13 octobre 1833 - Numéro 41
Le Numéro 41
LES CINQ DRAGONS. – NANCY. – 1814.
Le 13 janvier 1814, par une triste matinée d’hiver, huit mille Français, accablés de privations et de fatigue, traversaient Nancy sous les ordres du maréchal Victor1, et se dirigeaient vers St-Dizier. La bataille de Leipsick alors était perdue ; de longues files de voitures remplies de blessés, et accompagnées du typhus, encombraient les routes impériales ; l’invasion qu’avaient appelée tant de gentilshommes, devenus presque aujourd’hui nos adversaires politiques, l’affreuse invasion nous touchait ; et l’aigle, qui s’en était allé jusqu’à Maloïaroslavetz, reparaissait parmi nous, précédant de quelques heures l’arrivée des cosaques attachés à sa poursuite.
Après une halte de courte durée, les troupes du maréchal Victor continuèrent leur retraite, et à trois heures, il ne restait plus à Nancy, de ce corps entier, que cinq dragons paisiblement installés dans une petite auberge du faubourg de Toul, non loin de la porte Stanislas. Un groupe nombreux s’était formé devant cette auberge ; chacun demandait comment, à l’approche de l’ennemi, des cavaliers français n’avaient pas rejoint leur régiment, quant un beau parleur, probablement l’orateur du quartier, apprit aux curieux qui l’entouraient, que ces cavaliers n’étaient que de misérables traînards, et qu’il allait d’un mot les faire promptement déguerpir.
Il entra donc aussitôt pour exécuter sa promesse. En qualité de gamins, moi et quelques enfans de mon âge, nous nous glissâmes derrière l’orateur et le suivîmes jusque dans une chambre du premier étage, où bivouaquaient à leur aise nos prétendus traînards. Je les vois encore, quatre soldats et un maréchal-des-logis appartenant à la compagnie d’élite, de ces vieux dragons d’Espagne, à l’habit usé, aux triples chevrons, au teint basané, à la botte forte, au long bonnet à poil muni de la tresse à fourrage du chasseur. Le sous-officier seul paraissait jeune encore ; à peine était-il âgé de 24 ans. Cinq pieds six pouces, la moustache noire, la figure horizontalement traversée d’un coup de sabre, une large croix d’honneur sur la poitrine indiquaient ce que l’on nomme dans le langage vulgaire un crâne d’avant-postes. Pierre Marchal était son nom, si je ne me trompe ; son père habite encore un petit village du département des Vosges.
Debout autour d’une table sur laquelle l’œil comptait déjà plusieurs bouteilles vides, les cinq cavaliers s’occupaient, [7.1]lorsque nous les abordâmes, à charger en chantant leurs fidèles mousquetons. « Eh ! MM. les traînards, dit notre interlocuteur d’un ton doctoral, vous ne songez pas à rejoindre vos escadrons ; avant dix minutes les cosaques seront ici, et ils vont vous prendre comme des poissons dans un filet. » – Les cosaques !… répond le maréchal-des-logis en faisant sauter d’un coup de poing table, verres et bouteilles ; quand il y en aura 400 en bataille devant l’auberge du Lion-d’or, nous commencerons à seller nos chevaux. Depuis jeudi nous n’avons pas aperçu le talon d’un de ces lanciers de miséricorde ; aujourd’hui, ceux qui déboucheront de la porte que voila (il montrait la porte Stanislas) auront des nouvelles du 5e dragons. Pour vous, braves bourgeois, pérorez, prêchez, pacifiez votre respectable famille ; mais assez causé sur le sujet en question, et faites-nous à l’amiable un quart de conversion à droite. »
Le brave bourgeois n’attendit pas la fin du discours de l’honorable préopinant, et rejoignit, sans observation nouvelle, le groupe au nom duquel il venait de porter si maladroitement la parole. Le groupe avait disparu ; tous les curieux du faubourg de Toul s’étaient dirigés vers la porte St-Georges, où les autorités municipales s’apprêtaient à recevoir l’avant-garde russe, dont les vedettes occupaient l’entrée du chemin qui conduit à la prairie de Tomblaine.
