L'Énigme des Invalides

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Message Publié : 27 Fév 2006 17:07 
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"Je m’étais rendu à Malmaison après Waterloo, raconte Jacques Laffitte, à huit heures et demie du soir par invitation du grand maréchal du Palais. La pompe impériale existait encore à l’extérieur ; tout, au dedans, annonçait le trouble, la douleur, l’abattement. Après avoir annoncé à monsieur de Montholon, chambellan de service, que j’étais mandé par l’Empereur pour huit heures et demie, les deux battants de la porte de sa bibliothèque s’ouvrirent, et Napoléon, calme et tranquille, sans la moindre altération sur sa belle figure me dit en souriant :
"Monsieur Laffitte, comment ça va-t-il ? (Et tout à coup, l’air toujours calme, il ajouta sans la moindre émotion) Pouvez-vous me procurer un vaisseau pour me sauver en Amérique ? (A ces mots, un froid mortel me traversa le corps. Je fus longtemps sans pouvoir lui répondre. Le vainqueur d’Iéna, d’Austerlitz, de Marengo, celui chez qui tous les souverains faisaient naguère antichambre, le Maître du monde presque entier, voir ce colosse par terre, chercher à se sauver sur un vaisseau et fuir en Amérique !)
- Oui, Sire, je vous le procurerai, dût-il m’en coûter la vie ! (Napoléon s’approcha de son secrétaire, en retira un gros paquet de billets de banque, et me dit
- Tenez, voici huit cent mille francs, je vous enverrai cette nuit dans un fourgon trois millions en or. Monsieur de Lavalette et le prince Eugène vous feront remettre douze cent mille francs ; je fais remettre de plus dans votre calèche mon médailler, c’est tout ce qui me reste. Vous me garderez ça. (Je m’approchai à mon tour de son bureau, je m’assis sur son fauteuil, je pris du papier et j’allais écrire, lorsque, me retenant le bras, il me dit
- Qu’allez-vous faire ?
- Vous donner une reconnaissance.
- Je n’en ai pas besoin.
- Je puis mourir, je dois garder le secret ; cette somme n’étant pas écrite sur mes livres, il vous faut un titre.
- Et si je suis arrêté en route ? Je puis vous compromettre.
- Quand je rends service, je ne calcule pas le danger.
- N’importe ! je dois le calculer pour vous, je n’en veux pas. (Une somme aussi considérable, confiée sans titre ! me suis-je dit. Les débris de sa fortune, le pain de son exil ! Je n’ai jamais reçu de témoignage de confiance aussi glorieux, ni qui m’ait autant touché. Il ajouta Vous n’avez jamais été chaud partisan de mon système de Gouvernement ; mais, je vous connais, vous êtes un galant homme.
- L’indépendance nationale, d’abord, Sire ; mais la liberté ensuite, le pays ne rétrograde pas.
- Bah ! Bah ! Votre Gouvernement représentatif, manie anglaise que tout cela ; il faut, pour gouverner la France, des mains de fer et des gants de velours. (Dans ce moment, sa figure prit un caractère sévère, mais cela ne dura qu’un instant ; il reprit sur-le-champ sa figure charmante, son air, le son de sa voix ; pendant deux heures, il semblait avoir oublié sa position et l’univers ; il passa en revue le présent, le passé, l’avenir, me parla de tout, sans aucun retour sur lui-même, comme en parlera l’histoire, impartialement, sans vanité comme sans fausse modestie. Et d’abord des Etats-Unis où il croyait aller ; il s’informa de leur commerce, de leurs mœurs, de leur manière de vivre, dont je ne lui donnai pas une idée bien merveilleuse. Il me répondit Au total, c’est un pays assez ennuyeux à habiter. Adieu donc les charmantes conversations, les hommes aimables de Paris ! Adieu les arts, adieu les sciences ! Je n’aurai d’autre sympathie avec eux que la haine contre les Anglais.
