LA BATAILLE DE WATERLOO
par Barthélémy et Méry (Extrait)
Tout tressaille à la fois : le signal militaire Ebranle tous les coeurs d'un choc militaire ; C'est le premier canon, si distinct et clair, Quand rien ne trouble encor la pureté de l'air. Le feu part de nos rangs ; sur la ligne écarlate, En lumineux sillons la fusillade éclate ; Les bruyants arsenaux ouverts dans les deux camps Font jaillir à la fois leurs mobiles volcans : La comète de fer, l'étincelante bombe, Qui tombe en sciant l'air, tue, et creuse une tombe ; L'incendiaire obus, aux bonds irréguliers, Qui du pied des chevaux remonte aux cavaliers : Ainsi grince le vent ; sur le pont d'un navire, Avec un bruit pareil la voile se déchire. Mais la voix qui commande, organe souverain, Sait dominer encor les trois cent voix d"airain ; Sitôt que le boulet ; de sang humain avide, Dans les rangs labourés laisse un espace vide. Les chefs encor debout, les officiers mourants, Font entendre ces mots : Soldats, serrez vos rangs! Quand le vent du matin, soufflant sur notre armée. Entr'ouvre lentement le dôme de fumée, L'intelligent soldat tourne un oeil scrutateur Sur la haute colline où plane l'Empereur ; Il est là : la bataille à peine commencée, Il cerne l'horizon dans sa vaste pensée : Il distingue, à travers le brouillard sulfureux, Les plaines ; les vallons coupéd de chemins creux, La lointaine forêt de pins et de mélèzes, Les plateaux tout rougis des deux lignes anglaises ; Tout est devant ses yeux : par le génie et l'art, Il ravit pas à pas toute chance au hasard, Combine la victoire, et son oeil semble lire Sur ce grand échiquier où l'on joue un empire. Quelquefois cependant, le regard soucieux Et l'oreille inclinée, il consulte les cieux. Que fais-tu donc si loin, Grouchy ? Qui te retarde Exelmans, autrefois toujours à l'avant-garde ? Et Gérard, toujours prêt à marcher au canon ? Et Vandamme ? Et vous tous de si puissant renom ? Sans doute qu'en voyant votre marche trompée, Vous brisez dans vos mains votre inutile épée Et que vous convoitez, remplis d'un saint courroux, Cet horizon de flamme où l'on combat sans vous. Il ne sera plus temps !...Vers les lignes bretonnes Toute l'armée en feu s'ébranle en dix colonnes : Jérôme le premier, vers leur droite poussé, Veut que le sang d'un roi soit le premier versé ; Son aile, qu'il entraîne au fond de la vallée, Emporte d'Hougoumont l'enceinte crénelée. En vain ses défenseurs cherchent l'abri des bois ; Poursuivie et forcée une seconde fois, L'élite des Anglais vers les monts se replie Sous le choc foudroyant du roi de Westphalie. Le centre de l'armée est accouru : d'Erlon Prodigue ses boulets dans le creux du vallon, Et sur le château fort, si redoutable encore, Reille lance l'obus qui brise et qui dévore.
Montez sur le plateau, centre de l'ennemi ! A vous, soldats de Ney, cuirassiers de Valmy, Cavaliers de Milhaud ! partez, la charge sonne ! La voyez-vous passer l'accablante colonne ? Ces centaures massifs aux gigantesques flancs, A la tête de fer, aux pieds étincelants ; D'hommes et de chevaux épouvantable trombe, En bloc elle s'élève, en bloc elle retombe, Retentit sur les champs de son passage empreints, Comme un son prolongé de tambours souterrains. Le col tendu, le sabre au niveau de la tête. Tous, du profond ravin, remontent sur la crête, Et, près de la couvrir de leur immense vol, Sous les pieds des Anglaid font palpiter le sol. Voilà l'heure de mort ! Puissants hommes de guerre, Consommez aujourd'hui le deuil de l'Angleterre ! Que de fois, en pleurant leurs fils et leurs époux, Les femmes d'Albion se souviendront de vous ! Ils l'ont voulu : leur joie au moins sera complète. Ce n'est plus Fontenoy, bataille d'étiquette, Où vos aïeux, cruels et courtois à demi, Avant de l'égorger saluaient l'ennemi ; Ce n'est point une lutte avec art nivelée, C'est un duel farouche, une ardente mêlée ; On se voit face à face, on se prend corps à corps, Le fer a soif du sang, la terre veut des morts. Poussez à l'ennemi ; point de coup qui l'effleure, Visez à la poitrine, où la plaie est meilleure ; Décidez, sans prétendre à des exploits nouveaux, Qui doit mourir ici des deux peuples rivaux.
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