S'agissant du livre
Le Combat de deux Empires d'Oleg Sokolov, paru chez Fayard en 2012, voici le texte des commentaires de Cyril Drouet effectués à l'époque sur le forum
Passion Histoire
Drouet Cyril a écrit :
Voilà la lecture terminée.
Voici un rapide point de vue :
Dès le départ, on se rend compte que l’auteur sans doute sevré de littérature russe sur la Guerre patriotique tend à tordre de coup à pas mal d’idées reçues dont ses compatriotes (l’auteur est russe, et l’ouvrage sorti chez Fayard est une traduction) ont été sans doute largement abreuvé depuis des décennies sur la marche au conflit de 1812.
L’usage de sources peu ou mal connues (voire non encore étudiées) est fort intéressant et apporte la solidité indispensable au propos et à la démarche, même si, dans sa démonstration, il en fait peut-être un peu trop, sachant que le lecteur français lambda (peut-être à la différence d’un lecteur russe ?) a depuis longtemps accès à des ouvrages non versés dans la napoléophobie et qui ont des approches souvent assez proches de ce qu’il rapporte finalement. En somme, j’ai eu parfois l’impression que l’auteur enfonçait des portes ouvertes.
De plus certains passages m’ont quelque peu irrité :
« Alexandre recherchait, on ne sait pourquoi, la confrontation. Ce n’était pas des considérations rationnelles de la géopolitique ou de l’économie qui dictait au tsar cette haine étrange et illogique. Si inimaginable que cela puisse paraître, les questions aussi bien politiques qu’économiques n’étaient que prétextes et artifices pour traduire en actes cette animosité irrationnelle. »
« Irrationnelle » ; le mot est étonnant (c’est pourtant la base de l’analyse de Sokolov, même si tout au long de l’ouvrage, il nuance tout de même le propos). Il existe quand même bon nombre de pistes pour comprendre la position du tsar. Le fil en cours (et d’autres sur le forum) les a déjà largement abordées.
« La directive d’Alexandre et ses lettres à Czartoryski sont sans doute les rares documents qui traitent sans ambages des buts des préparatifs militaires. Il ne s’agit aucunement de défense.
[…]
Il ne fait aucun doute qu’à la fin 1810 et au début de 1811 le tsar s’était résolu à faire la guerre à Napoléon, et que cette guerre était conçue comme offensive.
Nous avions parlé l’été dernier de la correspondance entre Alexandre et Czartoryski. Si Alexandre envisage bien une opération offensive sur le duché de Varsovie, c’est seulement un vœu qui est soumis à des informations qu’il ne détient pas et que Czartoryski est chargé de lui fournir. En somme, au travers de ses lettres écrites à ce dernier, Alexandre admet que la défense est pour l’instant prioritaire et l’offensive envisageable. Malheureusement, Sokolov a choisi de ne pas retranscrire les passages le démontrant. Les voici :
« Il est hors de doute que Napoléon tache de provoquer la Russie à une rupture avec lui, espérant que je ferai la faute d’être l’agresseur. Cela en serait une dans les circonstances actuelles et je suis décidée à ne pas la commettre. Mais tout change de face si les Polonais veulent se réunir à moi.
[…]
Tant que je ne puis être sûr de la coopération des Polonais, je suis décidé à ne pas commencer de guerre avec la France. Si cette coopération des Polonais avec la Russie doit avoir lieu, il faut que j'en reçoive des assurances et des preuves indubitables ; ce n'est qu'alors que je puis agir de la manière précitée.
