Tout d'abord, il convient de mettre en valeur certains points qui font du conflit de 1870-1871 une guerre à part :
=> Je relève nos points d'accord.
1) ce conflit est postérieur à la révolution technologique dans les affaires militaires des années 1840-1860. Cette RMA se caractérise donc par l'augmentation dans des proportions très significatives de la létalité de l'armement (canons à tir rapide par chargement par la culasse, fusils de même facture type Dreyse et Chassepot, premières mitrailleuses, obus percutants), imposant de nouvelles techniques de combat à l'échelon tactique (typiquement, cela signifie la mort à terme de la ligne qui prévaut depuis au moins le XVIIème siècle). On peut y ajouter des évolutions techniques "militarisées" extrêmement importantes, comme le chemin de fer, qui permet de procéder à des rocades de troupes stratégiques dans des délais rapides, qui simplifie la mobilisation et qui ouvre de nouvelles perspectives ; le télégraphe, qui élargit les perspectives en matière de communication et de centralisation ; sans doute d'autres qui m'échappent.
=> Il vaudrait mieux dire la période 1850-1866.
2) à cette révolution technologique, il convient d'ajouter les mutations des outils militaires, à l'imitation de la France révolutionnaire et impériale pour certains points. Ainsi, l'armée allemande est-elle une armée de conscription très organisée (avec ses trois classes de combattants, un système de mobilisation rôdé). Paradoxalement, le pays où la conscription massive a été inventé, la France, n'a pas conservé un tel principe : notre armée, même si elle a recours à la marge à une conscription inégalitaire et très partielle, est une armée essentiellement professionnelle, ce qui accroît la qualité du combattant mais limite grandement nos effectifs. La loi Niel de 1867 (1868 ?) crée bien une Garde Nationale Mobile, mais en 1870, celle-ci n'a qu'un rôle anecdotique.
=> Il me semble qu'il y a plusieurs erreurs. La loi Jourdan est maintenue, mais amendée, en ce sens que l'importance du contingent est fixée chaque année. Comme la durée du service est de sept ans, les besoins sont donc moins grands. Naturellement, il aurait été soushaitable d'augmenter nos contingents annuels, dès 1867. Il est vrai aussi que de nombreux militaires se réengageaient et que l'on préférait cette solution plutôt que de prendre de jeunes conscrits "inexpérimentés".
3) au niveau doctrinal, ces mutations tant technologiques que de structures n'ont pas toujours été bien intégrées, ni d'un côté, ni de l'autre, d'ailleurs. Ainsi, la létalité accrue des armements n'empêche effectivement pas les armées d'opérer tactiquement en masse, en rangs serrés, et ce jusqu'en 1914. Certes, en 1870, le maintien de tels principes peut se comprendre, puisque les exemples antérieurs ne sont guère légions et pas forcément significatifs (je parle de la Civil War, cette "guerre d'amateurs", ou bien de la bataille de Sadowa). Le plus extraordinaire, c'est qu'en 1914, donc, ce genre de manoeuvres serrées est toujours au centre de l'engagement tactique, alors même que les exemples de Moukden et de la guerre des Boers, entre autres, ont largement démontré la nouvelle puissance dévastatrice de l'armement. Mais je m'égare. Néanmoins, on peut effectivement citer un léger avantage français dans le domaine du déploiement, puisqu'il procède plus par nuées de tirailleurs que par la ligne, la supériorité de son Chassepot et de son instruction aidant. Toutefois, notre infériorité numérique, la supériorité allemande en terme d'artillerie (tant numérique que qualitative, que je maintiens jusqu'à preuve du contraire) et en général nos erreurs opérationnelles nous mettent constamment dedans.
=> Ceci serait à développer. L'artillerie prussienne est supérieure, mais pas au point d'écraser sa rivale. Cette supériorité se fera sentir uniquement à Froeschwiller et à Sedan.
