Napoléon s'exprime ainsi, face à O'Meara :
« Si j’avais réussi mon débarquement, a-t-il dit, je ne doute guère de la réussite de mes desseins. Trois mille bateaux, portant chacun vingt hommes et un cheval, avec de l’artillerie en proportion étaient prêts. Lorsque votre flotte aurait été attirée sur un autre point, comme je vous l’ai expliqué, je serais resté maître du détroit. Sans cela, je n’aurais pas fait la tentative. En quatre jours, j’aurais été à Londres. Dans un pays comme l’Angleterre, qui abonde en plaines, la défense est très difficile. Je ne doute pas que vos troupes n’eussent fait leur devoir ; mais si vous aviez perdu une seule bataille, la capitale était en mon pouvoir. Vous n’auriez pu réunir des forces suffisantes pour me battre en bataille rangée. Vos idées de brûler, de détruire les villes et la capitale même, sont très spécieuses comme arguments, mais elles sont impraticables dans le fait. Vous auriez livré et perdu la bataille. « Il est vrai, eussiez-vous dit, nous avons été battus, mais nous n’avons pas perdu l’honneur. Nous devons tâcher maintenant de tirer le meilleur parti possible de notre désastre. Il faut poser des conditions. » Je vous aurais offert une constitution de votre choix, en vous disant : « Assemblez à Londres les députés du peuple pour former une constitution. » J’aurais appelé Burdett et d’autres chefs populaires, pour en organiser une selon les vœux du peuple ; j’aurais déclaré le Roi déchu du trône ; j’aurais supprimé la noblesse, proclamé la liberté, l’abolition des privilèges, et l’égalité. Pensez-vous que pour conserver la Maison de… sur le…, vos riches citoyens, marchands et autres habitants de Londres eussent consenti à sacrifier leur fortune, leurs maisons, leurs familles et leurs plus chers intérêts, surtout quand je leur aurais fait comprendre que je venais que pour les débarrasser de… et leur donner la liberté ? Non, cela est contraire à l’histoire et à la nature humaine. Vous êtes trop riches ; vos principaux habitants ont trop à perdre par la résistance et votre canaille trop à gagner à un changement. S’ils supposaient que je voulais faire de l’Angleterre une province de France, alors, sans doute, l’esprit national aurait fait des merveilles. Mais j’aurais créé une république selon vos propres vœux ; j’aurais exigé une contribution modérée, seulement suffisante pour payer les troupes, et peut-être pas même cela. […] Si vous étiez, a-t-il poursuivi, une nation de demi-sauvages, de montagnards pauvres et barbares, ou de bergers féroces, comme les Scythes ; alors vous eussiez pu en effet détruire votre capitale et désoler vos contrées pour arrêter le progrès d’un ennemi ; ou bien si vous étiez aussi pauvres, aussi peu civilisés, aussi ignorants que les Espagnols, peut-être auriez-vous pu détruire quelques-unes de vos villes et de vos habitations ; mais vous êtres trop riches et trop égoïstes. Où trouver parmi vous quelqu’un qui eût dit : « Je veux détruire ma maison, abandonner ma propriété au pillage, ma femme et mes filles au viol, et mes fils à la mort ! Et pourquoi ? Pour assurer le Roi sur le trône, Lord Bathurst et l’archevêque de Cantorbéry dans leurs emplois de vingt mille livres sterling par an. Je veux faire tous ces sacrifices pour résister à un homme qui propose des conditions, qui offre de nous donner une constitution conforme aux vœux de la nation. » Non, non ; ce serait plus qu’on ne peut attendre de l’homme. Pitt, lui-même le savait bien, et un des moyens qu’il prît pour former une coalition contre moi fut d’assurer qu’une descente en Angleterre était possible ; qu’en cas de réussite, le royaume serait conquis en un an ; qu’alors tout le continent serait à ma merci et à ma disposition ; que l’Angleterre, une fois tombée, tout était perdu. C’est ce que m’a dit depuis le roi de Prusse. […] Les Anglais après une bataille, voyant que nous ne venions ni pour piller, ni pour les massacrer ; que les habitants n’essuyaient aucun tort, aucune molestation, de notre part ; que l’on ne violait ni leurs femmes ni leurs filles (car je n’aurais pas permis qu’il fût fait le moindre outrage ; une mort immédiate aurait été le châtiment de quiconque eût tenté de s’en rendre coupable), auraient été convaincus que ni le pillage, ni le massacre ne nous avaient amenés ; mais que nous ne venions uniquement pour… Si en effet la guerre s’était faite comme autrefois, lorsque immolait les prisonniers mâles ou qu’on les réduisait en esclavage et que les femmes devenaient les concubines des vainqueurs ; c’est alors que la conquête de la nation eût été impossible. Mais non : vous nous eussiez vus avancer et molester la population aussi peu que vos propres soldats. Nous aurions tout fait pour concilier les esprits et établir l’harmonie. »
"Napoleon in exile", by O'Meara.
