L'Énigme des Invalides

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Message Publié : 03 Juin 2012 13:04 
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En 1873, depuis 2 ans, la stratégie de la gauche républicaine avait été de compromettre Thiers, tout en le ménageant. D'un autre côté, celui-ci n'avait cessé de faire avaler des couleuvres aux orléanistes, majoritaires au sein du courant royaliste. Et pendant ce temps, les républicains ne cessaient de marquer des points en augmentant le nombre de leurs élus par des élections partielles, profitant de la paralysie des royalistes, divisés sur l'affaire du drapeau depuis que le comte de Chambord (Henri V) avait affirmé sa fidélité au drapeau blanc. Thiers, finalement après l'échec de Rémusat (présenté comme favorable à Thiers, mais issu de la mouvance orléaniste) contre le républicain Barodet, avait renouvellé son cabinet dans un sens nettement favorable aux républicains. Ce qui avait finalement entraîné sa chute, le 23 mai 1873. Les orléanistes auraient voulu le remplacer par le Duc d'Aumale, mais les Chevau-légers (nom des députés légitimistes) s'y oppposaient de même que les Bonapartistes dont le nombre était remonté à 13. Le duc de Broglie, leader parlementaire des orléanistes, avait donc imaginé de pousser le maréchal de Mac-Mahon au poste de président de la République. En attendant, du haut de la tribune, il exécutait Thiers : "le dernier conflit survenu dans le ministère avait fait espérer que M. Thiers, en choisissant un nouveau cabinet, saisirait cette occasion de faire un pas vers les amis de l'ordre. Point du tout. Les choix du président de la République sont un pas de plus fait vers le parti radical, une concession nouvelle aux idées de réforme sociale."

Thiers allait répliquer le lendemain. Il pensait encore s'en tirer en mettant les royalistes face à leurs contradictions : "Quand vous dites : nous ne sommes pas des monarchistes, nous sommes des conservateurs [...]. Il arrive que l'on ne vous croit pas [...]. Soyez sincères : tout ce qui nous divise, c'est la question de la République ou de la Monarchie. Il n'y en a pas d'autres Pourquoi vous hâtez-vous de dire que vous ne parlez pas comme monarchistes mais comme conservateurs ? C'est que vous sentez bien qu'il n'y a qu'un trône et qu'on ne peut l'occuper à trois."

Il avait été écouté dans le silence. Après le reprise de la séance, le député Ernoul déposait au nom de la majorité un ordre du jour spécifiant que l'Assemblée voulait un gouvernement "qui ferait prévaloir dans le pays une politique résolument conservatrice." La gauche avait essayé de reprendre la discussion, mais la droite avait demandé le vote immédiat de l'ordre du jour et obtenu une majorité de 16 voix. Thiers faisait annoncer qu'il donnait sa démission. La majorité comprenait qu'il ne fallait pas perdre de temps : convoqué pour la 3ème fois, à 21 heures, l'Assemblée acceptait la démission de Thiers avec une majorité de 30 voix cette fois. Après quoi, sans attendre, la candidature de Mac-Mahon avait été présentée et acceptée par 390 voix et 2 bulletins blancs, la gauche ayant décidé de s'abstenir. Le maréchal, ayant chargé Broglie de former un nouveau cabinet, avait rédigé avec lui un message télégraphique à tous les préfets pour être affiché dès le lendemain dans toutes les communes.

Si ce succès passait pour habile, il n'en était rien, car toute la subtilité de la manoeuvre orléaniste avait consisté à détacher Thiers de la gauche pour gouverner à l'abri de sa popularité sans avoir à poser la question du régime, jusqu'au jour où il se résignerait à appeler les princes d'Orléans au pouvoir. Mais Thiers n'avait pas cédé et l'élection de Mac-Mahon était un pis-aller provisoire d'autant que cela n'avait pu s'accomplir sans l'accord de la centaine de chevau-légers qui restaient fidèles au Comte de Chambord. Il fallait donc conclure et rapidement car les atermoiements ne profitaient qu'aux républicains ; de plus, la tranquillité qui suivait le renversement de Thiers prouvait qu'un changement de régime décidé avec énergie avait toutes les chances d'être accepté sans aucun trouble.

Le temps était donc venu de jouer franc-jeu et de proposer la couronne au comte de Chambord. Mais les orléanistes allaient encore louvoyer au risque de tout faire rater !

