Le 5 mai 1821, Napoléon expire à Sainte-Hélène, mais la nouvelle ne parvient en Europe qu'au début de juillet. L'émotion est considérable, même en Angleterre où la mort de "Bony", à en croire Pasquier, a été ressentie encore plus profondément à Londres qu'à Paris.
Survenue dans des conditions exceptionnelles, si loin de la patrie, sur ce rocher hostile perdu au milieu de l'océan, cette mort enflamme les imaginations et ravive le bonapartisme. Chateaubriand a cette formule célèbre : "vivant, il a manqué le monde; mort, il le possède !"
En partant pour l'exil, Napoléon laissa derrière lui de tels souvenirs qu'au lieu de les effacer ou de les estomper, le recul du temps accrut leur relief et leur donna des proportions surhumaines. Peu à peu, autour de son nom, se crée et continuera à se créer une légende, un culte, presque une religion.
En vain la Restauration l'ignore-t-elle ou cherche-t-elle à jeter sur lui le voile de l'oubli. Oubliant l'oppression, les guerres et leur cortège de souffrances et de désastres, le peuple, d'un mouvement spontané, s'abandonne à l'envoûtement; Napoléon devient le héros d'une merveilleuse histoire, contée dans chaque chaumière et embellie de veillée en veillée.
En en faisaint un martyr, écrira Chateaubriand, les Anglais "lui rendirent plus brillante pour la postérité la couronne qu'ils croyaient lui avoir ravie".
Si du vivant de Napoléon, alors qu'il régnait, pamphlets et libelles s'étaient accumulés contre lui, à sa mort, c'est une efflorescence de manifestations à sa louange.
L'idole est taillée, tout devient matière à entretenir son culte.
Dans les boutiques, ce ne sont que tabatières, bonbonnières à double fond à son effigie, mouchoirs brodés de violettes, boîtes en forme du célèbre bicorne, manche de canne dessinant le profil impérial, statuettes le représentant avec sa redingote.
L'image joue aussi son rôle et les lithographies de Charlet pénètrent dans les demeures pour voisiner avec celles du Christ ou de la Vierge.
Les humbles en font un dieu, les jeunes éprouvent la nostalgie d'une épopée qui offrait un aliment à leur enthousiasme; Alfred de Musset allait traduire cet état d'âme dans une page célèbre des "Confessions d'un enfant du siècle" : "Ils voyaient se retirer d'eux les vagues écumantes contre lesquelles ils avaient préparé leurs bras."
Et le Lucien Leuwen de Stendhal constatait : "Je respecte Washington, mais il m'ennuie, tandis que le jeune général Bonaparte, vainqueur au pont d'Arcole, me transporte bien autrement que les plus belles pages d'Homère et du Tasse."
(à suivre)
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