L'Énigme des Invalides

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 Sujet du message : Sur Danton
Message Publié : 17 Jan 2005 11:26 
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ALBERT MATHIEZ : DANTON l'histoire & la légende

Conférence faite à Paris, au Grand Orient, le 21 mai 1927 & répétée à l'Université populaire de Saint-Denis le 26 mai & à Troyes, à l'assemblée générale de la section départementale du syndicat des instituteurs, le 2 1 juillet.

Mesdames, Messieurs,

Votre Vénérable rappelait tout à l'heure que ce Temple est celui de la Vérité ; c'est ici que les adeptes mal assurés viennent chercher la lumière dans la sincérité de leur cœur ; c'est ici qu'on entend en toute liberté, en toute fraternité, la parole de vie, la parole indépendante, celle qu'il n a peur de rien, sinon de se tromper. Ma première pensée sera donc pour vous remercier de m'avoir fait l'honneur de m'appeler, moi, profane, à éclairer ce soir votre Orient.

Ceci dit, j'entre immédiatement dans mon sujet, qui sera long à exposer, car je veux vous fournir non des phrases vagues, non pas même des conclusions, mais des preuves.

De quoi s'agit-il ? Il s'agit de savoir si les politiques & les publicistes qui, en 1887 & en 1891, ont élevé une statue à Danton à Arcis-sur-Aube, son pays, d'abord, à Paris ensuite, si ces hommes, qui ont prétendu réhabiliter le grand corrompu, un siècle après son supplice, ont eu raison contre la Convention nationale unanime, contre le Tribunal révolutionnaire unanime, contre les contemporains unanimes, contre tous les Républicains de la première moitié du XIXe siècle unanimes.

Il s'agit de savoir si les modernes & les récents apologistes de Danton, qui s'appellent le docteur Robinet, Antonin Dubost, M. Jules Claretie, M. Alphonse Aulard, enfin, ont produit à l'appui de cette réhabilitation si tardive des arguments valables, des arguments décisifs.

Il s'agit de savoir si des documents de première importance ne leur ont pas échappé par hasard, s'ils ont sainement interprété les documents anciens &, en un mot, s'ils ont mieux connu & jugé Danton que les contemporains qui l'ont vu à l'oeuvre & qui l'ont condamné.

Ce n'est pas une raison parce que Danton, qui fut le suprême espoir & le protecteur constant de tous les royalistes & de tous les fripons de son temps, fait partie aujourd'hui du mobilier cultuel de notre troisième République, ce n'est pas une raison pour que nous devions nous incliner devant sa statue en jetant de la boue sur les grands républicains qui ont eu le courage de châtier ses vilenies & ses trahisons.

Tel est le problème que j'ai à examiner ; il est simple. Si Danton est innocent, les Comités de Salut public & de Sûreté générale, la Convention tout entière, qui l'ont condamné, sont coupables d'assassinat. & qu'on ne vienne pas me dire que les Comités étaient terrorisés, que la Convention était terrorisée.

Des hommes comme Billaud-Varenne, qui fut le premier à demander la tête de Danton, de Danton qu'il connaissait bien puisqu'il avait été son confident & son secrétaire, des hommes comme Collot d'Herbois, comme Carnot, ), comme les deux Prieur, comme Jeanbon Saint-André, comme Cambon, qui fut l'accusateur le plus précoce & le plus opiniâtre de Danton, ces hommes-là ne se laissaient pas si facilement terroriser, & par qui ?

Et qu'on ne me dise pas non plus que Robespierre était le dictateur, le terroriseur, puisque dans l'espèce, c'est lui, Robespierre, qui fit le plus de difficultés à abandonner Danton, selon le mot même de Billaud-Varenne à la séance tragique du 9 thermidor. Vous savez tous que Billaud-Varenne rappela le fait comme un reproche à l'adresse de Robespierre. & qu'on face encore attention à ceci : ce n'est pas une fois que la Convention a condamné Danton, c'est deux fois.

La Terreur était terminée, le prétendu dictateur était à bas, sa tête, à son tour, avait roulé sous le couperet, les Girondins étaient rentrés, la Convention était souveraine, les Comités lui obéissaient, rien ne gênait ses délibérations, quand, le 11 vendémiaire an IV, date correspondant au 3 octobre 1795, date anniversaire de la mise en accusation des Girondins, la grande Assemblée décida de célébrer une fête funèbre en l'honneur de ceux de ses membres qui avaient péri dans les prisons, sur les échafauds, ou qui avaient été réduits à se donner la mort

Sur la proposition du Girondin Hardy, l'Assemblée dressa la liste officielle de ces victimes honorées & regrettées. La liste comprend 47 noms de Conventionnels. Le député de l'aube, Perrin, condamné pour concussion à dix ans de fers & mort au bagne, y figure ; y figure aussi Camille Desmoulins, malgré sa terrible histoire secrète des Brissotins ; y figure encore Philippeaux; mais on y cherche en vain les noms de leurs coaccusés : de Chabot, de Basire, de Delaunay d'Angers, de Fabre d'Eglantine, de Danton ; ces noms manquent tous sur la liste. Personne ne se leva, sur aucun banc, pour réparer ces omissions, personne, pas même Courtois de l'Aube, l'âme damnée, le complice de Danton, pas même le boucher Legendre, qui avait essayé de plaider courageusement pour Danton lors de sa mise en accusation ; personne ne dit mot à cette séance du 11 vendémiaire, & je dis, mesdames & Messieurs, que cette nouvelle condamnation par omission est une flétrissure infiniment plus grave que la première.

Sous cette flétrissure posthume, la mémoire de Danton est restée accablée jusqu'à l'aurore de la Troisième République. Les orateurs mêmes, qui ont pris la parole le 14 juillet 1891, au pied de la statue du boulevard Saint-Germain, que l'on inaugurait, ont reconnu le fait.

Le docteur Levrault, qui prit la parole le premier, en qualité de président du Conseil municipal de Paris, appela Danton '' le grand calomnié '' ; Pierre Laffitte, qui s'exprima au nom des positivistes, remercia le Conseil municipal de son initiative pleine d'audace : " je dis '' d'audace '' y car il lui en a fallu pour remonter tout un courant de préjugés contre cette grande mémoire ''. Or, remarquez-le, les soi-disant calomnies avaient pour auteurs, qui ? Les plus grands noms de notre littérature, de notre érudition, des hommes qui appartenaient de tout leur coeur à la Révolution & à la République ; c'étaient Lamartine, Louis Blanc, Victor Hugo, Mignet, Léon Cladel, dont tout à l'heure on inaugurait la statue, Leconte de l'lsle, sans compter Bûchez & Roux, La Ponneraye, Barthélemy Hauréau & bien d'autres. Michelet lui-même, malgré ses préventions contre Robespierre, ne fut pas convaincu par le plaidoyer du docteur Robinet ; il crut à là vénalité du tribun, il l'appelle '' un bravo de l'émeute qui se faisait payer pour protéger la Cour '' ; il ajoute foi aux accusations portées contre Danton par tous les contemporains appartenant aux opinions & aux partis les plus différents, par La Fayette & par Mme Roland, par Lebas & par La Révellière-Lépeaux, par Bertrand & Moleville & par Mme Cavaignac, par lord Holland & par Paganel, par Buonarroti & par Levasseur de la Sarthe & par bien d'autres.

Mais, Mesdames & Messieurs, je ne rappelle tout cela que pour que ce point soit bien établi, à savoir que mes études & mes conclusions, si elles sont neuves par rapport aux apologies récentes, sont au contraire très conservatrices par rapport au courant général du XlXe siècle. Je n'ai rien innové, j'ai retrouvé & repris une tradition singulièrement forte, & j'ai montré, du moins je l'espère, que cette tradition était fondée & que sa légitimité ne fait aucun doute.

C'est le moment maintenant, d'examiner les principales accusations sous lesquelles Danton & sa séquelle ont succombé : vénalité, corruption, entente avec tous les ennemis de la Révolution, intérieurs & extérieurs, pour détruire la République, faire la paix, provoquer une restauration. Voilà ce qu'on a reproché à Danton & aux siens, & on le leur a reproché cela bien avant le procès du Tribunal révolutionnaire, dès l'été de 1793 publiquement, dans les journaux & à la tribune des Jacobins dès le 26 août 1793. & voilà les reproches que reprit & qu'aiguisa Saint-Just, que Robespierre confirma & que la Convention & le Tribunal révolutionnaire sanctionnèrent en germinal an 11, d'abord, en vendémiaire an IV ensuite.