Si cette coopération avec la Russie doit avoir lieu, il faut que j’en reçoive des assurances et des preuves indubitables ; ce n’est qu’alors que je puis agir de la manière précitée»
(Alexandre à Czartoryski, 31 janvier 1811)
« Ainsi, même à l’été 1811, Napoléon est prêt à donner toute la Pologne au tsar de Russie à la seule condition que cela est lieu de « gré à gré » et que le duché créé par lui ne subisse pas une débâcle avec la mort de dizaines de milliers de personnes et la répression de ceux qui avaient servi sous les drapeaux de Napoléon. »
Sokolov cite pour cela (à noter en passant qu’il se trompe ici dans ses sources en nous orientant vers Les relations diplomatiques de la Russie et de la France, de Mikhaïlovitch alors que la lettre est en fait tirée d’un autre ouvrage dudit auteur : L’Empereur Alexandre 1er) une lettre de Czartoryski en date du 24 juin 1811, par laquelle ce dernier rapporte au Tsar cette information obtenue « de très bonne part ».
Au lieu d’être si sûr de l’information, Sokolov, pourtant si critique vis-à-vis des sources, aurait été plus prudent de nous faire part de ses recherches sur « la très bonne part », ou tout du moins de retranscrire des sources impériales allant dans ce sens.
Le plus cocasse, c’est que la page d’avant, Sokolov citait un rapport rédigé par Maret sous la dictée de Napoléon le 16 août 1811 et où on peut lire :
« Il faut examiner s'il convient ä la France d'agrandir la Russie du duché tout entier.
Cet agrandissement porterait les frontières de la Russie sur l’Oder et sur les limites de la Silésie. Cette puissance que l'Europe, pendant un siècle, s'est vainement attachée à contenir dans le Nord, et qui s'est déjà portée par tant d'envahissements si loin de ses bornes naturelles, deviendrait puissance du midi de l'Allemagne ; elle entrerait avec le reste de l'Europe dans des rapports que la saine politique ne peut pas permettre, et en même temps qu’elle obtiendrait de si dangereux avantages par sa nouvelle position géographique, elle aurait acquis en peu d'années, par la possession de la Finlande, de la Moldavie, de la Valachie et du duché de Varsovie, une augmentation de 7 à 8 millions de population, et un accroissement de force qui détruirait toute proportion entre elle et les autres grandes puissances. Ainsi se préparerait une révolution qui menacerait tous les Etats du Midi, que l'Europe entière n'a jamais prévue sans effroi et que la génération qui s'élève verrait peut-être accomplir.
Sa Majesté est donc décidée à soutenir par les armes l'existence du duché de Varsovie, qui est inséparable de son intégrité. L'intérêt de la France, celui de l'Allemagne, celui de l'Europe, l'exigent ; la politique le commande, en même temps que l'honneur en ferait plus particulièrement un devoir à Sa Majesté. »
A lecture de tels propos, on voit un Napoléon bien loin d’être « prêt à donner toute la Pologne au tsar de Russie ».
A ce sujet, on retrouve dans les mots comme «L'intérêt de la France, celui de l'Allemagne, celui de l'Europe, l'exigent », un peut de ce que pourra dire Napoléon plus tard au sujet du rétablissement de la Pologne :
"Je voulais rétablir le royaume de Pologne comme une forte et puissante barrière contre l'ambition incessante des Tsars.
[...]
La Pologne est la barrière naturelle de l'Europe occidentale contre la Russie.
[...]
Aussi longtemps que [le royaume de Pologne] ne serait pas rétabli, l'Europe occidentale serait sans frontières du côté de l'Asie"
(Montholon, Récits de la Captivité de l'Empereur Napoléon à Sainte-Hélène)
"Rétablir le royaume de Pologne [...] était le seul moyen d'opposer une digue à cet empire formidable qui menaçait d'envahir tôt ou tard l'Europe."
(Mémoires pour servir à l'histoire de France, sous Napoléon, écrits à Sainte-Hélène par les généraux qui ont partagé sa captivité)
"Rétablir le royaume de Pologne, c'était le seul moyen efficace d'arrêter les progrès de la puissance moscovite et d'opposer une digue formidable à ce formidable empire, qui probablement allait bientôt envahir l'Europe.
[...]
J'ai voulu opposer une barrière à ces barbares, en rétablissant le trône de Pologne
[...]
Rétablir le royaume de Pologne pour élever une barrière contre les Russes et garantir l'Europe des invasions de ces barbares du nord."
