De l'avis général des historiens, Junot aurait été en passe de devenir fou lors de la campagne de Russie, notamment lors de la bataille de Valoutina (le lendemain de la prise de Smolensk, le 19 août 1812). Par son abstention, alors qu'il aurait pu prendre de flanc l'arrière-garde russe, aux prises avec la division Gudin, il aurait fait manquer la journée, réduite à un sanglant accrochage entre notre avant-garde et les dernières troupes en retraite des Russes. Murat aurait échoué à décider son compagnon de gloire à marcher au canon, se heurtant à une inertie confinant à l'imbécilité ! Jusqu'ici, nous partagions cet avis, recueilli, chez Thiers ou Madelin. Mais sans avoir jamais lu l'esquisse d'une défense de la part du pauvre Junot. Nous produisons donc ce que la duchesse d'Abrantès en a dit, dans le XVème tome de ses mémoires.
CHAPITRE VIII.
Le calmant. — La lettre. — Le baron Desgenettes. - Ami- tié. — Bataille de la Moscowa. — Les boulets et les obus. — Les blessés. - Marmont. - L'ours en pâté. —
Bulletin du 23. — Le volcan! — Rancune du Vésuve. -
Kœriigsberg et Elbing. — Une belle âme. — Je souffre, mais j'aimerai! — Lettre de Junot à l'empereur.— Le général Tharreau.— Le corps d'armée égaréo- Smolensk.
— Le Boristhène. -Le combat LES BULLETINS SONT FAITS.
— Injustice et douleur 0 - Tristesse et pressentiment.— Les discours. — Rougeur et pâleur de Napoléon L'imbé- cile !.- Le roi de Rome.- Respect et amour.—MM. Bar- bé-Marbois et Muraire. — Abandon de l'armée par Murât.
Après cette lettre de Berthier datée de Wilna, il parait que Junot fut plus tranquille et plus heureux pendant quelque temps. L'effet du calmant avait été positif. Je reçus une lettre de lui, datée de Mojaïsk, qui était même gaie, et dans laquelle il me parlait presque en riant et du climat et des boulets russes. Cette lettre est curieuse en ce qu'elle montre à quel point Junot était impressionnable pour tout ce qui lui venait de l'empereur: une assurance d'affection, et il était heureux. une seule parole injuste, et il était désespéré !
N° XXXIV de la Correspondance de Russie.
Mojaïsk. le i3 septembre 1812.
"Je t'ai écrit un mot , ma chère Laure , après la grande bataille du 7, pour te faire voir que je n'étais pas mort, et je te confirme aujourd'hui par ces présentes cette bonne nouvelle. Je te dirai de plus que, quoique nous ayons un temps du diable (c'est-à dire du nord) avec un vent et un froid terrible qui a enrhume humé et inhumé un grand nombre de malingres affai- blis par la fatigue de la route et la pénurie des vivres, cependant, moi, je me porte bien, et même mieux que jamais. Ce matin j'ai mangé comme quatre a déjeûner avec Desgenettes, qui était mort de faim, et avec qui j'ai bu à ta santé; il se porte bien malgré sa mauvaise vie, et je te prie de le faire dire à sa femme.
L'avant-garde de l'armée russe est tout au plus à dix lieues de Moscow. On dit que les Russes veulent encore se battre une fois; soit, nous n'avons refusé de la vie une si galante partie, et ils nous verront là, et quand ils voudront.
L'empereur a été bien content de la conduite de mon corps d'armée à la grande bataille. Il est vrai qu'ils se sont battus à merveille. Je n'ai de ma vie entendu tant de boulets, de mitrailles, d'obus et de balles, que ce jour-là. Tous les officiers de mon état-major qui étaient autour de moi ont été tués ou blessés sans exception. Ce pauvre Lagrave ! Enfin Alexandre a eu un cheval grièvement. blessé d'un coup de canon, et un autre d'une balle. Pour moi, je suis resté au milieu de tout ce fracas sans qu'il me soit arrivé la moindre chose, et sans bouger, excepté pour le service: sans avoir mis seulement pied à terre, et me voilà bien portant.