4) à ces mutations plus ou moins bien maîtrisées (plutôt mal que bien, d'ailleurs), il faut ajouter des problèmes doctrinaux français très handicapants. Je parlais donc de la cavalerie. La subsistance de subdivisions d'armes héritées du XVIIIème siècle comme les lanciers ou les cuirassiers (en tant que troupes lourdes de rupture), justement, souligne que nous n'avons pas intégré l'accroissement de puissance de feu consécutif à la RMA. De même, notre cavalerie, y compris légère (voir la brigade Galiffet à Floing le 1er septembre 1870), est prévu pour un déploiement tactique, sur la champ de bataille, et non opérationnel, en avant des forces principales, comme élément de couverture et d'éclairage (ce qu'elle est chez les Allemands). On peut aussi mentionner la structuration de nos forces, qui commencent la campagne réparties en corps d'armée (sept, si je ne m'abuse) là où les Allemands ont trois armées (bientôt une quatrième) divisées en onze ou douze corps. Face à leur supériorité opérationnelle, qui découle en partie de cette organisation plus adaptée du commandement qui décloisonne les secteurs de front et oblige à la coopération des chefs de corps sous le commandement du chef d'armée, nous les imiterons (deux armées, Lorraine et Alsace, devenue Châlons, étant mises sur pied fin août 1870), mais c'est une mesure hâtive et mal maîtrisée (Bazaine et Mac-Mahon joueront d'ailleurs un rôle plutôt négatif que positif !).
=> Sur la cavalerie, rappelons que les Prussiens conservent les Ulhans et les cuirassiers. La charge de la brigade Bredow à Rezonville est restée célèbre. Elle est similaire à celle de nos cuirassiers à Reischoffen ! Mais les pertes n'en sont pas moins aussi fortes !
=> Sur les effectifs, il ne faut pas oublier que le ralliement de la Bavière, du Wurtemberg, de la Hesse et de la Bade n'étaient pas prévues. Nous devions donc -avec 300 000 hommes- affronter les 450 000 hommes de la Confédération de l'Allemagne du Nord. Avec les états du Sud, cela faisait 600 000 hommes !
5) l'instrument étant inadapté en ces secteurs, il convient enfin de mettre en valeur les insuffisances même de notre stratégie : nous partons en guerre, soit, mais avec quels objectifs ? Aller à Berlin ? Envahir l'Allemagne rhénane ? En fait, personne n'en sait trop rien car il n'y a aucune planification qui a été effectuée là où celle des Allemands est plus poussée (encore qu'il ne faille rien exagérer : Moltke y va un peu à l'aveuglette aussi, et exploite magistralement des premiers succès partiels), comme le démontre leur mobilisation, relativement bien menée, et la nôtre, désastreuse.
=> En fait, il y avait bien un plan. Celui-ci visait à pénétrer en Allemagne, en franchissant le Rhin à Maxau et à pousser jusqu'à Francfort. Ceci, afin de décider l'Autriche et l'Italie à intervenir à nos côtés. Mais notre mobilisation ayant été ratée, l'empereur comprit qu'il n'était plus possible de l'appliquer. Il manquait au moins 40 000 hommes au 1er août sur les 300 000 attendus.
Si nous sommes en accord sur de tels points, cela fera une bonne base de départ pour la discussion ;-)
=> Eh bien, aux réserves signalées, oui, sans doute...
Maintenant, pour mes réponses de détail :
"En effet. Mais l'infanterie française semble avoir davantage intégré ces évolutions que l'infanterie allemande qui évolue encore en ordre serré (voir l'attaque de la garde royale de Prusse à Saint-Privat)!"
>>> Soit. C'est effectivement le cas. Comme je le disais ci-dessus, l'armée allemande n'a guère intégré plus que nous l'accroissement de la létalité de l'armement. Et jusqu'en 1914 elle ne le fera pas (pas plus que nous)...