En fait, l'intrigue orléaniste pouvait se résumer à ceci : il s'agissait de présenter un projet de constitution qui conserverait le drapeau tricolore et serait donc inacceptable pour Chambord. Si ce dernier persistait à repousser le drapeau, alors le comte de Paris le remplacerait cmme régent jusqu'à sa mort. Les orléanistes espéraient ainsi concilier le principe de la légitimité avec les faits qui le détruisaient... Et Broglie agissait bel et bien en ce sens, envisageant de se contenter d'une prolongation des pouvoirs de Mac-Mahon d'au moins cinq ans. Et l'on arrivait au 29 juillet, terme de la session de l'Assemblée. Le même jour, les leaders influents du parti orélaniste se réunissaient (Dampierre, Pasquier, Decazes, Bernard d'Harcourt) et se décidaient pour inviter les princes d'Orléans à demander à Chambord de les recevoir sans attendre. Celui dont le voyage importait plus que tout était le comte de Paris. D'accord avec ses oncles, il se déterminait à faire le voyage à Froshdorf et quittait Paris pour Vienne, d'où il télégraphiait une demande d'audience à son cousin. Informé le 3 août de cette demande, Chambord en acceptait le principe avec joie. Vanssay, son secrétaire partait au-devant de Louis-Philippe d'Orléans. On se mit d'accord sur les phrases à prononcer et qui seraient publiées par le prince : "qu'il souhaitait voir la France chercher son salut dans le retour aux principes monarchiques et qu'il venait donner au comte de Chambord l'assurance qu'il ne rencontrerait aucun compétiteur dans les princes de sa famille." Et, de fait, la rencontre et l'entretien se déroulaient de manière cordiale.

Les deux princes en rendaient compte de manière à peu près identique, en prenant soin de ne pas soulever l'affaire du drapeau. La voie d'une restauration semblait libre, mais -tout au contraire- les négociations allaient s'éterniser de longues semaines. La presse orléaniste, organe du gouvernement, rendait compte de la rencontre d'une manière tendancieuse. Le Français, le Figaro et la Gazette de France, soulignaient que l'accord n'existait pas sur le plan politique : Il y avait réconciliation, il n'y avait pas fusion.
Aussi, suivant leur plan, plusieurs personnalités orléanistes firent le voyage de Froshsdorf, à commencer par le prince de Joinville, et des députés. Tous répètèrent plus ou moins la même chose : l'accord serait facile sur les questions constitutionnelles, mais la question du drapeau demeurait épineuse, l'acceptation du drapeau tricolore étant indispensable. et ceci remplissait en boucle les colonnes des journaux conservateurs. Veuillot, ardent royaliste, répliquait dans l'Univers : "l'acceptation du tricolore est-elle donc si indispensable qu'on le dit ? et qu'en pense l'armée ?" De son enquête, il résultait que peu de militaires inclinaient vers le rouge, que la monarchie rétablie, certains accepteraient le blanc, le tricolore étant neutre, beaucoup d'officiers s'en tenant là par prudence. "Quant au soldat, il a beaucoup de goût pour s'en aller"... Et c'était la vérité.

Les semaines passaient et les conciliabules ne cessaient pas. Toutefois, les Chevau-légers perdaient patience et sans-eux, il n'y avait plus de majorité. Il fallait conclure, d'une manière ou d'une autre. Le tout, c'était de le faire en les enchaînant à la majorité conservatrice, de manière à leur faire croire que tout avait été tenté pour aboutir à la Restauration ! Le député royaliste Chesnelong était intervenu fin septembre pour souligner que si l'on n'aboutissait pas à une transaction, la responsabilité en retomberait sur la majorité des députés conservateurs qui ne cessait d'agiter le principe du drapeau tricolore. Il parvenait à obtenir la nomination d'une commission de 9 membres, présidée par le vieux général Changarnier et comprenant (outre lui-même), Tarteron et Colombier pour la droite légitimiste, Larcy et Baragnon pour la droite modérée, Pasquier et Callet pour le centre-droit, Daru et Chesnelong comme amis de Changarnier (qui avait un petit groupe de députés). Decazes prévenait cependant que les membres du centre-droit se retireraient, si le principe du drapeau tricolore n'était pas consacré...
La manoeuvre était diabolique, au fond, car les légitimistes n'étaient que deux sur neuf dans cette commission, le reste étant orléaniste peu ou prou. Chesnelong était désigné comme le plus impartial et le plus neutre pour porter les voeux de la commission à Chambord. En fait, c'était un royaliste récent qui avait même été élu député républicain en 1848. Il avait pour lui d'avoir rapidement accepté la primauté de Chambord dès 1871 et passait ainsi aux yeux des Chevau-légers pour un allié possible, en tout cas un interlocuteur de bonne foi qui voulait sincèrement le retour de la monarchie. Mais les orléanistes purs et durs n'entendaient pas renoncer à le cornaquer. Falloux, grand personnage et plusieurs fois ministre, notamment sous l'empire, auquel était attaché la loi sur la liberté de l'enseignement, favorable aux Catholiques, le prenait sous son aile et sous couvert de le respecter et de lui donner de l'importance, tenait en fait à l'influencer dans le sens désiré. Il suggérait à Chesnelong une formule transactionnelle : "Le drapeau tricolore est maintenu. Il pourra être modifié par l'accord du Roi et de l'Assemblée."

