Message par Joker » 10 sept. 2019, 19:23
Le récit du Colonel ORDENER commandant le 1er régiment de Cuirassiers permet d’en douter…..
« Le régiment que je commandais et le 7ème cuirassiers où servait mon frère faisaient partie du 4ème corps de cavalerie de Milhaud, division Wathier Saint Alphonse.
Le 16 juin au matin, conformément aux dispositions adoptées par l’Empereur, notre corps faisant réserve, se trouvait placé en seconde ligne, à deux ou trois cent mètres en avant de Fleurus, non loin du village de Saint-Amand.
Longtemps nous restâmes immobiles. Les fausses marches de d’Erlon empêchèrent Napoléon de nous employer à l’heure qu’il avait marquée dans son esprit. Enfin, au moment où le soleil commençait à s’éteindre à l’horizon, nous reçûmes l’ordre de nous ébranler.
Nous partons ensemble, huit régiments de cuirassiers. Nous traversons au trot une partie du champ de bataille, et, tournant le village de Ligny, nous chargeons en masse les débris de l’infanterie prussienne qui sont en un moment culbutés et comblent les ruisseaux de leurs cadavres. Cependant Blücher les reforme en carrés, il se met lui-même à la tête de sa dernière réserve de cavalerie, et se jette en désespéré sur nos escadrons. Ses efforts viennent s’y briser. Rompus et en proie au plus affreux désordre, ses cavaliers cherchent leur salut dans la fuite. Nous les poursuivons le sabre dans les reins. Blücher tombe sous les pieds de nos chevaux. Mais la nuit est déjà sombre, et pour le malheur de la France, il échappe à nos regards.
Jomini et le Maréchal Gérard ont bien décrit le spectacle que présentait la grande charge des cuirassiers Milhaud. La perte de cette division dans la journée de Ligny fut d’environ 200 cavaliers.
Le 17, nous fûmes envoyés en avant pour rallier le corps Ney aux Quatre-Bras. Dès que nous l’eûmes rejoint, nous suivîmes l’ennemi avec ardeur dans sa retraite. Abandonnant le pavé à l’infanterie, nous marchions à droite le long de la route. Au moment où nous atteignîmes la Belle-Alliance, la résistance des Anglais parut plus prononcée. Un mouvement que nous exécutâmes comme si nous nous disposions à charger leur fit démasquer une grande batterie de cinquante pièces de canon. La nuit approchait, l’Empereur donna l’ordre de s’arrêter.
Le 18 juin, la division Milhaud fut placée à 300 mètres en arrière de la ligne que formait le corps d’Erlon à notre extrême droite, depuis le château de Frichermont jusqu’à la ferme de la Haie-Sainte, point occupé par les Anglais.
A peine la bataille est-elle engagée que l’ordre de marche étrange des régiments d’Erlon les livre aux boulets de Wellington et aux sabres des dragons de Ponsonby. Nos fantassins tombent par centaines, et les cavaliers ennemis les sabrent jusque sous la gueule de nos canons qu’ils bouleversent. A cette vue, les 7ème et 12ème cuirassiers se jettent sur les dragons Ponsonby, les balayent en riant, et les détruisent. Puis ils rentrent dans leurs premières positions.
C'est alors que commençait le furieux combat de la Haie-Sainte. Impatient des pertes qu’y éprouvaient nos troupes et du retard que la résistance de l’ennemi sur ce point apportait au mouvement du corps, le Maréchal Ney me donne l’ordre d’enlever une batterie anglaise placée près de la ferme du Mont Saint-Jean, dont le feu faisait le plus grand mal à nos lignes. Je mets sur le champ mon régiment au trot, en colonne, par escadrons à grande distance (le 1er cuirassiers comptait 41 officiers, et 411 soldats NDLR). Le bataillon hanovrien de Lünebourg et le 2ème léger se rencontrent sur notre chemin. Nous leur passons sur le corps, je renverse trois officiers de ma main, leur drapeau reste en notre pouvoir, nous enlevons les 24 pièces qui la composent, je les fais enclouer, et je poursuis la charge qui nous porte jusqu’à la lisière de la forêt de Soignes. Là, je me trouve à dix pas d’un carré, dont une des faces ouvre sur nous un feu meurtrier : mon cheval est tué, je suis atteint d’une balle au cou. Protégé par ma cuirasse, je puis me dégager. Je rejoins mes cavaliers et rentre avec eux dans nos lignes où, après m’être fait rapidement panser, je remonte à cheval et reprends mon commandement.
Dès ce moment (il pouvait être 2 heures et demie), ce fut, je ne pus m’empêcher de le croire, une grande faute de ne pas appuyer ma charge heureuse par toute la cavalerie. LE PLATEAU DU MONT SAINT-JEAN EUT ETE ENLEVE SANS GRANDE PERTE, l’armée anglaise coupée en deux morceaux et fort compromise, parce qu’elle n’aurait pu opérer sa retraite par la route de Bruxelles. AU LIEU D’EPUISER L’INFANTERIE EN EFFORTS STERILES A HOUGOUMONT, point qu’on aurait négligé sans grand risque, on pouvait la diriger sur l’importante position du Mont Saint-Jean où elle nous aurait remplacés et nous aurait permis d’écraser l’ennemi avant l’arrivée des Prussiens. Plus tard, la possession de ce plateau nous coûta une énorme effusion de sang, et il nous fut impossible de nous y maintenir.