Vénalité & corruption ; ces deux griefs furent surabondamment prouvés pour plusieurs des complices de Danton. Chabot, Basire, Delaunay d'Angers, Fabre d'Eglantine, le beau-frère de Chabot, banquier autrichien, qui se faisait appeler Frey & qui, en réalité s'appelait Dobruska, le fournisseur abbé d'Espagnac, abbé de sac & de corde, qui furent jugés avec Danton, étaient tous réellement coupables. Chabot n'avait pas seulement fait chanter la Compagnie des Indes en liquidation, de concert avec Basire, Delaunay d'Angers & Fabre d'Eglantine ; il avait fourni un passeport au banquier anglais Boyd, agent de Pitt ; il était en relations intimes avec le baron de Batz ; il avait épousé, avec une dot de 200.000 livres, la soeur des espions autrichiens Frey. Chabot était indéfendable.

Fabre d'Eglantine eut beau nier avec cynisme, les pièces du dossier l'accablaient ; il avait participé avec Delaunay à la confection du faux décret de liquidation de la Compagnie des Indes ; & s'il y a des sceptiques, je les renvoie à mon livre sur L'affaire de la Compagnie des Indes ; ils y trouveront deux fac-similés qui lèvent tous les doutes, &, s'ils ont une conscience, ils seront de mon avis.

D'ailleurs, j'attends toujours qu'on discute mes livres ; jamais on ne m'a fait la moindre objection. Quant à Danton, il fut prouvé seulement, au moment même qu'il était l'ami, le protecteur de tous ces fripons, que ceux-ci comptaient sur lui & n'avaient pas tort puisqu'il les défendit avec ténacité, à plusieurs reprises, à la tribune de la Convention, & finit par s'attirer de Billaud-Varenne, le jour de l'arrestation de Fabre d'Eglantine, la célèbre riposte : '' Malheur à celui qui s'est assis à côté de Fabre & qui est encore sa dupe ! ''

Basire avait mis en cause Danton dans sa première dénonciation faite aux Comités le 26 brumaire ; il avait affirmé, dans son mémoire original, écrit de sa main, que Julien de Toulouse, un de ses coaccusés, lui avait dit que Delaunay, le complice de Chabot, lui avait annoncé un plan formé avec Danton de faire une fortune considérable & de la réaliser, que Danton & Delaunay préparaient contre les Compagnies financières un mémoire foudroyant, que Danton avait fait une motion sur la démonétisation des assignats qui était excellente pour l'association. Sans doute, Basire raya ces passages sur la mise au net de sa dénonciation, & il n'en fut plus question au Tribunal révolutionnaire, mais Danton, qui était alors à Arcis-sur-Aube pour soigner sa santé, accourut aussitôt à Paris dès qu'il fut prévenu par Courtois, son ami, que Chabot & Basire étaient en train de dénoncer l'affaire de la Compagnie des Indes ; il vint à Paris pour se défendre &, pour se défendre, il lança la campagne '' pour la clémence '' ; il avait

grand besoin de cette clémence pour lui-même, & rien n'est plus juste que le mot de Saint-Just : '' ils veulent briser les échafauds, disait-il en parlant des Indulgents, parce qu'ils craignent d'y monter. ''

Au Tribunal révolutionnaire, on n'a pas approfondi les responsabilités personnelles de Danton dans le scandale de la Compagnie des Indes, ou du moins le compte rendu des séances, très succinct qui figure au bulletin du Tribunal révolutionnaire, ne nous permet pas d'en rien savoir. Ce bulletin n'était pas un journal officiel ; j'ai montré, dans une étude sur le procès des Hébertistes, que son rédacteur était sûrement gagné aux Dantonistes, &, ce qui le prouve mieux encore, c'est que ce bulletin reproduisit presque in extenso la longue défense de Fabre d'Eglantine & qu'il résuma, en quelques lignes écourtées, la capitale déposition de Cambon témoin à charge,

Les débats du Tribunal révolutionnaire, ainsi déformés, ne nous permettent pas de nous faire une opinion définitive sur le point précis de la responsabilité personnelle de Danton dans l'affaire des Indes ; nous sommes obligés de nous servir de documents d'archives qui figurent ou qui ne figurent pas au dossier du procès. Bien des choses, que les juges & les jurés du Tribunal révolutionnaire soupçonnaient sur des indices ont été depuis éclaircies, confirmées, par des révélations postérieures, si bien qu'aujourd'hui nous pouvons beaucoup mieux faire le procès de Danton qu'en germinal an 11.

Les contemporains Saint-Just, Robespierre, La Fayette, Billaud-Varenne, etc. ont eu la conviction que Danton avait été aux gages de la Liste civile & des Lameth. Nous possédons aujourd'hui les preuves qui leur manquaient.

J'exposerai d'abord celles de ces preuves qui touchent à la vénalité, & je rechercherai ensuite si Danton a bien gagné l'argent de la Cour & des Lameth & des autres corrupteurs, si sa politique a servi réellement la cause de la contre-révolution, la cause de l'ennemi, la cause des émigrés.

D'abord, la vénalité. Le premier des accusateurs posthumes & inattendus de Danton, qui s'offre à nous, c'est Mirabeau & c'est un accusateur terrible, parce qu'il est à la source de la corruption parce qu'il parle dans une lettre familière à un ami sans arrière-pensée, & qu'il lui parle de choses qu'il connaît parfaitement. Un ancien ambassadeur près de la Cour de Sardaigne, M. de Bacourt, a publié en 1851, la correspondance presque journalière que Mirabeau échangeait avec son ami le comte de La Marck, qui avait été son introducteur & son intermédiaire auprès de la Cour. Un érudit de mérite, M. Jules Flammermont, a retrouvé aux Archives de Vienne plusieurs des originaux des textes que M. de Bacourt a publiés. M. Flammermont a montré que M. de Bacourt s'était permis quelques suppressions, dictées par sa piété royaliste, mais ni M. Flammermont ni personne n'ont contesté que les documents publiés étaient parfaitement authentiques ; personne n'a accusé M. de Bacourt d'avoir fait des additions aux textes. Pour comprendre la gravité du témoignage dont je vais vous donner connaissance, il faut que vous vous souveniez que Mirabeau s'était vendu à la Cour une première fois par l'intermédiaire de Monsieur, comte de Provence, le futur Louis XVIII à l'occasion de l'affaire Favras ; il s'était vendu alors pour quatre mois ; il se vendit une seconde fois, à l'expiration de ce délai, en avril 1790 pour toute la durée de la Constituante.

Aux termes du premier contrat, dont l'original est entre les mains du duc de Blacas, mais dont un fac-similé a été publié en frontispice du tome III de la compilation de M. Gustave Bord, intitulée : Autour du Temples, Mirabeau recevait avec la promesse d'une ambassade, un traitement de 50.000 livres, à charge '' d'aider le Roi de ses lumières, de ses forces & de son éloquence, dans ce que Monsieur jugerait utile au bien de l'Etat & à l'intérêt du Roi, deux choses que les bons citoyens regardent sans contredit comme inséparables ; &, dans le cas où M. de Mirabeau ne serait pas convaincu de la solidité des raisons qui pourraient lui être données, il s'abstiendrait de parler sur cet objet ''.