Tu es sans doute à Paris en ce moment ; tu es au milieu de tes enfans. et moi je suis ici entouré de plus de 3,ooo blesses , russes , français, ou alliés. C'est un spectacle effroyable : Rapp , Grouchy, Nausouty , Friant, Gratien, sont du nombre, etc.
Aimez-moi bien pour me consoler d'être si loin de vous tous. Embrasse bien tes enfans pour moi; et désire, ma bonne Laure, le retour de ton ami avec autant d'ardeur qu'il désire, lui, se retrouver près de toi, qu'il aime de tout son cœur.
J'ai écrit à la malheureuse duchesse de Raguse et au maréchal. Demande-lui si elle a reçu ma lettre, et donne-moi des nouvelles du maréchal s'il y en a encore à donner.
Mille choses à Calo et à Cherval J'ai reçu sa lettre.»
Quelle différence de cette lettre à la précédente seulement! Il est facile de voir comment il était au pouvoir de Napoléon de bouleverser cette âme noble et généreuse et surtout dévouée à lui.
Dans la suivante, en date toujours de Mojaïsk,et du 6 octobre 1812, il me dit :
« Il fait depuis deux jours un temps superbe, j'irai peut-être à la chasse aux ours ; si j'en tue, je te l'enverrai en pâté.»
Maintenant, nous arrivons à l'action principale; le nœud se resserre, et l'intérêt est plus vif.
Je reçus une lettre de Junot, de Mojaïsk , toujours en date du 15 novembre 1812. (36e de sa correspondance de Russie) qui est trop importante pour l'omettre. Je vais donc la transcrire dans son entier, comme nécessaire à l'explication où je vais arriver.
N° XXXVI de la Correspondance de Russie.
« Mojaïsk le 15 novembre » 81 2.
Je viens de recevoir, mon aimable amie, ta première lettre de Paris du 22 septembre ; si tu crois que je te laisse jouir sans jalousie de tout ton bonheur, tu te trompes bien. J'envie les heures du jour où tu peux voir, soigner, embrasser tes enfans. J'envie les heures de nuit où tu reposes au milieu d'eux. Je ne puis me faire à l'idée que ce sera encore pour long-temps ainsi, sans que ton ami puisse partager ce bonheur avec toi, ce bonheur qu'il espère , le seul qu'il chérisse désormais. Je vois toujours avec bien de la peine que le moindre effet de ton imagination porte sur ton physique : la santé n'est pas encore bien rétablie ; pourtant je te conseille de ne pas te tourmenter du bulletin du 23. Tu sais bien que beaucoup de victimes innocentes ont ressenti les fureurs du Vésuve. C'est un volcan dangereux; malheur à celui qu'il veut perdre, quand il se trouve à portée de son irruption. Mais Jupiter peut être trompé un moment, et il sauve ensuite celui qu'il avait un moment abandonné à la rancune du volcan. Je te dirai tout cela un jour; tout ce que je te puis dire aujourd'hui, c'est que si le maître m'avait vu ce jour-là, j'aurais été loué beaucoup. beaucoup. etc. »
Je joins ici le fac-simile de cette portion de lettre , parce qu'elle est importante pour contribuer à la clarté de ce qui suit. Je mets aussi le fac-simile de cette lettre d'Elbing.
« Elbing sur la Vistule, le 22 décembre 1812.
Eh bien, ma chère Laure ! voilà encore bien des jours passés sans avoir reçu de tes lettres, et toi aussi sans avoir rien reçu de ton ami. Tu m'as écrit, toi, et moi je n'ai pas même pu le faire. Hier, à Kœnigsberg, j'ai reçu tes envois. je t'en remercie ; il ne m'en faut plus faire, j'espère aller les chercher moi-même. J'ai écrit à l'empereur l'état de ma santé, l'exigence de mes affaires, ta maladie, qui me réclame et qui s'augmente par mon éloignement, et la connaissance que tu as de ma pénible existence. Je lui demande un congé qui m'est indispensable, sans lequel il m'est impossible ni de me rétablir la santé, ni de renouveler les moyens de faire une autre campagne si je le puis. Demande une audience à l'empereur, et sollicite-le pour nous, il ne peut pas te refuser. Je puis encore le servir; mais si je ne me rétablis pas, j'en suis incapable pour la vie.