=> C'est à dire que l'on recule d'une certaine manière entre 1870 et 1914 ! Pour les Français, en tout cas. On ne retient plus la puissance de feu dans nos raisonnements tactiques. Les Allemands seront plus pragmatiques. S'ils appliquent des assauts massifs en 1914, ils prennent quand même soin de les faire précéder d'un intense bombardement de nos positions !
"=> Certainement, au plan tactique. Mais, au niveau stratégique, on en reste encore à des corps d'armée ou à des armées évoluant indépendamment les uns des autres, avec une ligne de communication à assurer. Et le temps du front continu n'est pas encore réalisé."
>>> Très vrai, pour la similitude avec les conflits antérieurs. Je rappelle pour mémoire que c'était encore le cas en 1914, jusqu'à octobre au moins. Une différence néanmoins avec les Allemands : nous mettons notre armée en ordre de bataille par corps, comme sous Napoléon Ier. Les Allemands en armées. Ce qui souligne leur appréciation toute empirique (il faudra attendre l'Entre-Deux-Guerres pour qu'il soit théorisé) de l'échelon opérationnel, qui est absent chez nous.
=> Certes! Néanmoins, cette articulation par corps est plus le fruit des circonstances et du désordre qu'une doctrine. Il devait bien avoir une armée du Rhin, sous le commandement direct de Napoléon III (assisté par Leboeuf), et une armée d'Alsace commandée par Mac-Mahon.
"=> Non, tout ça ne tient pas la route. Vous oubliez nos canons à balle, bien mal utilisés certes. Quant à l'infériorité de notre artillerie, elle n'est pas si prononcée, ni aussi caractérisée qu'on a bien voulu le dire... Les victoires de Mars La Tour et de Gravelotte pour les Allemands, ne doivent pas grand chose à l'artillerie. Mais la manière dont les Allemands se ruent sur nos positions, ressemblent à s'y méprendre à nos propres assauts de 1914 ! Les leurs seront d'ailleurs brisés, jusqu'à ce que le mouvement tournant au nord de Saint-Privat réussisse (18 août 1870)!"
>>> Je suis désolé, mais l'infériorité de notre artillerie (que vous reconnaissez implicitement dans "nos canons à balle, bien mal utilisés, certes") est pour moi un fait éprouvé. Nous étions encore avec des modèles issus du Gribeauval là où eux ont des Krupp en acier à chargement rapide par la culasse. La portée en est supérieure, leur puissance aussi. Et ils ont des obus percutants, plus seulement fusants. Surtout, à chaque engagement, nous avions l'infériorité numérique. Quant à la bataille sous Metz... A partir d'une n'apprend pas à les connaître toutes : celle de Sedan ne lui ressemble guère, par exemple...
=> Je ne veux pas entrer dans les détails. Ceci serait trop long. Mais le modèle "Napoléon", mis au point par Napoléon III, au tube rayé et qui fera merveille contre les Autrichiens en 1859, n'est pas encore dépassé en 1870, même si, effectivement, il est surclassé. D'ailleurs, il sera fabriqué sous licence durant la guerre de sécession par les deux camps... Vous avez cité Sedan. J'en conviens. Surtout que les Allemands ont plus du double de pièces que nous ! Mais les batailles sous Metz, justement, ont vu parfois nos artilleurs prendre l'ascendant sur leurs ennemis. Il ne faut donc pas exagérer cet avantage en faveur des Prussiens. Car les Bavarois, n'ont pas encore le canon Krupp de campagne !
"=> Votre observation est bonne: nous faisons la guerre comme en 1815, mais du côté anglais. Et la puissance de feu du chassepot est autrement percutante que celle du brown Bess ! Les Allemands ne mettent en oeuvre aucune méthode novatrice: leur cavalerie agit comme la nôtre sous le 1er empire. Pourquoi y avons-nous renoncé ? C'est un mystère."