- Vous n’y serez pas seul longtemps, Sire ; mais pourrez-vous y arriver ? Voilà ce qui m’inquiète.
- Comment ?
- Le duc d’Otrante est déjà de connivence avec les Bourbons et la Sainte-Alliance. Pouvez-vous sortir d’ici ? N’êtes-vous pas surveillé ?
- Fouché me trahit, je le sais ; il a toujours mis le pied dans le soulier de tout le monde. (Je cherchai à détourner les idées que lui avait données mon observation ; je lui parlai des précautions qu’il fallait prendre ; je lui dis que je ne croyais pas à la durée des choses, que les fautes des Bourbons amèneraient son prochain retour.
- Ne vous y trompez pas, me dit-il, le drapeau tricolore sera toujours cher à la mémoire du peuple, mais les Bourbons se maintiendront plus longtemps que vous l’imaginez. Soyez prudent et discret dans vos paroles, méfiez-vous d’eux et de vos geôliers. L’Europe est absurde, les nations marchent et les gouvernements ne bougent pas. Ne songez à aucune tentative, mon fils lui-même ne pourrait rien pour vous ; son nom seul fera vibrer pendant cinquante ans la Pologne et l’Italie ; mais son grand-père lui permettra de vivre et voilà tout. Ce n’est pas le temps de s’occuper de systèmes et d’entreprises, la partie est trop fortement liée contre vous : attendez ! Pauvre France ! ne compromettez pas surtout son indépendance ; peut-être de meilleures circonstances se présenteront pour elle, ne les faites pas avorter. (…) (Il me parut qu’il ne croyait pas sa carrière terminée, qu’il croyait pouvoir être encore utile à la vieille Europe, et qu’il fondait plus son espoir de retour sur les besoins des cabinets que sur les efforts des peuples ; il me paraissait croire à ce qu’on lui avait fait dire, que l’Europe serait avant cinquante ans républicaine ou cosaque, ce que lui seul pouvait empêcher. Tandis qu’il parcourait ainsi le monde, et qu’il montrait peu de confiance dans le réveil des colonies espagnoles, il me vint une idée qui me fit sourire. Il voulut savoir de quoi je riais, je m’en défendis, il insista, je lui dis que c’était une folie qui ne valait pas la peine de l’occuper.) N’importe, me dit-il, je vous en prie.
- Vous allez en Amérique, lui dis-je, et voici ce qui m’est venu à l’esprit : si après avoir été l’empereur des Français, le plus puissant souverain de l’Europe, vous alliez devenir l’empereur du Mexique ? Il était certain que sa gloire, son génie et son renom, ses admirateurs et ses partisans, les hommes aventureux, les proscrits, les mécontents, tout cela lui aurait formé une forte armée, dans un pays riche, à demi civilisé, sans véritable liberté.
- Je ne sais pas ce qui m’est réservé, me répondit-il ; je me porte bien, et j’ai encore quinze ans devant moi ; je dors et me réveille quand je veux, je puis me tenir quatre heures à cheval et travailler dix heures par jour ; je ne suis pas d’ailleurs bien cher à nourrir, un peu de volaille le matin, à dîner une tranche d’aloyau, une demi-bouteille de vin : avec un louis, je vivrai fort bien partout. Nous verrons. (Ce n’était pas là l’empereur des Français, le roi de l’Italie, le protecteur de la Confédération du Rhin : c’était le sous-lieutenant d’artillerie, tout prêt à recommencer sa vie.)

Après un « Adieu donc ! » dit avec émotion de sa part, je suis sorti les yeux baignés de larmes ; j’emportais les huit cent mille francs et son médailler, je reçus par un fourgon les trois millions en or, et le lendemain je lui remis une lettre de crédit de trois millions huit cent mille francs sur mes correspondants d’Amérique. Il ne me parla plus du vaisseau que je devais lui procurer.


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