Témoin de la façon dont j’avais exécuté les ordres du prince de la Moskowa, le général Milhaud me confia le commandement d’une de ses brigades, composée de mon régiment et de celui que j’avais commandé plus d’une fois dans les campagnes d’Autriche et de Russie, le 7ème cuirassiers.
Il fallait cependant s’emparer à toute force du Mont Saint-Jean, position d’où dépendait le sort de la bataille. Le corps d’Erlon, à moitié détruit et tout désorganisé, en était incapable. Napoléon le comprit. Il passa près de nos rangs, il nous salua de son magique sourire. L’enthousiasme fut général. Nos quatre superbes lignes étaient encore presque toutes fraîches. Elles s’ébranlèrent d’un même mouvement au cri de : « Vive l’Empereur ! ».
Je ne sais si l’on rencontre dans l’histoire de l’armée d’autre exemple d’une telle masse s’élançant au combat. Pour moi qui avais pris part aux charges célèbres d’Austerlitz, d’Iéna, d’Eylau, de Friedland, de Wagram, je ne vis jamais pareille mêlée. Nous étions près de 5000. Le maréchal Ney s’était placé à notre tête. Il était 4 heures. Notre choc fut d’abord irrésistible. Malgré une pluie de fer qui s’abat sur nos casques et sur nos cuirasses, malgré un chemin creux (1) au-dessus duquel sont établies les batteries anglaises et dans lequel je roule avec nos premiers rangs (je m’en tire en m’accrochant à la queue du cheval de l’un de mes cuirassiers), nous couronnons la crête des hauteurs, nous passons comme un éclair à travers les canons, et abordant l’infanterie anglaise, nous la rejetons en désordre sur les carrés que forme à la hâte le duc de Welligton. Ces redoutables carrés sont à leur tour assaillis et décimés. POUR SE DONNER UN MOMENT DE REPIT, LE GENERAL ANGLAIS APPELLE A SON AIDE TOUT CE QUI LUI RESTE DE CAVALIERS. MAIS LA BRIGADE HOLLANDAISE QU’IL NOUS OPPOSE EST CULBUTEE, SES DEBRIS S’EN VONT, REPANDANT PARTOUT LA TERREUR. DEJA NOUS APERCEVONS DISTINCTEMENT LES EQUIPAGES ENNEMIS ET LA MASSE DES FUYARDS SE PRECIPITANT PELE-MELE SUR LA ROUTE DE BRUXELLES.
QUELQUES BATAILLONS D’INFANTERIE, ET C’EN EST FAIT DE L’ARMEE ANGLAISE !.
Ney en cherche partout, il en demande à grands cris, mais il n’y en a plus nulle part.
Déjà retentit au loin ce sinistre canon que personne de nous ne comprend encore. Cependant les carrés tiennent toujours. Les feux qui partent de leurs flancs produisent dans nos rangs d’affreux ravages. Il faut absolument se résigner à la retraite, ou triompher dans un effort suprême de la ténacité britannique.
Le prince de la Moscowa fait avancer nos dernières réserves, dragons, carabiniers, grenadiers à cheval rejoignent cuirassiers, lanciers, chasseurs. A Milhaud, à Lefebvre-Desnouettes, se réunissent Kellermann, le vainqueur de Marengo, Guyot, l’ami et le remplaçant de mon père. Ney a maintenant 80 escadrons. Qui racontera ce qu’ils accomplirent ? Les charges se succèdent sans interruption. Nous étions presque maîtres du plateau. Mais l’Anglais au trois-quarts anéanti était comme enraciné au sol. Il fallait lui tuer jusqu’au dernier soldat. Epuisés de fatigue, nos cavaliers s’arrêtent. Exposés sans abri aux coups de l’artillerie et de la mousqueterie, leur rôle suprême se bornait à mourir en gardant la position, unique salut de l’armée.
Le désastre commençait. Ma brigade fit là des pertes énormes. C’est en ce moment que mon malheureux frère, déjà blessé le matin par un dragon Ponsonby, fut mortellement atteint : un boulet, en ricochant, frappa son casque et lui meurtrit le crâne. Il était près de 8 heures du soir.
Nous eûmes encore une lueur d’espérance. Une vive fusillade sort tout à coup de la Haie-Sainte. Ce sont les régiments de d’Erlon qui se raniment à la voix du maréchal Ney. Quelques-uns de nos cavaliers descendent de leurs montures et s’établissent en tirailleurs pour soutenir ce mouvement. Plus loin s’avancent les régiments de la Garde. Le prince de la Moscowa, qui se multiplie, dirige leurs premiers bataillons. L’Empereur lui-même, assure-t-on, commande les autres. Nous allons enfin avoir un peu de cette infanterie qui nous manque depuis si longtemps.
