègent les flancs et la ligne de communication. Napoléon lui, ne dispose à cette date que d’une force principale réduite à 100 000 hommes. La plus grande part se trouvait dans et autour de Moscou, mais pour se garder d’une offensive de Koutouzov, une avant-garde avait été placée face au général russe sous le commandement du Prince Murat.
Dans la capitale moscovite les vivres ne manquent pas aux troupes, mais il en allait tout autrement des forces qui couvraient la Grande Armée. L’hécatombe de chevaux se poursuivait malgré leur renouvellement par des montures de prise sur l’armée russe ou sur la population. Les soldats qui ont eu faim à l’aller, continuent d’avoir faim, paradoxe éhonté de sorts différents, des chanceux se trouvant à Moscou au plus près des intendances, et ceux moins chanceux réduits à survivre dans une région hostile. L’Empereur n’est toutefois pas disposé à partir, et de nouveaux plans murissent dans son esprit. Ne pourrait-il pas attendre le printemps en rassemblant le plus de vivres possibles ?
Dès le 6 octobre, il pense toutefois à évacuer des blessés, il donne l’ordre de rafler dans la région le plus grand nombre de charrettes et voitures et forme le 9 un premier convoi de 1 500 blessés qui prend le chemin du retour sous la conduite de Nansouty. La veille l’Empereur avait ordonné à ses généraux de corps de stocker six mois de choux, une ressource nutritive importante que les témoins de l’époque indiquaient en abondance à Moscou, ainsi que trois mois de pommes de terre, deux mois de farine et un mois de biscuits secs. Il donnait également l’ordre de fortifier les positions formées par les couvents qui cernaient la ville de Moscou et pouvaient servir d’autant de points d’appuis défensifs.
Napoléon reste donc dans une grande indécision, il pressent que cette paix ne lui sera pas accordée, mais il hésite jour après jour à se rendre à l’évidence que la position de Moscou pourrait être un piège mortel. S’il part, le Monde le considérera comme vaincu, s’il reste il pourrait l’être et surtout il pourrait se trouver couper de la France durant les mois d’hiver. Ce dernier point l’inquiète fortement, sa dynastie est neuve, le danger est grand et la conspiration du général Malet démontrera combien effectivement elle pouvait être fragile. Le 12 octobre, le Prince Murat lui indiquait que les montures de cavalerie étaient en manque de fourrages, et que les nuages s’amoncelaient au-dessus de la tête des Français. De la part de son maréchal le plus insouciant et le moins attentif au confort de ses soldats cela reste révélateur d’une situation tendue et grave.
L’Empereur qui lutte contre lui-même ne peut imaginer abandonner la position de Moscou, et c’est dans la plus grande hâte qu’il inonde son administration militaire d’ordres et de demandes pour accélérer les préparatifs de prise des quartiers d’hiver. Le général le plus audacieux de son temps paraissait à cette heure bien hésitant ! L’ombre de l’hiver russe ne pouvait que planer sur cette Grande Armée en partie déjà affamée, malgré les réserves accumulées à Moscou. Comme le feront remarquer beaucoup de mémorialistes, les souffrances excessives du soldat dans la marche aller, ainsi que l’étrangeté de ce séjour lénifiant à Moscou avaient sérieusement entamé une discipline militaire devenue très lâche, comme si l’Armée dès avant la retraite était en dissolution morale.
Comment en effet empêcher le soldat de se demander ce qu’il était venu faire aussi loin, comme ce fut le cas des vieilles moustaches qui se suicidèrent parfois durant la marche hivernale de 1809 dans le Nord de l’Espagne, ou encore des imprécations désespérées des vainqueurs de l’Europe dans les déserts d’Egypte et de Syrie ? Malgré les assertions de Napoléon quant à la faiblesse de Koutouzov et aux difficultés des Russes de retirer d’importantes forces des armées du Sud qui faisaient face à l’Empire Ottoman, les renforts russes affluaient et chaque jour le danger augmentait un peu plus. Les misères quotidiennes des soldats ne pouvaient que se poursuivre là-bas dans les avant-postes, alors que les Russes fourbissaient leurs armes. Le tombeau de la Grande Armée se profilait, il allait s’ouvrir tout en grand.
