« Ce qu'Alexandre appelle « son espérance », César « sa fortune », Napoléon « son étoile », n'est-ce pas simplement la certitude qu'un don particulier les met, avec les réalités, en rapport assez étroit pour les dominer toujours ? Souvent, d’ailleurs, pour ceux qui en sont fortement doués, cette faculté transparaît au travers de leur personne. Sans que leurs paroles ni leurs gestes aient rien, en soi, d'exceptionnel, leurs semblables éprouvent à leur contact l'impression d'une force naturelle qui doit commander aux événements. Cette impression, Flaubert l'exprime quand il nous peint Annibal adolescent revêtu déjà «de l'indéfinissable splendeur de ceux qui sont destinés aux grandes entreprises » Cependant, si les suggestions de l'instinct sont nécessaires à la conception, elles ne sauraient suffire à lui donner une forme précise. Par nature même, elles sont tout d'une pièce, brutes, parfois confuses. Or, le chef commande une unité, c'est-à-dire un système de forces complexes qui a ses propriétés et ses servitudes et qui ne peut développer sa puissance que suivant un certain ordre. C'est ici que l'intelligence reprend tous ses droits. S'emparant des données de l'instinct, elle les élabore, leur attribue une forme déterminée, en fait un tout défini et cohérent. Ce tout, la méthode le rend ensuite applicable, en rangeant les valeurs par ordre d'importance, en répartissant l'exécution dans le temps et dans l'espace, en liant les unes aux autres les diverses opérations et les différentes phases de telle manière qu'elles soient concurrentes. Juste ou fausse, il faut qu'elle existe, car, sans elle, l'action demeure noyée dans la confusion. C'est dans ce sens qu'on peut dire qu'il vaut mieux avoir une méthode mauvaise plutôt que de n'en avoir aucune. Encore, pour s'attacher à l'essentiel et rejeter l'accessoire, décomposer l'action en plusieurs actes, répartir la tâche entre tous de façon que chacun concourt au but commun, faut-il au chef la capacité d'embrasser les ensembles, d'attribuer aux objets l'importance relative qu'ils méritent, de discerner les enchaînements et les limites. Or, cette aptitude à la synthèse ne va pas sans une puissante capacité de réflexion, car on ne peut distinguer les grandes lignes des détails, ni comparer les valeurs, sans y rassembler tout l'effort de la pensée, de même qu'au stéréoscope on n’aperçoit pas le relief d’une image sans y concentrer sa vue. C’est pourquoi tous les grands hommes d’actions furent des méditatifs. Tous possédaient, au plus haut degré, la faculté de se replier sur eux-mêmes, de délibérer au-dedans. Tous auraient pu dire, comme Napoléon : « L'homme de guerre doit être capable de considérer fortement et longtemps les mêmes objets sans en être fatigué. » Ainsi la conception exige, pour être valable, c'est-à-dire adaptée aux circonstances, l’effort combiné de l'intelligence et de l'instinct. »
(Charles de Gaulle, Le fil de l’épée)
_________________ "Tant que les Français constitueront une Nation, ils se souviendront de mon nom."
Napoléon.
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