Tout compte fait, de moins en moins d’historiens et de médecins – à l’étranger – repoussent la thèse de l’empoisonnement. Nous partageons pleinement l’opinion de Ben Weider, lorsqu’il affirme: « Il m’est apparu que la mort, dans la fleur de l’âge, de cet homme doté jusque-là d’une santé de fer, ne pouvait être attribuée à un cancer héréditaire de l’estomac. » La raison évidente, c’est qu’en cas de cancer, une tumeur finit par obturer le pylore: les aliments ne passent plus dans l’intestin et le malade finit par mourir d’inanition dans un état de maigreur squelettique!
Même si, en France, un « noyau dur » de spécialistes continue de refuser l’évidence, ne doutons pas qu’elle finira par s’imposer. Ainsi André Castelot, après avoir signifié à René Maury qu’il se rangeait à ses arguments, s’est exprimé à la télévision en niant la possibilité d’un empoisonnement. Quant à Jean Tulard, il ne prend pas position, mais n’affirme plus que Napoléon n’a pas été empoisonné. Comme l’a écrit Jean Boisson:
« Quand il s’agit de la mort de Napoléon, la thèse du cancer étant généralement acceptée, celle de l’empoisonnement se trouve rejetée et condamnée comme si elle constituait une sorte de crime de lèse-majesté, commis par des historiens étrangers et inacceptable pour notre orgueil national. »
En somme, la thèse de l’empoisonnement est le serpent de mer de l’historiographie napoléonienne, dont il est de bon ton de se gausser avec un brin de condescendance.
Reste une question: qui est l’assassin? Pour réussir, il
fallait être dans l’intimité de l’Empereur sans éveiller les soupçons. Indiscutablement, Montholon, qui supervise l’intendance et demeure à Sainte-Hélène du début à la fin, apparaît comme le coupable idéal. A-t-il agi seul ou avec la complicité des Anglais? Il est peu probable qu’il ait pu mener son entreprise criminelle jusqu’au bout sans certaines complicités: celle du docteur Arnott, par exemple; c’est bien ce médecin anglais qui impose le remède du calomel. Montholon le lui a-t-il habilement suggéré, ou s’en était-il fait un véritable complice? Difficile de répondre…
Plus important: Hudson Lowe était-il dans le secret? Ben Weider en est persuadé, René Maury ne le croit pas. Le président du Souvenir napoléonien international produit le témoignage de Gorrequer, aide de camp du « sicaire »:
« Hudson Lowe attaqua les docteurs Shortt et Arnott pour qu’ils modifient le rapport d’autopsie. Après beaucoup de bruit et de rage, il obtint satisfaction et tous les médecins concernés acceptèrent de falsifier le procès-verbal.
Ceci ne lui suffit pas. Il continua à harceler Shortt et Arnott, jusqu’à ce qu’ils acceptent de rédiger une lettre, à joindre au procès-verbal déjà expédié, dans laquelle ils précisaient que Napoléon n’aurait pas vécu si longtemps si ce n’avait été l’adhésion du foie.
Madame Bertrand m’a dit, le 6 mai, qu’Hudson Lowe était très heureux que Napoléon ne soit pas mort d’une hépatite. »
Pourquoi le gouverneur tenait-il tant à ce que le foie de l’Empereur soit en parfait état? Est-ce, comme le pense Ben Weider, parce qu’il savait qu’une dilatation du foie, non accompagnée de lésions ou de détérioration des tissus, est caractéristique de l’empoisonnement à l’arsenic? Les sceptiques avancent que Sir Lowe voulait simplement éviter qu’on puisse attribuer le décès à une hépatite causée par le climat insalubre de Longwood, auquel cas l’Angleterre aurait vu sa responsabilité engagée… Weider réplique que le gouverneur n’aurait eu aucune peine à démontrer l’absence de nocivité du climat, ajoutant que si les Français avaient tellement souligné sa nocivité, c’est parce qu’ils ne percevaient pas la cause de leurs graves malaises.