« Cette lettre, ma Laure, va te faire de la peine, mais je le dois'. J'ai pu te tromper quand nous étions encore plus mal, mais aujourd'hui il n'y a plus que la vérité à dire. Je ne puis pas marcher sans canne, et il m'est impossible de monter à cheval. Ce climat est affreux pour moi. J'ai tant vécu dans les pays chauds, que je suis plus qu'un autre frappé de la rigueur prodigieuse de cette atmosphère qui n'a au reste épargné personne.
Je me rends à Thorn, où j'espère recevoir la permission que j'ai demandée et que je réitère à l'empereur; il ne peut me la refuser. Ce n'est pas le désir de revoir Paris qui en est l'objet ; mais quand ma santé, la tienne, ma fortune sont les motifs qui me pressent; quand je ne peux pas rentrer en campagne sans renouveler mes équipages en entier, où prendrai-je ce qu'il me faut, si je ne vais moi-même faire un dernier sacrifice de ce que j'ai, et qui peut n'être pas nécessaire à l'existence. Ce n'est que sur vous que se reportent mes idées et que je crains pour l'avenir. pour moi, je n'ai besoin de rien. Quand on a fait comme moi cette campagne sans se plaindre, je défie le sort d'imaginer la possibilité de me faire changer. Monâme, résolue depuis longtemps, l'est plus que jamais ; et quoi que j'aie à souffrir, il ne me sera pas possible de cesser d'aimer.
Adieu, ma Laure chérie. Embrasse bien tes enfans pour toi et pour leur père ; aimez-le bien, et souhaitez pour vous et pour lui de le revoir bientôt.
Je pars à l'instant pour Thorn. Il fait un froid cruel. Amour pour la vie.
Ton ami » J.D
Maintenant nous voici au moment d'expliquer la tristesse de Junot et le malheur qui l'avait frappé en apprenant que Napoléon n'était plus pour lui le général Bonaparte de Toulon. Peut-être la chose n'avait-elle suivi qu'une pente naturelle. mais Junot ne voyait pas ainsi avec son âme ardente et passionnée. il voulait une réciprocité, qu'il exigeait même d'autant plus impérieusement dans ses sèves d'affection , qu'il sentait, lui, à quel point il aimait toujours.
Il aimait L'HOMME, et non pas l'empereur. et il était toujours celui qui, à Marseille, voulut partager la captivité du général Bonaparte , lorsque la prison était le chemin de l'échafaud
On peut alors se former une idée de ce qu'il dut éprouver en voyant paraître un premier bulletin où son nom était marqué par le doigt de la haine, et de la haine injuste. A peine était-il revenu de son premier étonnement douloureux, qu'un second bulletin encore plus injuste que le premier achève de l'accabler.
Il voulut voir l'empereur, demanda la permission de quitter Mojaïsk pour aller à Moscow.
Il lui semblait qu'un mot allait remettre sa conduite toujours noble, toujours pure, toujours si chevaleresque, dans son vrai jour. on lui refusa cette permission. mais Berthier lui écrivait toujours des lettres comme celles de Wilna , et le malheureux s'endormit sur la foi d'une sécurité trompeuse, mais qu'il n'était pas blâmable d'avoir.
Puis vinrent les désastres de Moscow. Il eut à gémir dans la gloire de celui qu'il aimait, et pour la première fois il comprit qu'il était pour lui un plus grand malheur que de souffrir par Napoléon, c'était de souffrir en lui. Que n'aurait-il pas donné pour avoir une puissance à mettre à ses pieds!. Oh ! je puis parler des regrets douloureux de cette âme !. car j'ai entendu ses sanglots. j'ai vu toutes ses tortures.