Le Général Griois écrit dans le tome II de ses mémoires alors que son corps d’armée campe à Winkowo à l’avant-garde :
« L’ennemi nous laissait tranquilles dans nos bivouacs, mais si l’on s’en éloignait à droite ou à gauche, on rencontrait des partis de Cosaques auxquels se joignaient les paysans. Nos fourrageurs devaient aller à trois ou quatre lieues pour rapporter un peu de paille battue ou même un peu de la paille à demi pourrie qui recouvraient les toits, ou bien encore un peu de seigle que les soldats broyaient grossièrement pour leur nourriture au moyen d’une petit meule à manche de bois dont les paysans russes se servaient pour le même usage. Beaucoup furent tués ou pris, et ces pertes se renouvelaient chaque jour, bien qu’on eût soin plus tard de les escorter par de nombreux détachements. La discipline était tellement perdue qu’on négligeait depuis longtemps toutes ces précautions auxquelles ont dut revenir quoique avec peu de succès. Malgré tous les dangers, il fallait bien, sous peine de mourir de faim, s’éloigner pour chercher quelque nourriture, puisque à deux lieues à la ronde on n’aurait pas trouvé un brin de paille, que soit difficulté des transports, soit insouciance des administrations, nous ne recevions rien, absolument rien de Moscou, où nos camarades avaient de tout en abondance, où ils logeaient dans de magnifiques palais, mangeaient des mets succulents, buvaient les meilleurs vins, pendant que nous n’avions pour nous soutenir qu’une bouillie grossière, des galettes de seigles cuites sous la cendre et de l’eau trouble et marécageuse ».
XVIII : Winkovo.
Le 18 octobre 1812, sur la route de Kalouga, à Winkovo, l’armée russe du général Koutouzov se met en branle, pour une campagne d’hiver et bouter les Français hors de la Russie. Ce sera la première victoire des Russes dans cette campagne et pas des moindres, elle devait sonner l’alerte dans le camp français et annoncer la retraite.
A Moscou, nous l’avons vu dans les précédents épisodes, Napoléon avait tergiversé longuement. Attaquer Saint-Pétersbourg ? Ecraser Koutouzov au Sud ? Attendre et prendre ses quartiers d’hiver à Moscou ? Se replier ? Il avait hésité, espérant secrètement obtenir une paix des Russes, et multipliant les ambassades sans succès. Très faible après la défaite de Borodino/La Moskova, Koutouzov n’avait pu que se réduire à la retraite, mais acte intelligent, il avait choisi une retraite en direction du Sud, en direction des renforts, de l’Ukraine, de la Bessarabie, de la Volga, de Kalouga où se trouvait une manufacture d’armes. Ne disposant plus que de 60 000 hommes, dont 8 à 9 000 miliciens, il gardait toutefois la main sur une bonne cavalerie légère, environ 15 000 hommes dont la moitié de Cosaques.
Napoléon ayant espéré la Paix, Koutouzov avait mis à profit ce temps mort, recevant d’importants renforts, certes peu expérimentés, mais qui furent incorporés, armés et versés dans les régiments décimés de l’Armée russe. Ces miliciens eurent également le temps d’être habillés, et partiellement équipés, ils formaient à l’origine les derniers rangs des bataillons de ligne, armés de piques et de haches, mais beaucoup au mois d’octobre avaient reçu un fusil et une instruction nécessaire. Surtout le nombre de Cosaques, ces fiers combattants à cheval avait triplé, et Koutouzov avait réussi à rassembler une force de plus de 100 000, peut-être 120 000 hommes, dont 30 000 Cosaques.
Pendant ce temps, la Grande Armée avait elle aussi pansé ses plaies, mais elle s’était peu renforcée. Elle comptait une force principale d’une centaine de milliers d’hommes également, flanquée par les corps de Victor, de Reynier et de Gouvion Saint-Cyr (40 à 50 000 hommes) protégeant la route du Nord en direction de Saint-Pétersbourg et la ligne de retraite. Les forces prussiennes et autrichiennes (40 000 hommes) bien que non négligeables ne pouvaient être comprises dans les troupes réellement disponibles. Koutouzov pouvait aussi compter sur d’autres forces, au Sud, les troupes de Tormasov et de l’Amiral Tchitchagov, au Nord sur celles de Wittgenstein, la Russie était loin d’être vaincue.
Au Sud de Moscou, Napoléon pourtant d’habitude enclin à suivre l’adage de la concentration des troupes, n’avait laissé que 4 corps d’armée à Moscou, et dirigé une forte avant-garde sur la route de Kalouga pour surveiller les troupes de Koutouzov et parer à l’éventualité d’une attaque… En soit, cette dispersion était déjà une erreur, laissant 26 000 hommes, dont une bonne part de cavaliers, dans une région hostile, et commandés par l’un des plus braves, mais aussi l’un des moins habiles généraux de l’Empire : le Prince Murat. Grand sabreur, d’un courage exceptionnel, le Prince était également le mari d’une des sœurs de Napoléon, Caroline. Cavalier brillant, il était réputé pour son inconstance, sa légèreté et surtout un penchant grave pour un général : l’imprudence.