Chesnelong, émerveillé de l'estime affichée de Falloux, tombait sous son influence et acceptait la formule. Mais ce n'était pas suffisant. Pasquier courait chez Mac-Mahon pour le persuader de l'importance de la conservation du drapeau tricolore et se faisait remettre une lettre signée par Emmanuel d'Harcourt, ainsi conçue : "Mon cher duc, le maréchal a bien voulu me raconter l'intéressante conversation qu'il a eue avec vous cet après-midi ; et la très nette déclaration qu'il vous a faite relativement à la nécessité de maintenir le drapeau tricolore. Je lui ai fait observer qu'il pouvait être utile, dans l'intérêt de tous, que son langage fut répété. Il m'a répondu : je n'ai aucune objection à ce que M. le duc d'Audiffret-PAsquier fasse connaître à ses collègues l'opinion que j'ai exprimée devant lui et qui n'est que l'écho des impressions de l'armée entière." Le lendemain, Pasquier courait à la 1ère réunion de la commission où aussitôt le vieux Changarnier faisait une déclaration solennelle !
Il déclamait sa fidélité au comte de Chambord, honorant le drapeau blanc, mais ajoutait qu'il ne pouvait aller jusqu'à les sacrifier au drapeau tricolore. Pasquier en profitait alors pour brandir la lettre d'Harcourt et indiquait le sentiment du maréchal : "Si le drapeau blanc était levé contre le drapeau tricolore, et s'il arrivait qu'il fut arboré à une fenêtre tandis-que l'autre flotterait vis-à-vis, les chassepots partiraient tout seuls." Chesnelong n'avait pas besoin de plus d'assurance : il proposait à ses collègues la formule insinuée par Falloux. Mais cela ne suffisait pas à Pasquier qui déclarait : "il ne faut pas dire que le drapeau pourra être modifié par l'accord du roi et de l'Assemblée, mais bien : le drapeau ne pourra être modifié que par l'accord du roi et de l'Assemblée" !

A la vérité, cette question du drapeau n'était pas la préoccupation principale du pays, loin s'en faut. L'armée était plus indifférente que ne l'ont dit les orléanistes et même les républicains en souriaient : ce n'était pas le drapeau blanc qu'ils aborrhaient, c'était la monarchie elle-même ! En tout cas, Chesnelong était chargé de porter le voeu de l'Assemblée au comte de Chambord, via une commission où les légitimistes avaient été comme noyés dans la majorité orléaniste et n'avaient même pas pu prononcer des paroles de prudence.

Le député put rencontrer Chambord à Salzbourg. Les conditions ne furent pas nettes, ni favorables. Néanmoins Chesnelong, sans oser être trop démonstratif, fit comprendre au prétendant que la question du drapeau posait vraiment problème. Le comte accepta alors de revoir le député, alors que le bref entretien qui avait été ménagé était trop court pour rien résoudre, comprenant toutefois que ce symbole pouvait faire capoter toute l'affaire. Chesnelong était découragé, mais en rejoignant les intermédiaires qui étaient présents à Salzbourg, il faisait une dernière tentative pour parvenir à un arrangement et se décidait à présenter sa formule, ce qu'il n'avait pas osé jusqu'ici.

Effrayé cependant de sa responsabilité, il en imaginait une autre, pour tâcher de ménager une transition plus supportable à Chambord, faite de trois formules distinctes :

"1° M. le comte de Chambord ne demande pas que rien soit changé au drapeau avant qu'il ait pris possession du pouvoir.
2° Il se réserve de présenter au pays, à l'heure qu'il jugera convenable, et se fait fort d'obtenir de lui par ses représentants, une solution compatible avec son honneur et qu'il croit de nature à satisfaire l'Assemblée et la Nation.
3° Il accepte que la question du drapeau, après avoir été posée par le Roi, soit résolue d'accord par le Roi et l'Assemblée." Mais Chambord ne connaissait pas la formule de la commission. Après un nouvel entretien avec Chesnelong, il acceptait les trois formules. Celui-ci l'en remerciait avec chaleur et ils se séparaient pensant avoir ainsi réglé toutes les difficultés. Cependant, Chambord se ravisait et faisait dire à Chesnelong qu'il n'acceptait que les deux premières formules car la 3ème le liait trop à l'accord nécessaire de l'Assemblée. A cette nouvelle, Chesnelong était consterné car il savait bien que seule, la 3ème formule convenait aux ordres de la commission. Aussi, à 10 heures du soir faisait-il demander à Chambord un nouvel entretien pour le prier de revenir sur sa décision. Le prince acceptait mais refusait de lui donner satisfaction.

"Je ne prétends pas imposer par la force la solution à laquelle je tiens. Je suis convaincu que, malgré les dispositions actuelles de l'Assemblée que vous m'avez fait connaître, quand nous serons en présence j'inspirerai assez de confiance à tous pour rallier les représentants du pays à mon point de vue. Mais il y a là une question de droit. Je ne veux pas sur ce point qui touche à mon honneur, être à la merci de l'Assemblée. Plutôt que de céder là-dessus, je préfèrerais ou dissoudre l'Assemblée ou renoncer au trône."

Le temps passait et l'entretien allait se terminer pour de bon. Chesnelong ne voulant pas rester sur un échec, avait alors l'étrange idée de se décider à lire à Chambord la formule comminatoire de la Commission et il osait alors demander si cette formule étant soumise à l'Asssemblée, le prince accepterait que les légitimistes soient autorisés à la voter ?

_________________
"Tant que les Français constitueront une Nation, ils se souviendront de mon nom."

Napoléon.


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