Ce fut alors qu'il reçut un ordre du prince de Neufchâtel pour aller à Moladetchno. Voici sa réponse au prince de Neufchâtel; elle est suivie de sa lettre à l'empereur. Je ne l'ai pas publiée plus tôt, parce que j'attendais qu'elle eût ici sa place.
« Moladefchno, le 3 décembre 1812.
MONSEIGNEUR,
Je reçois l'ordre de votre altesse sérénissime de me rendre ici. j'y suis depuis hier soir, parce qu'il n'y a pas un village sur la route, et pas une goutte d'eau; la journée ayant été extrêmement forte, il est resté plus du tiers de la cavalerie en arrière et à pied. Les uns ont cherché des villages dans les chemins aboutissans à la grande route, d'autres ont pris le chemin de Wislieka, et on assure qu'une autre partie de troupes a suivi la route de Minsk.
'La première lettre de votre altesse sérénissime me dit de me rendre à Moladetchno et d'y réunir cette cavalerie, d'où j'en conclus qu'elle pensait que ce serait aujourd'hui que je ferais cette réunion , et ce temps est vrai-ment nécessaire. J'en profiterai pour les passer en revue, compter leurs armes, et rendre compte de leur situation à votre altesse sérénissime. elle verra ce que je dois espérer de gloire du commandement qui m'est confié pour finircette campagne. Jamais personne de mon rang n'a été chargé de pareille mission, et j'ose assurer sur mon honneur que je ne suis pas en état de résister à cinquante , je ne dis pas Cosaques, mais paysans armés et montés.
J'exécuterai l'ordre que j'ai reçu. mais, monseigneur, rappelez-vous vos bontés, et si je dois terminer ma carrière d'une manière aussi peu digne de ma vie, mettez cette dernière preuve de dévouement aux pieds de Sa Majesté pour qu'elle sache que si j'ai vécu son plus fidèle et plus attaché sujet, je ne changerai pas au dernier moment, et que je remets avec confiance entre ses mains le sort malheureux de mon intéressante famille.
J'ai l'honneur, etc. »
« A l'Empereur.
Moladetchno, le 5 décembre 1812.
Sire,
"Cette mémorable campagne va se terminer.
Je l'ai commencée avec un commandement, fait pour donner de la gloire, et je finis avec un commandement trop au-dessous de mon rang et dans lequel je ne puis qu'achever de me déshonorer. Deux bulletins m'ont accablé, sire, je ne m'en suis pas plaint. Mais si l'opinion publique n'est pas ce qui m'est le plus cher, celle de Votre Majesté est ce à quoi j'attache plus de prix qu'à la vie.
Le bulletin qui parle de la marche de l'armée sur Smolensk dit que je me suis égaré et que j'ai fait un faux mouvement. Eh bien ! sire, je ne me suis point égaré, seulement j'ai fait, le second jour de marche, six lieues au lieu de huit que je voulais faire ( chose facile à réparer dans les autres journées ). Le général Tharreau s'est perdu par désobéissance, et malgré que je lui eusse laissé des plantons de cavalerie pour le diriger sur Boullianow. A dix heures du soir, lorsque j'envoyai chercher mes généraux pour leur parler de notre marche , on ne trouva pas le général Tharreau à l'emplacement que je lui avais désigné. Je crus qu'il était resté en arrière , et j'envoyai au-devant de lui. L'officier chargé de cette mission rentra au camp à trois heures du matin sans l'avoir rencontré ; alors, me rappelant son opinion de la veille sur notre direction , et connaissant son caractère , je ne doutai pas qu'il n'eût voulu suivre la droite pour arriver sur la route de Mitislaw que nous devions rejoindre. J'envoyai sur le-champ M. le colonel Revest, mon chef d'état-major, qui le trouva en effet à plus de quatre lieues de nous , et il ne rentra au camp qu'après quatre heures du soir. J'avais appris que Votre Majesté avait eu lieu d'être mécontente de cet officier-général; j'espérais, à force de marcher, réparer ses torts , et pour ne pas perdre cet homme ,- j'aisupporté la punition de sa faute. Tout le 8ème corps a été témoin de ce fait. mais il m'importe seulement que Votre Majesté sache la vérité : cet acte de justice m'a coûté bien cher..
