Lettre sur l'Algérie, la décentralisation et l'enseignement
30 janvier 1865 Un article publié dans le Moniteur du 3 janvier, à la suite du décret de nomination à la viceprésidence du conseil privé, semble annoncer que le gouvernement veut aborder, en se les réservant, trois grandes questions : l'Algérie, la décentralisation et l'enseignement. Ces trois questions, comme tout ce qui tient, soit à l'honneur de nos armes et à notre dignité nationale, soit à la prospérité matérielle et morale du pays, soit à la liberté et à l'avenir de la France, nous touchent de près, et font partie en quelque sorte de notre patrimoine. Nul n'y est plus intéressé que nous, et nul par conséquent ne doit s'employer avec plus de zèle et d'ardeur que nous à en préparer la solution. ALGÉRIE L'Algérie est un don de la monarchie. En se retirant sur la terre étrangère où elle emportait avec elle le droit, la justice et la liberté, la monarchie laissait à la France cette merveilleuse conquête, comme un joyau précieux dont le plus pur rayon de la gloire militaire relevait encore l'éclat. Elle avait vengé l'honneur du drapeau français, et les longues souffrances de la civilisation outragée. Elle offrait au pays un immense territoire à coloniser après l'avoir soumis; elle lui ouvrait un champ de bataille où devait se former la plus vaillante armée du monde et les plus habiles capitaines du temps présent; enfin elle lui donnait tout un royaume nouveau sur les bords de cette mer qui a été appelée avec tant de raison un lac français. L'Afrique du Nord était à nous malgré les jalousies et les murmures de l'étranger. - Ce magnifique don de la monarchie a été accepté, et pour le rendre fécond, après avoir hésité quelques temps, on s'est enfin mis à l'oeuvre Ni soldats ni trésors n'ont été épargnés. Il est juste de tenir compte de tous les efforts, de tous les dévouements, de tous les succès. Qui travaille pour la France a droit à notre gratitude. - mais, en reconnaissant ce qui a été fait, qui ne voit combien il reste à faire ? Même sous le rapport militaire et au point de vue de la soumission, la conquête n'a-t-elle plus rien à accomplir ? A-t-elle réussi à s'assimiler les populations vaincues ? Les a-t-elle pliées définitivement à une obéissance sans retour ? Les derniers soulèvements, qui ne sont pas encore entièrement étouffés, n'ont que trop prouvé le contraire Où en est la civilisation religieuse, morale, intellectuelle ? Où en est la colonisation ? N'y at- il pas toujours au fond de certains esprits une sourde hostilité, une disposition secrète de déplaisir, de défiance et d'éloignement pour cette glorieuse conquête de la monarchie ? Ne semble-t-on pas avoir oublié que ce n'est point un empire arabe, mais une royauté française et chrétienne qu'il s'agit de constituer en Afrique ? En effet, les intérêts de l'ordre religieux sont-ils suffisamment ménagés, favorisés, défendus ? Dans la réalité, l'apostolat chrétien est-il parfaitement libre ? Ne rencontre-t-il sur ses pas aucune entrave, lorsqu'il vient, non pas par la violence et la contrainte, mais avec les seules armes de la persuasion, de la charité, des saints exemples, essayer d'amener ces peuples encore plongés dans les ténèbres de l'ignorance et de l'erreur, à la connaissance de l'Évangile, de cette divine loi qui a civilisé le monde ? En un mot, les besoins spirituels ne sont-ils point partout en souffrance ? Pour répondre à ces questions, je n'ai qu'à rappeler ici un fait, c'est que là où autrefois cent évêchés florissaient, on n'en compte aujourd'hui qu'un seul. Les écoles sont-elles aussi nombreuses qu'il le faudrait pour faire pénétrer peu à peu dans les masses nos idées, notre langue, nos moeurs ? Les grands travaux publics n'éprouvent-ils pas de singuliers et inexplicables retards ? Les routes, les chemins de fer, les édifices communaux, tout reste en suspens. - C'est à peine si cette belle colonie, qui est à deux pas de nous, vient de commencer enfin à être assimilée à la mère patrie pour le régime des douanes. Le commerce et l'industrie y subissent encore de pénibles entraves. Rien n'égale l'incertitude, les hésitations, la mobilité des systèmes qui ont présidé tout à tour à l'administration, si ce n'est peut-être le désarroi, la confusion et le désordre qui en ont été les tristes et inévitables conséquences. Ici évidemment nos amis ont un grand devoir à accomplir. Sans avoir la responsabilité de l'impuissance administrative, ils peuvent avoir l'honneur de l'initiative particulière et du dévouement privé. L'Afrique est un excellente école. Qu'on y fasse l'expérience des associations agricoles, commerciales, industrielles. Qu'on s'y forme à la gestion des intérêts soit isolés, soit communs. Qu'on y serve la civilisation et le christianisme. Ce sera tout à la fois se rendre utile dans le présent, et disposer les voies à cet heureux avenir qui est le constant objet de nos voeux les plus chers comme de nos plus douces