Cette illusion fut courte. Débouchant de la forêt de Soignes (2) les Prussiens apparaissent sur notre flanc. Du Mont Saint-Jean, nous voyons leurs masses s’avancer précédées de 80 bouches à feu. En même temps, Wellington réunit au reste des brigades Vivian et Vandeleur les premiers escadrons de Zeithen. Deux ou trois mille chevaux s’élancent sur notre ligne de retraite. A ce spectacle, le tumulte pénètre dans nos rangs ; le dévouement de nos cavaliers est à bout, le sentiment de la conservation individuelle l’emporte. En vain nous faisons nos derniers efforts pour les retenir. Ils redescendent en désordre les pentes du plateau, tourbillonnent autour des carrés de la Garde et se dispersent sous une pluie de boulets. Entraîné dans la fuite, je ralliai quelques-uns de mes cuirassiers, et suivis avec mon frère les débris de la Garde jusqu’à Genappe et Charleroi. Là se renouvelèrent sous mes yeux les scènes de Wilna. Mais il faut rendre justice à cette héroïque et malheureuse armée. La démoralisation dont elle donna le triste spectacle eut pour cause et pour excuse la lâcheté des Prussiens ».
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Récit du Général Michel ORDENER (1787-1862), colonel commandant les 1er et 7ème cuirassiers lors de la bataille de Waterloo. Son frère Gaston ORDENER (1793-1815), lieutenant au 7ème cuirassiers, mortellement blessé au cours de cette bataille, mourut à Cambrai le 10 juillet suivant.
COMMENTAIRES :
(1) « les exagérations d’un roman célèbre ont fourni à certains critiques l’occasion de révoquer l’existence même ce chemin creux. Le silence, peut-être systématique de M. Thiers a servi de justification à leur incrédulité. Ils n’ont pas pris garde que cet historien a décrit les lieux non pas tels qu’ils étaient en 1815 mais tels qu’ils existent maintenant. Le colonel Charras a été mieux avisé : « le chemin creux d’Ohain à Braine, dit-il, se maintenait au niveau du sol jusqu’à la hauteur de la Haie-Sainte, au-delà il s’enfonçait dans une tranchée profonde de 2 mètres sur une longueur de 600. Depuis, l’escarpement sud a disparu ; on a pris là les terres nécessaires à la construction du monticule où est placé le lion ». Dans sa première charge, à 2 heures, le 1er cuirassiers avait passé le chemin là où il n’était point encaissé, à l’ouest. C’est ce que Ney fit plus tard avec la majeure partie de ses escadrons. Mais la position des autres les poussa au nord-est, et produisit dans leurs rangs la confusion dont la plume du poëte national a tiré de si puissants effets » (Henri LOT, neveu du général Ordener, Chartiste, Archiviste Paléographe, auteur de « Les deux généraux Ordener »).
(2) Le colonel Ordener fait ici une confusion, car, en fait, le 1er corps Prussien de Ziethen débouchait du vieux chemin de Wavre, venant d’Ohain. Cependant, en reprenant la carte de Craan, et en se situant sur le plateau de Mont Saint Jean où se trouvait le 1er cuirassiers, le Bois d'Ohain, en 1815, pouvait être considéré en perspective comme le prolongement de la forêt de Soignes, qui ne fut déboisée entre les deux qu’en 1828-1829. Si l’on rajoute la fumée des canons et des armes à feu, on comprend tout à fait cette confusion. -----------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour conclure, voici l'avis d'Ordener sur la fameuse "grande charge" de Ney. (Henri LOT, neveu du général Ordener, Chartiste, Archiviste Paléographe, auteur de « Les deux généraux Ordener »).
« Nous laissons ici aux personnes compétentes le soin d’examiner l’opinion qu’émet ici le général Ordener. Nous devons toutefois faire observer que la contradiction qu’on pourrait être tenté de relever entre son langage et celui de la plupart des historiens militaires n’est qu’apparente. D’après le colonel du 1er cuirassiers, il fallait exécuter la grande charge de Ney dès 2 heures de l’après-midi ; à 4 heures, il était à la fois trop tard et trop tôt : trop tard parce que la ligne des Anglais, concentrée, ne pouvait plus être percée par le seul effort de la cavalerie, trop tôt parce que Napoléon n’était pas encore décidé à la soutenir avec sa Garde. Ainsi, tardive et prématurée tout ensemble, la seconde attaque du prince de la Moskowa fut essentiellement intempestive. Au jugement du général Ordener, elle aurait dû se faire deux heures plus tôt ou une heure au moins plus tard ».
Donc, clairement, c’est bien Ney qui est mis en cause dans l’échec de la bataille…
_________________ "Tant que les Français constitueront une Nation, ils se souviendront de mon nom."
Napoléon.
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