>>> Je suis forcé d'exprimer un désaccord net. Nous faisons la guerre à l'ancienne, sauf peut-être à l'échelon tactique, ce qui explique la brillante conduite de nos troupes, alors qu'eux la font d'une manière très moderne aux niveaux opérationnel et stratégique (notamment avec une utilisation intensive du chemin de fer, des mouvements d'encerclement rapides et effectivement, une cavalerie utilisée rationnellement et non comme elle l'était pour la plupart du temps sous le Premier Empire - Eylau illustrant mon point).
=> Eh bien, il faut nuancer ! Notre infanterie est -en effet- plus adaptée à la nouvelle puissance de feu des armes se chargeant par la culasse. Le problème, c'est qu'on l'engage un peu aveuglément, sans souci de manoeuvrer... Pour les transports ferroviaires, nous aussi, nous maîtrisons la technique. Voir l'embarquement des fuyards de Mac-Mahon, transférés à Châlon.
Quand aux opérations d'encerclement... Elles se font au pas de l'infanterie !
"=> Bref, nous employons une bonne tactique en rapport avec l'évolution des armements. A un point près, et c'est ce qui fait toute la différence: la tactique des bonnes positions n'induit pas de rester immobile. Il faut s'adapter à son adversaire, et son élan étant brisé, manoeuvrer à notre tour. Malheureusement, ni Bazaine, ni Mac Mahon ne s'en révèleront capables. Pas plus, qu'ils ne sauront s'inspirer de leurs devanciers du 1er empire. Cela dit, l'écroulement du second empire est trop rapide pour en tirer des leçons définitives. Et malheureusement, nos généraux d'avant 1914 se tromperont sur le diagnostic."
>>> C'est quand même oublier toutes nos lacunes opérationnelles et stratégiques ! Manoeuvrer, soit, mais à un contre trois, même en ayant paré le premier assaut allemand, c'est une folie. De plus, nous avons prouvé, dans la manoeuvre, notre infériorité très nette : encerclements à Metz, puis à Sedan, l'Armée d'Alsace ne s'étant échappé que de justesse, et uniquement parce que les Allemands étaient concentrés sur Metz. Manoeuvrer, vraiment ? Avait-on un seul chef capable de faire manoeuvrer nos forces intelligemment ou du moins rationnellement ?
=> A part la bataille de Froeschwiller, nous n'avons jamais été dans la proportion catastrophique de un contre trois, mais de un contre deux. Mac-Mahon, plus chanceux, était capable de manoeuvrer. Bazaine, n'en parlons pas ! Ce fut un choix calamiteux. Un homme se détachait du lot: Cousin-Montauban, duc de Palikao. Mais l'empereur ne put ou ne voulut pas le prendre comme généralissime: parce qu'il n'était pas maréchal ! Ensuite, l'impératrice-régente le choisit comme chef du gouvernement pour remplacer Ollivier... Il y avait Canrobert aussi mais qui -dit-on- aurait refusé la nomination que lui proposait l'empereur. Il n'aurait pas fait pire que Bazaine...
"=> Pas de retard dans la doctrine ? De quoi parlez-vous ? des concepts dépassés et criminels du colonel de Grandmaison ? "Attaquons, attaquons, comme la lune..."!"
>>> Comme je le disais, le vrai problème, c'est que nous avons appliqué ce concept à l'échelon tactique, en donnant donc à l'assaut en masse une valeur dogmatique. C'était une grossière erreur compte tenu de la puissance défensive de l'armement. Mais en matière opérationnelle, il y avait sans doute à creuser : vaincre par la manoeuvre, c'est ce qui a été fait depuis Ulm 1805 jusqu'à la France 1940 en passant par 1870...
=> Sans doute. Mais Grandmaison était très affirmatif, même au niveau tactique. Si vous avez des éléments sur ce point, je suis curieux de lire votre défense de ce théoricien...
|