Ben Weider insiste sur une phrase de Gorrequer où l’on sent qu’Hudson Lowe veut – à tout prix – une attestation prouvant que « Napoléon n’aurait pas vécu si longtemps » si la perforation de la paroi de son estomac n’avait été bouchée par une adhésion du foie! Il rappelle les déclarations d’O’Meara selon lesquelles, en 1818, le gouverneur l’aurait incité à supprimer le « général Bonaparte »:
« La vie d’un homme est peu de chose, surtout quand il est responsable de millions de morts et qu’il pourrait l’être encore. »
Ainsi, l’Empereur aurait vu juste quand il déclarait: « Je suis sûr que cet homme-là a reçu l’ordre verbal de me tuer. » Et O’Meara aurait dit la vérité! Cependant, le débat sur l’empoisonnement n’en finit pas de rebondir ! La revue Science et Vie, sous la signature d’Isabelle Bourdial, dans son numéro 1022 de novembre 2002, remet en cause la validité des travaux scientifiques commandés par Ben Weider ou René Maury. Dix neuf cheveux de Napoléon (prélevés en 1805, 1814 et 1821) auraient été minutieusement analysés en étant soumis aux rayonnements du synchrotron de Lure (Essonne), le tout sous la conduite et le contrôle du professeur Ivan Ricordel, directeur du Laboratoire de Police judiciaire de Paris.
Le résultat, c’est qu’il est avéré que ces mèches contiennent de 30 à 100 fois la dose naturelle d’arsenic, et ceci, malgré un lavage intensif destiné à éliminer une éventuelle contamination exogène. Malheureusement, le même résultat étant obtenu avec les cheveux des scientifiques volontairement contaminés avec de l’arsenic d’origine exogène (saupoudrage sur le cheveu), il est ainsi prouvé que le cheveu possède une tendance irréversible à absorber l’arsenic ne provenant pas de l’organisme. Par conséquent, il serait impossible de déterminer si Napoléon avait dans ses cheveux de l’arsenic d’origine exogène ou endogène, les mèches de 1805 et de 1814 contenant évidemment de l’arsenic exogène (sinon, Napoléon serait mort bien avant 1821...) !
De notre point de vue, c’est la seule chose qui soit prouvée dans cette affaire : est-ce suffisant pour conclure que la thèse de l’empoisonnement à l’arsenic ne tient pas ? Admettons que l’on ne puisse plus l’établir du fait de cette contamination généralisée d’origine exogène (saupoudrage à base d’arsenic pour conserver les cheveux, charbon de bois, vapeurs produites par les tapisseries de Longwood, etc., et sous réserve des contre-expertises qui ne manqueront certainement pas d’être entreprises).
Il reste que les laboratoires vont pouvoir travailler sur des traces de chlorures mercureux ou de cyanure. C’est pourquoi les conclusions hâtives sur l’évidence d’un cancer de l’estomac ou autre cancer gastrique nous paraissent sujettes à caution. De plus, qui a financé les travaux du Pr. Ricordel ? Ce dernier dirige un laboratoire d’Etat, ne l’oublions pas ! c’est d’ailleurs pourquoi l’historien Philippe Delorme, dans les analyses du cœur de Louis XVII, avait confié les travaux génétiques à deux laboratoires étrangers indépendants.
Jean Tulard, sommé de prendre position, se risque une nouvelle fois à prendre parti : alors qu’il avait déclaré durant l’émission de Bernard Pivot « Bouillon de culture », le 16 février 2001, qu’après en avoir été convaincu par le Pr Lucien Israel, cancérologue réputé, il ne dirait plus que Napoléon est mort d’un cancer à l’estomac, il déclare que la thèse de l’empoisonnement n’est pas fondée historiquement, ce qui est vrai jusqu’à un certain point ; mais, scientifiquement ?
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