Las Cases (Mémorial de Sainte-Hélène) a également recueilli les réflexions de l'Empereur sur le sujet :
"Jamais l'oligarchie anglaise ne courut de plus grand péril. Je m'étais ménagé la possibilité du débarquement ; je possédais la meilleure armée qui fut jamais, celle d'Austerlitz, c'est tout dire. Quatre jours m'eussent suffi pour me trouver dans Londres; je n'y serais point entré en conquérant, mais en libérateur ; j'aurais renouvelé Guillaume III, mais avec plus de générosité et de désintéressement. La discipline de mon armée eût été parfaite, elle se fût conduite dans Londres comme si elle eût été encore dans Paris ; point de sacrifices, pas même de contributions exigées des Anglais ; nous ne leur eussions pas présenté des vainqueurs, mais des frères qui venaient les rendre à la liberté, à leurs droits. Je leur eusse dit de s'assembler, de travailler eux-mêmes à leur régénération, qu'ils étaient nos aînés en fait de législation politique ; que nous ne voulions y être pour rien, autrement que pour jouir de leur bonheur et de leur prospérité, et j'eusse été strictement de bonne foi. Aussi, quelques mois ne se seraient pas écoulés, que ces deux nations, si violemment ennemies, n'eussent plus composé que des peuples identifiés désormais par leurs principes, leurs maximes, leurs intérêts. […] On croyait, a-t-il dit, que mon invasion n'était qu'une vaine menace; parce qu'on ne voyait aucun moyen raisonnable de la tenter ; mais je m'y étais pris de loin, j'opérais sans être aperçu ; j'avais dispersé tous nos vaisseaux : les Anglais étaient obligés de courir après sur les divers points du globe : les nôtres pourtant n'avaient d'autre but que de revenir, à l'improviste, et tout à la fois, se réunir en masse sur nos côtes. Je devais avoir 70 ou 80 vaisseaux Français ou Espagnols dans la Manche : j'avais calculé que j'en demeurerais maître pendant deux mois ; j'avais 3 ou 4 mille petits bâtiments qui n'attendaient que le signal ; mes cent mille hommes faisaient chaque jour la manœuvre de l'embarquement et du débarquement, comme tout autre temps de leur exercice ; ils étaient pleins d'ardeur et de bonne volonté ; l'entreprise était très populaire parmi les Français, et nous étions appelés par les vœux d'une grande partie des Anglais. Mon débarquement opéré, je ne devais calculer que sur une seule bataille rangée ; l'issue n'en pouvait être douteuse, et la victoire nous plaçait dans Londres ; car le local du pays n'admettait point de guerre de chicane ; ma conduite morale eût fait le reste. Le peuple Anglais gémissait sous le joug de l'oligarchie ; dès qu'il eût vu son orgueil ménagé, il eut été tout aussitôt à nous ; nous n'eussions plus été pour lui que des alliés venus pour le délivrer. Nous nous présentions avec les mots magiques de liberté et d'égalité, etc."
_________________ "Tant que les Français constitueront une Nation, ils se souviendront de mon nom."
Napoléon.
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