L'Énigme des Invalides

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Message Publié : 30 Jan 2006 12:48 
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LA RÉVOLUTION FRANÇAISE AU QUÉBEC:
DU REJET À L'ACCEPTATION

par Martin Masse


L'esprit de la Révolution française est bien vivant au Québec depuis quelques décennies et malgré les violences qui l'ont accompagné, on considère en général cet événement comme une étape positive dans le développement de la société française et de la civilisation occidentale. Cela n'a pourtant pas toujours été le cas. Nos ancêtres avaient en effet plus de jugement que nous. Pendant un siècle et demi, la Révolution française a eu mauvaise presse et a été dénigrée ici comme un événement tragique, destructeur des traditions, de la liberté et de la civilisation, ce qu'elle a évidemment été si on examine froidement et sans romantisme les horreurs commises en son nom et les répercussions politiques néfastes qu'elle a engendrées jusqu'à nos jours.
Il est pertinent de se demander: Comment les Canadiens d'il y a 200 ans ont-ils perçu la Révolution française? Quelques recueils sur la question ont été publiés autour du bicentenaire de 1989(1), mais l'étude fondamentale qui fait la chronique des événements et opinions des habitants de la province britannique de Québec à cette époque reste celle de Claude Galarneau, La France devant l'opinion canadienne, 1760-1815 (Québec: Les Presses de l'Université Laval), publié en 1970.

L'opinion publique

Ce sont bien sûr surtout les opinions des élites lettrées qui ont survécu jusqu'à nous. Les historiens peuvent consulter les documents officiels de l'administration coloniale, les mandements des évêques, la correspondance des communautés religieuses et des individus qui ont de la famille ou des contacts en France. Plusieurs journaux paraissent aussi depuis la Conquête, d'abord à Québec avec le lancement de La Gazette de Québec / The Quebec Gazette en 1764, puis une douzaine d'années plus tard à Montréal. D'autres suivront au cours des années 1780 et les lecteurs de ces périodiques pourront suivre de près ce qui se déroule sur le Vieux Continent.

Ces journaux sont un bon reflet de l'« opinion publique » et on y perçoit d'abord une sympathie ouverte à l'endroit du mouvement de révolte contre l'absolutisme royal dans la période de 1789 à 1792, c'est-à-dire avant que l'expérience révolutionnaire ne perde complètement son élan libéral et ne tourne à la tyrannie collectiviste et à la boucherie. Dans des commentaires de plus en plus nombreux – les journaux n'avaient pas jusque-là de position éditoriale – on y célèbre la fin du despotisme et du féodalisme, la fin des privilèges cléricaux, la liberté et les droits du citoyen, l'esprit de la philosophie des Lumières. C'est le progrès et le libéralisme qu'on perçoit d'abord dans la Révolution.

L'opinion diffusée dans les journaux,
(...) cela voulait dire sans doute [celle de] certains nobles libéraux, des membres des professions libérales, juges, avocats, notaires, médecins et plusieurs marchands et artisans instruits des villes et des environs. C'est la seule opinion qui s'exprimait publiquement, qui devait sans nul doute faire les frais des conversations des salons, des clubs et des rencontres de famille ou d'amis. Il y avait certes une opinion beaucoup moins accueillante, celle des évêques Hubert et Briand, des ursulines, du séminaire de Québec, opinion attentive au début, inquiète à partir de la nationalisation des biens d'église, – d'autant que l'Église canadienne était touchée directement par la perte de ses rentes –, de plus en plus méfiante, voire même hostile, avec la Constitution civile du clergé. Les clercs et les communautés religieuses ne pouvaient pas lire avec joie la confession de la soeur carmélite et accepter les difficultés dont l'Église de France était la proie. D'autre part, une fraction de la noblesse, comme la correspondance La Corne l'a montré, s'est tournée bien vite contre la Révolution. Mais du fait sans doute de l'opinion publique prorévolutionnaire, il n'apparaît en aucun cas que cette hostilité du clergé ou de la noblesse ait été déclarée ouvertement entre 1789 et 1792, encore moins que la Révolution ait été condamnée comme telle. (p. 138)
L'atelier de Fleury Mesplet à la Gazette de Montréal est le centre des intellectuels révolutionnaires et du républicanisme. On y publie Voltaire et des commentaires anticléricaux dans le style des Philosophes. Mesplet lui-même avait été un adepte du Congrès américain et était venu à Montréal avec Benjamin Franklin en 1776 pendant l'occupation américaine de la ville, chargé de faire la propagande des rebelles américains en français. Il était resté après l'échec de cette entreprise et avait fondé le premier journal francophone unilingue d'Amérique du Nord, La Gazette du commerce et littéraire, deux ans plus tard.