Son panache avait bien sûr sauvé l’Armée française dans certaines occasions, notamment à Eylau où sa charge épique, la charge dite des « 80 escadrons », est restée dans la légende comme l’une des charges les plus formidables de l’histoire de la Cavalerie. Mais déjà en 1809, à Heilsberg, et durant l’été de 1812, sa propension à se jeter sans réfléchir sur l’ennemi et à éreinter hommes et chevaux, avait fait bien du mal, et bien des morts. Avec presque toute la réserve de cavalerie, notamment les corps de Sébastiani, de Saint-Germain, de Nansouty, de Latour-Maubourg, et les Polonais de Poniatowski et de Claparède, il se trouvait donc en observation autour de Winkovo.
Un long mois d’inactivité, mis à part les expéditions de maraude, les Français étaient tombés dans l’oisiveté la plus coupable, se gardant mal, pensant l’ennemi défait, malgré les alertes des premiers raids des Cosaques. Le 17 octobre, Koutouzov de manière hardie, ce qui était contre sa nature, avait passé la Nara passant sur sa rive gauche pour attaquer par surprise les forces de Murat. C’est avec 100 000 Russes, 4 fois plus que les Français qu’il devait tomber le lendemain sur les Français au bivouac. Le premier assaut fut mené à la pointe du jour par une nuée de Cosaques, ceux de l’Hetman Platov qui tombèrent à bride abattue sur Sébastiani.
Enfoncé, ce dernier manque d’être pris, il perd tous ses bagages, son artillerie et se replie dans le plus grand désordre, poursuivit l’épée dans les reins. Un moment les Russes menacent même le défilé de Sparkoublia, la seule voie de retraite, mais Murat réussit à entraîner ses carabiniers et à repousser la tête de colonne du général russe Baggovout. L’intervention de l’infanterie polonaise du général Claparède et du corps de cavalerie de Latour-Maubourg, acheva de dégager le défilé salutaire et l’avant-garde française put désormais retraiter sans problème et se replier en toute hâte vers Moscou. Les Français laissaient sur le terrain environ 2 000 morts et blessés, 1 000 prisonniers, et 38 canons, les Russes n’avaient perdu qu’environ 1 200 hommes.
A peu de frais, Koutouzov obtenait donc un succès, certes incomplet puisque la destruction de l’avant-garde française était possible au vu de sa faiblesse en nombre, mais c’était une belle victoire, la première depuis le début de l’invasion, une victoire incontestable où les Russes avaient vu courir les Français, ils avaient vu pour la première fois leurs dos. Moralement, l’armée russe devait sortir de ce combat enthousiaste. Les jeunes recrues peu instruites, avait aussi profité d’un succès facile, bon pour la confiance, et annonciateur de nouvelles victoires. Une deuxième campagne pouvait commencer !
Car contrairement à ce qui a été beaucoup dit, il y eut bien deux campagnes de Russie, une d’été et une d’hiver. La première avait été un succès tactique des Français, la seconde devait décider du sort de la guerre et peut-être du Monde. A Moscou, l’annonce de la défaite de son lieutenant plongea Napoléon dans la consternation. Koutouzov qu’il pensait en train de végéter, était déjà remis sur pied, et les rapports de cette bataille ne laissaient aucun doute : son armée était au moins égale en force à la sienne. D’un seul coup, l’idée que les troupes Russes des frontières du Sud puissent remonter lui couper la retraite et l’enfermer dans le piège de la capitale historique russe lui effleura l’esprit.
Personne ne saura jamais ce que l’Empereur à ce moment a réellement pensé, ce qu’il a compris et analysé. La neige était tombée pour la première fois le 13 octobre, une date très précoce, même pour la Russie. Il n’avait pas reçu de propositions de Paix, et comprenait enfin combien son attente avait permis à Koutouzov de se préparer. Pour la première fois, peut-être dans toute sa carrière, excepté la retraite de Syrie après le siège impossible de Saint-Jean-d’Acre, Napoléon décidait de ne pas aller à la rencontre du danger, mais de retraiter en toute hâte. Ce choix le sauva-t-il d’une défaite pire que celle qu’il subit durant la retraite hivernale ? Rien n’est moins sûr. Toujours est-il qu’après avoir passé en revue les troupes de Ney, et retrouvant son activité, il ordonnait la retraite, le jour même, les Français entamaient leur marche. Bien peu devait effectivement revoir le Niémen…