Le grand projet de Napoléon :
NOTES.
Moscou 1812. [1]
1° L’ennemi se dirigeant sur la route de Kief, son but est évident : c’est qu’il attend des renforts de l’armée de Moldavie. Marcher à lui, c’est agir dans le sens de ses secours, et se trouver sans points d’appui pendant les cantonnements de l’hiver, ayant notre droite et notre gauche en l’air, tandis que l’ennemi se trouverait avoir ses flancs et ses derrières assurés. Moscou, se trouvant abandonné de ses habitants et brûlé, n’entre plus pour nous dans aucune considération : cette ville ne peut contenir nos blessés et nos malades; les ressources qui s’y trouvent une fois épuisées, elle ne peut en fournir d’autres; enfin elle n’offre aucun moyen d’organiser le pays.
2° Toute opération sur Kalouga n’est raisonnable que dans le cas où elle aurait pour but, arrivé dans cette ville, de se déployer sur Smolensk.
3° Si l’armée se reploie sur Smolensk, est-il sage d’aller chercher l’ennemi et de s’exposer à perdre, dans une marche qui aurait l’air d’une retraite, quelques milliers d’hommes devant une armée connaissant bien son pays, ayant beaucoup d’agents secrets et une nombreuse cavalerie légère ? Quoique l’armée française soit victorieuse, le mouvement qu’elle ferait se trouverait tel, qu’elle aurait l’infériorité, puisqu’une troupe d’arrière-garde perd chaque jour des hommes, tandis qu’une avant-garde en acquiert, et qu’enfin l’arrière-garde est destinée à abandonner chaque jour le champ de bataille, perd ses blessés, ses traîneurs et ses maraudeurs.
4° A ces considérations il faut ajouter celle qu’il est probable que l’ennemi, ayant fortifié quelque bonne position et ayant déjà reçu la tête de ses renforts, peut nous disputer le terrain et donner 3 à 4,000 blessés; cela aurait bien l’air d’une défaite. Un mouvement rétrograde de cent lieues, avec des blessés et des événements que l’ennemi peindrait à son gré, lui donnerait l’avantage dans l’opinion, quoique battu.
5° Voulant se replier pour passer ses quartiers d’hiver sur la Pologne, vaut-il mieux se reployer directement par la route sur laquelle nous sommes venus ? On n’aurait pas l’ennemi sur soi; on connaît bien la route et elle est plus courte de cinq marches ; nous pouvons aller aussi vite que nous voudrons ; nous pouvons même recevoir à mi-chemin nos convois venant de Smolensk. L’armée porterait d’ailleurs facilement quinze jours de farine, et on arriverait à Smolensk sans être obligé de marauder. On pourrait même s’arrêter à Viazma le temps que l’on voudrait ; on y trouverait des subsistances et des fourrages, en s’étendant de droite et de gauche.
Nous sommes vainqueurs, nous sommes organisés, et, si nous avions des affaires et des blessés, on serait dans la position où nous étions en venant, à l’égard des blessés qu’a eus l’avant-garde. A la vérité, on peut prévoir de l’embarras pour les fourrages; mais on s’en procurerait à deux ou trois lieues; ce ne serait donc pas là une difficulté de premier ordre.
1° Il n’y a aucune espèce de doute que, si Smolensk et Vitebsk étaient des pays comme Königsberg et Elbing, le projet le plus sage serait celui dont il vient d’être parlé ci-dessus, se rendant dans un beau pays pour y passer ses quartiers d’hiver et y refaire l’armée.
2° Dans la situation ci-dessus, on ne pourrait cependant pas se dissimuler que la guerre traînerait en longueur; mais elle tournerait bien plus en longueur vers les mauvais pays, tels que Smolensk et Vitebsk, qui offrent si peu de ressources et où on serait si médiocrement établi pour passer huit mois de quartiers d’hiver.
DE CE QU’IL CONVIENDRAIT DE FAIRE.
1° Quel but a-t-on à remplir ? 1° placer l’Empereur le plus près possible de France, et donner à l’Empire la confiance que l’Empereur est au milieu d’un peuple ami pendant ses cantonnements d’hiver ; 2° cantonner l’armée dans un pays ami, la rapprocher de ses ressources d’habillement et d’équipement; 3° se mettre dans une position qui appuie les négociations de paix que l’Empereur fait faire en menaçant Saint-Pétersbourg; 4° soutenir l’honneur des armes à la hauteur où l’a élevé cette glorieuse campagne.