Même les administrateurs anglais semblent d'abord favorables à la tournure des événements en France, comme c'est le cas en Angleterre même. L'impression générale au début de la Révolution est en effet que celle-ci rapproche la France de sa rivale d'outre-Manche, en mettant fin à l'absolutisme monarchique et en mettant en place un régime parlementaire libéral.

Les bouleversements des premières années de la Révolution auront toutefois suffisamment inquiété la métropole pour que le gouvernement britannique accélère l'adoption d'une seconde constitution pour sa colonie depuis la Conquête, question d'éviter que les Canadiens ne suivent l'exemple de leur ancienne mère-patrie. L'Acte de 1791 divise donc la province en deux (Haut-Canada comprenant surtout les nouveaux venus loyalistes ayant récemment fui la Révolution américaine, et Bas-Canada comprenant la majorité d'origine française). Il instaure également un premier régime parlementaire dont les pouvoirs restent toutefois limités par rapport à ceux du gouverneur et de sa clique. Ces institutions minimalement démocratiques sont une première pour la population canadienne habituée à l'absolutisme français, mais elles seront cause de troubles importants dans les décennies qui suivront. Au-delà des débats d'idées, la Révolution française – comme la Révolution américaine avant elle – a donc indirectement des répercussions politiques importantes au Canada.

Le vent tourne

Entre-temps, cette opinion favorable change du tout au tout à partir de l'hiver 1793. En février, les journaux tiennent la population au courant du procès du roi. Puis,
Le 18 avril arrive en effet la nouvelle de l'exécution de Louis XVI et surtout, le 25 avril, celle de la déclaration de guerre contre l'Angleterre, qui change radicalement le cours des choses et interdit par le fait même à la presse de se montrer en faveur de la France: désormais, c'est la guerre, et la Révolution, c'est l'ennemie. (p. 302)
La presse consacrera alors beaucoup d'espace pour relater les déboires de la famille royale, l'exécution de Marie-Antoinette, la mort de Louis XVII et les nombreuses boucheries à la guillotine de cette période. Au sein d'une population restée très attachée à la royauté, le régicide apparaît comme un crime impardonnable.
La Révolution n'avait cependant pas commis de meurtres qu'envers la famille royale et on l'allait bien voir. Les massacres, les atrocités, les blasphèmes et, pour résumer d'un mot, les « horreurs » de la France régicide seront un sujet de choix pour alimenter la flamme de la contre-révolution parmi les Canadiens. (...) En février 1794, on relate les horribles massacres « de milliers d'hommes, femmes et enfants de la ville de Lyons, par les Sans-Culottes qui ont brûlées la plus grande partie de cette superbe ville ». Viennent ensuite les « atrocités commises à Nantes » qui auraient fait périr 10 000 personnes dans la prison de cette ville alors que 30 000 ont été noyées ou autrement assassinées. Parmi les noyés, il y avait 500 enfants. (...) Bref, comme le disait un Canadien dans une lettre ouverte à la Gazette de Québec, les scènes de sang et d'horreur qui désolent le royaume de France sont le « déshonneur de la nature humaine>>, ou comme le chantait un autre: « Pauvre peuple, que ton sort est affreux ». Voilà comment on peut résumer le sentiment de la presse périodique canadienne sur les excès de la Révolution. (p. 305-307)
À partir de ce moment, au lieu d'acquérir l'aura romantique de ses partisans en France et ailleurs dans le monde, la Révolution gardera pendant longtemps au Canada français cette image de cataclysme violent où l'on a tué le roi, persécuté l'Église, expulsé et tué des prêtres et des religieux, massacré des populations entières opposées au nouveau régime, et en général bouleversé l'ordre social et politique traditionnel pour engendrer une tyrannie pire que le régime précédent.




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