Récit de Ségur :
"Il [Napoléon] était sur les hauteurs de Borodino, d'où il embrassait encore d'un dernier coup d'oeil tout le champ de bataille, et se confirmait dans son plan, quand Davout accourut. Ce maréchal venait d’examiner la gauche des Russes d’autant plus soigneusement que c’était le terrain sur lequel il devait agir, et qu’il se défiait de ses yeux.
Il demande à l’empereur "de lui laisser ses cinq divisions, fortes de trente-cinq mille hommes, et d’y joindre Poniatowski, trop faible à lui seul pour tourner l’ennemi. Le lendemain il mettra cette masse en mouvement ; il couvrira sa marche des dernières ombres de la nuit, et du bois auquel s’appuie l’aile gauche russe, qu’il dépassera en suivant la vieille route de Smolensk à Moscou ; puis tout à coup, par une manœuvre précipitée, il déploiera quarante mille Français et Polonais sur le flanc et en arrière de cette aile. Là, tandis que l’empereur occupera le front des Moscovites par une attaque générale, lui, marchera violemment de redoute en redoute, de réserve en réserve, culbutant tout de la gauche à la droite sur la grande route de Mojaisk, où finiront l’armée russe, la bataille et la guerre !"
L’empereur écouta le maréchal attentivement ; mais, après quelques minutes d’une silencieuse méditation, on l'entendit lui répondre : "Non ! c’est un trop grand mouvement ; il m’écarterait trop de mon but, et me ferait perdre trop de temps."
Cependant, le prince d’Eckmühl, convaincu, persévère ; il s’engage à avoir accompli sa manœuvre avant six heures du matin ; il proteste qu’une heures après, la plus grande partie de son effet sera produit. Mais Napoléon, contrarié, l’interrompt brusquement par cette exclamation : "Ah ! vous êtes toujours pour tourner l’ennemi ; c’est une manœuvre trop dangereuse !"
Le maréchal, repoussé, se tut ; puis il retourna à son poste, en murmurant contre une prudence qu'il trouvait intempestive, à laquelle il n'était pas accoutumé, et qu'il ne savait à quoi attribuer ; à moins que les regards de tant d'alliés si peu sûrs, une armée tant affaiblie, une position si lointaine, et l'âge, n'eussent rendu Napoléon moins entreprenant.
L’empereur, décidé, était rentré dans son camp, lorsque Murat, que les Russes avaient tant de fois trompé, lui persuade qu’il vont fuir encore avant de combattre. En vain Rapp, envoyé pour observer leur contenance, revient dire qu'il les a vus se retranchant de plus en plus ; qu’ils sont nombreux, bien disposés, et qu’ils paraissent déterminés bien plus à attaquer, si on ne les prévient pas, qu’à se retirer."
Prélablement, Ségur avait décrit le champ de bataille :
"De Semenowska au bois d’Utitza, il peut avoir douze cents pas de développement. C’est la nature du terrain qui a décidé Kutusof à refuser ainsi cette aile. Car ici le ravin, qui escarpe le plateau du centre, est déjà à sa naissance ; il est à peine un obstacle ; les pentes de ses rives plus douces, et les sommets, propres pour l’artillerie, sont éloignés de ses bords. Ce côté est évidemment le plus accessible depuis que la redoute du 61e, celle que ce régiment a enlevée la veille, n’en défend plus les approches. Elles sont même favorisées par un bois de grand sapins, qui s’étend depuis cette redoute conquise, jusqu’à celle qui parait terminer la ligne des Russes. Mais leur aile gauche ne s’arrête pas là. L’empereur sait qu’au-delà de ce taillis se trouve la vieille route de Moscou, avant Mojaisk ; il juge qu’elle doit être occupée, et en effet Tutchkof, avec son corps d’armée, s’est établi en travers, à l’entrée d’un bois ; il s’est couvert par deux hauteurs, qu’il a hérissées d’artillerie. Mais cela importait peu, parce que, entre ce corps détaché et la dernière redoute russe, il y avait cinq à six cents toises, et un terrain couvert. Si l’on ne commençait pas par accabler Tutchkof, on pouvait donc l’occuper, passer entre lui et la dernière redoute de Bagration, et prendre en flanc l’aile gauche ennemie ; mais l’empereur ne put s’en assurer par lui-même, les avant postes russes et des bois arrêtèrent ses pas et ses regards."
_________________ "Tant que les Français constitueront une Nation, ils se souviendront de mon nom."
Napoléon.
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