Aux termes du second contrat, négocié par le comte de La Marck & par le comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d'Autriche, Mirabeau reçut 208.000 livres pour payer ses dettes, plus 6.000 livres par mois, plus quatre billets de 250.000 livres chacun, se montant dans l'ensemble à un million, payable à la clôture de l'Assemblée, or, à la fin de décembre 1790, Mirabeau exposa à la Cour, dans ses 47e & 48e notes, la nécessité urgente d'organiser un atelier de police & de propagande secrètes pour connaître tout ce qui se passait dans les clubs, gagner leurs dirigeants, influencer leurs délibérations, répandre de bons écrits dans le public au moyen de folliculaires à gages. Il recommanda, pour diriger cet atelier, l'ancien lieutenant civil au Châtelet, Antoine-Omer Talon, membre de la Constituante, qui avait des accointances aux Jacobins. La Marck appuya Mirabeau & l'atelier de police commença à fonctionner en janvier 1791, sous la haute direction d'Omer Talon, qui eut à sa disposition plusieurs millions ; or, au mois de mars 1791, Mirabeau, qui avait pris ces gens au service de la Cour, mit à leur disposition des sommes importantes, dont le ministre des Affaires étrangères M. de Montmorin, était l'un des distributeurs. Mirabeau ne fut pas content de leur conduite ; il écrivit à son ami La Marck cette lettre intime, que je vais vous lire in extenso :

Il faut que je vous voie ce matin, mon cher comte. La marche des Talon, Sémonville & compagnie est inconcevable. Le Montmorin m'en a appris & je lui en ai appris hier des choses tout à fait extraordinaires, non seulement relativement à la direction des papiers ( c'est-à-dire des journaux ) qui redoublent de ferveur pour Lafayette & contre moi, mais relativement à des confidences & à des motions particulières du genre le plus singulier. &, par exemple, Beaumetz, Chapelier & s'André ont diné in secretis, reçu les confidences de Danton, &c., &c.. ( sic ), &, hier au soir, ont fait, en mon absence, la motion de démolir Vincennes pour se populariser. Ils refusent de parler sur la loi des émigrants, de peur de se dépopulariser. Ils demandent à M. Montmorin une proclamation du roi qui annonce la Révolution aux puissances étrangères, pour se populariser, &c., &c., Danton a reçu hier 30.000 livres & j'ai la preuve que c'est Danton qui a fait faire le dernier numéro de Camille Desmoulins.

… Enfin, c'est un bois ! Dînons ensemble aujourd'hui — Y seront-ils ? Leur parlerez-vous à part ?— Enfin, il faut nous voir.

Je vous renvoie votre mandat : 1° parce qu'il est au nom de Pellenc, chose dont je ne me soucie pas ; 2° parce que Pellenc est malade à ce qu'il dit, & qu'ainsi il n'irait pas chez M. Samson. Or, mon homme part. Il est possible que je hasarde ces 6.000 livres-là. Mais, au moins, elles sont plus innocemment semées que les 30.000 livres de Danton. Il y a au fond une grande duperie dans ce bas monde à n'être pas un fripon.

Cette lettre de Mirabeau, écrite au moment même, dans tout l'abandon de l'amitié, exprime la déception d'un homme trompé par ceux qu'il paye ; c'est une preuve irréfragable qu'à cette date de mars 1791, quand Louis XVI projetait sa fuite à Varennes, Danton était déjà à la solde de la liste civile, qu'il était un des agents les plus notoires que Mirabeau & Talon avaient enrôlés dans leur bureau de propagande royaliste & de police secrète. Un tel document massue, qui n'a pas été écrit pour les besoins de la cause, devrait clore tout débat ; c'est déjà ce que disait Louis Blanc, mais puisque les défenseurs à tout prix de Danton ne se sont pas déclarés convaincus, puisqu'ils ont balbutié les arguties les plus pitoyables pour écarter ce texte, qu'ils me permettent de vous soumettre d'autres documents qui ne se bornent pas à confirmer, mais qui aggravent singulièrement le témoignage de Mirabeau, documents que les apologistes n'ont pas connus.

Je vais faire maintenant comparaître devant vous le chef même de l'atelier de police, Talon. L'ancien lieutenant civil au Châtelet était un habile homme que les scrupules ne gênaient guère & qui n'eut jamais, dans toute sa vie, qu'une pensèe : faire fortune. Quand le marquis de Favras, en décembre 1789, avait comploté l'assassinat de Bailly & l'enlèvement du Roi & qu'il avait été découvert par la trahison de ses agents, Talon, chargé de l'instruction de cette affaire, avait rendu au roi & à Monsieur, comte de Provence, le service le glus signalé en intervenant auprès de l'accusé pour l'empêcher de mettre en cause les hauts personnages qui avaient encouragé & subventionné sa téméraire entreprise. Talon avait gardé secret le mémoire justificatif que Favras lui avait remis avant de marcher au supplice, mémoire dans lequel Favras affirmait qu'il n'avait fait qu'exécuter les ordres de Monsieur & de la Reine. Muni de cette pièce compromettante, Talon était en position de faire chanter la famille royale, &, quand Mirabeau & La Marck le proposèrent à la Cour pour le poste de confiance de chef de la contre police royale, ils ne manquèrent pas de rappeler l'un & l'autre l'existence de l'écrit compromettant que Talon détenait & d'ajouter qu'il était un homme à ménager .

Bien entendu, La Marck, comme Mirabeau lui-même, ne se faisait pas la moindre illusion sur le désintéressement de Talon & de ses agents ; il écrivait, le 26 janvier 1791 : '' Il ne faut pas se dissimuler que les gens qu'on emploie à cette oeuvre sont poussés par l'espoir de se gorger d'or. ''

Talon conserva son emploi lucratif jusqu'à la chute du trône, &, à ce moment menacé d'arrestation par la Commune révolutionnaire de Paris, qui avait déjà mis les scellés à son domicile, il s'enfuit en Angleterre en emportant, parait-il, le reliquat des fonds qui lui avaient été confiés : deux millions. Compromis à fond par la découverte des pièces de l'armoire de fer, frappé d'un décret d'accusation par la Convention le 3 décembre 1792, déjà perquisitionné à son domicile le 22 novembre, Talon séjourna à l'étranger tant que dura la tourmente, voyagea aux Etats-Unis, parcourut l'Angleterre, se livra à des spéculations heureuses avec une banque, la banque Baring. Il devint si riche, qu'il put donner à sa fille, la comtesse du Cayla, qui devint la favorite de Louis XVIII 300.000 francs de dot. Au moment du Consulat, il crut pouvoir rentrer en France, mais la police de Bonaparte était bien faite ; conduit au Temple, il fut interrogé, le 28 septembre 1803, par Pierre Fardel, magistrat de sûreté du premier arrondissement de Paris.

Les questions qui lui furent posées, très nombreuses, très précises, avaient été soigneusement préparées à l'avance par le Grand Juge, c'est-à-dire par le ministre de la Justice, Régnier, en personne, & Régnier avait soumis son questionnaire à l'approbation de Bonaparte lui-même.

Or, voici ce qui concerne notre sujet dans cette pièce absolument inconnue des apologistes de Danton :

A la question : '' De quelles fonctions particulières & secrètes avez-vous été chargé par la Cour ? '', Talon reconnaît qu'il était chargé '' de veiller à la sûreté personnelle du Roi, sur les différentes oppositions & menées du parti qui était en opposition avec la majorité de l'Assemblée ''.

Sur une nouvelle question au sujet des pièces de l'armoire de fer qui l'inculpent, il répond '' qu'il avait pris différentes mesures pour la sûreté personnelle du roi, qui avait mis à sa disposition des fonds qu'il avait fait verser entre les mains de M. Randon de La Tour, un des cinq commissaires de la Trésorerie ''.

Il précise que les mesures dont il fut chargé ont consisté : '' 1° à avoir une surveillance générale de police ; 2° des personnes sûres dans les compagnies de la Garde nationale & dans les clubs, dans les bataillons que l'on avait soin de faire venir au Château ''.

On lui demande '' A quelle époque avez-vous quitté la France & où vous êtes-vous immédiatement retiré ? '' Il répond qu'il a quitté la France le 4 septembre 1792, immédiatement après les massacres du 2 septembre. '' Danton, alors ministre de la Justice, me donna un passeport pour Le Havre, où je m'embarquai pour l'Angleterre. ''

Question : '' Qui vous avait donné l'instruction de tâcher de rallier les anciens Cordeliers, comme vous avez fait du temps de la Cour ? " Réponse : '' Je n'ai jamais eu aucun rapport avec les Cordeliers ; j'ai eu des rapports avec Danton à l'effet de découvrir ce qui pouvait intéresser la sûreté individuelle du roi. ''

Mais ce n'est pas tout. Talon ne se borne pas à reconnaître sous la foi du serment qu'il avait enrôlé Danton dans son équipe de surveillance & que Danton, reconnaissant, lui a procuré le passeport qui lui a permis d'échapper à la police révolutionnaire.