- Le bulletin sur l'affaire du 19 août, devant Smolensk, m'accuse de n'avoir pas agi avec assez de fermeté. par conséquent j'ai donc eu PEUR ? Eh bien, sire , Votre Majesté va connaître ma conduite; elle a eu pour témoins dans cette journée, le général Valence, le général Sébastiani, le général Bruyères et beaucoup d'autres. Je reçus l'ordre d'aller protéger la construction des ponts sur le Boristhène; je le fis, et nous passâmes ce fleuve assez lentement, à cause de notre artillerie, les rampes des ponts étant très mauvaises.
Les chemins que nous avions été obligés de faire nous ayant retardés beaucoup aussi, je ne pus déboucher du bois qu'à deux heures , et je pris position. JE N'AVAIS REÇU AUCUN ORDRE DE COMBATTRE, j'ignorais même, sire, quelles étaient les troupes qui se battaient à ma gauche ; mais après une demi-heure , et lorsque la division Gudin arriva, le feu ayant recommencé beaucoup plus fort, je montai à cheval et passai un grand ravin que j'avais devant moi avec deux bataillons d'infanterie légère et ma cavalerie, j'arrivai sur une superbe position en arrière de l'ennemi ; la plaine ou plutôt le plateau qui nous séparait de la position de l'arrière-garde-russe était couvert de tirailleurs et de cavalerie. Néanmoins, persuadé que nous pouvions être utiles à l'attaque de front, je fis passer ma .petite avant-garde, qui reconnut que l'artillerie devait refaire un pont dans un village à droite pour pouvoir passer, ce qui fut exécuté, tandis que j'envoyai l'ordre au 8e corps de venir me rejoindre en entier et le plus promptement possible. »
Junot manquant de fermeté et de volonté d'aller à l'ennemi paraissait si étrange, que même ses ennemis, et sa grande faveur lui en avait fait beaucoup, ne purent s'empêcher de trouver la phrase bizarre. C'était, au reste, le roi de Naples qui avait fait ce rapport à l'empereur.
— Allons, Junot, marche donc, lui disais-je; comment donc' mais ton bâton de maréchal est là !
Voilà comment le roi de Naples racontait la chose; mais Junot, lui, la disait tout autrement,et le disait avec les preuves à la main. C'est cette affaire avec le Vésuve qu'il m'expliquait dans sa lettre de Mojaïsk du 15 novembre. D'abord, s'étant bien conduit, il s'attendait à ce que cette brume qui s'était élevée entre l'empereur et lui se dissiperait ; il savait que l'affaire de Smolensk n'avait pas eu le résultat que voulait l'empereur , et l'humeur que cela devait lui donner lui paraissait une excuse suffisante pour ne pas même lui rendre justice à l'instant. il allait un motif à d'autres fautes. mais cette justice, pour être tardive, n'en devait pas moins luire sur un front innocent ! Junot attendit longtemps. trop long-temps peut-être ! bientôt il crut voir que, malgré la connaissance que l'empereur avait dû avoir de toute l'affaire de Smolensk, il gardait le silence.
Le roi de Naples devait demeurer à la tête de l'armée au retour de l'empereur en France.
Napoléon avait-il voulu ne pas le désobliger par un démenti formel donné à une fausseté avec une vérité?. Quoi qu'il en soit, Junot n'entendit aucune parole réparatrice se dire sur son nom. et un voile ténébreux cachera toujours les causes premières de l'espèce d'intrigue ourdie contre lui : Ce fut alors que l'armée étant en pleine retraite, Junot reçut l'ordre du prince de Neufchâtel, auquel il répondit, ainsi qu'on vient de le voir, et il écrivit pour la première fois à l'empereur sur toutes ces choses qu'il était bien difficile que Napoléon ne sût pas aussi bien que lui. il lut la lettre de Junot. et il la lut avec beaucoup d'attention. C'est fâcheux, dit-il enfin. LES BULLETINS SONT FAITS.