(O'Meara, Napoléon en exil)
"Il est un intérêt majeur pour l'Empereur et en même temps pour l'Europe, c'est d'établir la Pologne ; sans réédification de ce royaume, l'Europe reste ses frontières de ce côté ; l'Autriche et l'Allemagne se trouvent face à face avec le plus puissant empire de l'univers"
(Instructions à Pradt, 18 avril 1812])
" Je suis venu pour en finir une bonne fois avec le colosse des barbares du Nord. L'épée est tirée. Il faut les refouler dans leurs glaces afin que, de vingt-cinq ans, ils ne viennent pas se mêler des affaires de l'Europe civilisée. Même sous Catherine, ajouta-t-il, les Russes n'étaient rien ou peu de chose dans les affaires politiques de l'Europe. C'est le partage de la Pologne qui les a mis en contact avec la civilisation. Il faut maintenant que la Pologne les repousse à son tour chez eux."
(Caulaincourt, Mémoires)
Par le mémoire dicté à Maret, le duché de Varsovie apparaissait déjà comme un embryon de glacis protecteur de l’Europe napoléonienne face à La Russie.
Et face à cette « barrière » (qui par ailleurs pouvait se révéler menaçant), la défiance d’Alexandre devrait pourtant apparaître comme « irrationnelle » ?...
A noter que Sokolov suite à la lettre de Czartoryski poursuit ainsi : « Mais il n’y eut aucune réaction d’Alexandre aux propositions de Napoléon transmises par l’intermédiaire du prince » concluant : « Le Tsar ne recherchait pas une solution pacifique au conflit : il ne recherchait que la guerre »
Alexandre répondit pourtant ainsi dans sa lettre du 1er avril 1812 :
« L’idée d’amener de gré Napoléon à régénérer la Pologne en la mettant sous la domination d’un Roi Empereur de Russie est chimérique : jamais il ne consentira à un résultat aussi avantageux à la Russie. »
Propos pleins de bon sens.
« Les conditions de la paix [fin de la guerre russo-turque, traité de Bucarest, 28 mai 1812] étaient réellement étranges, si l’on considère les énormes sacrifices qui avaient été consentis par la Russie et les succès que l’armée russe avait remportés au cours des campagnes de 1809-1811. En échange des principautés de Moldavie et de Valachie, la Porte ne concédait à la Russie qu’une partie de la principauté moldave, laquelle prendrait plus tard le nom de Bessarabie. »
Aussi étranges qu’elles puissent paraître, ces conditions se retrouvaient déjà dans l’esprit d’Alexandre au début de l’année 1811. Ainsi, c’est bien la perte de la Valachie et de la Moldavie (moins la future Bessarabie) au profit de l’Autriche que le Tsar envisageait dans le cadre de la cession de la Galicie autrichienne au futur royaume de Pologne (lettre à Czartoryski, 31 janvier 1811).
« Le 17 avril 1812, désireux d’éviter par tous les moyens une guerre dont il ne voulait pas, Napoléon avait fait écrire par le duc de Bassano au ministre anglais des Affaires étrangères, lord Castlereagh
[…]
Apparemment, le sang versé était destiné à demeurer sur la conscience de l’Angleterre, car le ministre anglais répondit par un refus poli, mais ferme. »
Je ne pense pas que c’est avec ce genre de formule (inspirée la lettre de Maret) qu’un historien permet de mieux appréhender une problématique…
Sokolov aurait sans doute été plus inspiré, au lieu d’en remettre une couche sur la perfide Albion, de donner la réponse de Castlereagh :
« La lettre de Votre Excellence, du 17 de ce mois, a été reçue et mise sous les veux du prince-régent.