espérances. DÉCENTRALISATION La décentralisation est une de nos doctrines. Nous avons été les premiers et longtemps les seuls à la proclamer et à la soutenir contre des résistances et des obstacles sans nombre. Aujourd'hui elle est acceptée partout. Ne la laissons ni confisquer ni fausser. - Déjà, par ma lettre du 14 novembre 1862, j'appelais particulièrement l'attention de mes amis sur ce grave sujet. Je leur disais que s'il est vrai que l'alliance si désirable de l'autorité et de l'ordre avec la liberté ne peut être fondée d'une manière stable et durable que sur la base du droit, il est également vrai que l'arbitraire corrompt fatalement et finit par tuer l'autorité, qui trouve au contraire ses garanties et sa force dans les institutions libres dont elle doit être entourée. Et à propos de la question spéciale qui nous occupe ici, j'ajoutais qu'un système de décentralisation appliqué progressivement et avec prudence, sans ôter à l'administration l'initiative et la sûreté qu'elle doit à la tutelle de l'État, aurait d'abord l'inappréciable avantage de la rendre plus expéditive, plus simple, moins dispendieuse, plus équitable, parce qu'elle demeurerait étrangère à des combinaisons politiques désormais inutiles. Je disais encore que la décentralisation sagement comprise et loyalement pratiquée, en multipliant et mettant à la portée de chacun les occasions d'être utile, et de se consacrer selon ses facultés à la gestion des intérêts communs, entretiendrait au sein de la société et dans les carrières ouvertes à tous, l'émulation du zèle, de l'intelligence, du dévouement; que ce serait un puissant moyen de régler, d'organiser la démocratie qui gagne toujours du terrain, et de préserver ainsi l'ordre social des dangers dont elle le menace. Je disais enfin que la décentralisation serait seule capable de donner à la France, avec la conscience réfléchie de ses besoins, une vie pleine, active, régulière; que seule, elle pourrait donner les moeurs politiques, sans lesquelles les meilleures institutions se dégradent et tombent en ruines; qu'en appelant tous les Français à s'occuper plus ou moins directement de leurs intérêts, on verrait se former avec le temps un personnel nombreux qui à l'indépendance et à l'intégrité joindrait l'expérience des affaires; que de là, comme des entrailles de la nation, sortirait des assemblées politiques, véritable représentation du pays, qui aideraient le gouvernement à remplir sa haute mission, en lui apportant, avec leur utile concours, un contrôle aussi intelligent que dévoué qui serait une force de plus, sans pouvoir être jamais un obstacle ou un péril. Ce que je disais à mes amis en 1962, je leur répète avec plus d'instance encore aujourd'hui. L'heure est venue de redoubler d'efforts dans la sphère de la publicité, de la persuasion, de l'influence, pour éclairer l'opinion, ouvrir la voie aux solutions favorables, ou du moins conserver intactes les doctrines qui nous appartiennent. Tout ce qui a été tenté jusqu'ici est à peu près illusoire. C'est un déplacement d'attributions; ce n'est ni une diminution d'arbitraire, ni une restitution de libertés. Il faut le démontrer et faire voir à la France que, plus que personne, nous nous préoccupons de ses intérêts et de son bonheur, et que, seuls, nous en avons la garde et le secret. ENSEIGNEMENT Est-il besoin d'insister longuement sur l'importance sociale de la grande question de l'enseignement ? Qui ne reconnaît qu'un des plus sûrs moyens de remédier aux maux présents de la France, et de lui préparer un meilleur avenir, c'est de pourvoir à l'éducation religieuse et morale de la jeunesse, sur laquelle reposent les plus chères espérances de la patrie ? La famille et l'État ont un égal intérêt à ce que l'éducation à tous les degrés jouisse pleinement de l'indépendance qui lui est nécessaire pour former dans tous les rangs de la société d'honnêtes gens, des Français dévoués, de vrais chrétiens. Mais il n'y a que la liberté qui puisse produire ces heureux résultats. Or, pour l'enseignement supérieur, la liberté n'existe pas. Pour l'enseignement secondaire, elle est amoindrie et menacée. Pour l'enseignement primaire, elle tend chaque jour à disparaître tout à fait. Il est donc essentiel de la constituer, de la pratiquer, de la défendre partout. Sans doute la lois de 1850 était loin d'être parfaite, mais elle établissait les principes et garantissait les libertés. De nombreuses et graves atteintes ont été portées à cette loi. Il faut protéger intrépidement ce qu'il en reste, revendiquer avec une persévérante énergie ce qui nous a été enlevé, et réclamer hautement l'exécution fidèle de la loi et de toutes ses dispositions. Surtout préservons les classes populaires de joug tyrannique et de l'odieuse servitude de l'instruction obligatoire qui achèverait de ruiner l'autorité paternelle et d'effacer les dernières traces du respect dans la famille et dans l'État.
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