Question : " Quels sont les ministres anglais avec lesquels vous eûtes des relations politiques & d'amitié? '' — " Je n'ai jamais eu à proprement parler de relations politiques & d'amitié avec les ministres anglais ; il fut question à cette époque d'une proposition de négociations relative au roi, alors en prison. Danton accepta de faire sauver, par un décret de déportation, la totalité de la famille royale ; j'envoyai, à mes dépens, un ami pour faire la même communication au roi de Prusse, à Coblentz ; il était chargé d'une lettre de M. le duc d'Harcourt pour avoir une confiance à laquelle je n'avais pas le droit d'attendre, n'étant pas connu du roi de Prusse. Il s'adressa d'abord à l'archiduchesse Christine, qui, je crois, était à Ruremonde. Il lui communiqua ses instructions ainsi qu'à l'Electeur de Cologne qui était avec elle. M. de Metternich lui refusa un passeport pour continuer sa route jusqu'à Coblentz &, de vive voix, l'assura qu'il écrirait à l'Empereur & au roi de Prusse & lui ajouta que M. de Stadion, alors ambassadeur de l'Empereur à Londres, me donnerait la réponse. Il revint me trouver à Londres & je fis passer ces détails à M. Pitt. Il me fut démontré, n'ayant pu avoir aucune réponse, que les puissances étrangères se refusaient aux sacrifices pécuniaires demandés par Danton qui, cependant, avait mis pour condition que la somme ne lui serait comptée que lorsque la famille royale aurait été remise entre les mains des commissaires chargés de la recevoir. '' On lui demande encore : '' Quel est cet ami qui a été envoyé au Roi de Prusse & à l'Empereur ? ; & il répond : " Il s'appelle " Esprit Bonnet & demeure à Paris, rue Caumartin. ''

Ce témoignage est d'une sincérité indiscutable ; Danton est mort depuis neuf ans, Talon n'a aucun intérêt à charger sa mémoire en racontant la part que Danton a prise avec lui, aux efforts tentés pour sauver Louis XVI ; il ne croit pas nuire à sa réputation, bien au contraire ; pour Talon, resté royaliste, un révolutionnaire qui trahit la révolution mérite une récompense. Si le juge avait eu le moindre doute sur sa véracité, rien ne lui était plus facile que d'interroger Esprit Bonnet, l'intermédiaire, qui vivait encore ; mais ce témoignage de Talon, écrasant, n'a pas seulement pour utilité de confirmer le premier témoignage, celui de Mirabeau, nous pouvons le confronter avec d'autres aussi écrasants ; celui de Théodore Lameth, dans ses mémoires, & celui d'un agent de Pitt ; Miles.

Les trois frères Lameth, Alexandre, Charles & Théodore, étaient devenus, après la mort de Mirabeau, les conseillers attitrés de la Cour, qui subventionna leur journal, Le Logographe, même avant la fuite à Varennes. Les sommes reçues par eux & leur agent Pellenc, ancien secrétaire de Mirabeau passé à leur service, figurent en quittances dans les pièces de l'armoire de fer. Théodore Lameth nous dit, dans ses mémoires, déposés à la Bibliothèque nationale en 1883, quatre ans avant qu'on élevât la première statue de Danton, & publiés seulement en 1913, que Danton sauva son frère Charles, resté à Rouen après le 10 août, & lui procura à lui, Théodore, le passeport qui lui permit de se réfugier en Angleterre & d'échapper aux révolutionnaires. Il ajoute qu'il revint d'Angleterre au moment du procès du roi, vit Danton à deux reprises, que Danton lui promit son concours pour sauver le roi, au besoin par un coup de force, il ajoute que Danton avait fait des préparatifs à cet effet avec Delacroix ; il déclare formellement d'ailleurs, dans ses souvenirs, que Danton, tant qu'il eut l'espoir d'y parvenir, fit tout ce qui dépendait de lui pour sauver le roi' il ne laisse pas ignorer que lui Théodore Lameth a été mêlé aux efforts, du chargé d'affaires d'Espagne, Ocariz, pour acheter les Conventionnels. Mais Ocariz n'avait pas assez d'argent, il essaya d'en obtenir de Pitt. Il s'agissait de deux millions. Pitt refusa. Talon, indigné, s'écria : " Il veut un pendant à Charles Ier ! "

Théodore Lameth précise que Danton répandit l'argent parmi les Conventionnels & que '' Chabot était alors un des agents de Danton, qui voulait sauver Louis XVI ''.

'' Je ne puis douter de ce qui eut lieu alors, car j'étais revenu d'Angleterre où je n'étais que depuis six semaines, malgré la loi qui condamnait les émigrés à mort & qui venait d'être rendue, pour voir Danton, que je déterminai aux démarches qu'il fit . ''

Dans une récente communication qu'il a faite au journal La Croix, le 9 novembre 1925, & dont il m'a confirmé & précisé le contenu dans une lettre particulière, le comte Le Coûlteux de Caumont, descendant direct du célèbre banquier Lecoulteux de Canteleu , a affirmé qu'il résultait des pièces, léguées par son ancêtre & de sa correspondance avec Ocariz, qui y est jointe, que Lecoulteux avait versé à Ocariz, pendant le procès du roi, 2.300.000 francs pour acheter le groupe Chabot, & que Chabot avait touché: 500.00 fr.

Or, Théodore Lameth nous affirme que Chabot n'était ici que l'agent de Danton, & cela nous explique pourquoi Danton défendra Chabot jusqu'à se compromettre quand Chabot fut mêlé au scandale de la Compagnie des Indes. Je ne croirai pas, bien entendu, que Danton ait reçu chez lui, par deux fois, Théodore Lameth malgré la rigueur des lois sur l'émigration, qu'il lui ait promis son concours pour sauver le roi & sa famille, sans exiger une rénumération. Théodore Lameth nous a dit qu'il agissait de concert avec le chevalier d'Ocariz, chargé d'affaires d'Espagne, qui tirait sur la banque Lecoulteux, mais nous avons pour nous éclairer un témoignage que j'ai retrouvé aux Archives & que j'ai publié dans notre revue historique : c'est celui du cousin de Danton, Philippe, qui écrira au Comité de Salut public au moment du procès de germinal & qui affirmera devant plusieurs témoins — dont j'ai publié les déclarations — que Danton avait reçu de Lameth un paquet d'assignats de 150.000 livres. Philippe dit tenir la chose de la propre femme de Danton.

Maintenant, que Danton ait employé Talon à soutirer à Pitt le complément des quatre millions qu'il exigeait & qu'Ocariz ne pouvait lui fournir faute de crédits, ce n'est pas seulement Théodore Lameth qui le dit, c'est un agent diplomatique de Pitt : William Augustus Miles, qui l'affirme au moment même, & avec une précision qui ne laisse rien à désirer. Miles, qui appartenait au parti whig, très lié avec le beau-frère de Grenville, le ministre des Affaires étrangères d'Angleterre, avait été employé déjà par Pitt dans plusieurs missions de confiance, à Liège, à la veille de la Révolution, puis à Francfort & à Paris. Dans le long séjour qu'il fit en France en 1790-91, il connut beaucoup de révolutionnaires, observa bien des choses au club des Jacobins, dont il suivit assidûment les séances. A son retour en Angleterre, il s'efforça d'éviter la guerre entre son pays & la France. Sa correspondance, très intéressante, a été publiée en anglais en deux volumes, par son petit-fils, le Révérend Popham Miles. Les historiens français ne l'ont pas connue, ou, s'ils l'ont connue, ils n'en ont pas tenu compte . Cette correspondance a paru en 1890, & c'est un an plus tard qu'on inaugurait la statue du boulevard Saint-Germain. Or, cette correspondance renferme la minute, de la main de Miles, datée du 18 décembre 1792, résumé, écrit au moment même, d'une conversation que Miles vient d'avoir avec l'ancien abbé Noël, un agent de Danton qui avait été envoyé à Londres après le 10 août. Voici cette pièce, qui est une confirmation éclatante des témoignages de Théodore Lameth & de Talon lui-même.

