Extrait d'une correspondance à ce propos:
Mais non, cher ami, vous vous trompez… Il ne s’agit pas d’un débat napoléonico-napoléonien, mais d’une question très souvent abordée par les historiens de la période, comme la question de la trahison du maréchal Pétain peut être examinée par leurs confrères, spécialistes de la IIème guerre mondiale.
Pour ne pas se perdre dans d’inutiles péroraisons, le mieux est certainement de se référer aux historiens les plus illustres de cette période de l’Empire : on pourrait parler d’arbitrage… J’en vois un, celui de Jacques Bainville. C’est l’équivalent d’une pièce à charge (Napoléon, p.303).
« Talleyrand, à Erfurt, passe pour avoir trahi. Sa trahison a consisté à faire une autre politique que celle de son maître et A REVELER AUX PUISSANCES ETRANGERES LES INSTRUCTIONS QU’IL AVAIT RECUES […]. Alarmé de l’extension des conquêtes, il veut appliquer « sa loi du possible » […] ; Il tente de rappeler Napoléon à la mesure, comme s’il dépendait de Napoléon de se modérer. Ne pouvant le convaincre, il en est venu à cette idée dangereuse de l’y contraindre. Il le calmerait en poussant la Russie et l’Autriche à la résistance. La pénétration de Talleyrand lui faisait comprendre que l’empereur s’aveuglait sur l’alliance russe et craindre que, par la confiance qu’il en tirait, il n’allât s’égarer encore plus loin, par un partage de la Turquie, dans des aventures orientales. Que le Czar lui « tint tête », et Napoléon serait arrêté, immobilisé pour son propre bien. Talleyrand était pourtant LE PLUS AVEUGLE DES DEUX quand il croyait à la possibilité de conserver les conquêtes en les limitant. Il méconnaissait à la fois les exigences d’une lutte inégale contre l’Angleterre et la résolution avouée ou secrète des grandes puissances de ramener la France à ses anciennes frontières et de ne lui laisser aucune de ses annexions. Alors le jeu que Talleyrand croyait subtil devenait NAÏF. Lorsqu’il conseillait à Alexandre de « tenir tête » à Napoléon, c’était pour que, l’Alliance étant ébranlée, Napoléon cessât de croire que tout lui était permis Lorsqu’il informait Metternich des projets de l’empereur sur l’Orient et suggérait à la cour de Vienne de surveiller à la fois Alexandre et Napoléon et de jouer le rôle d’arbitre, IL CROYAIT CONTINUER LA POLITIQUE D’EQUILIBRE qui, avant la Révolution, avait été celle de la France. Il ne voyait pas que les circonstances avaient changé aux yeux des autres puissances et que l’équilibre avait été rompu par la réunion de la Belgique et de la rive gauche du Rhin. ALORS ALEXANDRE ET METTERNICH ACCUEILLENT ET ENCOURAGENT LES CONFIDENCES de Talleyrand. Ils s’en servent pour leurs propres fins, concluant que la confiance en Bonaparte a baissé, puisque, DANS SON ENTOURAGE MEME, UN HOMME INVESTI DE HAUTS POUVOIRS ne craint pas d’avoir des intelligences, enveloppées eût dit Bossuet, « dans l’obscurité d’une intrigue impénétrable » et qui, à ce prévoyant du lendemain, assurent déjà une place au congrès de la paix future.
Napoléon quitte Erfurt trompé, trahi, ne s’avouant pas que l’esprit de Tilsitt s’évapore, triste pourtant comme après une fête manquée. »
Vous l’avouerez, cette page est lumineuse sur « l’esprit d’Erfurt », sur la fatuité d’un personnage qui, s’estimant de loin supérieur à tous ses rivaux, s’aveugle totalement sur sa capacité à modérer l’Europe des Rois et surtout, son propre souverain, à qui il a prêté serment (et non allégeance). Je veux bien que la trahison ne soit pas encore totalement préméditée, lucide et parfaitement orchestrée, mais alors, il faut quand même souligner l’imbécillité d’une telle démarche qui ne fait que renforcer les adversaires de la France et donc affaiblir Napoléon.
