Comme on doit bien le penser, cette défaite d'Etauliers fut facilitée par les menées royalistes et découle des manoeuvres opérées pour faire tomber Bordeaux:
"
[Note 28: Le conseil royal était composé de MM. Taffard, Lynch, de
Gombauld, de Budos, Alexandre de Saluces, de Pommiers, Queyriaux aîné et
Luetkens.]
Il arriva le soir. M. Bontemps-Dubarry était parti le matin, envoyé par
M. Taffard, sous prétexte de commerce, pour avertir lord Wellington que
la ville de Bordeaux était sans défense, que l'on désirait vivement la
présence de monseigneur le duc d'Angoulême. Ce rapport acheva de décider
lord Wellington; il ordonna au maréchal Beresford de se diriger, avec
trois divisions, sur Bordeaux. M. Bontemps revint sur-le-champ rendre
compte de sa mission; il courut de grands risques de Saint-Sever à
Bordeaux, et ne s'en tira que par beaucoup de courage et de sang-froid.
Le lendemain de son départ, l'armée anglaise se mit en marche, et M.
de La Rochejaquelein, qui partait avec l'avant-garde, alla prendre les
derniers ordres de S.A.R.: monseigneur lui dit que lord Wellington,
qu'il venait de quitter, était toujours persuadé que Bordeaux n'oserait
pas se déclarer. Alors M. de La Rochejaquelein affirma que Bordeaux
ferait le mouvement; qu'il en répondait sur sa tête; qu'il lui demandait
seulement la permission de précéder les Anglais de trente-six heures.
«Vous êtes donc bien sûr de votre fait?--Autant qu'on peut l'être d'une
chose humaine.» Monseigneur reprit vivement: «J'ai confiance en vous;
partez.»
M. de La Rochejaquelein se tint avec les troupes légères jusqu'à Langon
d'où il alla chez M. Alexandre de Saluces, à Preignac; de-là, M. de
Valens[29] lui servit de guide pour entrer dans la ville, à travers des
détachemens de troupes françaises et de gendarmerie, et il arriva à
Bordeaux, le 10 mars, à dix heures du soir. Il apprit que le conseil
venait d'envoyer prier le maréchal Beresford de retarder son mouvement,
afin qu'on eût le temps de mieux préparer les esprits, de prendre des
mesures, de réunir les royalistes des environs à ceux de la ville, etc.
M. de La Rochejaquelein représenta vivement l'inconvénient de ce délai;
qu'il ne fallait pas laisser le temps de la réflexion aux esprits
timides; qu'on devait profiter de l'élan des royalistes; que c'était par
un mouvement spontané que l'opinion de la ville se manifesterait. On
revint à son avis, et successivement MM. Luetkens, François Queyriaux,
Valens, d'Estienne et de Canolle, furent envoyés à la rencontre du
prince et des Anglais, pour les supplier de hâter leur marche.
[Note 29: Aujourd'hui garde-du-corps de la compagnie du duc de
Luxembourg.]
Pendant ce temps, toutes les autorités supérieures avaient quitté
Bordeaux, ainsi que le peu de troupes qui y étaient. Cette ville n'avait
aucune défense du côté des landes. Le gouvernement avait cependant
envoyé M. Auguste Baron pour fortifier la rivière de Leyre; mais,
tout dévoué au roi, il ne s'occupa qu'à rejoindre Monseigneur le duc
d'Angoulême.
Enfin le 12, à huit heures du matin, tout fut prêt pour recevoir
Monseigneur le duc d'Angoulême; on se réunit à l'hôtel-de-ville. Les
hussards anglais commençaient à entrer dans la ville; on craignit
qu'arrivant ainsi, avant que les habitans fussent prévenus de ce qui
allait se passer, il n'en résultât quelque inconvénient; M. de La
Rochejaquelein monta vite à cheval avec M. de Pontac, et se rendit
auprès du maréchal Beresford, pour le prier de faire sortir les
hussards, afin que le mouvement royaliste fût fait avant l'entrée des
Anglais. Il l'obtint, et demeura avec le maréchal. M. de Puységur resta
à l'hôtel-de-ville pour y proclamer le roi en même temps qu'il le serait
hors des portes.