La personne de confiance envoyée par le Conseil exécutif ( c'est-à-dire l'abbé Noël ) est venue ce soir à neuf heures & demie. Elle s'est déclarée elle-même amie de l'humanité &, quoique républicaine, elle était parfaitement persuadée que la mort du roi ne serait d'aucune utilité pour le gouvernement de la France ; qu'après avoir réduit Louis XVI au rang de simple citoyen, la France n'avait plus rien à craindre du monarque détrôné ; que ce que cherchait la France, ce n'était pas le supplice d'un homme, mais la destruction de la royauté, & que ce dernier objet était maintenant pleinement réalisé. Après ces prémisses, qui furent longues, il me dit qu'il voyait une disposition dans le Conseil exécutif à éviter de répandre le sang de Louis XVI & qu'il supposait que M. Pitt & le gouvernement attachaient quelque importance à ce désir charitable. Il en vint alors à me proposer de me communiquer la seule méthode certaine par laquelle la vie du roi pourrait être sauvée. Il me dit que c'était un individu qui rassemblait à Londres les moyens, mais qu'étant suspect ( Talon venait d'être mis en arrestation ) il lui était impossible de le voir à ce sujet. Il insista sur l'esprit vigoureux de cet individu ; il dit que ses ressources étaient immenses, ses connaissances étendues & qu'ayant eu une part active à la Révolution, qu'étant resté en bons termes avec tous les partis, qu'étant très profondément & confidentiellement engagé dans les affaires du roi, lui seul pouvait réussir dans l'entreprise. Il a demandé alors si je voudrais parler de la chose à M. Pitt, mais qu'il ne devait pas être nommé lui-même ; qu'il n'avait plus rien à dire sur le sujet, sinon de me donner le nom & l'adresse de l'individu ( M. Talon, 116, Sloane-Street, à Chelsea ), & que j'étais alors libre de faire ce que je jugerais à propos. Je demandai de quelle façon M. Pitt pourrait intervenir. Il me fut répondu que ce devait être secrètement & non ouvertement. Je le priai de s'expliquer. Il dit qu'il ne pouvait s'expliquer davantage, qu'il m'avait soumis la chose en confidence & que l'affaire, autant qu'elle le concernait, devait en rester là.

Soupçonnant que ce pouvait être une feinte de la part du Conseil exécutif pour découvrir si notre gouvernement s'intéressait lui-même à la préservation de la vie du roi & me rendant compte que, si une telle idée devait être admise, l'Angleterre pourrait être accusée de désirer effectuer la contre-révolution, je crus prudent de paraître extrêmement indifférent à la vie ou à la mort de Louis XVI, si bien que le Monsieur qui vint à moi a lieu de se plaindre de la rudesse & du mauvais accueil qui lui fut fait au sujet du roi. C'était aussi dans l'opinion qu'il était prudent de renforcer à Paris la conviction que M. Pitt s'était fait à lui-même un devoir de ne pas se mêler du gouvernement intérieur de la France dans aucun cas, sous aucun prétexte, ni directement ni indirectement. L'observation fut faite que c'était chose secrète. Je répondis que j'avais trop l'expérience du monde pour croire que l'intervention proposée put rester secrète vingt-quatre heures & que, comme je savais l'aversion de M. Pitt à se mêler des affaires intérieures de la France, relativement à la question qu'on pu penser qu'il interviendrait au sujet du jugement du roi, je devais décliner la proposition, non seulement dans la pleine conviction où j'étais que ce serait chose inutile, mais aussi par raison de délicatesse à l'égard de M. Pitt lui-même.

Il exprima le désir que, puisque je e voulais pas en parler à M. Pitt, ce qu'il avait dit restât confidentiel, entre quatre yeux. Ceci mit fin à la conversation. Je vis qu'il était très satisfait d'apprendre que le ministère reste neutre. En sortant, il exprima l'espoir que l'état de la France pût être un exemple pour l'Angleterre & nous détourna de détruire notre excellente Constitution.

Ce texte confirme exactement le fond du récit de Théodore Lameth. Ainsi, voilà encore un fait acquis : pendant que Danton, à la tribune, provoque les rois, il cherche secrètement à s'entendre avec eux ; il leur envoie des émissaires pour leur soutirer des millions afin de sauver Louis XVI ; pendant qu'il voue les émigrés au supplice, il les reçoit chez lui, il les protège : il leur donne des espérances. J'ai lu aux Archives des Affaires étrangères la correspondance de Noël, cet agent de Danton, avec Danton d'une part, & avec Lebrun, ministre des Affaires étrangères, d'autre part. Il y est question à plusieurs reprises de Talon, désigné par l'initiale T. On y voit que Noël concerte ses démarches avec Talon ; il y est très souvent aussi question d'argent. '' Il faut trois choses décisives en affaires ; du positif, du secret & de l'argent "... '' faisons un pont d'or à l'ennemi ''. J'ai remarqué aussi que le cousin de Danton, Mergez, & son demi-frère Recordain avaient accompagné Noël à Londres. Danton ne se borna pas à donner des promesses verbales à Théodore Lameth ; il est certain qu'il a fait ce qu'il a pu pour sauver le roi & gagner honnêtement l'argent reçu d'Ocariz.

Le 23 décembre, cinq jours après la tentative infructueuse de Noël auprès de Miles pour ménager une entrevue entre Talon & Pitt, Robert, journaliste endetté qui se livrait à toutes sortes d'affaires & qui, pour cette raison, fut gravement inquiété en 1793, Robert, intime ami de Danton, fit aux Jacobins la proposition formelle d'un sursis au procès de roi : '' Il dit qu'il ne faut pas que les patriotes s'opposent au délai que pourrait demander Louis Capet. Il ajoute qu'il serait de bonne justice & de saine politique que ce fût un Jacobin qui fit la demande d'un délai pour Louis Capet. '' Mais cette proposition fut mal accueillie. Jeanbon Saint-André & Albite protestèrent vivement contre cette motion dilatoire qui surprit les Jacobins. Il est évident que cette action de Robert à Paris se liait à celle de Noël & de Talon à Londres, & il est plus remarquable encore que les libéraux anglais, avec lesquels Noël était en relations : Fox, Sheridam, Grey, Landsdowne, appuyèrent de leur mieux, au moment même, l'intrigue dantonienne. Le 21 décembre, deux jours avant l'intervention de Robert aux Jacobins, lord Landsdowne proposa à la Chambre des Lords que l'Angleterre envoyât à Paris un ambassadeur spécial pour intervenir auprès de la Convention, lui dise l'intérêt particulier que la nation anglaise prenait au sort de Louis XVI. Pitt répondit à Landsdowne qu'une telle démarche dérogerait à la dignité du roi d'Angleterre. Une tentative fut faite au moment même auprès de Pitt pour en obtenir l'argent qu'il ne voulait pas donner, par le propre frère de Godoï, qui vint à Londres tout exprès au début de décembre .

Dans les fameuses notes écrites par Robespierre sur le rapport de Saint-Just, on lit, au sujet de Danton : '' Il ne voulait pas la mort du tyran il voulait qu'on se contentât de le bannir, comme Dumouriez qui était venu à Paris avec Westermann, le messager de Dumouriez auprès de Gensonné & tous les généraux ses complices, pour égorger les patriotes & sauver Louis XVI. La force de l'opinion détermina la sienne, & il vota contre son premier avis, ainsi que Lacroix, conspirateur décrié, avec lequel il ne put s'unir en Belgique que par le crime. ''

Robespierre a dit la vérité, comme toujours. Vous savez cependant que Danton, au dernier moment, manqua aux royalistes & qu'il ne se borna pas à appuyer son vote de mort d'une menace déclamatoire contre les tyrans auxquels il lança en défi une tête de roi, mais qui vota aussi contre le sursis, au milieu des murmures, des " oh! oh! " du coté droit, qui ne s'attendait pas à cette cynique volte-face.

Pourquoi ce revirement final de Danton ? Raison de popularité, sans doute, mais il y a autre chose. Pitt n'avait pas complété la somme que Danton avait fixée à Ocariz ; il avait réclamé quatre millions, Ocariz n'en avait fourni que la moitié. Dumouriez, que sa liaison intime avec Talon, Noël & Danton, mettait à même d'être très bien renseigné, nous dit dans ses Mémoires qu'une maladresse de Bertrand de Moleville, l'ancien ministre de la Marine, qui avait été le confident de Louis XVI & était alors réfugié à Londres, blessa profondément Danton. Bertrand avait écrit à Danton, au moment du procès, pour le menacer de révéler les sommes qu'il avait touchées de la Cour s'il ne votait pas bien. N'ayant pas reçu de réponse de Danton, Bertrand mit sa menace à exécution ; il adressa au ministre de la Justice, Garat, un paquet de documents compromettants pour Danton & les Girondins. Ce n'est pas seulement Dumouriez qui nous apprend la chose, Bertrand la confirme dans ses Mémoires & Edmond Séligman, dans son remarquable ouvrage sur La Justice en France pendant la Révolution, tome 11, p.447, note 4, nous affirme que l'envoi de Bertrand de Moleville est sûrement celui mentionné dans l'inventaire de la Commission des 21, chapitre III, n° 97, sous le titre : '' Envoi au ministre de la Justice d'un paquet venu de Londres pour la défense du Roi, adressé a Malesherbes, reçu le 24 décembre 1792. '' Déjà, l'auteur de l'article Danton dans la Biographie Didot, Mollet, nous avait révélé que les pièces envoyées avaient été étouffées par le ministre de la Justice Garat, intime ami de Danton. De fait, les pièces ne se trouvent plus dans les dossiers de la Commission des 21, mais il en reste trace dans l'inventaire.