Il ne faut ici aucune réflexion. il ne faut pas même s'arrêter sur le motif qui a pu faire répondre un mot aussi dépourvu de toute justice à l'empereur. j'ai longtemps ignoré le fait en lui-même; ce n'est que dans cette nuit, cette veille de la douleur, où Junot, vaincu par l'émotion qu'il ressentit à la vue de mes larmes, se laissa aller à m'instruire de tout. J'ai remercié Dieu de ne l'avoir pas appris plus tôt; si je l'avais su le jour où j'obtins l'audience de l'empereur, il y aurait eu entre nous une explication qui peut-être eût été encore plus orageuse que celle où il eut la bonté, comme il le dit lui-même dans le Mémo- rial de Sainte-Hélène, de se laisser traiter par moi comme un petit garçon. Après avoir lu ensemble tous ces papiers : -Voilà, me dit Junot , ce qui s'est passé pendant cette malheureuse année!. Voilà ce que j'ai fait aussi. mais voilà la vérité. Était-ce donc par la bouche de Napoléon que mon nom devait arriver sous une fausse couleur à la postérité ?.., Cette pensée me tue!
- Mais enfin, dis-je à Duroc , quelle conduite faut-il tenir dans tout ceci ?. Il me semble qu'il y a quelque chose à faire. Autrefois nous aurions eu l'impératrice Joséphine. Mais le moyen d'aborder l'empereur par une personne comme Màrie-Louise !
Ici, je m'arrêtai. Je me rappelais la conversation que j'avais eue dernièrement avec Napoléon. celle de 1808. et je ne dis plus rien.
Junot avait raison, l'empereur était changé.
Le résultat de cette matinée fut de procurer un adoucissement très grand aux peines de Junot, il put en parler avec moi. Nous en causions avec Duroc quand il s'échappait un instant de sa prison, qui commençait aussi à lui paraître lourde. Un jour, Junot lui prit la main, et lui dit :
— Mon cher Duroc, tu souffres comme moi. Je te l'ai dit l'autre jour, nous souffrons tous. et cependant nous l'aimons tant !.
Duroc était triste et bien autrement sérieux dans son humeur habituelle depuis son retour de Russie, qu'il ne l'avait été jusque là dans toute sa vie. Je le connaissais assez pour voir que ce n'était pas ici une chose qui le touchât personnellement. Je ne me trompai pas. Il nous parla d'une foule d'inquiétudes, qui, en effet, devaient être de nature à faire à la fin naître de tristes pressentimens pour l'avenir que nous avions devant nous. Nous apprenions à connaître les alarmes.
En cherchant dans un carton où étaient plusieurs discours que l'empereur voulait revoir, il avait la veille même, nous dit Duroc, retrouvé celui que le préfet de la Seine avait prononcé le jour de son arrivée à Paris. Napoléon le prit, le relut en entier, et s'étant arrêté au mot de Moscow, il avait pâli. rougi. puis prenant le papier et le froissant avec colère, il l'avait en- suite foulé aux pieds et jeté dans le feu , en répétant : — L'imbécile !. oh! l'imbécile !.
Et dans le fait, quoique l'épithète soit injuste,le discours était de force à exciter la gaieté de nos ennemis, et conséquemment nos larmes.
« Sire, disait le préfet de la Seine, nous étions dans la tristesse.mais vos regards viennent tout vivifier.. Quelle allégresse ! mais aussi, que de gloire pendant votre absence !.., Notre admiration suivait les pas de Votre Majesté lorsqu'elle volait de victoires en victoires planter ses aigles sur les tours de Moscow, et dans ces momens plus glorieux encore où elle montrait ce que peuvent contre le climat, la constance et la force d'âme, qui lui ont assuré le plus beau triomphe qu'il soit donné aux mortels d'obtenir. »
Certes il est difficile de faire un plus maladroit discours ; Napoléon aurait mieux aimé qu'il lui eût dit une injure. il aurait eu à punir, et voilà tout.