La garde royale avait eu ordre de se rendre sur la route avec des
armes cachées; les chefs suivaient, sans affectation, le cortége de la
municipalité. M. Lynch était en voiture; il descendit hors la ville,
et dit en substance au maréchal, que s'il entrait à Bordeaux comme
vainqueur, il lui laissait prendre les clefs, n'ayant nul moyen de les
défendre; mais que si c'était au nom du roi de France et de son allié le
roi d'Angleterre, il les lui remettrait avec joie. Le maréchal répondit
qu'il avait l'ordre d'occuper et de protéger la ville; qu'elle était
libre de prendre le parti qu'elle voudrait. Aussitôt M. Lynch cria vive
le roi! et mit la cocarde blanche; toutes les personnes de la garde
royale en firent autant: on vit au même instant le drapeau blanc arboré
sur le clocher de Saint-Michel par plusieurs royalistes qui l'y avaient
apporté la veille et s'y étaient enfermés. Aussitôt on répandit
parmi les royalistes et les curieux qui avaient suivi M. Lynch, que
Monseigneur le duc d'Angoulême arriverait dans la journée. Alors les
cris de vive le roi! furent universels; chacun se faisait des cocardes
de papier blanc, et courait dans les rues en annonçant cette nouvelle
imprévue. Quand, une heure après, M. le duc de Guiche annonça
Monseigneur le duc d'Angoulême, la joie anima tous les cours; et
oubliant tout danger, on peut dire que la ville entière sortit avec M.
Lynch et son cortège. Presque tout le monde se jetait à genoux; des gens
du peuple criaient: «Celui-là est de notre sang!» Tous voulaient
toucher ses habits et son cheval; on le porta, pour ainsi dire, dans
la cathédrale où l'attendait Monseigneur l'archevêque; il fut pendant
quelques momens séparé de sa suite, et pensa être étouffé par la foule.
Cependant, le premier des voeux, comme le premier des besoins, était
de faire parvenir, en Angleterre, au roi de France, une si importante
nouvelle. Cette honorable mission fut confiée, au nom de la ville, à M.
Both de Tauzia, adjoint du maire, qui, ami de M. Luetkens, et confident
des projets des chefs royalistes, avait, par son zèle et ses soins
vigilans, si utilement contribué à préparer le 12 mars. Monseigneur le
duc d'Angoulême lui adjoignit M. de la Barthe, qui l'avait accompagné à
Bordeaux.
Leur traversée fut si heureuse, que, partis de cette ville le 14 mars,
et, obligés d'aller s'embarquer au port du Passage en Espagne, ils
arrivèrent à Hartwell le 25 [30].
[Note 30: C'était le jour de l'Annonciation. On célébrait la messe.
Le roi et Madame n'interrompirent pas leurs prières, malgré les cris
de vive le roi! qui retentissaient dans les cours, et la vue de la
cocarde blanche. La piété de Madame, duchesse d'Angoulême, ne
manqua pas d'observer une si remarquable époque. Ainsi, par un de ces
singuliers rapprochemens que la Providence semble quelquefois se plaire
à ménager pour manifester sa protection, surtout dans les événemens
extraordinaires, le même jour de l'Annonciation, on annonça à Bordeaux
la nouvelle importante de l'heureuse entrée de MONSIEUR en France par
la Franche-Comté; à Paris, celle de la rupture des négociations de
Châtillon; et au roi de France, à Hartwell, avec quel courage et quels
transports de joie son neveu avait été reçu à Bordeaux.]
Je n'avais pas le bonheur de jouir de ce spectacle; j'étais restée à
la campagne. Le souvenir de la guerre de la Vendée, qui avait commencé
vingt-un ans auparavant le 12 mars, remplissait mon ame de tant
d'émotions, que je restai plus de trente heures anéantie et dans un état
de stupeur.
Dès la veille, la petite ville de Bazas cria vive le roi! sans savoir
si Bordeaux en ferait autant, et cela, dès que le prince y arriva, et
malgré lui, car sa bonté lui faisait craindre que les royalistes ne se
compromissent par un mouvement partiel.
M. de La Rochejaquelein demanda sur-le-champ à Monseigneur le duc
d'Angoulème la permission de lever un corps de cavalerie. Le prince,
qui arrivait dans un pays ruiné et accablé de tant de sacrifices, d'où
toutes les caisses publiques avaient été emportées, et ne voulant rien
demander aux habitans, ne pouvait avoir des fonds pour former des corps
soldés; cette cavalerie se composa donc de volontaires équipés à leurs
frais. MM. Roger, François de Gombauld et de la Marthonie obtinrent
aussi la permission de former des compagnies; mais M. de La
Rochejaquelein, se regardant toujours comme destiné à combattre dans la
Vendée, ne se chargeait que provisoirement de ce commandement.