Il est donc admis surabondamment, par les témoignages les plus authentiques, que Danton fut aux gages de Louis XVI. C'est Mirabeau, c'est Talon, c'est Théodore Lameth, c'est Bertrand de Moleville, qui le proclament, personnages qui dirigeaient la police secrète de la Cour & qui ont pu apprécier ses services. Ce sont les lettres de l'agent de Danton, Noël, écrites au moment même à Lebrun & à Danton lui-même, ce sont les lettres de l'agent de Pitt, Miles, les Mémoires de Dumouriez, les pièces des Archives subsistantes qui le confirment.

Un tel luxe de preuves doit entraîner la conviction, mais je n'ai rien voulu laisser dans l'ombre, j'ai tenu à procéder à usé contre-épreuve, & même à une double contre-épreuve ; j'ai poursuivi les apologistes de Danton jusque sur leur propre terrain, dans leurs derniers refuges, sans espérer du reste les amener à reconnaître leur erreur, mais en les obligeant, depuis quinze ans, à laisser mes démonstrations sans réplique.

Cette double contre-épreuve, dont je veux vous exposer aussi brièvement que possible les résultats, a consisté à rechercher s'il est vrai comme l'affirment les apologistes, que la fortune de Danton ne s'est pas accrue de façon anormale, que la gestion des fonds secrets de son ministère a été loyale & correcte, s'il est vrai que l'accusation portée contre lui, dans la presse d'abord, au Tribunal ensuite, d'avoir pillé la Belgique au cours de sa mission avec Delacroix auprès de Dumouriez, ne repose que sur des racontars ; enfin, la contre-épreuve consistera à vérifier, par l'étude de l'action politique de Danton, cette fois s'il est vrai, comme l'affirment avec intrépidité les apologistes, que cette action fut nette, loyale, républicaine & patriotique, ou si, au contraire, les griefs précis apportés par Salnt-Just & par Robespierre, adoptés par la Convention & par le Tribunal révolutionnaire, sont fondés, oui ou non.

Que la fortune de Danton se soit accrue de façon anormale, que sa subite richesse & son train luxueux aient scandalisé les contemporains, cela est si vrai qu'à plusieurs reprises Danton dut présenter des explications à ce sujet ; & ses explications se ramènent toutes a dire que les acquisitions qu'il a faites l'ont été avec le produit du remboursement de sa charge d'avocat aux Conseils du Roi, charge qui fut supprimée avec tous les offices de judicature dès le début de la Constituante. Dès le mois d'avril 1791, le fameux Courtois, l'âme damnée de Danton, qui sera plus tard chassé du Tribunal pour concussion, dut défendre son ami dans une Lettre au Patriote français.

Ces '' calomniateurs '' de Danton, ces '' méchants frondeurs '' comme dit Courtois, répandaient le bruit que '' les routes de la fortune s'étaient aplanies sous ses pas, que c'était un homme soudoyé par un parti, un fabricateur de faux assignats ''. La brochure de Courtois n'ayant pas coupé court aux mauvais bruits qui étaient colportés, Danton se défendit lui-même dans le discours qu'il prononça le 20 janvier 1792, lors de son installation à l'hôtel de Ville de Paris comme second substitut du Procureur de la Commune. Il prit soin de répéter ce qu'avait déjà dit Courtois, ce que répéteront ses apologistes : que ses acquisitions de biens nationaux avaient été faites au moyen du remboursement de sa charge, mais il ne convainquit personne.

Sous la Convention, Girondins, Enragés, Feuillants, Hébertistes, Robespierristes, reprirent l'accusation avec un ensemble impressionnant &, le 23 frimaire an II, Danton fut réduit à l'humiliation de défendre une seconde fois sa vie privée devant le club, au milieu des murmures & des interruptions. '' Vous serez étonnés, quand je vous ferai connaître ma conduite privée, de voir que la fortune " colossale ", que mes ennemis & les vôtres m'ont prêtée, se réduit à une petite portion de biens que j'ai toujours eue. ''

Déjà, le 26 août 1793, dans une séance orageuse des Jacobins, il avait, dans une réponse à Hubert, cette fois, invité ses calomniateurs à aller vérifier chez son notaire l'état de sa fortune. Le journal du club résume ainsi la fin de son discours : '' On prétendit qu'il avait assuré une fortune de 14 millions à une femme qu'il a épousée depuis la mort de la première, parce qu'enfin " il me faut des femmes '' dit Danton, eh bien '' c'est tout bonnement 40.000 livres dont je suis propriétaire il y a longtemps, ''

Vous voyez donc que Danton s'est défendu a plusieurs reprises au sujet de l'accroissement subit de sa fortune & que le reproche que M. Aulard lui a fait, — le seul reproche — d'avoir trop méprisé la calomnie, de s'être abstenu de la réfuter, que ce reproche n'est pas fondé.

Mais, ce qui est vrai, c'est que les protestations de Danton n'ont convaincu aucun de ses contemporains. La '' calomnie '', pour parler comme Courtois, comme M. Aulard, était si persistante & si répandue qu'elle a fait le tourment des fils de Danton, qui étaient devenus filateurs à Arcis-sur-Aube & qui ont vécu comme des réprouvés jusqu'à leur mort. Il arriva, sous le règne de Louis-philippe, qu'un avocat, homme consciencieux, Nicolas Villiaumé, qui préparait une histoire de la Révolution, qui paraîtra vers 1850, s'avisa d'interroger les fils de Danton, comme il avait déjà interrogé Albertine Marat sur l' '' Ami du peuple '', Rousselin de Saint-Albin, le secrétaire de Barras, le vieux conventionnel Sergent, etc.

Ayant reçu cette lettre de Villiaumé, les fils de Danton, en 1846, se décidèrent à défendre la mémoire de leur père, dans un plaidoyer très travaillé, très minutieux, ou ils s'efforcèrent, en citant des documents & des chiffres, de prouver, que, vraiment, la fortune de Danton ne s'était pas accrue par des moyens illicites.

Villiaumé fut convaincu par ce plaidoyer familial, surtout quand il put vérifier aux Archives des Finances, qui lui furent ouvertes, que la charge de Danton lui avait bien été remboursée pour le chiffre mentionné par les fils de Danton dans leur plaidoyer.

Ses lettres aux fils de Danton que j'ai publiées prouvent cependant que Villiaumé eut des hésitations, car il leur posa des questions renouvelées, notamment sur un certain Pornis, qui aurait gardé pour Danton un dépôt énorme & sur lequel Pornis, les fils de Danton déclarèrent en gémissant qu'ils ne savaient rien. Une autre preuve des scrupules de Villiaumé est attestée par la demande qu'il fit aux fils de Danton de publier leur plaidoyer afin que les autres historiens pussent vérifier l'exactitude de leurs dires, mais l'autorisation fut refusée & les fils de Danton interdirent à Villiaumé d'indiquer, même indirectement, qui l'avait renseigné. Le plaidoyer des fils de Danton a fait le fond de l'apologétique dantoniste jusqu'à toujours. Ce plaidoyer a été confié sous le sceau du secret à Michelet, à Bougeart, au docteur Robinet enfin, qui s'est décidé à le publier en 1865, dans son étude intitulée Mémoire sur la vie privée de Danton, Mais Robinet a supprimé du document qui figure aujourd'hui dans les collections de la bibliothèque Le Pelletier de Saint-Fargeau, les lignes du début & de la fin, indiquant que le plaidoyer avait été écrit sous forme de lettre à la demande de Villiaumé & que défense expresse avait été faite à celui-ci de le livrer à la publicité & de faire connaître que les fils de Danton en étaient les auteurs : '' Nous vous prions instamment de mettre, dans l'usage que vous en ferez, assez de réserve pour que jamais nous ne puissions être appelés à prendre en aucun cas la moindre part à une polémique quelconque. "

Le docteur Robinet & ceux qui dérivent de lui ont accepté les yeux fermés les données de l'apologétique familiale ; j'ai cru devoir les vérifier par tous les éléments d'information qui m'étaient accessibles ; j'ai fouillé les dépôts parisiens & les archives de l'Aube, mais, surtout, j'ai soumis chaque document, les anciens & les nouveaux, à une critique rigoureuse. & voici, aussi brièvement que possible, les résultats de mon examen.