2° Sans contredit, une manœuvre qui réunirait les quatre conditions ci-dessus serait parfaite.
Cette manœuvre serait la suivante :
Le duc de Bellune, avec son corps renforcé de quatre bataillons saxons, de deux bataillons westphaliens, de deux ou trois bataillons d’Illyrie, de deux bataillons du 129e régiment d’infanterie, ce qui doit approcher ce corps d’armée d’une force de 40,000 hommes, partirait de Smolensk le premier jour de l’opération pour se porter sur Velije et Velikié-Louki, où il pourrait arriver le huitième ou le neuvième jour ; de Velikié-Louki, le duc de Bellune prendrait sa ligne d’opérations sur Polotsk et Vitebsk. Le maréchal Saint-Cyr, partant de sa position de Polotsk, le rejoindrait en six jours de marche.
Le maréchal duc de Tarente lui enverrait, des environs de Dinabourg, une brigade d’infanterie pour le rejoindre. Le maréchal duc de Bellune, comme le plus ancien, commanderait toutes ces troupes réunies à Velikié-Louki, où, le dixième jour à partir du premier où l’expédition serait mise en mouvement, se trouverait réunie une armée de 70,000 hommes. De Velikié-Louki, l’armée du duc de Bellune tirerait ses vivres de Polotsk et de Vitebsk.
Le jour où le maréchal duc de Bellune commencerait son mouvement, l’Empereur avec l’armée partirait de Moscou pour marcher sur Velije, passant par Voskresensk, Volokolamsk, Zoubtsov, Bieloï, pour arriver à Velije, la tête de l’armée le dixième jour de marche, et la queue le treizième ou le quatorzième. De Velije, l’armée tirerait ses vivres également de Vitebsk et de Polotsk. Ainsi, pendant que le duc de Bellune menacerait Saint-Pétersbourg de sa position de Velikié-Louki, l’armée se trouverait derrière lui sur la Dvina ; le 3e corps d’armée et le corps du duc d’Abrantès, formant au moins 15,000 hommes, se porteraient de Moscou et de Mojaïsk sur Smolensk par Viazma.
Tous les régiments de marche d’infanterie et de cavalerie qui sont en marche pour rejoindre l’armée se dirigeraient sur Vitebsk et Velije, pour se rencontrer avec l’armée et s’y incorporer à son arrivée. L’Empereur, avec sa Garde à cheval, sa jeune et vieille Garde à pied, marcherait en tête, de sorte à pouvoir se porter sur le duc de Bellune si, contre toute attente, ce secours lui était nécessaire. Enfin, le douzième jour de l’opération, c’est-à-dire du mouvement de l’armée, la position se trouverait ainsi qu’il suit :
Le maréchal duc de Bellune, avec le maréchal Saint-Cyr et une brigade du duc de Tarente, formant un corps de 60 à 70,000 hommes, serait à Velikié-Louki, ayant une avant-garde à plusieurs marches de lui, sur la route de Saint-Pétersbourg.
L’Empereur, avec la Garde et le corps du vice-roi, formant 40,000 hommes, serait à Velije.
Le roi de Naples, avec ses troupes et le corps du prince d’Eckmühl, formerait une espèce d’arrière-garde ou corps d’observation à trois journées en arrière, sur la direction de Bieloï.
L’armée ennemie ne pourrait entrer à Moscou que le sixième jour de l’opération, et déjà le général Wittgenstein serait en retraite; le duc de Bellune aurait passé la Dvina et menacerait Saint-Pétersbourg.
L’armée ennemie, arrivée à Moscou six jours après notre départ, suivrait notre mouvement pour nous livrer bataille à Velije, et alors le roi de Naples, le prince d’Eckmühl, le maréchal duc d’Elchingen nous auraient joints, tandis que les secours que l’ennemi attend de Moldavie ne l’auraient pas joint et se perdraient sur les grands chemins. Il arriverait donc sur nous avec des forces très-inférieures qui diminueraient tous les jours, tandis que les nôtres augmenteraient.
Le duc de Bellune, cinq jours après son arrivée à Velikié-Louki, renforcé du corps qui marcherait avec l’Empereur, pourrait, s’il était nécessaire, se porter sur Novgorod.
Saint-Pétersbourg ainsi menacé, on doit croire que l’ennemi fera la paix, et, si les circonstances des mouvements de l’ennemi ne portaient pas à avancer, on resterait à Velikié-Louki.
_________________ "Tant que les Français constitueront une Nation, ils se souviendront de mon nom."
Napoléon.
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