Un des premiers soins des Anglais devait être de forcer l'entrée de
la rivière, pour établir la communication des deux rives, et pour se
préserver des attaques d'une flotille assez nombreuse que l'on avait
équipée à la hâte, et qui menaçait sans cesse le Médoc et même Bordeaux.
On expédia un courrier pour Saint-Jean-de-Luz, afin que de là on
envoyât des ordres à l'escadre anglaise; mais on pensa que ces ordres
arriveraient plus tôt en faisant partir un aviso du petit port de la
Teste. Lord Dalhousie confia ses dépêches à MM. Eugène de Saluces,
Paillès et Moreau. La Teste était le 12 mars, occupée par un poste
d'infanterie et trois cents gardes nationaux d'élite. MM. de Mauléon
et de Mallet de Roquefort, qui commandaient ces derniers, leur firent
prendre la cocarde blanche; ils trouvèrent de la résistance dans les
habitans et les soldats de ligne; ils coururent de grands dangers: leur
fermeté seule les sauva. Ils arrivèrent à Bordeaux, amenant une grande
partie de leurs gardes nationaux et du détachement d'infanterie; le
reste alla, de son côté, rejoindre les troupes françaises qui étaient à
Blaye. Cependant M. de Saluces et ses compagnons ne purent, s'embarquer
à la Teste, comme ils l'avaient cru; le maire et quelques habitans
s'opposèrent à leur départ: il fallut revenir à Bordeaux. S. A. R.
chargea alors M. de La Rochejaquelein de se porter sur la Teste avec
deux cent cinquante Anglais, une partie des gardes nationaux de M.
de Mallet, et quelques volontaires. Les habitans furent d'abord
très-effrayés; mais comme ils connaissaient M. de La Rochejaquelein, et
qu'il était chargé par le prince de leur porter des paroles de bonté et
d'indulgence, tout se passa à l'amiable; les trois plus mutins furent
seulement mis en prison pour quelques jours. Mon mari en passa huit à
la Teste, s'occupant à faire reconnaître l'autorité du roi sur toute la
côte, à dissiper les préventions des habitans, et à réunir la poudre et
les canons des batteries pour les envoyer à Bordeaux.
Peu de jours après, lord Dalhousie partit pour attaquer
Saint-André-de-Cubzac et Blaye: il proposa à M. de La Rochejaquelein de
venir avec lui, à cause de la connaissance qu'il avait du pays, et de
l'espoir d'établir des relations avec l'intérieur, surtout avec la
Vendée; sa compagnie de volontaires voulait le suivre; lord Dalhousie la
refusa, et voulut qu'il vînt seul. On rencontra les troupes françaises à
Etauliers: elles étaient inférieures en nombre, et furent repoussées. M.
de La Rochejaquelein courut là de grands dangers, ayant chargé avec le
panache et l'uniforme bordelais, au milieu des troupes anglaises.
Mon mari profita du passage des rivières pour faire repartir M. de
Ménard, gentilhomme des environs de Luçon, qui était venu, à travers
mille périls, prendre les ordres du prince pour la Vendée. M. de Ménard
fut arrêté à Saintes, et sauvé par le général Rivaux, qui, au milieu
de toutes ces circonstances, fermait les yeux sur les démarches des
royalistes, et voulait empêcher d'inutiles rigueurs: il arriva dans la
Vendée; il courut sur-le-champ pour faire insurger ce pays; mais
les nouvelles de Paris ne lui en donnèrent pas le temps. M. de La
Rochejaquelein n'avait pu réussir, jusque-là, à faire parvenir l'ordre
de soulèvement.