Quand Danton, clerc d'avoué sans fortune, épouse en 1787 la fille du patron du Café de l'école, Antoinette-Gabrielle Charpentier, il ne lui est reconnu en tout & pour tout, dans son contrat de mariage, qu'un capital de 12.000 livres, consistant en une moitié de maison qu'il possédait à Arcis-sur-Aube avec sa soeur. Il achète sa charge d'avocat aux Conseils au moment même où il se marie, & tout entière à crédit. Sa femme lui apporte une dot de 20.000 livres, sur laquelle il rembourse 15.000 livres à son beau-père Charpentier, prêtées pour acheter sa charge. Il emprunte 30.000 livres à une demoiselle Duhauttoir, demeurant à Troyes, sous la caution de ses tantes maternelles, & le reste à différentes autres personnes, si bien que, malgré sa dot, il doit, en entrant en ménage, plus de 53.000 livres. Son office est liquidé le 20 avril 1791 & remboursé le 11 octobre suivant pour 69.031 livres 4 sous, montant approximatif de son prix d'achat. Un certificat du Garde des rôles & offices de France constate à cette occasion qu'il n'y a aucune opposition au remboursement opéré au profit de Danton ; donc, à cette date, Danton avait remboursé les obligations contractées pour payer son étude ; il ne devait plus rien à personne.

La question se pose de savoir de quelle manière, avec quelles ressources, il a pu acquitter, en moins de quatre ans, un capital de 53.000, &, avec les intérêts, de 60.000 francs. Les apologistes admettent que les bénéfices de son étude y ont suffi. Or, on sait d'une façon indubitable, par les recherches très précises & complètes de M. André Fribourg, que Danton plaida en quatre ans vingt-deux affaires en tout, & la plupart insignifiantes. Je remarque que Danton a dû entretenir sa famille pendant ces quatre ans, au cours desquels il lui est né deux enfants. Aux 60.000 livres de bénéfices qu'il aurait dû faire pour payer ses dettes, il faut ajouter sa dépense personnelle, les honoraires des clercs, & les autres dépenses ; & je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'études qui se vendent ainsi à raison de quatre fois le produit net ; c'est ce qu'il faudrait admettre, si la thèse des fils de Danton est exacte.

Je comprends mal que Me Huet de Paisy ait vendu si bon marché à Danton un office si productif...

Mais j'ai consulté l'inventaire des biens de Danton, dressé en germinal & floréal, après son supplice ; j'y ai vu que Danton avait acheté en deux fois, le 24 mars 1791 & le 12 avril de la même année, trois biens nationaux, pour une somme de 57.500 livres ; j'y ai vu encore que, le 13 avril 1791, il avait acheté à la demoiselle Piot de Courcelles, par acte passé devant Me Odin, notaire à Troyes, une belle maison à Arcis-sur-Aube, située auprès du grand Pont, maison qu'il viendra désormais habiter pendant ses villégiatures, & où il installera sa sœur & son beau-frère Menuel. Cette maison lui coûta 25.300 livres sans les frais d'actes. Il acheta donc, en quinze jours, pour 82.800 livres de propriétés ; il les paya sur-le-champ, au comptant, & il aurait pu cependant, pour les biens nationaux,

attendre, puisqu'il avait douze ans pour payer. On se libérait, en ce qui concerne les achats de biens nationaux, en douze annuités. Il n'en fit rien.

Il paya de même au comptant, le 13 avril 1791, le jour de l'achat, la maison de la place du Grand-pont, & en 1794, au moment de l'inventaire de ses propriétés, ses quatre acquisitions étaient totalement payées.

Voilà donc un fait grave. En ce mois d'avril 1791, Danton eut à sa disposition 80.000 livres environ d'argent liquide, & cela plusieurs mois avant le remboursement de sa charge, remboursement qui ne fut effectué que le 11 octobre 1791 . Ce n'est pas tout.

Son office remboursé, Danton continua, avec la passion du paysan, à arrondir ses terres par des achats répétés. Ces nouvelles acquisitions, dont vous trouverez le tableau complet en appendice d'une de mes études, dans les Annales révolutionnaires de 1912, se montent à 43.650 livres, sans compter les frais d'actes. Si on admet, avec Courtois, qui a donné cette explication dans sa Lettre au Patriote français, que le beau-père de Danton, Charpentier, lui a avancé quarante mille livres pour l'aider à payer ses acquisitions d'avril 1791, avec quoi Danton a-t-il payé le reste ? Ses acquisitions territoriales dépassent 125.000 livres ; le remboursement de sa charge lui a rapporté 69.000 livres ; entre les deux chiffres, il reste un écart de 56.000 livres à combler, en supposant que Danton ait fait rapporter à son office, pendant quatre ans, cette somme de 69.000 livres qu'il avait dû emprunter, ce que je n'admets pas.

A sa mort, le soi-disant prêt de 40.000 livres provenant de son beau-père a été remboursé, puisqu'il n'est fait aucune mention de cette dette ni d'autres dans l'inventaire de 1794.

Danton était devenu grand propriétaire foncier dans le département de l'Aube ; ses domaines qui ne couvraient pas moins d'une centaine d'hectares, avaient coûté 125.000 livres-or ; la grande ferme de Nuisement, cette '' métairie '' dont il parla un jour avec simplicité, couvrait 73 hectares de terre ; il possédait encore par moitié avec sa soeur la maison paternelle, sise rue du Mesnil à Arcis, & sa moitié était estimée 12.000 livres. Je n'ai pas tenu compte des sommes imposantes qu'il a consacrées aux réparations & dont les mémoires figurent aux Archives, de l'Aube. De plus, j'ai trouvé aux Archives de L'Aube les pièces justificatives d'une donation par laquelle il a constitué, en faveur de sa mère, une rente viagère de 600 livres annuelles, & une rente viagère de 100 francs en faveur de sa nourrice Marguerite Hariot, en 1791 ; je n'en ai pas tenu compte non plus.

Il logeait gratuitement, dans sa maison de la rue des Ponts, toute sa famille. Je n'ai pas tenu compte non plus des biens mobiliers qu'il possédait dans quatre domiciles différents ; dans sa maison d'Arcis-sur-Aube ; trois cavales, deux pouliches, cent toises de bois de chêne, des piles de planches… le tout vendu 6.575 livres 13 sous, somme à laquelle il faut ajouter le prix de trois juments noires réquisitionnées par l'armée, & dont la valeur restituée aux enfants de Danton en l'an IV était de 2.000 livres ; en tout pour la maison d'Arcis : 8.575 livres 13 sous.

Pour la maison qu'il habitait à Paris, Cour du Commerce, dans l'inventaire détaillé dressé le 25 février 1793 & jours suivants, après le décès de sa première femme, figurent entre autres trois pièces de Bourgogne, un quarteron de vin d'Auvergne, un mobilier très confortable le tout prisé à 13.900 livres environ.

Troisième mobilier dans la maison dont son beau-père Charpentier est propriétaire à Sèvres, & qui existe toujours — on l'appelle La Fontaine-d'Amour — l'inventaire porte trois vaches, un petit âne, un petit marcassin, dix-huit poulets, vingt & une paires de pigeons, une berline, &c. La vente aux enchères produisit 6.169 livres 11 sous.

Enfin, quatrième mobilier, dans un appartement que Danton avait loué au mois de novembre 1793, dans l'ancien château du duc de Coigny, le mari de la célèbre ''jeune captive" d'André Chénier, à Choisy-le-Roi. La vente de ce dernier mobilier produisit 1.617 livres 15 sous.

Les quatre mobiliers de Danton valaient donc au total 30.261, livres 39 sous, au bas mot.

Je dis '' au bas mot '', car les meubles de la Cour du Commerce ont été prisés au-dessous de leur valeur, ceux de Sèvres & d'Arcis vendus à une époque où la vente des biens d'émigrés & de condamnés était très difficile en dépit de la baisse des assignats. Enfin, les 700 livres de rentes viagères qu'il servait à sa mère & à sa nourrice représentaient, à quatre pour cent, 12.500 francs de capital.