Napoléon –qui à cet instant- est encore la meilleure chance de la France, Napoléon est joué, affaibli. Meilleure chance pour quoi ? Ne vous en déplaise, pour réaliser « le grand dessein », celui de Henri IV, de Richelieu et de Louis XIV : « la France ne trouvera sa fin que sur le Rhin ». Et cette question est liée à la prépondérance en Europe, voire dans le Monde. Ce n’est pas nostalgie que de le dire : c’est une constatation ; c’était la politique étrangère de la France, du XVIème au début du XIXème siècle, hormis l’intermède de Louis XV et de Louis XVI !
Comme le remarque Louis Madelin, « le prince de Bénévent vient de se rendre coupable d’un acte formel de trahison ». Plus loin, il explique : « si Napoléon ne tirait pas d’Erfurt les résultats qu’il en attendait, à savoir le resserrement de l’alliance franco-russe, et en conséquence l’engagement formel et sincère pris par le Czar d’empêcher l’Autriche d’armer, la France était menacée autant que l’Empereur de voir se rouvrir l’ère des coalitions. » Et comme le reconnaît André Castelot : « en fait, le prince trahissait la France en trahissant le souverain ; l’Empereur était engagée dans une voie difficile, mais la France était engagée avec lui ! » (la campagne de Russie ; p.36)
On sait assez les conséquences de ces palinodies : l’Autriche –plus que jamais entraînée à entamer sa revanche- avec une Russie qui l’encourage en sous-main, lui promettant en cas de conflit, de lui faire le moins de mal possible ! Et ce n’est pas suffisant ; durant toute la durée de la campagne d’Autriche de 1809, Talleyrand entretient une correspondance suivie avec Metternich où il dévoile les intentions de Napoléon ! Pas dans le détail, non, mais dans ses grandes lignes. C’est une manière, sans doute, de prendre des assurances sur l’avenir, au cas où ! Probablement les habitudes des grands commis de l’Etat qui mettent leur intérêt particulier au-dessus de celui de la Nation ! C’est en ce sens que Talleyrand porte une part de responsabilité pour les morts de Wagram, d’Essling (je rappelle que cette guerre est déclarée par l’Autriche –une fois de plus- qu’elle est ainsi clairement l’agresseur…) !
Si on se réfère à la notion d’Etat, puisque Talleyrand ne trahit ni un homme, ni une cause (celle de l’Empire !), comme le prétendent ses thuriféraires, on pourrait nuancer le jugement sans appel de trahison . Soit ! Mais l’Etat, en l’occurrence, c’est la France. Et la France, à cette époque, c’est Napoléon ! Ce que je viens d’en dire (avec les citations de Bainville, Madelin, Castelot) le prouve surabondamment. Dans une crise, les nations s’identifient toujours à leurs dirigeants. Comment accepter certains propos résumés par cette formule (que vous n’êtes pas loin d’adopter, cher Florian) : « il faut donc toujours dissocier la France de ses dirigeants » ?
A ce compte-là, il n’y aurait jamais de traître ! Et s’en remettre à l’Etranger pour faciliter ses fins de mois, c’est quoi, ça ? L’habitude des grands commis de l’Etat, comme plusieurs défenseurs de Talleyrand l’ont avancé ? Ces messieurs me font froid dans le dos, cher Florian !
Pour le reste, si on se réfère aux talents des diplomates, je suis d’accord, le diplomate est celui qui sert en premier ressort, le guerrier, le dernier… Mais convenez que Talleyrand a curieusement agi pour un diplomate, se comportant bien plutôt -au mieux- comme un grand feudataire vaniteux et dépité, -au pire- comme un politicien véreux ! Caillaux, beaucoup moins coupable que lui, a pourtant été reconnu coupable de Haute-Trahison par la Haute Cour et emprisonné comme tel (il est vrai que c’était une manœuvre de Clémenceau) !
A ce stade, si vous récusez les opinions des historiens précités, seul, un nouveau vote du forum pourrait nous départager…
Cordialement.
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