Le discours qu'il cherchait était celui du grand-maître de l'université. il n'était pas dans cecarton. Napoléon le fit chercher dans un autre; ne le trouvant pas, il dit au grand-maréchal d'aller voir chez lui s'il le trouverait dans ses papiers : - Je suis SUR qu'il n'y est pas, sire , lui dit le grand-maréchal; mais si Votre Majesté l'ordonne, elle l'aura dans l'instant.
On eut le discours, et l'empereur le lut et le relut jusqu'à trois fois. Que pouvait-il vouloir en faire ? voilà ce qu'il ne disait pas. Je ne le connaissais qu'imparfaitement ce discours, et seulement par ce que m'en avait dit l'archevêque de Paris, qui était le cardinal Maury , et que jevoyais chaque jour, comme je l'ai déjà dit; il était en grande admiration devant ce discours, et le savait par cœur, bien qu'il n'aimât pas le grand-maître, et qu'il lui décochât un trait d'arbalète de sa lourde main quand il le pouvait, avec quelques bonnes paroles bien amères. mais ici c'était autre chose, et il avait raison. M. de Fontanes avait aussi fait de la louange, mais elle n'était pas offensante, et son discours était fait pour imposer, même dans les provinces et dans le midi de l'Europe. Ce que m'avait dit Duroc me donna envie de le lire ; il était du reste auMoniteur, où il peut encore se voir tout entier.
« Permettez, sire, disait-il, que l'université détourne un moment les yeux du trône que vous occupez avec tant de gloire pour les reporter vers cet auguste berceau, où repose l'héritier de votre grandeur. Toute la jeunesse française environne avec vous de ses espérances et de ses bénédictions, cet enfant royal, qui doit les gouverner un jour. Nous le confondons avec Votre Majesté dans le même respect et le même amour. Nous lui jurons d'avance un dévouement sans bornes comme à vous-même. Sire, ce mouvement qui nous emporte vers lui, ne peut déplaire à votre cœur paternel. car il vous dit que votre génie ne peut mourir; qu'il se perpétuera dans vos descendans, et que la reconnaissance nationale doit être éternelle comme votre nom. »
Lorsque Junot lut ce discours, il fut touché de plusieurs expressions vraiment remarquables qui se trouvent dans quelques-unes de ces phrases. A peine l'eut-il parcouru, qu'il dit avec émotion :
— C'est en pensant à son fils que l'empereur a demandé ce discours; il est l'expression de la jeunesse savante, par l'organe de son grand-maître. Cette assurance de l'amour de la jeune génération qui produira des hommes faits au moment de l'avènement probable de Napoléon II, a touché l'empereur. Enfin je suis sur que ce n'est que pour son fils qu'il a mis une telle instance à le relire.
- Je crois que Junot avait raison.
Au milieu de cette nécessité de louanges, dans un moment où la décence nous imposait plutôt l'obligation du silence, je remarquai deux hommes qui, tout en demeurant dans une mesure parfaitement convenable, surent rester également dans l'attitude que leur commandait l'honneur national. Leur nom va faire comprendre qu'on aurait tort de s'en étonner : c'est Barbé-Marbois pour la chambre des comptes, et Muraire pour la cour de cassation. Ils ont été au pied du trône rendre au souverain de la France l'hommage qu'ils lui devaient, mais cette démarche n'eut rien de honteux, et ils ne bravèrent pas les larmes de quatre cent mille familles qui portaient alors le deuil en Europe, en célébrantavec des chants de joie un triomphe ensanglanté de quelques heures, d'autant plus regrettable et plus horrible qu'il luit d'une lueur sinistre à côté de la défaite honteuse où s'engloutirent et ce même triomphe et les débris de toute une armée.