Si nous totalisons toutes ces sommes, nous arrivons au résultat suivant : Danton possédait, au moment de son décès, en fortune visible, 12.000 livres de biens patrimoniaux, 125.000 livres d'acquisitions territoriales, 30.000 livres de meubles divers & 12.500 livres de capital de rentes viagères, soit au total 179.500 livres-or, chiffre inférieur de beaucoup à la réalité, car je n'ai rien dit des 10.000 francs reconnus à sa seconde femme dans son contrat de mariage ni des 30.000 livres de donation faite en faveur de cette seconde femme soi-disant par la tante de Danton, une demoiselle Lenoir, en réalité par lui-même comme il s'en est expliqué aux Jacobins.

Si j'ajoute ces 40.000 livres aux 179.500, j'arrive au total de 219.500 livres, montant de la fortune visible ; mais il faut retrancher de cette somme les menues dettes de la succession dont les fils de Danton ont dressé l'état détaillé dans leur apologie : 16.000 livres. La fortune de Danton dépassait donc 203.000 livres-or, soit plus d'un million d'aujourd'hui, au moment de son décès, en avril 1794, & au moment de son premier mariage, sept ans auparavant, il possédait en tout & pour tout une moitié de maison dont il évaluait la valeur à 12.000 livres.

J'ai montré dans mon étude sur la fortune de Danton que le mémoire apologétique de ses fils renfermait des inexactitudes & des lacunes. Ils ont prétendu n'avoir hérité que de 84.960 livres & ils en concluent que la fortune de leur père ne dépassait pas cette somme. Conclusion inadmissible ; ils ont oublié que leur père s'était marié deux fois, une seconde fois quatre mois après la mort de leur mère qu'il idolâtrait, & que sa seconde femme fit valoir des reprises qui s'élevèrent d'abord aux 40.000 livres reconnues dans le contrat ; ils oublient qu'une partie de la fortune de leur père s'est dissipée dans les ventes de l'an Il & de l'an III ; la valeur ne leur en a été restituée qu'en bons au porteur, c'est-à-dire en papier qui a subi une dépréciation énorme.

Ils n'ont pas fait état de la moitié de maison à Arcis, ni d'une maison que leur tuteur a vendue pendant leur minorité, rue de l'Arbre-sec, n° 3, à Paris & dont la vente a produit 27.000 livres ; ils n'ont pas fait état non plus de ce qu'ils ont reçu sur la succession de leur grand-père maternel Charpentier, 9.000 francs.

Il me paraît donc certain qu'à sa mort la fortune de Danton se montait certainement à plus de 200.000 livres. Alors, je ne suis pas surpris des accusations de vénalité dont il fut l'objet.

L'administration de l'enregistrement reçut au lendemain de sa mort de nombreuses dénonciations dont les auteurs désignaient des individus qui, à les en croire, avaient servi de prête-noms pour d'autres acquisitions qu'il aurait dissimulées.

On soupçonna que la maison de Sèvres, achetée au nom de Charpentier en octobre 1792, avait été payée avec l'argent de Danton ; Charpentier inquiété dut faire connaître l'état de ses biens.

On soupçonna que l'ancien château de Choisy-le-Roi, où Danton avait un appartement, était sa propriété, & l'acquéreur nominal, un certain Fauvel, fut l'objet d'enquêtes persistantes. Les Jacobins d'Arcis-sur-Aube témoignèrent leur indignation '' de la scandaleuse fortune de Danton '', ils indiquèrent que Danton avait fait des acquisitions dans les environs, sous le nom de sa mère d'une cousine & d'un certain Bajot dit Tarcy, fils de l'entreposeur des tabacs d'Arcis. Ces enquêtes n'aboutirent pas, peut-être parce que le 9 thermidor vint promptement les interrompre ? La question se pose donc invinciblement : d'où vient l'argent ?

Je n'ai pas admis que Danton, qui a plaidé vingt-deux affaires en quatre ans, ait gagné là-dessus de quoi payer sa charge. Sont-ce les fonctions publiques qui l'ont subitement enrichi ou la politique ? Depuis que son étude est fermée, c'est-à-dire depuis le mois de mars 1791 , Danton n'exerce plus de profession ; administrateur du département de Paris, par la grâce de Mirabeau, depuis la fin de 1790, ses fonctions sont gratuites, il est nommé en décembre 1791 second substitut du procureur de la Commune de Paris, &, en cette qualité, il touche un traitement de 6.000 livres.

Il a été ministre de la Justice, du 10 août 1792 au 5 octobre suivant, c'est-à-dire pendant cinquante-cinq jours, il a été ensuite député de la Convention pendant dix-neuf mois & l'indemnité législative était alors de dix-huit francs par jour. Admettrons-nous que Danton ait réalisé sur ses appointements de ministre & de député, des économies assez fortes pour expliquer ses nombreuses acquisitions, la plupart effectuées & payées avant son élévation ?

Il faudrait un robuste optimisme pour soutenir que Danton était un homme économe ; puis, ses multiples loyers, son train de vie coûtaient très cher ; la supposition que Danton ait économisé plus de 100.000 livres sur son traitement en deux ans, après la fermeture de son étude me parait du domaine de la chimère.

Alors, on est obligé de prendre au sérieux les accusations & les témoignages des contemporains ; on est obligé de consulter les dates. C'est le 10 mars 1791 que Mirabeau se plaint à La Marck, dans la Lettre que Je vous ai lue, que Danton, qui vient de toucher 30.000 livres, le fait attaquer dans le journal de Camille Desmoulins ; c'est le 24 mars 1791, quinze jours plus tard, que Danton soumissionne son premier bien national.

La Fayette, qui était bien placé pour être renseigné, nous dit, dans ses Mémoires, que l'émeute du 18 avril 1791, qui empêcha Louis XVI de se rendre à Saint-Cloud pour faire ses Pâques, fut fomentée par Danton qui fut payé par le roi pour fournir à Louis XVI cette preuve manifeste qu'il n'était pas libre de ses mouvements dans Paris, mais retenu prisonnier dans son Palais. Louis XVI avait alors besoin de justifier sa future fuite & de démontrer à son beau-frère l'Empereur qu'il ne pouvait pas, décidément, s'entendre avec les révolutionnaires. D'après La Fayette, Louis XVI fit tenir à Danton une somme égale au remboursement de sa charge. Or, c'est précisément en avril 1791 que Danton a fait, & payé comptant, ses plus imposantes acquisitions territoriales ; c'est quelques jours avant le 10 août 1792 que Danton, par acte notarié, fait à sa mère & à ses proches don de l'usufruit de sa nouvelle maison d'Arcis-sur-Aube; or, de nombreux témoignages nous affirment qu'à la veille du 10 août, la Cour versa de l'argent à Danton — vous pourrez consulter à ce sujet des Mémoires de La Fayette, de Malouet, de Beaulieu, &c., ainsi qu'une grave déposition de Westermann, commentée dans mon livre Autour de Danton.

Les comptes de la Liste civile prouvent que le nommé Durand qui servait d'intermédiaire entre la Cour & Danton reçut 10,000 livres le 2 août 1792. En poursuivant ce parallèle, nous constatons encore qu'à l'époque même ou Danton reçoit la visite de l'émigré Théodore Lameth & où son agent Chabot touche 500.000 livres des mains d'Ocariz, c'est-à-dire pendant le procès du roi, de novembre 1792 à janvier 1793, Danton reprend le cours de ses acquisitions dans l'Aube : 13.440 livres, pendant cette période. Il y a évidemment des coïncidences troublantes qui renforcent encore le faisceau impressionnant des preuves que nous avons réunies.

Reste un dernier point à examiner sur lequel je serai bref, pour en finir avec cette question de la fortune de Danton. A sa sortie du ministère de la Justice, Danton, pour se conformer à la loi, dut rendre compte de ses dépenses ministérielles. Il fut, à cette occasion, le 10 octobre 1792, l'objet de très vives critiques de la part de Cambon qui lui reprocha d'avoir encaissé l'argent des dépenses extraordinaires & secrètes, dans sa caisse de la Justice, au lieu de le laisser à la trésorerie & d'ordonnancer au fur & à mesure les paiements de ses dépenses : '' le mode suivi par le ministre de la Justin: détruit tout ordre de comptabilité ''.

Cambon lui reprocha encore des gaspillages ; il proposa de l'obliger à rendre compte, même de ses dépenses secrètes. Danton se défendit mal ; la Convention lui infligea l'humiliation d'avoir à justifier de nouveau, devant ses collègues du Conseil exécutif, de l'emploi de ses dépenses secrètes, &, comme il faisait le mort, les Girondins le mirent de nou


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