Entraînés par le désir de voir enfin ces soldats étrangers, objets de notre première haine, gamins et orateur, nous courûmes tous à leur rencontre. Il était 4 heures : la neige, comme en signe de deuil, tombait à larges flocons, et les cavaliers ennemis défilaient au pas sous l’humide et sombre voûte de la porte St-Georges, lorsque nous les aperçûmes.
Des hommes hideux, à l’œil pour ainsi dire invisible, à la barbe longue et rousse, montés sur des chevaux que l’on aurait cru destinés à l’abattoir, des perches de 10 pieds à la main, armées d’une baïonnette française ou d’un clou de charrue ; des housses volées à notre cavalerie légère, formant, à l’aide de vieux débris de cordes, une espèce de selle sous laquelle étaient entassés le bagage et la fortune du cosaque ; chaque cavalier, marchant à l’aventure, sans ordre, et poussant de temps à autre quelques cris empruntés au sauvage qui chante sa victoire, voilà les fiers conquérans auxquels une cité de 28,000 âmes remettait humblement ses clés ! Et personne ne songeait à se jeter dans la rue, le fusil sur l’épaule, pour défendre à ces brigands en guenilles de faire un pas en avant ! Ah ! disions-nous, s’ils pouvaient passer au faubourg de Toul, ils trouveraient là du moins à qui parler.
A peine ces réflexions avaient-elles cessé d’agiter nos jeunes têtes, que 25 cosaques, en abordant la place du Peuple, se détachent et s’avancent vers le faubourg de Toul. « Il faut prévenir les dragons du 5e », s’écrient aussitôt 15 ou 20 gamins au milieu desquels je me trouvais. Nous parlons comme un trait ; mais la fatalité veut que le détachement russe atteigne avant nous l’extrémité de la longue rue de l’Esplanade.
Déjà quatre calmoucks ont dépassé la porte Stanislas, près de laquelle nous nous sommes arrêtés ; pas un cri, pas un coup de pistolet n’atteste la présence des cinq Français. Le calme le plus complet, au contraire, semble indiquer qu’ils ont profité des conseils de l’orateur bourgeois, et que décidément ils sont partis.
Tout à coup une voix de Stentor, une véritable voix de dragon, venant de la petite auberge, nous envoie distinctement [7.2]les paroles suivantes, qui ne pouvaient s’adresser qu’aux soldats étrangers : « a notre santé, quaizerliquesi ! » Cette vive apostrophe, accompagnée de bruyans éclats de rire, surprend et arrête les cosaques. Se précipiter vers l’auberge aux fenêtres de laquelle ils avaient entrevu plusieurs uniformes français, mettre pied à terre et chercher à se frayer un passage à coups de lance (car on avait heureusement fermé toutes les issues), fut pour ces cavaliers l’affaire de quelques secondes. Mais au moment où ils allaient pénétrer de vive force, une porte cochère s’ouvre à leurs côtés ; nos cinq dragons en sortent tous à cheval, le bonnet à poil enfoncé jusqu’aux oreilles, le sabre suspendu au bras, le mousqueton à la main, et chargent, tête baissée, la formidable avant-garde qui devait les prendre comme des poissons dans un filet. Au premier choc, trois Russes sont étendus sur le pavé. Le reste de la troupe, effrayé d’une attaque aussi brusque, et croyant éviter une embuscade, rentre précipitamment dans la ville ; les dragons les y suivent et parviennent jusqu’à la place du Collège, où les fuyards perdent encore un des leurs.
Peut-être ces 25 cosaques eussent tous payé de la vie l’imprudente reconnaissance qu’ils avaient tentée sur la route de Paris, si leurs compagnons n’étaient accourus au bruit des détonations d’armes à feu, et n’avaient prévenu les assaillans par un épouvantable houra, qu’il était temps de battre en retraite. Les dragons, quoique engagés assez avant, firent promptement volte-face ; le chemin de Turique, qu’ils trouvèrent au faubourg Stanislas, les eut bientôt dérobés à la poursuite de l’ennemi.
Un mois après environ, le 18 février, à l’approche de la nuit, ces cinq braves mouraient au pont de Montereau, pour préserver la France du joug odieux de l’étranger, qui pèse encore aujourd’hui sur elle !
(Patriote Franc-Comtois.)
Notes ( Variétés.)
1. Il s’agit ici du maréchal Claude-Victor Perrin, dit Victor (1764-1841).
|