Hélas!. les nouvelles que nous recevions de la Russie ne faisaient que donner une teinte encore plus sombre à l'avenir ! Murat avait abandonné l'armée que l'empereur lui avait confiée; plus elle était en désordre, et plus il était de son devoir peut-être d'y rester jusqu'au dernier jour. Les besoins de son royaume le rappelaient chez lui, disait-il !. son royaume ... Et quelle était donc cette magie qui avait soufflé son poison sur toutes ces intelligences royales qui étaient devenues assez insensées pour se croire en effet souveraines par elles-mêmes, oubliant ainsi quel était celui qui les avait couronnées ?. C'est merveille en vérité. ou plutôt c'est grande pitié de voir s'agiter dans ce nuage sombre qui précède l'orage, cette foule d'insectes qui, maintenant fiers du malheur de leur chef, cherchent à le piquer de leur aiguillon, au lieu de réunir en un faisceau tous leurs moyens pour soutenir cette force qui fait la leur. les insensés !. De rois mercenaires, ils deviendront alliés perfides, amis, parens ingrats, et dès lors ennemis implacables.
Oh ! quelles devaient être les pensées qui se pressaient alors en foule dans le cœur de cet homme!. Il avait fait des heureux. il avait fait des princes , il avait fait des ROIS. il avait fait des HÉROS ; et maintenant il se voyait délaissé de ces appuis naturels sur lesquels il devait compter!.
Ce que j'entendis alors autour de moi formait un blâme général sur le roi de Naples ; tous les officiers-généraux dont mon salon était rempli depuis le retour de Junot, n'avaient qu'une voix et qu'un avis. c'était de témoigner le plus vif étonnement, surtout de l'abandon de l'armée au moment du nouveau danger qui la menaçait.
Ce danger était d'autant plus à redouter, que le contre-coup devait se faire ressentir à Paris même. et un peu plus de réflexion aurait dû offrir à Murât la vérité d'un autre péril tout aussi certain pour lui. cest que la secousse ébranlerait Naples et son trône précaire, bien autrement à mort qu'une éruption de son Vésuve.
Ce danger de l'armée de Russie était d'abord dans la conduite équivoque de l'Autriche, et puis dans la position des différens corps, qui, rassemblés confusément sur la Vistule, offraient dans leurs misérables débris l'image d'une destruction qui révélait notre malheur dans sa terrible vérité. La cavalerie était totalement détruite. l'artillerie dans son matériel ne présentait plus rien qui pût même mériter ce nom.
c'était la réunion de tous nos désastres en une seule masse. et l'aveu de nos misères. Il aurait fallu dans une telle circonstance un autre homme que Murat, et même que le prince Eugène, sur qui le roi de Naples se déchargea du soin du salut de toute cette foule pâle et presque expirante , qui ne demandait à ses chefs que de revoir la France pour y mourir autrement que sur un chemin couvert de neiges et de glaces, où les malheureux expiraient de besoin, après avoir été percés de la lance des Cosaques.
Murat n'avait pour talent militaire que le courage d'un soldat. Mais à quoi pouvait servir une bravoure audacieuse avec des gens qui n'avaient plus de jambes pour le suivre , ni d'armes au poing pour l'imiter dans ses courses de tirailleur au galop qu'il s'amusait à faire sur des groupes de Cosaques ?. Chose étrange !.
cette sorte de vaillance chevaleresque qui, semblable à la bravoure du moyen âge, avait l'air de ces défis portés par les héros de ce temps-là , n'était plus, à l'époque dont je parle, au milieu de ces ombres livides et mourantes qui l'entouraient, qu'une parade ridicule qui aurait fait rire, si les malheureux avaient pu rire.
Il partit donc, et le 8 janvier 1813 , il remit ces tristes débris de la plus belle armée du monde entre les mains du prince Eugène. Quel effet produisaient toutes ces nouvelles , mon Dieu ! on n'osait parler dès qu'il y avait dix personnes dans un salon. mais aussitôt qu'on était sûr d'être en confiance et à l'abri de toute remarque, alors les craintes se manifestaient, et l'avenir était examiné avec des yeux qui souvent se fermaient devant les maux qu'il présentait.
La France était alors dans un état extraordinaire qu'il est bon d'examiner , pour comprendre les évènemens subséquens comme ils doivent l'être. (...)
_________________ "Tant que les Français constitueront une Nation, ils se souviendront de mon nom."
Napoléon.
|