Son Altesse Royale a senti qu'elle devait à son honneur, avant de m'autoriser à entrer en explication sur l'ouverture que Votre Excellence a transmise, de fixer le sens précis attaché par le gouvernement de France au passage suivant de la lettre de Votre Excellence: « La dynastie actuelle serait déclarée indépendante et l'Espagne régie par une constitution nationale des Cortès. »
Si, comme Son Altesse Royale le craint, le sens de cette proposition est que l'autorité royale d'Espagne et son gouvernement établi par les Cortès seront reconnus comme résidant dans le frère du chef du Gouvernement français et les Cortés formées sous son autorité, et non dans le souverain légitime Ferdinand VII et ses héritiers, et l'assemblée extraordinaire des Cortès, maintenant investie du pouvoir du gouvernement dans ce royaume, en son nom et sous son autorité, il m'est ordonné de déclarer franchement et explicitement à Votre Excellence que les engagements de bonne foi ne permettent pas à Son Altesse Royale de recevoir une proposition de paix fondée sur une telle base.
Si cependant les expressions ci-dessus citées s'appliquaient au gouvernement actuel d'Espagne exerçant l'autorité au nom de Ferdinand VII, sur l'assurance qu'en donnera Votre Excellence, le prince régent est disposé à s'expliquer pleinement sur la base qui a été transmise pour être prise en considération par Son Altesse Royale, son désir le plus empressé étant, de concert avec ses alliés, de contribuer au repos de l'Europe, et de travailler à une paix qui puisse être à la lois honorable, non seulement pour la Grande-Bretagne et la France, mais encore pour ceux des Etats avec lesquels chacune de ces puissances a des rapports d'amitié.
Après avoir exposé sans réserve les sentiments du prince régent sur un point sur lequel il est si nécessaire de s'entendre avant d'entrer dans une discussion ultérieure, je me conformerai aux instructions de Son Altesse Royale en évitant de faire des observations inutiles et des récriminations sur les objets accessoires de votre lettre. Je puis heureusement m'en rapporter pour la justification de la conduite que la Grande-Bretagne a tenue aux différentes époques rappelées par Votre Excellence, à la correspondance qui eut lieu alors et aux jugements que le monde en a depuis longtemps portés.
Quant au caractère particulier que la guerre a malheureusement pris et aux principes exclusifs et arbitraires que Votre Excellence signale comme ayant marqué ses progrès, en niant, en ce qui concerne le gouvernement britannique, que ces maux lui doivent être attribués, je suis autorisé à assurer à Votre Excellence qu'il déplore sincèrement leur existence, comme aggravant inutilement les calamités de la guerre, et que son désir le plus vif, soit en paix soit en guerre avec la France, est de voir les relations entre les nations rendues aux principes libéraux et accoutumés des temps précédents.
Je saisis cette occasion d'offrir à Votre Excellence les assurances de ma haute considération. »
Qu’est-ce qui aurait bien pu pousser l’Angleterre, alors que la Russie et la France allaient entrer en guerre, à faire la paix avec Napoléon, sur le dos de l’Espagne au profit d’un napoléonide ; Espagne avec laquelle elle était lié par un traité d’amitié depuis le 19 janvier 1809 ? Cette démarche avait-elle la moindre chance d’aboutir ? Hum...
D’autres points m’ont également gêné comme le traitement trop rapide du cas suédois, la présentation caricaturale de Talleyrand via Mirabeau, une vison napoléonienne des pourparlers de paix de l’été 1806, la quasi absence de nuance dans l’évocation de la popularité de l’Empire, les sempiternelles accusations proférées contre Bernadotte ou encore, pour l’anecdote, le soi-disant « sentiment de culpabilité » cultivé par Napoléon vis-à-vis de Désirée Clary ; et, surtout, le peu de choses dites sur le poids des affaires ottomanes dans l’évolution des relations franco-russes
Au final, mon avis est plutôt mitigé. Malgré tout, Le combat de deux empires a le mérite d’aborder un sujet complexe et passionnant, de manière claire et parfois innovante (j’ai tout particulièrement apprécié les chapitres consacré au volet économique et la « planification » des opérations militaires) tout en étayant le propos de sources à la fois nombreuses et fort intéressantes. Autant de points qui me font tout de même espérer la sortie prochaine du second tome.