Tout de suite après le combat d'Étauliers, M. de La Rochejaquelein
vit arriver M. Louis d'Isle. Celui-ci, depuis long-temps dans la
conspiration, était venu sur-le-champ près de Monseigneur le
duc d'Angoulême, et avait porté ses ordres à M. de Beaucorps, à
Saint-Jean-d'Angely, pour faire soulever la Vendée. Il était revenu en
traversant les troupes françaises pendant le combat, et avait couru
des risques inouis pendant toute sa mission. Il venait annoncer que le
soulèvement aurait lieu le lundi de Pâques. Presque en même temps,
M. Bascher arriva à Etauliers. Mon mari l'avait vu dans les gardes
d'honneur; il avait déserté de Troyes, et s'était caché chez un de
ses parens, près de Nantes, où il avait trouvé M. de Suzannet, qui
l'envoyait à M. de La Rochejaquelein. Il venait annoncer que tout était
prêt dans l'Ouest, que l'ardeur des paysans était de plus en plus
vive; que le tocsin sonnerait dans la semaine après Pâques, et que les
paroisses de notre ancienne armée désiraient M. de La Rochejaquelein
pour les commander. On demandait quinze mille fusils, et surtout de la
poudre dont on manquait absolument: il n'y avait besoin d'aucune troupe
pour débarquer ces objets puisque le pays devait se soulever auparavant.
Cette mission de M. Bascher lui avait fait courir beaucoup de risques:
il avait été poursuivi. Enfin, à travers le désordre des troupes
françaises, il était parvenu jusqu'à Étauliers. Mon mari l'envoya
sur-le-champ au prince, que M. d'Isle était allé retrouver.
Lord Dalhousie revint à Bordeaux pour préparer l'attaque de la citadelle
de Blaye; l'amiral Penrose la bombardait déjà du côté de la rivière dont
il avait forcé le passage. M. Deluc, maître de la ville, avait, dès le
13 mars, fait assurer S. A. R. de son dévouement, et avait fait de vains
efforts pour décider la garnison à se rendre.
Cependant on n'était pas sans inquiétude à Bordeaux: une forte division
française arrivait par Périgueux; les Anglais n'étaient pas nombreux. On
ignorait que le marquis de Buckingham, avec cinq mille hommes de milice
anglaise, avait demandé et obtenu de s'embarquer pour défendre Bordeaux,
dès qu'on avait su l'insurrection de cette ville; le vent contraire les
empêchait d'entrer dans la Gironde. On n'avait pas eu le temps de former
assez de corps français; mais les royalistes redoublaient d'ardeur:
l'amour pour le prince s'augmentait de la manière la plus vive. Il
sortait tous les jours pour visiter les postes militaires, accompagné
seulement de deux ou trois personnes, allant au pas dans les rues, et
au milieu d'une foule qui, de plus en plus charmée de sa bonté et de sa
confiance, ne cessait de crier: Vive le roi! vive Monseigneur le duc
d'Angouléme! On était électrisé par l'idée qu'il affrontait tous les
dangers pour le salut de la France, et chacun aurait donné sa vie pour
lui. Le comte Etienne de Damas donnait l'exemple du dévouement: chargé
de toutes les affaires de Monseigneur, il sera à jamais cher aux
Bordelais, par l'affabilité et le zèle infatigable avec lesquels il
y travaillait jour et nuit. On se rassurait aussi en pensant que
l'insurrection de l'Ouest allait enfin éclater. Lord Dalhousie, qui
montrait autant d'habileté que d'attachement au prince, avait consenti
à tout ce qui pouvait faciliter ce mouvement. Le jour était fixé au
13 avril, pour le départ de M. de La Rochejaquelein; sa compagnie de
volontaires voulait le suivre; on lui donnait la poudre et les armes
demandées, on expédiait un aviso à Jersey pour Monseigneur le duc de
Berry qui ne demandait qu'à se jeter dans la Vendée. Nous étions dans
toutes ces agitations si vives de crainte et d'espérance, le 10 avril
jour de Pâques, quand le courrier arriva à quatre heures. Apprenant
que Paris avait reconnu le roi, et que tout était fini, l'ivresse
fut générale et impossible à décrire; toute la ville se livra à
l'enthousiasme du bonheur. Monseigneur le duc d'Angoulême donna à M.
de La Rochejaquelein la récompense la plus flatteuse, en daignant le
charger de porter à Paris ses dépêches pour Monsieur, et d'aller prendre
les ordres du roi. Il arriva un instant avant Sa Majesté à Calais.
Quand le duc de Duras le nomma, le roi dit: «C'est à lui que je dois le
mouvement de ma bonne ville de Bordeaux,» et tendit la main à M. de La
Rochejaquelein qui se jeta à ses pieds.
Tiré des mémoires de la Marquise de La Rochejacquelin:
http://books.reseau.org/en/page15642-158.htm